«C'est mortel de voyager avec un convoi ou dans un char à bœufs ! On a beau rouler, Dieu me pardonne, chaque fois qu'on regarde devant soi, la steppe traîne toujours en longueur ; on n'en voit pas la fin ! Ce n'est pas un voyage, c'est un supplice!» (page 134)
En 1888 quand il écrit en un mois cette longue nouvelle, La Steppe, Anton Tchékhov est déjà reconnu pour d'autres textes relevant de ce genre mais il vient de connaître un demi-échec avec Ivanov, sa première pièce. Bien que reprenant un procédé déjà classique cette œuvre (qui doit peut-être à un souvenir d'enfance) représente un défi esthétique : comment faire d'un espace très peu attrayant un acteur majeur ?
Un procédé connu
Un moyen de transport, une odieuse calèche menée par Déniska (vingt ans mais resté enfant) puis, pour quelques étapes, un charriot dans un long convoi. Un trajet assez long de quatre jours (pour un voyage de six au total) : on ne sait pas exactement les villes de départ et d’arrivée, on songe à l’Ukraine (1). Dans la calèche, quelques voyageurs assez typiques : le Père Christophe, vieux curé toujours émerveillé par le monde et arborant un sourire lumineux ; Kouzmitchov, marchand de laine, oncle du jeune “héros” Iégorouchka, orphelin de père, qui part pour aller faire ses études à la ville d’arrivée, peut-être Rostov sur le Don ; beaucoup d’autres dans le deuxième convoi : nombreux seront ceux qui nourriront le récit de récits. Des arrêts dans des auberges ou chez des paysans accueillants, des pauses dans la nature (une sieste généreuse (trois heures) en pleine chaleur, à l’ombre de la calèche, des bains), une messe dans un village, un repas de poissons au bord de l’eau (succulent malgré une hygiène douteuse), une méditation nocturne sur une tombe de marchands assassinés, des rencontres ici et là (un berger sorti de l’Ancien Testament, Constantin l’amoureux fou de bonheur) sur un chemin poussiéreux où tout le monde cherche l’insaisissable Varlamov, le riche propriétaire.
Que fait Tchékhov à partir de ce procédé? Il nous restitue la géographie sociale d'un coin de Russie, peint subtilement un décor uniforme, raconte des climats extrêmes et parvient à rendre le rôle de révélateur de cette steppe qui mérite bien le titre de la nouvelle.
Composition : les étapes du voyage
Conscient de la difficulté de son choix, Tchekhov va s'employer à jouer du rythme narratif et de la variété des objets, des incidents, des personnages qui entrent dans le champ d'attention des voyageurs et du plus jeune d'entre eux en particulier.
Le premier jour, la calèche quitte le village de N., un matin de grand soleil : à midi, une longue pause s’impose à l’ombre de la voiture ; vers le soir, halte dans la sinistre “auberge” de Moïse Moïsséïtch; ensuite, c’est l’entrée dans la nuit (longuement évoquée) pendant laquelle son oncle Kouzmitchov confie l’enfant à des amis : Iégorouchka se retrouve sur le dernier charriot d’un long convoi. C’est sa première nuit dans la steppe.
Le deuxième jour, un dimanche matin, réveil près d’un village ukrainien : le relief a disparu, la route devient très large et le décor est encore plus austère. On approche d’un autre village à l’heure de la messe. On saute dans une rivière, on pêche, on mange poissons et écrevisses. Iego visite l’église puis une boutique de Grand-Russien et, jusqu’au coucher de soleil, le convoi resta à l’arrêt ce qui permet un tableau du crépuscule.
La deuxième nuit est l'occasion des récits et de l’arrivée de Constantin l’amoureux. La nuit avançant, le ciel nocturne s’éclaire peu à peu ; on voit mieux : en route pour le troisième jour. Le convoi découvre un village d’Arméniens, et surtout Varlamov dans toute sa sobre puissance. Rarement vu, toujours recherché, il fascine d'autant mieux tous les habitants de la steppe.
