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29 août 2015 6 29 /08 /août /2015 07:18

 

 «Écoutez, vous qui poursuivez la justice: Portez les regards sur le rocher d'où vous avez été taillé.» Isaïe

                        Exergue choisi par F. Pouillon (page 105)

 «Pourtant je travaillais, j'écrivais le roman de ma vie, Alpha et Oméga (1). Je transposais mon personnage tel qu'il aurait pu être dans une grande époque architecturale. Ce livre ébauché en prison allait devenir mon combat quotidien. Douze heures par jour je me battais avec les mots, la construction des phrases, je retrouvais les émotions qui avaient exalté et soutenu mon existence de bâtisseur. J'inventai une intrigue. Ce texte me fit souvent pleurer.»            

                      MÉMOIRES D'UN ARCHITECTE (page439)
 

 

  Emprisonné (à tort) pour détournement de fonds et abus de biens sociaux, l'architecte Fernand Pouillon ébaucha en prison un beau roman "historique" qu'il publia en 1964, LES Pierres Sauvages.(2)

 

 Nous sommes en 1161 et un maître d'œuvre cistercien tient le journal (supposé) de la construction de l’abbaye Sainte-Marie du Thoronet, une des merveilles de la Provence avec, entre autres, Silvacane et Sénanque (3). Elle allait remplacer N-D de Florielle qui ne serait plus qu'un prieuré.

 

 

       Un journal qui court du cinq mars au 11 décembre 1161 (4)

 

        Qui écrit? Nous lisons le journal du «maître de pierre» qui, âgé d'une soixantaine d'années,  entré à Cîteaux trente ans avant, accomplit sa première construction en 1136. Il revient pour ce projet «au pays de [s]on enfance, sous ce climat qui aime l'architecture, la défend par des armes de lumière, la glorifie par des gammes colorées, la fait ruisseler de pierreries sous le ciel bas d'un orage qui fuit, par les derniers rayons d'occident

  Journal de travail mais de bien plus encore.

Son récit est interrompu parfois pour des raisons de santé (hallucinations dues à la fatigue et à la douleur d’une plaie à la jambe;plus tard son amputation par Jacques, un Templier pour lequel il dessinera un programme de commanderie). Il ne verra pas l’achèvement du chantier et les derniers mots rédigés ne sont pas de lui:il souhaita retourner à Cîteaux  pour Noël afin d' y mourir après avoir réglé (non sans mal) le problème de sa succession dans la maîtrise de l’œuvre. Mais le plus gros du travail d'élaboration est fait et certains de ses aides partent déjà vers Sénanque et Silvacane.
   Ce moine constructeur livre peu sur son passé:il a participé à l’édification et aux agrandissements d'un grand nombre d'abbayes cisterciennes, a beaucoup voyagé (et loin) et il évoque une seule fois, en passant, ses parents. Un jour,
après trente ans d'absence, il retrouve par hasard son frère.
 Dans une langue qui n’évite pas les anachronismes (inconscient, planimétrie, déterminisme, théorie des ruines-le journal en lui-même...), il raconte les étapes de la préparation et de la construction de l’abbaye (des choix avaient faits avant son arrivée, il en modifia quelques-uns):il rend compte parfaitement de l’animation du chantier, fait preuve d’une grande capacité narrative et descriptive (ainsi sa paillasse ou ses douleurs) et prouve une subtile pénétration psychologique quand il fait le portrait de ses compagnons d’œuvre et de prière et quand il analyse l’évolution du groupe qu’il commande, notamment au moment où il prépare son départ.

  Ce journal n’est pas qu’un bilan quotidien des travaux. Son rédacteur restitue admirablement les axes de sa création, ses sensations devant le progrès des travaux (ou tout simplement sur un beau jour de mistral), ses sentiments devant ses supérieurs ou face aux convers (5). Sévère comme il se doit à un cistercien, il s'examine souvent, concède sa paresse, expose ses doutes, ses peurs, ses tristesses, ses joies. Son désarroi au moment de quitter "son œuvre" ultime ne peut que toucher (« J'abandonne l'œuvre que j'aime plus que Dieu »).

