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8 mai 2015 5 08 /05 /mai /2015 05:22


 


            Au début des années 90, le professeur Jacques Dubois, célèbre pour de nombreux travaux consacrés au réalisme publiait une étude scrupuleuse sur le genre du roman policier dont il voulait montrer la dimension moderne.

  Moderne, mais en quel sens ? Sa réponse sera historique (prolixe et proliférant ce genre a tout conquis) et formelle (sémiologique et narrative-la structure codée du policier ne lui interdisant pas des échappées). Dans ce livre centré avant tout sur le roman policier français (choix légitime qui infléchit forcément la thèse), la question de la lecture sera centrale.


 
 HISTOIRE


    Sans chercher à s’enfermer dans le vain débat sur la paternité du genre (Poe? Gaboriau? Collins? Doyle ? - il reste que Poe a un temps d’avance), Dubois préfère observer la lente émergence du genre en regardant ce qui se passe en France (historiquement et littérairement),avec la présence dès le romantisme de la thématique criminelle-policière (il distingue (sans les opposer radicalement) avec pertinence le roman du justicier et de celui avec détective) et la transformation qu’apporte l’évolution de la presse et du roman-feuilleton.

 De façon ample, sans nier le ralentissement qui surviendra un peu plus tard, après Gaboriau, il dessine l’importance économique et sociale du Second Empire dont il rappelle les données essentielles («industrialisation, prolétarisation de la classe ouvrière, concentration capitaliste, règne des rapports d'argent mais aussi (...) débuts d'une société de consommation et de loisirs.» et qu’il met en relation avec les attributs évidents du polar:destiné à la production-consommation de masse tournée de plus en plus vers la traversée de tous les milieux, le policier est un passe-temps (vite lu, vite oublié), une récréation dans une société où apparaissent les loisirs et la lecture, y compris dans les récents moyens de transport. On y retrouve l'idéologie productiviste dans la façon d'écrire (beaucoup de romans en peu de temps et en séries) et dans le culte de l’efficacité (à la fin l’assassin est obligatoirement démasqué):négligeant un peu les progrès de l'investigation policière et la montée d'une politique de l'aveu, Dubois analyse parfaitement la contradiction du roman policier au sein d'une bourgeoisie désireuse de beaucoup cacher de son intimité et avide de lire des récits qui traversent tous les milieux, y compris le sien.(2)

  Pareille homologie pourrait sembler mécanique et simpliste. Heureusement, dans le même temps, Dubois insiste sur l’évolution des formes littéraires:le policier, assez vite autonome, apportera des changements dans l’usage de la lecture.  Au plan formel, il faut absolument lire le chapitre ROMAN JUDICIAIRE CONTRE ROMAN ARTISTE dans lequel Dubois montre tout d’abord la puissance du feuilleton romantique qui peu à peu se transforme de l’intérieur et, avec lequel, dans un deuxième temps, il se lance dans une intéressante réflexion sur les surprises de la régulation du champ littéraire avec la concomitance inattendue mais active de la mise en cause du roman par des écrivains comme les Goncourt (Dubois analyse avec finesse MANETTE SALOMON et indique que la déstructuration du roman est déjà parfaitement à l’œuvre) et la linéarité rassurante des textes de Gaboriau.


 
MODERNE 
 

 

   En quoi le roman policier, dernier genre (avec le poème en prose) apparu dans l’histoire, est-il moderne? La réponse est complexe, parfois contradictoire.
 On vient de le voir:socialement, parce qu’il est contemporain de l’émergence du fait divers dans les journaux et parce qu’il s’inscrit bien dans une économie de marché (culturel) en tant que machine à produire et à faire consommer. Formellement, il apparaît au moment où le roman moderne s’autonomise et cherche des voies nouvelles voire radicales qui dérangent.

 Une question complémentaire se pose alors:pourquoi, au sein de la modernité, cette ascension irrésistible et cette résistance à l'usure d'un genre voué à la répétition? Alors qu’il semblait voué à l’obsolescence, il ne s’épuise pas, se renouvelle et s’étend vers d’autres supports (cinéma, BD, radio, roman photo, télévision) de façon impérialiste.