La narration se permet alors une grande ellipse temporelle et narrative qui nous conduit vite vers la troisième nuit pendant laquelle monte une tristesse indéfinissable, sourdement prémonitoire. C’est la nuit terrible de la tornade et de l’orage dont le récit est centré sur le jeune garçon jusqu’à ce que le convoi découvre une isba accueillante : la fièvre saisit Iégorouchka et il comprend soudain qu’il ne rentrera plus à la maison maternelle.
L’orage terminé, on repart au matin du quatrième jour, avant la chaleur. Nouvelle ellipse narrative : la ville de destination, plus moderne (un train, des vapeurs, un débarcadère) est rejointe le soir. Halte dans une grande auberge : Iégorouchka retrouve alors oncle et pope qui soigne le garçon.
Au matin du cinquième jour, petit-déjeuner au caviar. L'enfant va mieux. Avec lui, les deux adultes cherchent et trouvent Nastassia Petrovna qui doit l’héberger tout le temps de ses études. Elle ne réside pas à l'endroit prévu et c'est un quartier excentré qui attend Iégorouchka. La négociation a lieu (dix roubles par mois). Après la soupe du soir, le garçon s'endort sur un coffre. Sa tristesse est immense.
Le lendemain, à l’heure de la séparation définitive, même Ivan Ivanovich Kouzmitchov est ému....
Un regard
Si le narrateur ne rend pas seulement compte de la vision de Iégorouchka (en réalité, il est comme un invisible voyageur qui en sait tout de même beaucoup plus que l'enfant et ne déteste ni l'énoncé gnomique (2) ni la méditation philosophique sur les étoiles ou l'âme des morts), c’est tout de même largement grâce au futur étudiant que nous percevons le plus souvent ce qui se passe en chemin : d'ailleurs, l'orage est entièrement centré sur ses réactions. Au départ, on ressent la peine qui l’accable quand s’éloigne sa ville natale. On le suit dans sa découverte de sensations souvent extrêmes (la chaleur de la steppe est à la limite du supportable, la tornade et l’orage sont effrayants, la fièvre de la dernière nuit peuple son rêve de cauchemars), parfois troublantes (le chant mélancolique de la paysanne aux longues jambes, les incertitudes de la nuit, les histoires de brigands dont il devine que certaines sont inventées ou arrangées) ou exquises (le filet d’eau sorti d’une tige de ciguë, son plongeon dans la pièce d’eau («Puis, pour ne perdre aucun des plaisirs que peut offrir l'eau, Iégorouchka se permit tous les luxes : il se prélassa en faisant la planche, fit voler des éclaboussures, barbota, nagea sur le ventre, sur le côté, à la verticale, enfin fit tout ce qu'il voulut jusqu'au moment où il se sentit fatigué.»), le froid du sol dans une église). On éprouve presque ses brûlures de soleil (la nuque, le cou, le dos), ses accès d'ennui, les assauts parfois cruels de sa mémoire. On vit de l'intérieur son rejet haineux de Dymov (qu'il envie secrètement) et Kiriouschka, sa rencontre avec le pauvre Tite, son étonnement devant Vassia aux pouvoirs presque animaux, sa pitié pour Émilien. On regarde l’immense route du dimanche matin avec ses yeux d’amateur de légendes et c'est encore avec lui qu'on découvre sa ville de destination qui frappe par sa "modernité". Malgré l'accueil de Nastassia Petrovna dominent son sentiment d'abandon et la certitude qu'il ne reverra jamais le pope.
Une certaine Russie
Pareille traversée permet de connaître en passant bien des aspects de la Russie captés avec finesse. Isolons la pause à l'auberge de Moïse Moïsseïtch : tout est suggéré en une allusion (la foire, où un jeune juif vient raconter des histoires en exagérant son accent...), une scène (l'étalage de l'argent qu'on recompte devant des misérables ; l'incompréhension entre Salomon (le frère de Moïse) et le pope), un geste (ainsi l'emphase de Moïse - non dénuée d'un peu admissible stéréotype insinuant), un sourire (celui si étrange de Salomon, celui de la prestigieuse comtesse Dranitski), une chose (la couverture de la femme de Moïse), un mot (valet dans la bouche de Salomon qu'il est commode d'accuser de possession pour réduire la portée de son discours radical).