Tout montre son humanité, son souci de justice et de justesse:il a de l'indulgence pour une prière oubliée par  épuisement ou pour certains emportements chez des êtres dont il connaît la qualité. Il sait faire preuve de reconnaissance envers les convers qui travaillent tellement, de lucidité sur les nuances de la foi parmi les hommes mais également de tenacité sur certains points. Il peut être intransigeant dans la discipline (il punit quand il l'estime nécessaire) ou dans un choix technique (et esthétique) comme celui de la pierre pour le mur extérieur et du joint sec sans mortier, pratique antique rare car dangereuse et surtout jamais parfaite mais qui selon lui offre un peu de luxe dans la pauvreté.


On le verra plus loin:ce texte est  avant tout un journal de la création rédigé par un homme qui s’avoue «plus maçon que moine, plus architecte que chrétien.» Un cistercien qui vit dans une sorte d'exil interne que nous comprenons comme  proche de celui (fondamental) de F. Pouillon.

 

 

 

     Le journal d'une entreprise matérielle et immatérielle

 

 

    Grâce aux notes et réflexions de ce frère bâtisseur nous vivons donc toutes les étapes (tout a commencé sans lui, huit mois avant, de façon catastrophique) du projet qui est pleinement le sien (à la différence d’autres chantiers étalés sur une plus longue durée):avant de connaître ses desseins, son ambition, ses essais en imagination, ses corrections adaptatives, nous savons tout sur les contraintes géographiques et géologiquesles difficultés du relief commandent la composition, l’architecture suivra les pentes dans leurs doux mouvements»), les servitudes de l'environnement, le «chantier» de la préparation des chantiers (le recrutement d'aides pour des corps de métier bien différents (la pierre, le bois, la forge, l'eau);les décisions pour le potager, le verger, l'essartage, le labourage, l'entretien des animaux, la culture des simples médicinaux comme pour les questions techniques (par exemple la chaux). Nous n'ignorons rien des retards, des dangers imprévus apportés par quelques jours de pluie d’est, des pertes d’animaux de trait, des accidents mortels (frère Thomas écrasé sous une pierre, Philippe écrasé et brûlé sous le four, Luc et le cheval Poulide, Simon le simple, le méprisé de tous qui, un soir de déluge, voulut étayer une tranchée et fut noyé dans la boue-tous seront enterrés dans des lieux symboliques), rien de la découverte d’une erreur de plan et de calcul qu’il faut instamment corriger au moment de poser la première pierre à bénir par l’abbé (moment du véritable commencement), événement que le diariste ne vivra que de loin, à cause de son épuisement.

 Dans l’ensemble, malgré l’apparence, tout se déroule rapidement, avec une grande souplesse dans l'adaptation du plan original, en trichant un peu avec la Règle (par exemple en travaillant...le dimanche) et en défendant fermement certaines propositions, même  devant les autorités religieuses:pensons à son interprétation symbolique du clocher du Thoronet, si original. Le matériel est inséparable du spirituel.

 

 

Le journal d'une communauté cistercienne (6)

 

     Dans le fil de son récit et sans céder à la fiche zolienne, notre diariste rappelle quelques aspects de l’histoire de Clairvaux, montre l’emprise de l’Ordre sur ses décisions (avec des nuances voire des réserves), évoque parfois l’équipe à laquelle il commande (une quarantaine de frères, les convers et, enfin, les compagnons (7), «toute la famille du chantier») et distingue habilement le rapport qu’ils ont avec lui et entre eux dans le travail:les cisterciens purs, incapables d’autre chose que servir, aider, « la notion du temps et des contingences» échappant entièrement à ces manœuvres;les frères, «entrés dans l’Ordre plus par besoin de tranquillité que par vocation, fils de serfs ou de vilains [qui]ont naguère préféré à une vie de servitude un ordre divin.», les convers donc (auxquels il parle rarement et avec qui il n’est jamais en rapport direct) «soucieux de se perfectionner dans un métier attachant». Une minorité qui «dans le bois, le fer ou la terre, (…) trouve un bonheur là, où, auparavant , il n’y avait qu’une condition.» «Ce sont des hommes enthousiastes qui mélangent tout:la paix, la prière, l'abbaye, les patrons, l'Ordre, dans un dévouement aveugle. Ils ne sont pas les meilleurs; toutefois ils sont l'amour et j'avoue que je les préfère. Je les préfère pour leur naïveté, leur bonne volonté de tous les instants


