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16 juin 2015 2 16 /06 /juin /2015 09:26

                                   
     «Il songea à la manière qu'avait Laidlaw de transformer toute situation en crise


    Rien de plus codé que le roman policier:il est difficile d'innover sur des schémas parfois très usés: c’est ce défi que relevait l’écrivain écossais William Mcilvanney en 1977 avec la première apparition de son héros Laidlaw.(1)

 

Un canevas pourtant classique  


 Mcilvanney nous présente un policier à l’œuvre dans une affaire fréquemment racontée (un assassinat de jeune fille avec viol) et selon des éléments narratifs déjà utilisés:la découverte du corps par un enfant, l’urgence d’une arrestation (sous la pression des médias et de la hiérarchie), des silhouettes de marginaux prévisibles, l’aide d’un indic original, une bureaucratie tatillonne, des enquêteurs très divisés entre eux, un jeune flic qui passe d’un mentor à l’autre (Harkness (vingt-six ans) a travaillé avec Milligan avant de faire l’enquête du moment avec Laidlaw (c’est son premier jour à la Brigade criminelle):sa mission est de faire tampon entre les deux rivaux). À l’enquête de routine et aux nombreux interrogatoires succède l’enquête active qui cherche à prendre de vitesse un père vengeur et quelques malfrats qui, pour des raisons différentes, veulent régler son compte à l’assassin.

 

L'intrigue

 

 Rendue complexe par les doubles (voire triples) jeux de certains personnages (Lennie, l’homme à la cicatrice, Minty), l’intrigue est parfaitement agencée et suit un rythme soutenu:le temps presse dans cette chasse à l’homme qui est avant tout une course contre la montre (le chef de Laidlaw ne lui laissant plus qu'un jour pour conclure son enquête).
 Une jeune femme (Jennifer Lawson, dix-huit ans) a été  violée (de façon anale et post mortem, le vagin déchiré -c'est plus que le secret du livre) et tuée dans Kelvingrove Park par Tommy Bryson. L’amant de l’assassin (Harry Rayburn) le cherche et veut l’exfiltrer de Glasgow;Matt Mason à qui il confie cette mission veut en réalité tuer le criminel. De son côté, le policier Laidlaw jette (indirectement) dans la mêlée un puissant de la pègre (Jean Rhodes) qui, lui, a l’idée de donner au père de la jeune fille violée (Bud Lawson) l’occasion de se venger….
Tout le monde veut Tommy avec des buts contraires: le sauver, le tuer pour se venger, le tuer pour s’en débarrasser.

 Se jouant des barrières religieuses (le père de la victime ne supportait pas que sa fille fréquente un catholique) et sexuelle (le recherché est homosexuel encore mal assumé) et présentant un enquêteur (Laidlaw) accusé par son rival (Milligan) de ne pas choisir son camp entre police et assassins, le récit est habilement mené par un narrateur omniscient qui va et vient des policiers aux suspects en passant par les parents de la victime ou le flux de conscience de l’assassin, sans oublier un témoin relais principal, Harkness, le nouvel associé de Laidlaw.

 

Glasgow


   Quelques mots sur cette ville suffisent pour comprendre que Mcillvanney est un grand styliste. Avec un sens rare de l’espace, par touches éparses mais denses, à l’aide de descriptions originales (le Green, l’hôtel Burleigh, la gare de St Enoch) et avec beaucoup d’humour (l’Écossais et son premier soleil de printemps), le romancier nous donne une idée assez précise et surtout d’admirables sensations de la ville que Laidlaw compare à un cabaret. Non seulement la Clyde «qui a fait la ville», Drumchapel où habitait Jennifer Lawson («Vous avez devant vous le plus grand H.L.M. d'Europe. Et qu'est-ce qu'on y trouve? Rien, sinon des maisons. Justes des décharges architecturales où on a déversé les gens comme on fait pour la gadoue. Il faut vraiment que les gens de Glasgow soient braves. Sinon, il y a des années qu'ils auraient rasé tout ça.») mais ses axes  sociologiques majeurs (Est /Ouest), ses différents quartiers (il n’omet pas les plus pauvres et les plus laids (dont il donne la genèse destructrice) ou les plus soumis à une pègre redoutable). S’y ajoutent, sans généralisations faciles (sans négliger non plus la passion du foot et l’active mythologie de la violence), d'ironiques remarques sur les Écossais qui passent leur temps à tenir au courant les étrangers de leur état et qui sont toujours prompts à expliquer leurs droits civiques.