Ailleurs, les paysans dans les champs sont écrasés par la canicule et comme tenus à distance : même si la paysannerie riche n’est pas absente, être un moujik est le pire des sorts - l'heureux Constantin cherche tout de suite à s’en distinguer : à son avis, l’aisance commence avec trois couples de boeufs et deux ouvriers ; dans la troisième nuit, on comprend que des faucheurs travaillent tard dans la soirée et, s'il le faut, dorment dans la steppe. L’émancipation (très) relative commence avec l’artisanat comme le prouve le destin des frères de Pantéléi ; certaines auberges sont misérables (celle de Moïse Moïsseïtch), les petits marchands de village (dont un Grand-Russien) ne vivent pas dans l’aisance. Il est question d’usines insalubres (la briqueterie du village et sa poussière, plus tard, la fabrique d’allumettes si dangereuse pour la santé des ouvriers). Les progrès en médecine font sourire les plus âgés. Les voleurs de grands et petits chemins ne sont pas rares et ils hantent les conversations. On rencontre un village d'exilés comme les Arméniens. Plus rare dans ce décor est l’apparition de la fascinante comtesse polonaise (son luxe, ses bals) ; plus intrigant encore est le grand propriétaire Varlamov (des milliers d'hectares, cent mille moutons) aussi efficace que peu visible, sinon sous la forme d'un tourbillon. Maître de la steppe, toujours au travail, toujours en alerte, dur sans être injuste, son indépendance fascine : il incarne une sorte d'idéal de force, d'énergie au service d'une rationalité fanatique. Seul Salomon sut un jour le remettre à sa place. Peut-être que la gravure souillée par les chiures de mouches chez son frère l'aubergiste, "Inhumaine indifférence" n'est -elle pas là par hasard....
L’omniprésence de la religion est frappante même si les formes de la foi sont variées et si les traces de schismes anciens affleurent souvent (Pantéléi est vieux-croyant, on parle souvent du Molokan, Salomon passe à tort pour fou). Le moindre détail du quotidien révèle son emprise totale (les interdits, l’obsession du mal, les limites imposées à la connaissance, l'encouragement d'une certaine crédulité). Son fatalisme impose un solide cadre de domination. Malgré la misère et la rudesse des êtres apparaît également une économie de la pitié et de la piété (la nouvelle s'ouvre presque sur des visites à la prison et un échange de dons) qui explique, en parallèle aux froids calculs des marchands, la permanente générosité de beaucoup (le partage de la pêche; le thé offert par le boutiquier; la vieille bossue dans l'isba).
Le principe du voyage “en commun” l’exige et la steppe à elle seule génère des fables, des récits, des chants. Elle fait parler ou fait taire. Quelle que soit sa forme (quasi monologue, dialogue, récit (d’après le narrateur il y aurait une constante en tout Russe (jadis il fut heureux, maintenant il ne peut que se plaindre avec horreur de son présent), chant (celui ensorcelant de la paysanne du hameau, les efforts d'Émilien)), la parole compte beaucoup dans cette nouvelle et elle sert à compléter les beaux portraits (elliptiques ou amples) d’une dizaine de personnages : à travers la couleur d’une voix («il y a des gens dont on peut deviner le degré exact d'intelligence d'après leur voix et leur rire»), les répétitions d’un tel (la vieille de l'isba, le pope), les difficultés d’un autre (les labiales pour Pantéléi, sa façon de manger les syllabes) comme à travers le moralisme étroit du pope ou le lyrisme de Constantin (il n’en revient pas de son bonheur (il est heureux à en être triste)), la parole peut être le meilleur moyen de connaître chacun d’eux. L’échange comme le silence (prémonitoire par exemple de l'ouragan) ou le rire, est pour tous l’expression de leur personnalité profonde : on ne peut qu’admirer à une extrémité le rendu du bavardage de Pantéléi qui n'est que bribes décousues et, à l'autre, le laconisme de Vassia qui sait désigner dans la nuit ce qu’il est le seul à voir. Mais c’est Émilien le roux qui, plus que pour sa grosseur spongieuse sous l’œil droit, est remarquable par son geste permanent de directeur de choeur imaginaire : il compense ainsi un peu la douloureuse perte de sa voix un jour de baignade dans le Donets («Il battit la mesure des deux mains, agita la tête en cadence, ouvrit la bouche, mais sa gorge ne laissa échapper qu'un souffle rauque et indistinct. Il chantait avec ses mains, avec sa tête, avec ses yeux, avec sa bosse même, il chantait avec passion, douloureusement, mais plus il tendait sa poitrine pour en arracher ne serait-ce qu'une seule note, plus son souffle s'amenuisait...»)