  Soumis dès le départ à son supérieur, l’abbé de Notre-Dame-de-Florielle, il évoque la vie de ce groupe (le besoin d'une nourriture abondante et moins de rigueur dans le jeûne), les soucis pratiques (il ironise sur des décisions vestimentaires venues d'ailleurs qui ne tiennent pas compte du terrain ni du climat), les pénibles conditions matérielles, les peurs qui hantent ses frères, les fatigues, les problèmes de santé (la poussière dans les yeux des travailleurs de pierre) mais aussi le bonheur d'être ensemble dans un projet bien compris dont chaque étape est une révélation. Il sait parfaitement raconter la venue d’un nouveau, les différentes réactions du groupe selon les circonstances, sa gestion des anciens et des nouveaux. L'éphémère au service du durable est magnifiquement restitué dans sa survivance même.
 Dans la plus petite des actions on saisit que dominent la soumission à l’Ordre (il admet qu'il joue parfois avec l'Interdit) et un principe extrême d’économie en tout («À notre seule initiative est laissée la liberté d'une dépense illimitée, payée des seules monnaies courantes:le luxe de nos efforts, le gaspillage de nos idées.»)
 Par ses observations d’une rare acuité il offre de beaux portraits (frère Gabriel, un convers, ancien prêtre et professeur de doctrine à Toulouse; Paul, le maître tailleur de pierre; Philippe, un convers à part;  Joseph le potier; Antime, le forgeron discret et silencieux; ses supérieurs hiérarchiques,  tant d’autres...
), rapporte la joie des débats sur de petits riens ou, à l'inverse,  livre des entretiens d’une haute portée intellectuelle (comme sur la liberté dans la contrainte), analyse les rapports de force qui s’installent entre les frères, entre les convers ainsi que les changements imperceptibles dans la hiérarchie sur le chantier qui devient peu à peu un acteur lui-même. Il célèbre avec plaisir et fierté le travail d’équipe qui l’emporte toujours sur les heurts. «Le chantier commande

 

  Nous mesurons à chaque pas sa relation intime à l'Ordre et les libertés qu'il prend quand il l'estime nécessaire. On admire comment Pouillon, caché derrière son narrateur, exprime tantôt la façon de briser la résistance de certains êtres, tantôt l'art du délai (presque chinois) quand il faut laisser mûrir certaines situations. Bref, ce livre est aussi un grande réflexion sur la dialectique dans l'art de commander grâce à un personnage qui, lucide, sait aussi la part de théâtre de toute autorité.


 

 

Le journal d’un créateur

      «Ma journée s’est passée à dessiner comme un brave moine, maçon et maître d’œuvre.»

 

      Grâce à cette fiction d’un journal rédigé au XIIè siècle, F. Pouillon parvient à conjoindre une réflexion sur un art religieux (dominé par la recherche et le déploiement de l'Unité) avec des remarques sur le travail d’architecte nourries de convictions qui sont probablement aussi (et surtout) celles d’un artiste du vingtième siècle.


