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19 décembre 2016 1 19 /12 /décembre /2016 15:49

 

               Depuis les années 2000, sur votre table de chevet se tient pour toujours l'indispensable Miscellanées de Mr. Schott : vous savez donc ce que cette somme de listes peut avoir de rassurant et de perturbant. Ben Schott ne pouvait se contenter d'un seul chef-d'œuvre. Il vient de s'attaquer à un autre immense chantier où vous pourriez avoir votre mot à dire :

                       SCHOTTENFREUDE

                SCHOTTENFREUDE

                        IL Y A UN MOT POUR TOUT    

 

Avouez ...

  Ne vous est-il jamais arrivé d'éprouver l'envie irrépressible de vérifier si une peinture signalée comme "fraîche " est bel et bien encore fraîche ?  Ou encore, n'êtes - vous pas fréquemment tenté de tâter anxieusement vos poches pour localiser un document vital que vous aviez entre les mains un instant plus tôt ? Si oui, ce livre est pour vous.

 

Un fait universel

    Chacun a au moins une fois dans sa vie éprouvé l’impression de ne pas posséder le mot ou l’expression qui nommerait une sensation ou un sentiment pourtant évident. Non pas que le mot soit sur le bout de la langue mais que, tout simplement, la langue manque de ce mot qui cernerait quelque chose qui attend pour être enfin dit sans approximation ni périphrase.
    Cette lacune dans la langue, Ben Schott a trouvé le moyen de la combler en choisissant la langue qui se prête selon lui le mieux à une sorte de lego bien pratique : l’allemand où il est aisé d’attacher un mot à un autre puis à un autre (autant qu’il en faut) pour cerner l’intuition et abolir l’indéfini.(1)


Apparence


   Voici comment se présente ce beau volume proposé par les Éditions

        du sous-

                    sol


      Sur la page de droite, précédé d’un chiffre, un mot écrit en gothique (Fraktur) sur un fond ressemblant à une portée de partition fantaisiste. Au dessous, une transcription phonétique peu scientifique mais parlante. Puis, en rouge, la définition (en français pour nous) du mot allemand ainsi construit. Pour finir, la traduction mot à mot des pièces qui ont été accrochées ensemble pour donner le mot nouveau qui manquait gravement, ce que Schott appelle dé-composition-du-mot-allemand. (2)


    Ce qui donne pour le premier mot proposé :

                      Herbstlaubtrittvergnügen

    Donner un coup de pied dans un tas de feuilles d’automne.
             Automne-Feuillage-coup de pied-goût


    Sur la page de gauche, trois colonnes (un festival de caractères et de polices (la loupe est souvent utile, notamment pour les sigles qui hiérarchisent les notes en bas de page)) qui accueillent des notices explicatives renvoyant à un grand nombre de livres et de citations, notes donnant lieu elles-mêmes à d’autres citations (ou à d’autres notices) et ainsi de suite quand la nécessité s’impose. Parfois intervient une (indispensable) précision sur le choix du mot. Ainsi pour

                Verschniedlichung,

     il est utile de savoir que Verniedlichung signifie “dénigrement”, mais pour attribuer un diminutif mignon; Schniedel est un mot d’argot pour désigner le membre viril. Il est d'autres aides précieuses : pour 

                    Dielennustagamus

supposé exprimer saisir et éviter convulsivement le regard de personnes qui, par exemple, vous êtes amené à croiser dans un long couloir, il est bon de connaître  que “le nystagmus entraîne des mouvements de l’œil rapides et incontrôlables”. Encore plus ésotérique et générationnel : nous devons 

                       Clashsyndrom

moment de perplexité eu égard à la bienséance quand il n’y a pas moyen de se comporter selon les convenances à une chanson du groupe de musique Clash “Should  I Stay or Should I Go?”.

Un peu d'aide de biographie philosophique est nécessaire pour saisir Zeuxisgelächter le fou rire si prolongé qu'il provoque une douleur physique.

  Certains mots se passent de note, par exemple

                       Schubladenbrief

               La lettre qu’on écrit mais n’envoie jamais,

d’autres peuvent occuper une page entière comme pour la belle  réussite

                       Betttrug

[(Bett (“lit”); Trug (“faux”), Betrug (“fraude” ou “tromper”)], sensation fugace de désorientation quand on se réveille dans un lit inconnu que les Proustiens ne seront pas les seuls à reconnaître.

   Vous rencontrerez des notices plus sobres voire austères  fondées par exemple sur un peu de géométrie (minimale) quand il s'agit de 

                  DREIRKSUNGGLEICHUNG

  Quand le lien noué entre deux amis que vous avez présentés l'un à l'autre vous exclut.

