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13 juin 2017 2 13 /06 /juin /2017 06:02

 « Je sais combien peu ce qu'on appelle monde me concerne, et comme ce que j'appelle silencieusement le monde, moi, me paraît grand et exaltant. (...) Tout est beaucoup pour moi, même les choses les plus infimes.» (page 173)

 

         Robert Walser qui, après une vie d'errance en Suisse et en Allemagne, entra à l'asile de Waldau (1929/1933) puis à celui de Herisau (jusqu'à sa mort en 1956), est l'auteur d'une des œuvres  les plus singulières du XXème siècle. Parmi des centaines de textes (sans compter les "microgrammes" heureusement décryptés), trois romans, écrits assez tôt, très vite et de façon rapprochée, sont un peu plus connus : Les Enfants Tanner en 1906, Le Commis en 1907 et L'Institut Benjamenta (le titre allemand étant Jakob von Gunten) publié en 1908 et que nous allons tenter de lire. (1) 

 

Un conte ?

 

   «Mon dieu, il m'arrive parfois de ressentir tout mon séjour ici comme un rêve incompréhensible.»

   «Notre enseignement comporte deux parties, l'une théorique, l'autre pratique. mais aujourd'hui encore, ces deux sections m'apparaissent comme un rêve, comme un conte de fées absurde et plein de sens tout à la fois.»

 

    Marthe Robert (qui traduit le texte) le rappelait dans sa préface : W. Benjamin a noté (2) qu'il y avait chez Walser des éléments de conte («Bien entendu, leurs personnages ne sont pas semblables à ceux de Walser,  ils luttent encore pour se libérer de la souffrance. Walser commence là où s'arrêtent les contes.») Formellement, dans L'Institut Benjamenta on retrouve comme une structure malmenée avec des éléments classiques du conte et même une l'allusion à un royaume idéal et, à deux reprises, une comparaison avec les paysans de chez Grimm.

 En dehors du narrateur et de ses camarades comparés aux gnomes des récits populaires, deux personnages semblent orienter l'"aventure" et préparer le héros (Jakob) à des épreuves (la  toute première, prosaïque, ayant trait à ...l'argent) : Benjamenta, le directeur (tour à tour irascible, violent et soudain amical) qui se donne pour une sorte de roi détrôné et fait souvent figure d'ogre (ou de tigre affamé) et Lise, sa sœur, une jeune damela fée bienfaisante, la princesse délicate, la créature supérieure qui parfois fait penser au passage d'un esprit. Son portrait, d'une grande complexité souligne tout à la fois sa beauté, son mystère (« (...) ces yeux paraissent tout à la fois ne rien dire et exprimer l'inexprimable, tant ils donnent l'impression d'être connus et inconnus en même temps»), sa souffrance injuste et les craintes qu'elle fait naître («Ces yeux ! Les regarde-t-on une fois on plonge dans quelque chose de profond, quelque chose qui provoque l'angoisse de l'abîme.» mais encore : «En regardant les joues de mademoiselle Benjamenta, ON PERD L'ENVIE DE VIVRE, ON A LE SENTIMENT QUE LA VIE NE PEUT ÊTRE QU'UN GROUILLEMENT INFERNAL OÙ SE CÔTOIENT LES BRUTALITÉS LES PLUS VILES. Quelque chose d'aussi délicat vous ouvre presque impérieusement des perspectives dures, menaçantes.»)(j'ai souligné)

 

  Dans la première partie, le narrateur héros évoquant son intégration rapporte ce qui se passe dans l'Institut, indique son mode de fonctionnement (de dysfonctionnements plutôt). Sa quête paraît modeste : après s'être adapté aux rites étranges de cet internat il lui faudra trouver un emploi de valet ou de serviteur - disons d'inférieur. Cet internat possédant en principe le Gotha dans sa clientèle (le doute est assez vite permis), il s'agit pour l'impétrant de s'endurcir (de façon stoïcienne, un grand mot) avant d'entrer dans le monde et de se former à l'exigence du renoncement et de la soumission la plus basse. Devant cette quête régressive (au mieux, stagnante), notre horizon d'attente devient vite celui d'une réussite passablement problématique. Au cœur d'un quotidien qui ne réserve guère de surprises le héros semble se diriger vers une quête mineure dont l'objet tient dans les appartements privés de l'Institut qui, finalement, n'auront rien d'exceptionnel ni de magique et se résumeront à deux poissons rouges et un ameublement du dernier bourgeois....