 Dubois avance quelques raisons:tout d’abord, le policier propose des mythologies fascinantes. Ensuite «la fiction policière propose des objets “en kit”: les éléments de base sont là, le mode d’emploi aussi, il n’y a plus qu’à monter.» Au plan rhétorique, s’il est peu recherché dans son style (avec de notables exceptions), la narration obéit plutôt à une sorte de combinatoire serrée qui joue sur beaucoup de segments et que l’inventivité des auteurs peut renouveler….Avec la certitude de l’invariant (il y a une victime, un coupable peut et doit être trouvé) surviennent forcément des variations infinies (cette notion a été incontestée) qui tablent sur écarts et surprises. La tradition (récente) du genre en est parfois ébranlée sans que l’artifice (qui existe incontestablement) l’emporte forcément:au contraire la tendance réaliste est souvent renforcée.

 De ce fait, une transformation interne a tout de même eu lieu et facilite une diversification. Dubois distingue 1) le roman d’énigme, 2) le roman d’investigation ou thriller (qu’il tient pour régressif), 3) le roman noir, roman du crime et du criminel et, 4) le roman à suspense (le crime n’a pas eu lieu au début, il est encore à venir). Sur des bases contraignantes, le policier s'adapte, se renouvelle au cœur d'une modernité qui vit de transformations rapides.


 Autre preuve de sa modernité selon Dubois:le policier a intéressé grandement des romanciers importants (Greene, Von Doderer, Dürrenmatt, Borges et Bioy Casares, Sciascia,Tabucchi, Modiano) et même d’avant-garde (ou jugés un temps ainsi) Butor, Robbe-Grillet: «certes ils [les emprunts] sont de degré et de tonalités variables. Certes, ils vont de l’aimable parodie à la transposition métaphysique, de la reprise serrée à l’évocation plus lâche ou allusive.» mais le constat est clair. Avec une brillante étude de LA PROMESSE de Dürrenmatt, il démontre en quoi les emprunts à la structure policière servent le projet d’indépendance du roman moderne. S’il est, dans sa forme, une structure d’ordre, le roman policier, avec humour et ironie, prouve souvent que c’est ce travail d’invention sur la forme qui représente son vrai but et facilite son autonomie artistique, répondant, dans son champ, au projet fondamental de la littérature moderne.

  Enfin la modernité du policier serait surtout dans la mise en question de l’identité des êtres (grand motif de la littérature contemporaine) au milieu du processus (provisoire) de culpabilisation de tous par l'enquête. Ce moment ne dure pas dans les classiques du genre (nous sommes rassurés, le coupable est coupable) mais petit à petit des doutes, des transferts, des écarts ont lieu qui activent l’ère du soupçon porté sur tous les êtres et toutes les apparences. Même l'enquêteur attire parfois le soupçon. (3)
 
  On constate donc qu’il existe une heureuse tension entre modernité et genre policier:il est moderne en ce qu’il appartient à son temps (et le domine) mais, tout en étant porteur de stéréotypes et de structures attendues, il sert aussi à des écrivains qui se veulent innovants.
 

 

SOCIOLOGIE

 

   Dubois propose alors un détour sociologique (qu’il faudrait actualiser vingt-cinq ans après:il réserverait sans doute des surprises). À première vue le policier est un genre démocratique (il touche tous les publics) et dominé parce qu’en dehors de vraies réussites il obéit à la logique mercantile qui l’a vu naître. Souvent méprisé, il a été longtemps classé dans la «sous-littérature».(4) Prenant en compte l’origine intellectuelle (Poe) et populaire (Gaboriau) du genre, il considère que le policier est une formation de compromis qui allie la dimension ludique et la traversée de milieux que ne fréquente pas toujours le roman reconnu, le tout dans un style qui n’est pas toujours pauvre. En même temps Dubois estime que le policier a toujours connu une tendance au repliil constitue même, à l’intérieur du champ général, une manière d’isolat et, pour tout dire, d’institution réduite enclavée dans une grande institution.» On trouve à l’œuvre une logique sociologique qui opère ailleurs (le jazz par rapport au classique, le rock par rapport à d'autres formes de chansons etc.). Créant sa propre hiérarchie dans un hiérarchie plus puissante, il en reproduit les façons, les discours et même les magazines ou les colloques, façon de réclamer une reconnaissance qu’on dit rejeter.