  Se plaçant dans la situation d’un constructeur cistercien Pouillon réussit à en montrer, dans la visée, dans l’action comme dans la réalisation, la dimension théologique telle qu'il l'entend.
 En le lisant on comprend que dans la construction doit s’imprimer la fidélité à l’Ordre, avec en tout, comme vertus cardinales, l’humilité, la simplicité, la patience («Je m’enfonce dans la joie qui donne les murs simples, les murs rectilignes »), ce qui explique le principe d’économie qu’on retrouve dans le mouvement selon la Règle («La Règle exige cette vie sans mouvements inutiles: ils se doivent pas perdre leur temps, ni essayer de le rattraper. L’architecture suit ces actes»). Économie modeste mais aux conséquences immenses:«Il arrive cependant qu'après une longue station, où nous observons longtemps les gestes et les efforts, nous donnons un ordre intelligent qui perfectionne, fait gagner, par une petite heure de réflexion, des centaines d'heures de travail.» Ce qui n'autorise pas à prendre son temps ensuite.

 

 Le maître d'œuvre a conscience de s’inscrire dans l’histoire originale d’un art de construire parti de l’abbaye de Fontenay («Il conçut un art pour le cloître, pour la RÈGLE. Il souhaita que cette forme dépouillée se grandît par sa simplicité, dépassât dans ce suprême détachement les plus nobles architectures.»)
  Un seul souci commande l’harmonie du tout et en tout (ce qui n’exclut pas, au contraire, au Thoronet en particulier, des adaptations audacieuses (pensons au cloître  étrangement irrégulier, aux niveaux de circulation que Pouillon ne sous-estime pas (il donne sa thèse en annexe), ce qui ne veut pas dire non plus qu'elle est simplement donnéereprendre, tendre vers l’unité parfaite des éléments entre eux, la recherche du Tout. Dans une abbaye, il ne doit pas exister le mieux ou le moins bien. Nos actes de moines, nos gestes sont sous les yeux du Seigneur, même dans le sommeil inconscient, ils déterminent la mesure et l’homogénéité. Si l’abside dans sa conception appelle plus particulièrement nos soins pour marquer le lieu de la présence réelle de la chair et du sang, ce sera pour nous confirmer que l’ensemble du monastère est partout lieu de prière, de contemplation, unité d’action et d’intention

  Et  cette unité de composition prend sa source dans «l’inspiration initiale»:«l’atmosphère du lieu habité procédera de l’inspiration initiale. L’édifice terminé en contient indéfiniment la substance. Plus, à l’origine, l’intensité et la puissance de la pensée composeront avec générosité, pureté, pitié, avec tendresse et espérance, avec courage et orgueil, plus se reflèteront dans les âmes de mes frères les harmonies, les émotions perceptibles et propres à chacune de leurs sensibilités

 Point majeur:il écrit également que l'unité s'obtient sur un chantier «dans les luttes, les doutes, les accidents, les coups.» Et dans les joies.

 

  En même temps, loin d’une motivation réaliste, Pouillon fait des propositions lumineuses sur le travail d’architecte qui valent sans doute au moins autant pour le créateur contemporain qu’il est que pour celui qu’il situe au douzième siècle. Ce qui explique en retour la passion infusée au constructeur du passé qu'il réinvente.

 Inutile de chercher longtemps, ses convictions apparaissent souvent dans ce que nous venons de voir (solitude dans un travail d'équipe, conscience de ce qui fait (et défait) une réputation (Pouillon a payé cher à ce sujet), quête de l'harmonie (avec écarts intégrés) et obsession de la proportion - peut-être aussi idéalisation d'une discipline de groupe qui n'existe pas forcément sur les chantiers modernes...). D'autres apparaissent:le mépris pour la mode, le refus de l’imitation servile, de l’emprunt docile, du calcul pour le calcul, le rejet du «conformisme d’un idéal sans imagination» (tout en disant nettement les limites de l'imagination). On est surtout touché par l’éloge de la difficulté («un des plus sûrs éléments de la beauté»), de la contrainte (dominée, dans la simplicité), par son hymne à la matière (la pierre comme le bois-le béton n'était pas, loin de là comme on sait, l'alpha et l'oméga de Pouillon) jusque dans l'adieu du bâtisseur aux carrières, aux blocs, aux rondins. Dans le portrait de Paul avec lequel le maître d'œuvre fictif a des désaccords, s'insinue une admiration pour la science sensible qui doit selon lui conduire l'architecte formé à toutes les techniques sans être soumis à aucune en particulier. Frappantes sont ses vues sur la connaissance  du lieu, le désir d'insertion respectueuse (si évident dans ses constructions algériennes), et sur le choix des matériaux de l’endroit (il impose «ces blocs durs, cassants, irréguliers, rongés de cavernes» qui dérangent ses frères parce que, trop frustres, ils ne passent pas pour de la vraie pierre:«nous avons trouvé ici des pierres pour la Règle, elles ont la vocation cistercienne.») Regarder (vivre) aujourd'hui une œuvre de Pouillon, c'est éprouver intimement la résonance de tous ces éléments que le texte magnifie.