  La narration prend peu à peu une orientation imprévue car les deux dirigeants se rapprochent nettement du héros qui parvient à pénétrer les "secrets" de ce duo (le secret fascine le héros walserien). Les contrôleurs formateurs de cet univers perdent peu à peu de leur aura pour des raisons différentes : Benjamenta, tout en restant parfois menaçant et féroce, veut garder le jeune homme auprès de lui et dès lors lui réserve, malgré les coups violents, un traitement de faveur car il éprouve pour lui une inclination étrange et lui révèle ainsi son point faible - un fruit défendu se glisse entre eux. Lise, baguette blanche en main, l'initie à une sorte de connaissance globale des composantes du monde en lui faisant vivre une expérience unique où le concret et l'abstrait échangent leurs attributs : sous forme allégorique on découvre même des concepts-paysages. Mais toute cette puissante révélation le pousse à embrasser avec ferveur la Nécessité, à «entrer bravement dans l'inévitable.» et à admettre en tout le renoncement et l'abnégation. Une initiation étourdissante qui mène à un contentement réduit à très peu. L'avenir qu'elle lui prédit n'a rien d'exceptionnel. Et la princesse qui n'en était pas une, pleure beaucoup sur son sort (y compris au milieu d'une "leçon") et, surtout, meurt assez vite.

 

   Autrement dit, voilà un emploi bien particulier du conte : la dimension "réaliste" poussée parfois jusqu'au grotesque et d'une rare force critique comme on verra (l'enfermement dans l'inertie, les sévices, l'attente presque sans objet) relève plutôt du roman désenchanteur et définit d'avance la réalité d'un monde sans espoir de salut, dominé par la phrase, le mensonge et la vanité (je souligne) ; d'autre part, nous assistons au déclin (voire à la mort, celle de Lise) des deux figures tutélaires, le héros devenant un surprenant adjuvant pour le soi-disant Maître de ce microcosme léthargique. Qu'on songe à la volonté du nouveau au moment de son installation :«pénétrer le secret des Benjamenta. Les secrets laissent pressentir un enchantement intolérable, ils répandent l'odeur de quelque chose d'indiciblement beau.» Nous en sommes loin.

  Complétons : l'originalité du traitement walserien du conte réside enfin dans la liberté donnée au jeu instable des polarités prises dans des mouvements affolants. Aucune n'y échappe : le chaud / le froid, le propre / le figuré, la nature / la ville, la bonté / la beauté, la culture / l'inculture, la richesse / la pauvreté,  la nouveauté / le répétitif ( ce qu'il recèle - l'analyse en est très fine), la sottise / l'intelligence, le plaisir / le désagrément etc.. Voilà aussi un conte test pour nous, lecteurs.

 

  À la fin, ces lambeaux hantés d'éléments du conte s'achèvent sur un puissant rêve et sur un départ apparemment plein de promesses. Restons-en là pour l'instant et voyons pourquoi ce texte est à ce point complexe. Examinons une difficulté fondatrice.

 

 

L'énoncé

 

  «(...) ce que je ne souhaite pas, tout en le souhaitant malgré tout » (page 64)

 

 «Pour Walser la forme du travail est si peu secondaire que tout ce qu'il a à dire est totalement éclipsé par l'importance de l'acte d'écrire lui-même, on dirait presque que cela est balayé dans l'acte d'écrire » Walter Benjamin (ibid)

 

  Quelques lignes suffisent pour s'en assurer : très tôt, la lecture de Walser se révèle problématique. Pour toutes les raisons possibles : narrative, thématique, générique, “philosophique” (penser ou pas étant un objet cardinal de méditation). Mais ce qui impose le plus (et le plus vite) la sensation d’épreuve de lecture et qui entraîne à sa suite tous les autres aspects, c’est la phrase walserienne.