 Dans les deplacements de chacun, un lieu semble central:une boîte, le Poppies. Tous les personnages y passent tôt ou tard sauf la victime qui était pourtant censée y avoi ( été un peu avant le crime qui allait la faire disparaître.

 

Laidlaw

 

   «Harkness reconnut bien là Laidlaw, dans cet équilibre prudent entre le pessimisme, les espérances échafaudées et qu'on s'attend à voir déçues et l'espoir, la découverte de possibilités inattendues


    Presque quarantenaire, un physique trompeur (plus grand qu’il ne paraît), toujours préoccupé, gravement migraineux, avare de confidences sur son passé, l’ancien boxeur amateur recalé de l’université, Jack Laidlaw, est un grand personnage de roman policier, de roman tout court.

 On le découvre à travers le regard de son supérieur (il lui reproche son indépendance, son goût pour les grands mots) ou de son collègue Milligan qui met en cause sa humanisme bavard et qui, ne le considérant pas comme un bon policier, le traite de «nounou pour tarés». Nous faisons mieux sa connaissance au fil de l’enquête et à travers l’admiration naissante de son nouvel équipier Harkness.

 Le récit nous le montre un peu dans sa relation douloureusement passionnée avec ses enfants (qu’il voit peu et pour qui il est le conteur) comme dans ses conflits  (là encore communs) avec sa femme qui ne supporte pas cette vocation masochiste à laquelle il faut tout sacrifier. Pendant les grandes affaires, il loge même à l’hôtel - ce qui le met tout de même dans les draps de la patiente Jan pour laquelle il développe sa très originale conception de l'amour.... 

 Chaque page permet d’apprécier son intuition, son sens du détail, sa qualité d’analyse et d’induction (il est persuadé qu'il existe un langage codé du crime:«le meurtre est un message tout ce qu'il y a d'humain. Mais il est codé. C'est à nous d'essayer de déchiffrer le code. Mais ce que nous cherchons, c'est une partie de nous-mêmes.(2) Si on ne sait pas cela, on ne peut rien entreprendre.), sa faculté de synthèse, sa façon de cerner un interlocuteur en quelques secondes d’écoute (Rayburn aussi bien que Mme Lawson ou son mari).

 

 On se délecte de son humour, de son sens de la formule (à Harkness qui veut attarper des dealers: «Toutes les villes ont le cancer. Qui est-ce qui a le temps de leur faire les ongles?» Ailleurs, entendant des collègues : «les policiers , ils ont un rire de propriétaire»; quand l'enquête piétine:«on sonde des flaques d’eau»; plus profondément:«Je n'aime pas les questions. Elles inventent les réponses. Les vraies réponses sont révélées avant même que vous sachiez quelle était la question.») On apprécie aussi sa capacité d’auto-analyse (il ne nie pas le calvinisme dans sa forte propension à la culpabilité) et, plus rarement, d’auto-dérision. Le tout, on le devine tôt, avec des accès de mélancolie aiguë.

 

  Rarement policier aura autant médité sur tout (il a beaucoup lu) et, en particulier, sur ses fonctions, son rôle;rarement résolution d’enquête aura été autant un pari. Laidlaw rejette les Milligan qui n’ont jamais de doute et il refuse de penser comme eux, sommairement, par catégories prédéfinies qui maltraitent les singularités qui le retiennent avant tout (même si les hommes s’imitent les uns les autres, «dans chaque cas, les contorsions qu’il faut faire pour y arriver sont uniques.») Il est contre le sectarisme des certitudes. Il enseigne à ses enfants que les monstres n’existent pas:«il n’y a que des gens». Et, pour éclaircir un crime, il est convaincu qu'il faut accepter de plonger dans une partie de soi-même.
  Ses doutes touchent également la justice:«C’est grotesque. Presque tout l'effectif de la police de Glasgow est à la poursuite frénétique de sa propre ignorance. Parce que, même si on l'attrape, qu'est-ce qu'on aura trouvé? On n'a absolument aucun indice. Et même, je ne pense pas qu'il y ait quelqu'un qui puisse nous dire ce que cela signifie. Simplement, il faut qu'on fasse quelque chose. Et ensuite, les tribunaux devront faire quelque chose. N'empêche. Qu'est-ce que la loi à avoir avec la justice? C'est tout ce qu'on a parce qu'on ne peut avoir la justice.» Mais au moins la loi est une arme contre l’atavisme. Dans ce sens, l'utopie laidlawienne va très loin:« Peut-être bien que la seule réponse à un crime pareil, n'est pas l'arrestation et l'accusation. Peut-être bien que c'est à nous tous d'essayer de bien aimer. De ne pas amputer cette partie. Simplement essayer de guérir le monde ailleurs
Proposition irrecevable pour un Milligan et bien d'autres.