  Même si le langage religieux la masque on devine la dimension très personnelle d'une méditation sur la coexistence d’une pensée totale et la certitude que l’accident, la surprise prennent part à la beauté finale. Sa définition du courage aurait sa place dans MÉMOIRES D'UN ARCHITECTELe courage sera d'être soi, en toute indépendance, d'aimer ce que l'on aime, de trouver le tréfonds de ses sensations. L'œuvre ne peut  être imitée, associée mais solitaire, saine, pure. Elle part du cœur, de l'intelligence, de la sensibilité. L'œuvre réelle est vérité directe, honnête. C'est dire simplement son savoir à tous. En architecture, seule, le métier et l'expérience sont conseillers;le reste est instinct, spontanéité, décision, démarrage en force de toute l'énergie accumulée. Jamais courage n'est assez courageux, jamais sincérité assez sincère, et franchise assez franche. Il faut prendre le plus grand risque, la témérité sera même assez tiède. Les meilleurs œuvres sont à la limite de la vie réelle; elles sont distinguées entre mille, quand elle font dire:"Quel courage il fallut." L'œuvre solide est précédée d'un saut dans le vide, inconnu, eau glacée ou rocher meurtrier. Si aujourd'hui la peur m'étreint comme chaque fois que j'entreprends, la raison est dans cet inconnu:je ne crois pas pouvoir créer, même une chose médiocre. Je ne crois plus que le départ d'une œuvre commence de l'élan des précédentes, le passé est mort.»
 

 

    On comprend que pour Pouillon aussi la pierre angulaire, est dans l’unité (nullement mécanique ou artificielle) de la conception qu'il n'a pas besoin d'emprunter aux lointains cisterciens mais qu'il a plaisir à célébrer avec eux:« Depuis quand a-t-on séparé, ne serait-ce qu’en esprit, la plastique et la technique, les formes et les matériaux? Architecte et maître d’œuvre ne sont pas de simples appellations, mais bien des fonctions définies et absolues. Les formes, les volumes, les poids, les résistances, les poussées, les flèches, l’équilibre, le mouvement, les lignes, les charges et les surchages, l’humidité, la sécheresse, la chaleur et le froid, les sons, la lumière, l’ombre et la pénombre, les sens, la terre, l’eau et l’air, enfin tous les matériaux sont, tous et toutes, contenus dans la fonction souveraine, dans l’unique cerveau de l’homme ordinaire qui bâtit. C’est homme sera tout:argile et sable, pierre et bois, fer et bronze.» Il va très loin encore dans la fusion de l’architecte avec ce qu’il construit: «Il s’intégrera, S’IDENTIFIERA à tous les matériaux, à tous les éléments, à toutes les forces apparentes et internes. Ainsi, il les portera, les évaluera, les auscultera, les verra avec son âme comme s’il les tenait dans ses mains.»(j'ai souligné) Conscient de l’originalité de son propos, il ajoute :« Ces présomptions ne sont pas des images, je nie toute intention poétique et j’affirme des faits matériels qui sont pour moi indiscutables. Je les pense avec prosaïsme. Si je suis une poutre en bois posée entre deux appuis éloignés de vingt pieds, je suppute la résistance de mes reins de fibres, et je m’épaissis pour atteindre la section qui me permettra de résister à la flexion imposée par mon propre poids et celui que je devrai supporter. Simultanément, je pense à mon aspect extérieur, à l’effet de ma trajectoire et à ma couleur, ainsi je détermine mon essence: de chêne ou de sapin. C’est dans la durée de mon invention plastique que tout ce mécanisme se déclenche; une simultanéité sans condition.»(8) Il développe :«Je peux et je dois me décomposer en claveaux, me ressentir clef de voûte, sommier ou voussoir, reconnaître la pierre dans ma chair, la regarder comme ma propre peau, lui faire suivre la ligne choisie et le volume naissant. La forme se justifiera dans le choix. LA STRUCTURE EST TOUT, LA FORME EST TOUT, LA MATIÈRE EST TOUT.» (j’ai souligné). Le mystère d'un Tout qui n'écrase rien demeurant:le mot sauvage du titre aidant à l'éclairer.