 Non que sa phrase soit agrammaticale mais, au sein d’un paragraphe, dans la logique attendue, elle bloque la lecture ou, au moins, la surprend et la suspend. A-t-on bien lu? Que penser de ce paragraphe :«Il faut absolument que je fasse encore une frasque aujourd'hui. Autrement je mourrais de joie, je mourrais de rire. Mais Mademoiselle pleure ? Qu'est-ce que cela veut dire? Suis-je fou?»? Et du sourire des femmes qui exprime deux choses à la fois : une habitude niaise et un morceau d'histoire mondiale.»? Le choix que le rédacteur vous laisse est souvent curieux : «Suis-je dans une maison des morts ou dans un palais de célestes délices?» Il lui arrive de remettre en cause ses affirmations : « Je ne me développe pas. J'affirme cela comme ça, en l'air.». Il a de fréquentes hésitations : «Qu'est-ce qui m'arrive? Parfois je me fais un peu peur mais pas longtemps. Non, non, j'ai confiance en moi. Mais n'est-ce pas vraiment comiqueCertains énoncés laissent pantois. Benjamenta le renvoie dans la classe auprès de Kraus. Une sensation s'impose soudain : «Je restai longtemps ainsi, car il y avait quelque chose, un quelque chose que je ne comprenais pas tout à fait. C'était comme si je me retrouvais chez moi. Non, comme si je n'étais pas encore né, comme si je flottais dans un élément d'avant la naissance !

 

 Lire Walser, c’est s'arrêter, revenir en arrière, de quelques lignes, de quelques pages. C’est le relire inévitablement. C’est buter sur une contradiction, se heurter à l’impression d’inconséquence et pas seulement dans les  beaux passages où l’imagination se fait vision (ainsi la foule «où les tramways ressemblent à des voûtes bourrées de mannequins» et «les omnibus clopinent comme de grands coléoptères lourdauds.»). Il est rare que ce qu’on croit acquis le soit longtemps : Jakob ne veut surtout pas voir son frère Johan ? Il le rencontre au moins deux fois. Il est rare qu’une affirmation ne soit pas rectifiée, remise en question. Le chroniqueur pousse très loin l'épanorthose. Pensons aux allusions à Dieu. Pensons à la comparaison avec Crésus qu'il est et n'est pas dans la même page. La palinodie pratiquée à des dizaines de pages de distance ne peut échapper qu'aux étourdis. 

 

  Affirmer est vital chez Walser. Le dire importe autant et peut-être plus que le dit. Oui, il faut le relire mais en sachant que chaque énoncé dans son instantMaintenant, c'est à M. Benjamenta que je pense. Mais je veux penser à autre chose, ou plutôt, je n'ai plus envie de penser du tout.») doit avoir une chance égale dans la nuit. Instant de l'énoncé (du oui gros d'un non, du non cryptant un oui - «Oui, oui, je l'avoue, j'aime bien être opprimé. Certes. Non, pas toujours certes. Que M. Certes disparaissent de ma vue.»), instant de la profération chez des héros qui, comme le note M.-L. Audiberti dans son beau livre (LE PROMENEUR IMMOBILE) «discourent plus qu'ils ne parlent.» 

 

Justesse de Walter Benjamin Dès qu'il prend la plume, c'est l'état d'esprit du desperado qui s'empare de lui ; tout lui paraît désespéré, un flot de paroles se déverse, chaque phrase n'ayant qu'un seul but, faire oublier la précédente.» 

 

 Ce constat, pas plus que les prophéties et les déroutantes chutes de paragraphe (ainsi « Un élève de l'Institut Benjamenta, par exemple, c'est quand il ne sait pas qu'il est sage qu'il l'est. Le sait-il, toute sa grâce et sa sagesse inconscientes sont parties, et il commet une faute quelconque. J'aime bien descendre les escaliers quatre à quatre. Quel verbiage!») - elles mériteraient une étude particulière), ne doit pas décourager, au contraire. Commençons par ce qui paraît à peu près incontestable. 

