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17 février 2015 2 17 /02 /février /2015 04:55

 

 

        Dans les années 80, Guy Scarpetta a publié des recueils d'analyses critiques (cinéma, peinture, littérature, histoire de l'art ) qui comptent encore et qui méritent des relectures. Dans l'un d'eux intitulé L’ARTIFICE, il proposait en 1988 une large réflexion sur différents arts et sur un grand nombre d’artistes (Tiepolo, Picasso, Saura, Kundera, Broch, Kis, Fuentes, quelques autres encore) en s’appuyant sur sa profonde connaissance de l’artifice baroque. Lisons ce qu’il avançait sur Warhol.(1)Son essai traite d’aspects essentiels de l’art warholien (par exemple son rapport à Duchamp et à l’expressionnisme abstrait est justement réévalué) et de la figure de l’artiste qui s’impose alors grâce à l'auteur des Brillo Boxes.


  Un recueil qu’il publia plus tard s’intitule:POUR LE PLAISIR. Ici, il propose quelques réflexions sur le plaisir de & à Warhol (plaisir pris par le peintre, plaisir que nous prenons à ses œuvres). En coda de longs paragraphes, quelques mots (liés à la notion d'effet) seront insistants:ironie, cruauté, insolence, jouissance impure, vertige. Un autre terme revient souvent dans ces lignes: celui de cynisme. Enfin, l’essai, étape après étape nous mènera vers le rapport au Mal (2).

 

 

• De la surenchère warholienne


     Scarpetta part de la gêne (qui perdure) de la critique dès l’apparition des premiers tableaux du peintre. Deux lignes s’affrontaient (et demeurent encore). L’une qui voyait le triomphe d’un art populaire renvoyant à «une sous-culture de masse» qui se contentait d’exposer des clichés. L’autre croyant deviner une possible distanciation voire de contestation. Scarpetta pose d’emblée que Warhol récuse (ou plus simplement est indifférent à) cette opposition:il ne confirme ni ne critique les poncifs,les images du star system et de la consommation: il les pousserait plutôt au paroxysme. L’ironie warholienne se situant dans les «images elles-mêmes.»


 Scarpetta s’interroge alors sur l’intervention de Warhol dans ses différentes pratiques, sa neutralité, sa célèbre «passivité»(3). Warhol rêvait d’œuvrer comme une machine; il utilisait volontiers le polaroïd, filmait des scènes interminables sans rien ajouter de personnel (cadrage, rythme etc.). On se dit alors, un peu vite, que le style revenait au seul procédé et que la culture de masse s’emparait de lui pour en faire son héraut:«comme si c’était la culture de masse elle-même, à travers Warhol, et en disposant de lui, qui produisait son art


 Pourtant Warhol intervenait («choix des motifs, cadrages, répartition des formes et des couleurs, décisions propres à la “variation”») si bien que le procédé (apparemment neutre) redevenait un style, une signature tout de suite reconnaissable. De telle sorte que «la neutralité est peut-être dans le procédé, non dans le résultat(j'ai souligné).


 Observant la série “Liz Taylor”, il constate l’évidente artificialité de l’image à base de couleurs chimiques qui semblent mal appliquées et qui correspondent aussi à une sorte d’agression (assez peu neutre-«meurtrière» affirme-t-il) envers l’icône. Warhol ne restitue pas un visage, il le déréalise. Et son intervention est ici indiscutable dans le choix des couleurs, dans leurs jeux qui servent encore plus à cette déréalisation.


  Admirateur et fin analyste du baroque et à sa surcenchère dans le traitement des codes, Scarpetta voit dans le geste de Warhol une surenchère contemporaine originale qui prend en compte «l’envahissement du semblant par son redoublement, sa généralisation», et qui répond «à l’artifice par un hyper-artifice.»


  Rien d’abstrait dans cet art:l’image est au départ. Reconnaissable, elle est «prélevée dans un code très précis:celui de la publicité(Coca-Cola, Brillo, Campbell’s soup), du star-system (Liz Taylor, Marilyn, Elvis), des mass media(photographies d’accidents, d’émeutes raciales), de la mythologie sociale (les chaises électriques), de la légende historique (Mao, les Indiens)Selon Scarpetta il ne s’agit pas d’un simple détournement (pratique classique au XXème siècle) mais d’une façon de pousser ces images à leur paroxysme.


  Et,dans le même ordre d’idée, Warhol prend acte du nivellement des images:le Système place sur un même plan publicité, reportage, fiction, documentaire. Pas question de dénoncer: là encore,il faut, au contraire, surenchérir. Il faut multiplier les images, les images d’images. Transformées en agents de pub, les stars seront traitées «exactement comme des bouteilles de Coca-Cola.»Ce qui vaut pour Mao comme pour les vedettes qui ont voulu que Warhol fassent leur portrait et qui ont été traitées comme des boîtes de soupe.«L’art est perverti par l’argent?Faisons de l’art avec des images de dollars.» La machine nous aliène?«Ripostons par un surcroît de technique
 L’originalité de Warhol serait donc dans la surenchère. En même temps, il savait que ses clichés devenaient eux aussi des clichés passe-partout à leur tour. Scarpetta souligne alors l’importance des “Reversals” et la force de l’homogénéisation de sujets qui n’ont au départ aucun rapport entre eux (Mao et Coca-Cola).


 

•De l’artiste

 


Le critique rend compte aussi du jeu de Warhol avec la société (ce qui a frappé mais n’a pas été compris). Le peintre a radicalement changé l’image de l’artiste et touché au mythe du créateur élu et marginal, qui impose son monde au monde. Après d’autres, plus que d’autres, Warhol aurait sonné le glas du romantisme.
 La mondanité de Warhol dérange:dans son moment underground puis dans son moment télévisuel et publicitaire. Dans chacun des cas le peintre joue d’une évidente ambiguïté et recourt aux méthodes du monde qui a gagné. Mais en imposant sa loi. Ainsi Scarpetta met admirablement en valeur la qualité de stratège de Warhol dans le domaine du portrait. Il n’oublie pas de faire des portraits de peintres, de critiques, de collectionneurs recrutant alors de grands clients bourgeois en leur donnant le sentiment d’une distinction et d’une élection. La mondanité de Warhol prend acte du monde tel qu’il va. Il n’est pas un artiste qui va servir une aristocratie ou une bourgeoisie comme depuis très longtemps dans l’histoire:il assez compris le système pour attirer à lui les nouvelles bourgeoisies.


 


•Métaphysique


  On peut s’étonner d’un tel mot. Mais  avant Sollers, Danto, Guilbert et bien d’autres, Scarpetta insiste donc très tôt sur la question sacrificielle chez Warhol. Il propose une juste interprétation de la tentative d’assassinat de Valérie Solanas et semble faire du dandy Andy un saint et martyr ayant, sous mille masques, affronté le Mal.

 

       Cet bel essai mérite d’être lu et relu et donnera envie, espérons-le, de fréquenter encore les travaux de Scarpetta toujours d’une grande finesse et d’une rare intelligence.(4)

 

 

Rossini le 20 février 2015.

 

 

 

 

NOTES

 

(1)On peut dire qu’alors, dans la fiction comme dans certains essais, Scarpetta était un peu influencé par Baudrillard  et sa notion de simulacre.

(2)Scarpetta étant comme toute sa génération un grand lecteur, entre autres, de Bataille.

(3)Sur cette question on peut aussi lire Cécile Guilbert dans WARHOL SPIRIT.

(4)Sur Warhol, on peut consulter ici nos rubriques consacrées aux livres d'Arthur Danto et de Cécile Guilbert.

 

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