  C’est le caractère double du policier qui retient Dubois. Il peut être simple jeu (il y a de la charade, de la devinette en lui) mais aussi, pour les réussites, jeu littéraire qui le pousse à dépasser ses propres contraintes par une invention formelle ou/et une traversée de milieux encore peu représentés ailleurs.
  La littérature dite novatrice ou reconnue (selon des modalités trop longues à expliquer ici) et le policier ont connu et connaissent encore bien des échanges.  Limité par des attentes conformistes et des stéréotypes, le policier a su se renouveler (de façon parfois si discrète qu'on en a pris que tradivement conscience) au point d'inspirer une littérature dite dominante.
 
  Même si parallèlement la Fantasy semble connaître un essor important qui semble le concurrencer fortement, vingt-cinq ans après cette étude on peut encore dire que le policier a poursuivi de belles avancées en élargissant son domaine d’investigation (il s’accomplit parfaitement dans l’ethno- ou l’éco-fiction) et son lectorat
.

L'histoire et la sociologie du genre ne pouvaient suffire à une étude ambitieuse. Dubois allait en venir à la narratologie.

 

STRUCTURES
 
   Pour commencer, Dubois propose une belle analyse du Système des personnages qui apparaît bien figé:au triangle évident (victime, coupable, détective), il préfère un carré herméneutique inhérent au genre lui-même dans lequel il propose une figure peu étudiée, forcément mobile et ambiguë, le suspect (qui joue en même temps le rôle de témoin). Dès lors, on perçoit mieux le tourniquet des rôles et la variété des possibilités: la victime a un rôle limité mais son passé peut avoir des secrets et un proche peut devenir le mandataire (parfois intéressé) qui préside à l’appel au détective;le coupable peut avoir des complices; le détective peut être seul ou travailler avec des adjoints: tantôt il relève du privé, tantôt du public. Par exemple, à
partir de cette combinatoire, Dubois livre une belle étude de l’AFFAIRE SAINT-FIACRE où les fonctions sont remarquablement brouillées par Simenon.


   Au-delà de leurs fonctionnalités, ces quatre éléments entre aussi dans un jeu symbolique. Dubois remarque des transformations:le Coupable a pu incarner le Mal mais peu à peu ce fut la faute;enfin, avec le temps, la seule finalité devient l’identité du coupable:on ne châtie plus, on identifie. La Victime, figure absente, par ses actions passées et retrouvées dans l’enquête peut jouer indirectement un rôle et, comme dans L’AFFAIRE SAINT-FIACRE, se transformer en fantôme du texte (5). Le Suspect est l’ambiguité même (Coupable potentiel/ Témoin fiable) et celle-ci affecte tout le système (à commencer par l’enquêteur);représentant Loi, Institution, Autorité le Détective est symboliquement proche du lecteur (il déchiffre un texte inconnu, l’affaire) mais surtout du romancier:«Résolument le Détective s’y assimile au romancier à l’œuvre et son enquête à une longue genèse romanesque dont sortira le scénario final, construit et cohérent prêt à entrer dans la phase d’écriture.» De plus, comme l'affirme Dubois, le Détective rappelle tout à la fois le régisseur de théâtre, le narrateur omniscient et le démiurge.

 Grâce à son sens du classement le critique dégage des distinctions précises à propos du Détective:son statut institutionnel (détective officiel, privé (Wens chez S.-A. Steeman), amateur);son mode de travail (seul, en duo, en équipe);son style (le champion (Rouletabille), le dandy (Lecoq chez Gaboriau), l’homme moyen (Maigret)(6), l’intellectuel;son caractère (l’euphorique (l’oublié Gilles de J. Decrest), l’ironique (Nestor Burma), le dysphorique (Maigret); son statut social (aristocrate, bourgeois ou petit-bourgeois, peuple)(7).  

   Il reste que dans un monde démythifié le détective impose quelques postures psycho-sociales assez vite repérables et particulièrement efficaces. Il peut garder des traces (vraiment pauvres parfois…) du Surhomme du feuilleton du XIXème d’où il sort;plus souvent, il apparaît comme médiateur à prétention scientiste, comme incarnation du Savoir et de la Loi; chez certains détectives, Dubois devine aussi l’héritage du flâneur mis en relief par W. Benjamin et croit pouvoir distinguer chez beaucoup (même de façon inversée avec Maigret !) le legs de la figure du dandy (goût de la pose, de la surprise, curiosité, soin de la mise, manie du geste..)
 