 

 Journal 

 

  «Un jour je recevrai un coup, l'un de ces coups qui vous anéantissent complètement, et tout sera fini, tout ce chaos, ce désir, cette ignorance, tout cela, cette reconnaissance et cette ingratitude, ces mensonges et ces illusions sur soi-même, ce croire-savoir et ce pourtant-je-ne-sais-jamais-rien. Mais je désire vivre, peu importe comment.» (page 148) 

 

   Ce roman jouant avec des débris du conte emprunte aussi au genre du journal (sans date). Dans ces confidences écrites le soir (parfois avec exaltation ou, vers la fin, avec précipitation) sur la grande table de classe et dont l'énoncé est, comme on a vu, parfois problématique, le narrateur raconte son quotidien dans l’Institut Benjamenta (rejoint au sortir du lycée) qui a perdu de sa bonne réputation (l'ameublement témoigne de lésine et la chambre de Jakob a quelque chose du trou à rats ou de la niche à chien) et dont la clientèle se réduit incontestablement. Nous suivons ainsi les étapes de l'installation du nouveau: il fut rétif à l'entrée (il refusa la chambre qu'on lui avait attribuée ; il s'amusa assez tôt à ne pas respecter certaines interdictions) mais s'adapta à sa manière en se faisant remarquer par les Benjamenta. Il décrit le bizarre fonctionnement de cette "machine" de formation-déformation-conformation qui n'enseigne rien et repose sur un formalisme extrême - coquille produisant du vide.

 

                 

                   

 

 

 

           

 

                    l'Institut Benjamenta (un nom opportun pour dresser les benjamins à vie et de la vie) selon l'analyse de Jakob qui croit pouvoir y apprendre par lui-même...

 

                   Un principe : “ peu, mais à fond”. «Apprendre peu mais toujours rabâcher la même chose!» Apprendre seulement le règlement en vigueur ou lire le manuel intitulé : “Quel est le but de l’école de garçons Benjamenta?” Il n’y a aucune autre matière (il est pourtant question d'un professeur de français, d'histoire naturelle, d'histoire romaine, d'un pasteur) que le cours qui se répète continuellement : “Comment un garçon doit-il se conduire?” Les devoirs sont rares. Accéder à la moindre connaissance est banni. Il arrive au chroniqueur de marquer de l’aigreur : «Nous nous trouvons toujours dans les griffes de fer des innombrables règlements et nous nous livrons toujours à nos répétitions sentencieuses et monotones

                  Sa clientèle  : le directeur soupçonne (à juste titre) de l'insolence dans la déclaration de son "disciple" préféré :« Vous recevez les patrons les plus distingués, des gens qui portent une couronne au revers de leur manteau, des officiers traîneurs de sabres tranchants, des dames dont la traîne s'approche avec un bruissement de vagues ricanantes, des femmes d'un certain âge pourvues d'une fortune énorme, des vieillards qui paient d'un demi-sourire d'un million, des gens de qualité, mais sans esprit, des gens qui roulent en automobile, en un mot, monsieur le Directeur, le monde vient chez vous.»

 

                      Son but déclaré : placer les élèves dans des maisons où ils seront serviteurs, valets ou autres variétés atténuées de l’esclavage. Pour ce faire, il faut les habituer à la soumission «notre honneur consiste tout au plus à être brimé et tenu en tutelle. Être dressé, voilà ce qui est honorable pour nous, c’est clair comme le jour.» Seuls comptent l’obéissance confiante, la dépendance la plus zélée, l’apprentissage de la privation et plus fondamentalement de la perte. Le résultat idéal? «Ce qu’est un élève de l’Institut Benjamenta, je le sais, cela saute aux yeux. Un pareil élève est un brave zéro tout rond, rien de plus.» (je souligne)

 

                  Ses moyens : sous le commandement des deux figures majeures et avec la collaboration d’"enseignants" peu respectés qui dorment la plupart du temps en "cours" (ont-ils oublié leur profession? Font-ils grève? Existent-ils  ?demande même le narrateur) s’effectue, en dehors des longues heures d’oisiveté (la moitié de la journée parfois) et en commençant par un rite d'attente tendue (jugé comique), un dressage du corps paré d’un uniforme (les passages sur nez, bouche (fermée férocement), yeux (dans l’idéal il faudrait les en priver), oreilles sont mémorables de vérité caricaturale) et de l’esprit qui doit savoir attendre, toujours attendre (ce qui n'est pas sans effet : «Ici on attend toujours quelque chose, et finalement cela vous affaiblit. Et d'un autre côté, on s'interdit d'écouter et d'attendre, parce que c'est inadmissible.») L'élève doit s’adapter à l’infériorité et à l’ennui, s’habituer au vide et à ne pas penser, à ne rien espérer tout en restant serein et gai. Le système est d'une rude perversité et sa dénonciation ici d'une grande intelligence : «La loi qui commande, la contrainte qui oblige, et les innombrables règlements impitoyables qui donnent le ton et nous montrent le  chemin : voilà ce qui est grand, et non pas nous autres élèves. Or chacun de nous sent, et moi le premier, que nous ne sommes que de pauvres petits nains sans indépendance, contraints à une obéissance perpétuelle. Et c'est bien ainsi que nous nous conduisons : humblement mais avec une extrême confiance. Nous sommes tous sans exception un peu énergiques, car la médiocrité et la misère dans laquelle nous vivons nous donnent sujet de croire fermement aux quelques conquêtes que nous avons pu faire. Notre foi en nous-mêmes est notre modestie. Si nous ne croyions à rien, nous ne saurions pas que nous sommes insignifiants.»(je souligne) 