 On pourrait intituler cette séquence "les mésaventures du triangle qui n'a pas que de bons côtés".

 


 Listes

 

     On sait depuis les Miscellanées de Mr Schott que la liste est sa passion, son art, notre plaisir. En ouvrant le livre sous-titré mots allemands pour la condition humaine (rien moins...) nous voilà donc devant une liste de 120 mots qui donnent forcément lieu à des notices explicatives  illustrées par des allusions ou citations empruntées à des poètes, des romanciers, des psychologues connus - ou pas.(3)

 

Revenons au premier mot de la liste,

                        Herbstlaubtrittvergnügen

Donner un coup de pied dans un tas de feuilles d’automne.

ainsi qu'à la première notice qui retient tout de suite l’attention par sa précision et, comme on le vérifiera pour toutes les autres, par son humour:


I Le “coup de pied dans des feuilles, du sable, des galets, etc.” est classé au rang #174 sur l’”échelle des faits plaisants” - ”un auto-inventaire comportemental évaluant la fréquence d’un certain nombre d’actions réputées satisfaisantes et le plaisir subjectif qu’elles procurent”, conçu en 1972 par les psychologues D.J.Mac Phillamy et P.M. Lewinsohn (4).

Parmi les 320 autres faits cités sur cette échelle, l’on compte (4 bis):


#18 Déambuler nu


#26 Respirer de l’air pur


#185 Sentir la présence du Seigneur dans sa vie (4 ter)

 

 On conseillera aux fanatiques de Schott de se jeter sans attendre sur la liste correspondant à

                        Gesprächsgemetzl

         Moments pendant lesquels, sans raison valable, une conversation part à vau-l'eau.

 Sans oublier Bähgriff (Bähgriff) qui donne lieu à une des meilleures listes du livre et explique peut-être le succès du mot begriff en philosophie....

 

 

Quotidien ou le romanesque des sensations et des impressions

 

     Schott nous invite à reconnaître (vous approuvez en les retrouvant) ou connaître  (jusque là vous n’y aviez pas songé) des sensations ou des impressions  qui peuvent être communes ou rares. Ou bien le mot produit une sensation restée latente et vous la révèle ou bien votre impression trouve enfin son expression adéquate.


   Certaines sont bien connues comme le dimanche après-midi et sa dépression ( Sonnstagsleerung construit à partir de la levée des courriers le dimanche - heureux pays, malheureux employés !)) qui parle à tout le monde et rappelle le livre de Robert Benchley ou la chanson de Charlélie Couture à propos de Nancy - même des psychanalyses de renom y ont réfléchi. Également connue est la déception ou la surprise éprouvée devant la taille de la maison de l’enfance ou de la première école, ce qui donne en allemand schottien

               Dreikäsehochregression, le français  préférant les trois pommes aux trois fromages...

   Schott nous rend sensible à toutes les pensées confuses qui nous viennent sans trouver leur juste formulation et qui pourtant enrichissent la journée la plus banale : du réveil (soit la tentative (d’ordinaire vaine) de retrouver l’état d’un rêve une fois éveillé trouvant avec lui la formulation

                   Traumneustartversuch)

au coucher (avec la délicate comédie baptisée (ici de façon misogyne)

                  DORNHÖSCHENSCHLAF

(Feindre de dormir pour échapper à une relation sexuelle non désirée - une sorte de catleyas inversés, osons le catleyawn).

 Ce qui n’exclut pas le plaisir qui ne revient qu’une fois par an que résume le peu digeste

                   EXTRAWURSTTAGSGEFÜHL.

 

      Combien de flashes dans notre journée ! Schott évoque de petits tracas (celui de l’escalator en panne (avec ROLLSCHLEPPE), sans oublier le classique LEERTRETUNG, poser son pied sur une marche qui n'existe pas ou encore PLAUSCHPLAGE le tourment de devoir papoter avec une personne avec laquelle on est en contact chaque jour), des blocages (KÜHLSCHRANKEBLOCKADE contempler, tenaillé par la faim, le réfrigérateur mais ne pas savoir quoi manger - on pourrait oser en français Buridamné), des petits plaisirs, des tentations bénignes (BAGGERSPION, le besoin de jeter un œil à travers les clôtures d'un site en construction), des attirances honteuses, des souvenirs ou des angoisses, des moments d’effroi ou de mélancolie quand ce n’est pas une querelle de couple qui vous met dans l’embarras.