  Poursuivant sa démonstration, Dubois examine la puissance du code dans ce genre
éminemment conventionnel. On croit le genre limité par ses contraintes intrinsèques (le carré le prouve) et pourtant il se renouvelle de toutes les façons (même si certains pensent que le nombre de possibilités n’est pas infini) au point de se mettre, parfois, en cause:« En somme, le genre policier extrait l’inédit de sa convention même et de la façon dont il la traite ou l’accommode
 Quelques écarts fréquents et significatifs sont  répertoriables. Tout d’abord les écarts déontologiques de faible portée et (trop) souvent utilisés:l’accusé pourra être quelqu’un supposé au dessus de tout soupçon de par son métier ou sa vocation:médecin, prêtre, juge, avocat, policier (avec la facile opposition flic honnête ou véreux). De cette façon le conformisme idéologique se trouve renforcé par cet écart; tandis qu’à l’inverse des enquêteurs pourront être journaliste (Leroux), avocat (Gardner), prêtre (Chesterton) ou rabbin (Kemelman).

Les écarts moraux ne manquent pas:les crimes intra-familiaux dominent le genre avec une certaine dilection pour la question de l’inceste présentée de façon évidente ou euphémisée. Dubois évoque naturellement LA DÉCADE PRODIGIEUSE d’Ellery Quine.


Plus intéressants, les écarts génériques qui portent atteinte «à la loi narrative et à un certain vraisemblable.» Ce sont ceux qui retiennent Dubois et le lecteur lassé par des intrigues usées. L'invention est fréquente et les transformations étonnent beaucoup:une victime peut devenir enquêteur (chez Manchette), un enquêteur peut devenir victime (R. Cook), des assassins peuvent être ligués et ainsi retarder l'investigation, tous jouant le rôle de témoins (Christie, Steeman).


  Dubois préfère isoler trois cas de transfert de rôle. Le premier voit le coupable être le destinateur, par un faux suicide par exemple: les essais sont rares et sans qualité. Plus probants sont les livres comme DIX PETITS NÈGRES ou LE DERNIER DES SIX (Steeman) où l’assassin est inclus, de façon feinte, dans une série de victimes. On sera aussi attentif aux cas (suicidaires ou pas) d'assassins qui défient le policier en se donnant pour mandataires d'une victime qu'ils ont eux-mêmes exécutées.
Plus transgressive encore la situation qui voit que le coupable est l'enquêteur. Les cas sont rares et la provocation atténuée (le policier se sent sinon coupable du moins responsable comme parfois Maigret) ou orientée vers une question psychique qui touche à l'identité d'un être (Japrisot).
 
Enfin, rarissime, le cas où le coupable est ...le  narrateur . Évidemment c’est au MEURTRE DE
ROGER ACKROYD (1926) que l‘on songe comme (dans une moindre mesure) à PIÈGE POUR CENDRILLON de Japrisot qui représente aux yeux de Dubois le cas de dissolution le plus vertigineux du code générique.

 

                    à suivre avec la fiche suivante

 

Rossini, le 7 mai 2015

 

NOTES

 

(1) Quelques années auparavant Uri Eisenzweig publiait sur ce sujet une étude qui allait aussi compter (LE RÉCIT IMPOSSIBLE).

 

(2) Dubois se livre aussi à une convaincante comparaison avec l'arrivée de la photographie...

 

(3) En annexe, Dubois offrira une impressionnante lecture de la question de l’identité chez Japrisot.

 

(4) En 2015 l’anniversaire de la fondation de la SÉRIE NOIRE est presque un événement....

 

(5) Borges et Bioy Casarès dans leur nouvelle dédiée à ...Kafka vont très loin dans cette catégorie.

 

(6) Le milieu petit-bourgeois domine un grand nombre de figures populaires:il suffit de lire les romanciers suédois. C'est ce qu'avaient compris les scénaristes de la série télévisée COLOMBO.

 

(7) On admire la prouesse de Borges et Bioy Casares:leur enquêteur opère depuis une cellule de prison....

 

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