Cette éducation passe nécessairement par l’inertie mais aussi, de façon plus surprenante, par l’activité voire la suractivité (leçons de danse, de maintien, de gymnastique dans une théâtralité supposée initier à la vie publique (dans la foule, à l’armée, dans des salons, l’église, partout)) ou tout simplement dans de petites pièces de théâtre. Le chroniqueur ne manque pas d'humour quand il suppose que dans ce cadre, même la sottise se développe...

 

 

   Le diariste évoque aussi ses principaux camarades dont il fait le portrait (physique, moral, intellectuel) détaillé (certains sont extraordinaires) ; il présente à tour de rôle les professeurs visiblement recrutés pour leur intelligence limitée : quelqu'un comme Bur, si génial, n'est pas à sa place dans cet élevage de marmottes. Jakob fait le récit de son (pauvre et rude) "apprentissage" et  rapporte de menus épisodes : il sort souvent dans la ville (notamment pour faire une photo d’identité à mettre dans son CV) et en éprouve un grande volupté  ; il rencontre son frère Johan qui l'enfonce dans sa nullité et complète ainsi son éducation benjamentienne d'abaissement («Reste pauvre et méprisé» «(...) le plus beau, le plus triomphal est d'être un pauvre diable»). Il détaille les étapes de son installation (il croit à un piège au départ), transcrit ses échanges toujours plus fréquents avec Benjamenta et Lise (la violence devenue aveu de faiblesse de l'un ; le déclin visible de l'autre après une initiation à la fois enchantée et désenchantante) et enfin l'effondrement de l'orgueilleux Institut où tout se réduit à rien. Il rapporte quelques-uns de ses rêves dont un, frôlant la folie, jugé par lui terrible, franchement sadique (et assez politique) mais à l'exact opposé des normes et de l'idéal benjamentin qu'il soutient ailleurs : il y agit comme un de ces maîtres qui attendent les purs produits de Benjamenta pour les exploiter ou en abuser. 

 Il revient sur des éléments de son passé (son père et sa mère, l'anecdote du valet Fehlman traitée de façon "politique" mais qui semble paradigmatique au plan psychique), consacre de longs passages à des distinctions (l'insolence du parvenu et la sienne; les variétés de sottise), à des réflexions générales ambitieuses et souvent contradictoires comme on a comprisIl aime à digresser (en reconnaissant son bavardage par pur remplissage comme il l'écrit), il réfléchit beaucoup par antithèses. Il lui arrive de développer ses rêveries : ce qu’il ferait s’il était riche (aucun achat, aucun voyage lointain, des promenades dans le brouillard ou la neige, des rencontres d'infortunés à qui il ferait des dons ou encore des festins orgiaques pour une dépense affolante qui le ruinerait et ferait venir sa mère auprès de lui) ; ce qu'il croit avoir été après l'an 1400 avec ses officiers, un grand capitaine habitué aux pires horreurs mais capable en même temps de générosité avec un traître et d'abandon de tous les avantages que sa victoire lui avait conférés - inutile de souligner un évident complexe de sabotage, un souverain désir d'échec ; ce qu'il ferait en grognard de Napoléon marchant interminablement en pleine Russie et devenant fou à l'évocation de son pays natal mais qui avancerait coûte que coûte parce que «la discipline et la patience militaires auraient fait de moi une masse compacte, solide, impénétrable (...). «Je ne serais plus un homme, mais une petite pièce de la machine travaillant à la grande entreprise» (idéal que reproduisait l'Institut Benjamenta, à sa façon)

 

 Ainsi, dans la même page, Jakob parle d'événements majeurs (à ses yeux) et d'autres, cocasses, singuliers qui pourraient sembler de peu d'importance mais où le réel et le fantasmatique se distinguent à peine, pas plus que le grave du futile et sont fréquemment traversés par des manifestations étranges (le rire) ou des réflexions lancinantes qui se contredisent ou plutôt qui s'ignorent. 