   Pour Laidlaw et pour ceux qui travaillent avec lui et aperçoivent ses contradictions au détour de ce que les plus malveillants tiennent pour des ratiocinations et des provocations, le résultat est épuisant:il transforme «toute situation en crise» et certains lui conseillent même la muselière....

 

 Une voix

 

  Au-delà de ce personnage admirablement raconté, ce qui frappe d'emblée c’est le style, le ton Mcilvanney:fondée sur la métaphore et la comparaison, sa palette est d’une exceptionnelle richesse. Ses portraits sont étonnants (on retient même les personnages secondaires (Minty-le-cancéreux, la belle Mme Stanley, l’employé de l’imprimerie), ses dialogues, jamais communs, sont d’une tension vive ou d’un humour parfait, son rendu des sensations est d’une variété et d'une beauté rares. La satire est drôle (sa cible préférée:les illusions que chaque ego entretient:« Cela venait de ce qu'on savait tout de suite qu'on était en présence d'un grand rassemblement d'orgueil physique, toute une masse, de sorte qu'on sentait qu'il valait mieux se déplacer avec précaution pour ne pas se heurter à une sensibilité. Cette salle était le lieu fréquenté par des hommes qui ne possédaient pas grand-chose à part une certaine conscience d'eux-mêmes et ils étaient peu enclins à voir cette conscience amoindrie.»), l’humour noir est percutant, la scène d’amour d’une grande originalité. Peu d’écrivains ont aussi bien exprimé l’écho de la mort dans une famille détruite, décrit la décrépitude de certains quartiers ou d’un couple, l’influence d’un lieu ou d’un souvenir, suggéré aussi justement les tenants de l’homophobie. Après avoir lu un volume de Mcilvanney vous reconnaîtrez n’importe laquelle de ses pages mais, à chaque fois, en restant surpris et admiratif devant le renouvellement de son invention stylistique.


 

   Après autant d’examens, d’inductions, de réflexions, Mcilvanney et son personnage ont l’élégance de nous laisser seuls face aux mystères.

 

    «Il ne pouvait rien faire d'autre que d'habiter les paradoxes.»

 

 

Rossini le 25 juin 2014

 

NOTES

 

(1)Les éditions RIVAGES / NOIR ont la bonne idée cette année d'éditer une trilogie des enquêtes de Laidlaw. Avec LES PAPIERS DE TONY VEITCH et ÉTRANGES LOYAUTÉS. Notre livre est très bien traduit par Jan Dusay.

 

(2)J'ai souligné parce que nous sommes au cœur de la «philosophie» de Laidlaw. La méditation sur la  partie et le tout est capitale.

 

(3)Cette phrase conclut le paragraphe suivant:«Une nouvelle fois, il ressentit sa nature comme un paradoxe à la dérive. Il était un homme violent en puissance et il avait horreur de la violence, quelqu'un qui croyait à la fidélité et était infidèle, un homme d'action qui souhaitait la paix. Il fut tenté d'ouvrir le tiroir de son bureau où il gardait Kierkegaard, Camus et Unamuno comme on cache de l'alcool. Au lieu de cela, il soupira bruyamment et mit de l'ordre dans les papiers de son bureau. Il ne pouvait rien faire d'autre que d'habiter les paradoxes.»

 

 

 

 

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