  Que de scénettes quotidiennes qui d'un mot dorénavant passeraient dans la langue ! Zeitungsdünkel la consternation provoquée par des personnes lisant un journal que vous désapprouvez fait aussi songer à notre gêne quand nous sommes aperçus avec un journal d'un bord opposé à nos convictions. Tout aussi fréquent MAHLNEID qui revient à convoiter le plat commandé par votre voisin de table au restaurant. Y compris dans un modeste Restauroute !

 

  L’intime n’est pas délaissé (ainsi le déjà évoqué VERSCHNIEDLICHUNG (il suffit de lire les lettres de Joyce) et POPELPLAISIR (pudiquement défini comme moments intimes de l’entretien de soi (Tati dans PLAY TIME le montrait plus crûment)) devient un peu le paradigme d’actions qui ont droit évidemment à une liste drôlatique.


  Schott va plus loin et pointe certaines faiblesses humaines en ne cachant pas des penchants plus ou moins avouables pour le sale, le désagréable, le morbide.(5)

  Poussant la connaissance de nos abîmes au plus profond, d'un seul mot,  EIGENNAMENHASS, il nous ouvre à un phénomène d'une grande importance qui mériterait un traité :  Être embarrassé, ennuyé, voire détester son nom. Plus largement : qui se reconnaît toujours à l'énoncé de son propre nom?

   Mais ne gâchons pas votre plaisir de la découverte :  à vous de goûter la finesse d'observation de Schott qui parfois offre  des remarques critiques dignes d'Adorno et qui, à force de condensation, rejoint les grands moralistes sans tomber dans la moraline.

 

 

 

                     Si, parfois, on peut regretter le choix du gothique (qui, comme notre Old London donne l’impression de creuser le mot dans le marbre alors que l’intuition avait la légèreté du nuage) et si certains assemblages semblent très artificiels (on songe parfois à un train qui mêlerait wagon de marchandises et Orient Express), tout de même, on ne peut qu’être reconnaissant à Schott pour ce dernier opus. Comment ne pas célébrer l'humour de ses notices, son érudition malicieuse, ses nombreuses réussites (comme AMTSANGST sentiments irrationnels de culpabilité dont souffre l’innocent irréductible), la qualité et l’étendue de ses observations qui prouvent combien notre quotidien est traversé d’intuitions qui attendent - ou pas - une forme : à nous de trouver un mot et pas seulement en allemand ou, au contraire, de préférer l'approximation silencieuse du for intérieur. Sans oublier la réflexion philosophique qu'il inspire et la méditation esthétique qu’il déclenche : ne fait-il pas aussi indirectement l’éloge de la littérature qui nous mène si près de la vérité de la sensation, même si ce n’est pas immédiatement et avec un seul mot?

    Lisons le dernier mot de la série schottienne:

                         Kissenkühllelabsal

                    Kissenkühlelabsal

  le bonheur indicible, le réconfort immédiat, d'un oreiller douillet que Goethe et Proust ont évoqué sans le résumer à un nom.

 

     Magnanime, Schott aura ainsi prouvé qu'il est parfois des mots de trop.

 

Rossini le 25 décembre 2016

 

NOTES

 

(1) Impossible de ne pas renvoyer à Tingo Drôles de mots, drôles de mondes (10/18) d'Adam Jacot de Boinod  qui, sur d'autres bases, livrait une recension aussi précieuse et mériterait bien une chronique.

(2) D'autres langues ont d'authentiques réussites : Schott n'oublie pas le réaliste ENNAMI dans une liste particulièrement brillante. Le mot-valise se révélant  souvent d'une grande efficacité.

(3) Il n'est pas interdit au lecteur de se demander si certaines contraintes oulipiennes ne seraient pas à l'œuvre.

(4) En note, une croix nous attriste : elle porte à notre connaissance la disparition de ce savant dont nous venions à peine de découvrir l'existence. Schott nous doit un nouveau mot pour dire notre sentiment.

      (4 bis) L'ordre n'est pas sans laisser perplexe....En tout cas, la sociologie (du déclin) des religions y gagne certainement.

      (4 ter) Nous laissons au lecteur la joie de découvrir la suite de la note  : y  figurent rien moins que Virgile, Dante, Shelley, Milton (lui même commenté par John Conington (qui aurait mérité une notule)).

(5) On peut toutefois préférer rubbernecking à Schwiegermutterkurvenlangahals : la pulsion morbide de ralentir pour observer un accident de la route. Même si la longueur du mot dit bien la lenteur recherchée.

 

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