 

   Voilà donc un journal qui révèle une volonté de témoignage (il y a du chroniqueur chez Jakob - il est la bonne et fraîche mémoire de l'Institut comme le lui affirme le directeur Benjamenta) et d'auto-observation : pour quelle raison ? Parce que «depuis qu' [il est] à l'Institut Benjamenta, [il a] déjà  réussi à devenir une énigme pour [lui-même].» 

 

  Ses confidences opèrent ainsi comme un miroir, un miroir brisé, un miroir en train de se briser au fur et à mesure qu'il se construit.

 

 

 Auto-portrait

 

 

     Jakob von Gunten déclare dans son peu réglementaire curriculum vitae «n'espérer rien de la vie» mais reconnaît qu'en lui «une étrange énergie le pousse à connaître la vie à fond» : «J'ai une envie irrésistible de talonner êtres et choses pour qu'ils se révèlent à moi.» On comprend au détour de certains récits qu'il est le benjamin d’une vieille famille de guerriers, jadis, de négociants et de notables aujourd’hui (son père est Grand Conseiller, il a chevaux, voitures, laquais, les murs de sa maison respiraient le tact ; la mère avait une loge au théâtre !).  Il a vécu dans une toute petite capitale provinciale (vingt-huit mille habitants) mais a su se déprendre vite (en huit jours...) de l’attraction de la province et apprendre le goût de la vie urbaine dont il donne un puissant (et contradictoire) aperçu, parlant, là encore, de «l'impression de vivre un conte de fées, où tout serait sens dessus dessous »(je souligne) : selon lui, «la grande ville éduque car la vie y gagne un souffle plus délicieux Dans son tourbillon et son bouillonnement, elle est bien à l'opposé de l'Institut...mais ce n'est pas elle qu'il choisira pour finir. 

 

  Héritier (le mot rejeton revient de façon obsédante) de certaines qualités ancestrales (trop féodales) qu’il veut détourner de façon “moderne”, il a peu de rapports avec ses parents tendrement vénérés (il ne leur écrit jamais (c'est un des différences avec Kraus) car il ne veut pas en dépendre : ils devraient s’habituer à ne plus avoir de fils. On a vu qu'il a un frère Johann (une sorte d'artiste, bien installé, plutôt mondain (son analyse de la mondanité et du goût pour le nouveau est lumineuse), logé et meublé dans le goût des Gunten) aussi froidement réfléchi et calculateur que [lui] et tous les Gunten. Jakob veut renier complètement toute tradition orgueilleuse et rejette, en principe, une vie soumise aux principes héréditaires (dont il garde pourtant grandement la trace, justement, quand il rend visite à son frère). Avocat de la subordination, ses origines en font tout de même un rebelle (il s'intègre mal dans les premiers temps car il demeure vaniteux et fier) ; le directeur Benjamenta devine sa tendance à l'insolence (et même, au moment de son déclin, l'encourage, ce dont il ne se prive pas !) 

  Ses rêves, ses fantasmes révèlent une sourde violence. Il s'avoue parfois capable du pire : il a rossé un des ses "professeurs" et menace de descendre dans la rue pour tuer, anticipant sur les surréalistes (lui semble marqué par Ravachol) ; il est un indompté qui garde de la fierté mais qui ne veut qu’être dompté et soumis et met son honneur à ne pas avoir d'honneur ; il n'a pour fierté que celle d'être un homme ordinaire et, en même temps, il lui semble que dégénérer semble servir à régénérer : «J'ai changé d'orgueil et d'honneur. Comment en suis-je venu si jeune à dégénérer? Mais est-ce là dégénérer? En un sens oui, d'un autre côté c'est une façon de maintenir la race. Disparu, perdu quelque part dans la vie, je resterai peut-être plus vraiment, plus fièrement un von Gunten qu'à dépérir, à me décourager et à me dessécher à la maison, en frappant du doigt sur mon arbre généalogique.» (j'ai souligné)