La steppe dans tous ses états
«Tout paraissait maintenant infini, pétrifié par l'ennui.»
La traversée a lieu en juillet : si ce qu’on sait de l’automne (aux nuits effrayantes où l'on ne voit rien que les ténèbres, où l'on n'entend rien d'autre que le vent fou qui mugit furieusement) et de l’hiver (ce sont les grands froids et les tempêtes de neige) est plus rapidement rapporté, l’épreuve de la steppe est redoutable en tout temps. Et pourtant, il arrive que narrateur emploie le mot beauté.
Comme le montrent les choix de la composition, le voyage de quatre jours permet une certaine diversité et un rythme qui éloignent le lecteur de l’ennui qui accable le voyageur : tour à tour et sans répétition, nous vivons la steppe aux premiers rayons, en plein midi, au crépuscule rougeoyant, la steppe pendant la nuit mystérieuse et effrayante, la steppe dans la tornade et l’orage violent. Le narrateur souligne les constantes visuelles (le mauve, le violet, le calciné ou encore, le brumeux à certaines heures qui, pendant la nuit cède sa place à l’air transparent, frais et tiède) et, dans le même temps, restitue ce qui pousse le regard à capter le moindre élément nouveau en créant une brève sensation de variété : des crânes ici, une singularité du relief, une ombre de croix, des pierres taillées païennes, quelques mouvements (celui des oiseaux ou d’un moulin qui change de place comme les clochers de Proust, celui d’une esquisse de tornade avec duel de chardons-volants).
Dans certaines lettres Tchékhov s’en flattait : il est indéniable qu’il y a dans son texte une volonté presque encyclopédique. Le narrateur est soucieux de désigner avec précision toutes les formes de relief (de plus en plus rares avec le progrès du convoi), toute la flore (limitée - que d'arbres solitaires!) et toute la faune : tous les animaux sont comme inventoriés (mulots, moutons, sauterelles et insectes stridulants, pluviers, freux (experts en steppe), éperviers, vanneaux, canepetières, émerillons, rolliers, râles (volant bizarrement dans le vent), corbeaux, bécassines (à proximité de l’eau) et même le spliouk, ainsi nommé par les habitants de la steppe). Surtout, le narrateur exprime bien la chance unique de Vassia qui seul peut percevoir les animaux saisis très loin, dans leur élément quand ils ne sont pas dérangés par les hommes.
Le récit qui prend parfois la forme d'un poème en prose manifeste parfaitement les effets de la steppe : globalement, elle est en elle-même ambivalente, faite de beauté et de force, animée (selon un anthropomorphisme facile mais instructif) d’un désir passionné de vivre mais aussi d’angoisse et de tristesse «parce que sa richesse et son pouvoir d’inspiration s’épuisent sans profit pour le reste de l’univers»: don sans fond, elle attend encore son poète.... Creuset de l’excès, elle inspire alors des sentiments contradictoires, ceux de peur, de tristesse, de violence et d’allégresse et on comprend l'insistance mise sur la répétition du mot mélancolie. La steppe agit aussi comme un révélateur de la nature à elle-même.
