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20 novembre 2016 7 20 /11 /novembre /2016 09:23

 

 «Les quelques mois qui suivirent furent les plus heureux de ma vie.» (sixième chapitre)

 

 

         Ce livre de Fred Ulhman fut célèbre dès sa publication anglaise (en 1971 sous le titre Reunion) et  connut vite une adaptation cinématographique (J. Schatzberg, 1988). Il est devenu un des livres phares des classes de collège.

        De quelle réunion s'agit-il? Comment ces deux amis se retrouvent-ils?

 

Distance

        Dans les années soixante, le narrateur, Hans Schwarz, se souvient de l’adolescent qu’il était en février 1932, dans le très réputé Karl Alexander Gymnasium de Stuttgart. Les professeurs sont laids, pauvres, ennuyeux, les élèves sont dans l’ensemble de petite ou grande bourgeoisie : sa vie lui semble «morne et vide». Un nouveau entre en classe. Tous le regardent, le narrateur (qui n’aspire qu’à voyager et à devenir un grand poète) est fasciné. L’élève se nomme Conrad von Hohenfels. Nom de haute noblesse qui n’a rien à voir avec les autres von de la classe.

    En entrant, en s’approchant, Conrad installe, à son insu, une barrière, avant tout aux yeux du narrateur. La mise du nouveau est parfaite d’élégance : il incarne l’aisance et la distinction et renvoie les autres à leur manque de goût, à leur saleté, à leur vulgarité. Ses gestes, ses mains blanches, son autorité “naturelle”, sa beauté fascinent et dans l’ensemble repoussent les autres adolescents «grossiers en paroles et en actions». «Aucune morgue ou vanité» cependant, mais une distance qui affecte même le petit groupe dit du «Caviar de la Classe» qui cherche à se démarquer par des goûts modernistes plus dus au snobisme qu’à une authentique curiosité culturelle.

  Le narrateur qui se souvient veut restituer l’état d’esprit qui était le sien et reconnaît qu’il aspirait alors à un «romanesque idéal d’amitié» fondé sur «une confiance, une abnégation et un loyalisme absolus» que jamais il n’avait rencontrés chez un de ses camarades de classe.

 

Approche

 

   Hans, le narrateur, est alors âgé de seize ans. Il va tenter d’attirer l’attention du nouveau en s’animant dans les discussions littéraires, en se montrant audacieux pendant la gymnastique puis en exposant de façon faussement innocente une collection de monnaies antiques. Rien de concluant. Il suffira d’une poignée de main dans la rue, preuve de timidité insoupçonnée chez Conrad pour que les barrières (que Hans estime secondaires) tombent. Ce moment inattendu crée en lui une sensation de joie qu’il veut croire durable. Ils devinrent dès lors «inséparables» et les mois qui suivirent «furent les plus heureux de [sa] vie.» Ils marchèrent beaucoup dans la belle campagne souabe longuement et amoureusement décrite et parmi de nombreux édifices historiques. Ils partageaient les mêmes goûts poétiques très élevés.

     Sans exclure un sentiment d’infériorité tenace chez Hans (plus tard, la scène avec la mère), la distance semble abolie ou, du moins, réduite.

 

  Idéal intransigeant

 

   On comprend vite que ce roman avait pour but d’illustrer la possible réduction des barrières sociales au moment même où, non loin, les barbelés s’élevaient comme jamais. L’amitié est l’idéal qui devait construire, quelle que soit l’époque mais plus encore en ces moments tragiques, une passerelle entre les êtres, par-delà les classes, et qui avec l'appui d'une culture commune immense (comme aucune aujourd’hui, nulle part) aurait dû largement empêcher en amont l’ambition totalitaire et rendre strictement impossible la ségrégation puis l’élimination théorisée sous le nom de solution finale.

   Pour montrer que tout aurait dû être possible idéalement le narrateur (qui a sans doute tort d’assimiler le nazisme à des forces naturelles (son père employait des métaphores médicales aussi insuffisantes)) propose un cas emblématique : d’une part, une famille de Juifs peu croyants et presque totalement assimilés (cette nuance étant bien expliquée par le père) qui se vivent d’abord souabes (une région dont la beauté et l’art de bien vivre sont justement célébrés - sans parler des génies littéraires (Hölderlin, Schiller, Mörike, Hesse ou philosophiques (Hegel, Schelling)), puis allemands avant tout (le père s'est battu pour son pays, a été blessé deux fois et a reçu la Croix de fer de première classe), n’appréciant pas la thèse sioniste et pratiquant seulement une fois par an (le père est clairement agnostique) ; de l’autre, une famille noble qui ayant fait l’Histoire depuis des siècles pouvaient avoir une autorité et une aura que la scène à l’opéra avec Furtwängler et le président de la République révèle indiscutables.

    Et pourtant, malgré des conditions favorables, le rapprochement entre les deux jeunes amis ne put durer et les deux griffons de la grille des Hohenfels redevinrent vite de symboliques prédateurs. Ce qui éclaire crûment l'inéluctable. Dans l’école même (du côté de l’enseignant Pompetzki ou des camarades arborant la swastika et se montrant de plus en plus agressifs), les signes de l’emprise nazie se multiplièrent y compris aux yeux des plus confiants et c’est dans la bouche de la mère de Conrad que retentit le plus violemment la doxa antisémite.

 

Réunion

 

   Quand Hans part en exil en janvier 1933 ( plus tard, ses parents se suicideront pour éviter le camp d'extermination), date hautement significative, en même temps qu'un poème injurieux de deux de ses camarades, il reçoit une lettre de Conrad : tout en remerciant Hans de l’avoir initié au doute (tragique ironie), il adhère aux thèses d’Hitler et lui fait confiance pour être «parfaitement capable et désireux de choisir, parmi les éléments juifs, entre les bons et les indésirables.»….


 L’épilogue qui raconte ce qu’est devenu le narrateur aux États-Unis réserve une surprise et explique soudain le titre anglais : Reunion.  Il y aura fallu la mort. Héroïque.

 

 

         Ce n'était probablement pas le propos de Fred Uhlman, même si son témoignage indirect rappelle avec pertinence combien la connaissance de l’Histoire récente manquait à ces adolescents trop éloignés du présent («l’école était un temple des humanités dans lequel les Philistins n'avaient jamais encore réussi à introduire leur technologie et leur politique.») comme à des parents victimes d’illusions (n’était pas Victor Klemperer qui voulait). La priorité qui ressort de ce texte émouvant est certes l'exigence mais celle qui doit l'emporter est l'exigence critique de toute une vie dans la transmission culturelle comme dans l'humanisme qui n'est jamais un donné invariable et homogène.

 

Rossini, le 21 novembre 2016

 

 

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