 On connaît son but fidèlement benjamentien, déclaré à plusieurs reprises, non sans contradiction évidemment : «Les parvenus sont des messieurs, et moi, rejeton de ma race ou je ne sais quoi, je servirai un monsieur de ce genre, un monsieur peut-être arrogant, et je le ferai honnêtement, fidèlement, je serai un serviteur  à qui on peut se fier, solide, absolument sans pensée, absolument indifférent à tout avantage personnel, car ce n'est qu'ainsi, avec une correction absolue, que je pourrai servir quelqu'un, et je constate maintenant que je ressemble à Kraus en cela, et j'en ai presque honte.» Et il le ferait avec gaieté et rougirait de bonheur quand on lui dirait étourdiment merci. Toutefois, il est difficile de ne pas prendre en compte d'autres remarques. Certes, il déclare vouloir être un zéro, jouer les rôles de dixième ordre dans la vie, servir, servir, seulement servir. Et pourtant, l'existence de ce journal, ce vagabondage de la pensée, son comportement irrespectueux, ses provocations, son obsession à garder son sang-froid, son art de la feinte et de la comédie («"Es-tu toujours sincèrement zélé, Jakob" lui demande Lise») prouvent qu'il est loin d'atteindre à la perfection de Kraus, le "saint" sot.

                        Kraus• 

   Ressemblant à première vue à un singe, il est le disciple parfait de l'Institut, l'incarnation de la fidélité, du dévouement désintéressé et discret. Il ne désire que le juste et le bon et ses yeux sont d'une bonté effrayante. Il travaille à perdre toute conscience et œuvre si parfaitement qu'on ne remarque pas son action pourtant irréprochable.

Kraus est la négation de soi poussée à son paroxysme et le parfait représentant de la Loi benjamentienne (il est bien supérieur aux fondateurs, paradoxe typiquement walserien) que Jakob pousse à bout. Avant de quitter l'Institut, Kraus dresse le portrait de Jakob : selon luiil «vit tranquillement et insolemment dans l'impudeur, le défi, l'arrogance, la souriante nonchalance, la raillerie et toutes les inconvenances

    Ce personnage est-il vraiment l'objet d'un éloge ou d'un contre-éloge relevant de la seule caricature? Aucun doute n'est possible : il permet de mieux situer Jakob dont il est à la fois le double idéal et la cible privilégiée. En fait, pour se situer, le mémorialiste de l'Institut a plus besoin des deux pôles de Kraus que de l'autorité déclinante de Benjamenta. 

 

       En Jakob on croit deviner une sorte d'esclave hégelien guidé par une conviction : le faible, l'innocent possèdent une capacité d'affaiblir le fort. Ce que confirme Benjamenta à son sujet : «Oui, tu provoques positivement le laisser-aller, le relâchement, l'abandon de toute dignité.» Sans parler de sa propre remarque sur Kraus :  «(...) l'insignifiance de sa personne a quelque chose d'invisiblement dominateur.»(je souligne)  Il y a dans certaines déclarations de Jakob, sinon un désir d'être Kraus, du moins de prétendre servir comme lui (auto-négation masochiste, selon le principe "qui peut le plus vil peut le meilleur"), et, dans le même mouvement, de le contredire. L'important étant de jouer, en conscience, la comédie de la dépendance.  Toute autorité le fascine (il a besoin de la Loi) et le menace ; toute autorité lui commande un rôle de respect feint et de défi. D'où ses caprices, ses incartades, son irrespect, ses provocations. Comment trouver sa Loi? 