  Plus loin, admirables sont les pages qu’il consacre à la quatrième dimension, «la trajectoire:perception de l’édifice dynamique. L’œuvre est rarement montagne ou horizon immobile, elle se transforme sans cesse par le déplacement du regard. Les volumes tournent autour du pivot dont nos yeux sont l’extrémité fixe. L’architecture est mouvante. Notre marche engendre ainsi le mouvement des formes, notre tête articulée fait basculer les lignes, et notre regard perçoit la mobilité infinie des reliefs. Il nous appartient, à nous maîtres d’œuvre, de créer ce qui est préalable, de précéder l’image, de vivre dans le plan, de nous y installer, d’y transporter notre lit, de renverser les murs, de remuer les blocs les plus pesants, de défier l’équilibre et la pesanteur, de prévoir les rotations, les retournements, la vitesse des images et l’immobilité relative.»  

 C'est évident:rarement on aura aussi bien parlé de l'architecture, du rôle de l’anticipation dans cet art, ni médité aussi loin sur ce qu'est l'habiter humain, quel qu'il soit.

 

 


    Avec ses paraboles, ses symboles, ses portraits, ses dialogues lumineux, son souci du matériel et de l'immatériel, ce journal d’un maître d’œuvre est une belle réussite littéraire.(10) Il est aussi une longue et humble  confession d’un homme qui reconnaît ses torts, ses limites religieuses et qui va jusqu’à estimer qu’il a gâché sa vie, trop «occupé de négoce, d’argent, de matériel» .« Ni par vertu, ni par pureté ou conduite exemplaire je n’approcherai le Seigneur. Seul l’exercice de mon métier sera porté à mon crédit. Les veilles, le jeûne, la frugalité des repas, toutes les mortifications imposées ne furent jamais des épreuves. J’oubliais souvent l’heure de l’unique repas pendant le carême. Lorsque, occupé de ma tâche, je restais toute la nuit éveillé, j’en ressentais un bien-être extraordinaire, propice à mes méditations de pierre.»  Cette distance intérieure à l’Ordre que vit et restitue le maître d’œuvre se rachète dans une étonnante (et théologiquement peu plausible) prière de pierre:«Mon Dieu! voila ma méditation en relief, ma prière de pierre, ma façon de prouver ma foi profonde. Cette abbaye est oraison, rachat. J’ai cru m’éloigner, mais vois le résultat. Écoute l’écho de ces voûtes: c’est moi! Le clocher sincère et droit devant toi: c’est moi! Ce solide cloître, ces murs, ces toits, ces proportions, moi encore! Vois, mon Dieu, ceci est mon âme, mes égarements sont devant toi. Négligence, abandon, distractions, impatience dans la prière sont ici formes, volumes, pour des siècles