 

 

   S’il ne parle pas souvent de son père et de sa mère (il contemple d'elle une photo précieusement conservée (à un moment capital - il est menacé par l'ogre Benjamenta qui se rabaisse au rang d'adjudant), ils sont, en tant qu'instances, plus que présents dans son psychisme comme le prouvent dans ses réflexions son obsession du patriarcal il y a quelque chose de patriarcal dans [les] semonces de Kraus.» - n'oublions pas que la venue de Jakob dans l'Institut dépend, à l'origine, de la fuite de la perfection étouffante de son père (rien à voir avec la biographie de Walser, au contraire)) et le rêve d'agression violente qu’il a eu au sujet de sa mère dont les colères étaient redoutables. Ses fantasmes de sauvage chef de guerre, maître de l'Europe peu après 1400, ses renvois à la race des seigneurs qu'il veut pourtant abandonner ou détourner, ses accès maniaques de toute-puissance («oh! j'ai parfois l'impression qu'il est en mon pouvoir de jouer à mon gré avec la terre et toutes les choses qui sont dessus.»), comme ses conduites d'échec ou son rapport ambivalent à Benjamenta attestent que dans son rapport au symbolique tout est instable, friable, labile, contradictoirequ'on me jette nu dans une rue glaciale, et peut-être m'imaginerai-je être le bon Dieu tout-puissant »...) et on devine qu'avec l'écriture il joue forcément à qui perd gagne quand les dominants ne savent pas qu'ils jouent à qui gagne perd.

 

 Avec ce rêve d'affirmation (réactive) au cœur de la subordination s'explique mieux la difficulté que propose l'énoncé walserien, cette espèce de tourniquet qui pourrait ne jamais finir. 

 

 

Fin

 

    Au moment où l'Institut est vide (tous les élèves sont partis, ne restent que Jakob et Benjamenta), le roman s'achève en trois temps.  1 - La mort de Lise, 2 - un rêve de grande ampleur qui voit le duo (Benjamenta (devenu chevalier, armure d'un noir scintillant, noble et grave), Jakob, écuyer) arpenter dans un temps condensé les grandes régions de l'Orient (le désert, l'Arabie, l'Inde) - le commencement ; enfin 3 - la décision du départ est prise : ils partiront tous les deux pour le désert («Je verrai s'il n'y a pas moyen de vivre aussi au désert, de respirer, d'être, de vouloir sincèrement le bien et de le faire, de dormir la nuit et de rêver.»). Ce qui s'esquisse alors c'est l'abandon (pour très longtemps) de l'Europe et de sa culture (et sa tendance à l'interprétation). Le risque est mince, paraît-il : un zéro comme Jakob (il se définit ainsi «Et si je me brise et me perds, qu'est-ce qui sera perdu? Un zéro. Moi, individu, je ne suis qu'un zéro.») n'a rien à craindre. Mais cette attente représente fondamentalement un adieu à la pensée (procès commencé très tôt, par éclairs, dans le récit), aux mots, à l'écriture («Mais au diable maintenant la plume ! Au diable la pensée»; «Maintenant je ne veux plus penser à rien.») 

 

    Que veut dire cette expérience du zéro, du vide, du Bien dans le désert? Que signifie cet adieu à l'Institut ? La victoire du héros (Benjamenta ne sera jamais plus qu'un chevalier fantoche) ou la réussite parfaite du système Benjamenta, un reniement de soi absolu au service du fantoche? L'adieu au conte ou un retour à son illusion consolante (exotique voire mystique)?

 

 

         Roman d'apprentissage parfaitement paradoxal empruntant au journal et au conte, passant de la caricature au poème en prose (ou à la vignette de missel), de l'utopie fraternelle à la satire la plus féroce, L'Institut Benjamenta est la traversée douloureuse d'un écrivain qui, malgré un finale louant le silence, n'en aura jamais fini avec la phrase.(3)

 

 

                             

 

                                      «LA COUR EST LÀ, COMME UNE ÉTERNITÉ CARRÉE....» (page 114)

 

 

Rossini, le 5 juillet 2017

 

 

 

NOTES 

 

(1) Un quatrième roman bien plus tardif Le Brigand, écrit au milieu des années vingt, sera publié de façon posthume : dans un article sublime,  W.G.Sebald (in Séjours à la campagne, ACTES SUD) le met plus haut que tout. Trois autres romans ont été perdus ou égarés.

 

(2) Walter Benjamin, Œuvres II folio essais.

 

(3) Sur l'originalité stylistique de Walser qu'une traduction ne peut rendre on consultera le livre de M.-L. Audiberti et l'article de Sebald que nous avons déjà signalés.

 

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