 Les Pierres Sauvages? Un grand livre sur la passion des pierres et de la pierre (dans la carrière, dans la découpe, dans le transport des blocs, le ciselage, l’édification, le polissage, l’intégration à un ensemble, dans sa fonction de "peau" d'un bâtiment), y compris de la pierre sauvage qui interdit la facilité comme celle choisie pour le Thoronet parce que «cassante, incertaine, pleine de fils, de défauts» et qu’il faut aimer «davantage pour ses défauts, pour sa défense sauvage, pour ses ruses à nous échapper. Elle est pour moi comme un loup mâle, noble et courageux, aux flancs creux, couvert de blessures, de morsures et de coups. Elle sera toujours ainsi, même bien rangée dans ses assises horizontales, domestiquée dans les efforts des voûtes. Si j’apporte à l’abbaye les proportions, l’harmonie, elle toute seule lui gardera son âme indépendante; convertie à l’ordre elle restera aussi belle qu’une bête sauvage au poil hérissé. Voilà pourquoi je ne veux pas la bâtir, l’engluer de chaux; je veux lui laisser encore un peu de liberté, sinon elle ne vivrait pas.”(11)

 

 

        Sans viser jamais l'authentique reconstitution, dans ces lignes ferventes comme dans tout son récit, Fernand Pouillon nous offre, tout simplement, son EUPALINOS.

 

 

         " Si le plain-chant m'a donné de la joie, c'est parce que les chants sont faits pour les voûtes(...)»

 

 

Rossini, le  9 septembre 2015

 

 

NOTES

 

(1)Titre qui deviendra Les Pierres Sauvages.

 

(2)Dans MÉMOIRES D'UN ARCHITECTE (1968), F. Pouillon évoque le rôle de ce roman dans son salut en prison où il alla très loin dans une grève de la faim.

 

(3)En annexe du roman nous pouvons lire quelques données de la situation politique et religieuse au douzième siècle, rappelées rapidement dans les premières pages du journal. 

 

(4) Dans cette fiction le rédacteur du journal aurait rencontré Bernard, mort en 1153.

 

(5) Convers:que dit le TLF?

« 1.Dans la première Église, moine entré en religion à l'âge adulte (par opposition à ceux que leurs parents amenaient au monastère dans leur jeune âge, les oblats).
Rem. Associés à la vie relig. de la communauté, les convers, en gén. illettrés, ne pouvaient entrer dans la cléricature.
2. Au XIIe siècle, moine qui n'était pas soumis à la Règle majeure de l'Ordre, mais à un règlement mineur (les us et coutumes) et qui assurait les tâches matérielles permettant à la communauté de subvenir à ses besoins
.
»

 

(6)Sur l'émergence de Cîteaux, adaptation (influencée par des novations méditerranéennes) plus que réforme, on doit lire G. Duby et son ART CISTERCIEN (Flammarion). Sur le Thoronet lui-même, indispensable est le travail d'Yves Esquieu, Vanessa Eggert et Jacque Mansuy, LE THORONET, une abbaye cistercienne (Acte Sud).

 

(7)Ils vivent dans «une installation à cinq cent pas du chantier, à l'occident». Ils sont souvent mariés.

 

(8)Se rappelle-t-on la remarque de Phèdre dans le dialogue de Valéry :«On eût dit qu'il s'agissait de son propre corps.»?

 

(9)Dans la réalité, les dates fournies par archéologues et historiens prouvent que le chantier s'étendit sur une période plus longue (le cloître fut construit vers 1175).

 

(10)Dans ses MÉMOIRES, Pouillon ne craint pas de raconter le travail qu'exigea de lui un art qu'il n'avait jamais pratiqué:«J'écrivais comme un forcené, en luttant contre ma fatigue. J'apprenais un autre métier passionnant. Je retravaillais cent fois chaque phrase.(...) J'étudiai les ressources du langage. Moi l'ignare qui n'avais jamais fréquenté l'école, je me mis à écrire méthodiquement comme on construit. Faute de savoir, pour tout je me guidais à l'oreille.»

 

(11)Avec les pages célébrant l’instinct, voilà sans doute la part la plus autobiographique du roman.

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commentaires

D
un roman que j'aime depuis très longtemps et que j'ai relu il y a quelques mois pour faire un billet sur mon blog
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