Elle fait perdre ses repères au voyageur : il y éprouve la sensation d’absence de commencement et de fin de l’espace. L’avancée ressemble parfois à du surplace ou même à de la marche arrière. Le temps s’étire, se fige, une heure paraît un siècle, la pétrification guette à peu près tout. Dans la nuit, par le jeu des ombres, on se trompe sur les formes, on prend l’arbre pour un moine ou un brigand menaçant. Tel hameau semble avoir péri étouffé dans l'air brûlant et s'être desséché. La beauté d’une nuit stellaire (effrayante et enjôleuse) vous fait tourner la tête. Même une nuit avec lune paraît impénétrable, hormis pour Vassia.
La chaleur accablante, étouffante, brûlante (des dos sont écarlates), l’air stagnant (même de nuit) et l’espace réduit à quelques formes identiques (le ciel, la plaine, les collines, l’insondable horizon) produisent de l’uniformité, de l’accablement, de l’engourdissement. La somnolence est un temps combattue de bien des façons mais noyé dans la monotonie de quelques sons, dans l'aveuglante lumière, dans d'assommantes répétitions comment ne pas s'y abandonner?
La sieste s’éternise. Dans la steppe, même un chien perd la force d’aboyer. Bien que légèrement interrompu par les pleurs d'un vanneau solitaire, par le piaillement de bécassines ou par un chant traînant et mélancolique, le silence domine.
Malgré les arrêts et les modestes surprises du voyage la steppe sécrète avant tout de l’ennui parfois presque létal. Ses conséquences sont nombreuses : le bâillement généralisé, la remontée des souvenirs douloureux, le besoin de s’égayer à tout prix, l’abrutissement mais aussi la course folle de Iégorouchka à la poursuite de l'horizon qui fuyait, la joie féroce de Déniska battant des chiens, l’agressivité d’un Dymov (dont l’énergie est inemployée) qui cherche noise à tous (dont notre héros) pour finir par vouloir retourner la violence contre lui-même.
On a compris l'originalité de la dimension épique placée dans un univers souvent stagnant : traverser la steppe relève d’un combat contre les éléments dont les formes sont variées et la dramaturgie bien réglée par l’auteur. Le jour, sous l'interminable violence solaire, c'est le combat au ralenti et ce sont les bouffées d’ennui contre lesquelles les armes défensives sont rares. Le combat nocturne est moins sensible mais bien réel : on lutte contre l'angoisse de la solitude cosmique mais également contre la peur des attaques nocturnes (avec coutelas, de préférence) en racontant des histoires amplement exagérées. Avec l’orage et la tornade de nuit, le froid prend l'avantage, la violence se fait plus directe et le crescendo mène de l’effrayant au sinistre et au maléfique. Dès les premières prémonitions qui les saisissent, les voyageurs devinent qu'ils sont condamnés au pire. Dans les deux cas, le feu agit. À l'inertie du jour s'opposent la virulence des éclairs, le fracas du tonnerre, l'énergie de la tornade. Comme sous la force du sommeil, les yeux (déjà pressés par la poussière) se ferment pour se préserver de l'éclair toujours plus blanc et aveuglant mais seulement pour un bref instant et, quand ils s'ouvrent, c'est pour voir des grossissements d’hallucination et, par moment, jusqu'à l'horizon retrouvé. Le jour de la steppe vous condamne à une sorte de mort lente ; la nuit et ses éclairs semblent vous condamner à brève échéance. Dans tous les cas vous guette, lente ou instantanée, la pétrification : «Peut-être Dieu souhaitait-il voir Iégorouchka, la calèche et les chevaux se pétrifier dans cette touffeur et rester éternellement à la même place?» Par contrecoup, on comprend, le prestige du tourbillonnant Varlamov.
«Iégorouchka sentit qu'avec ces deux hommes, c'était toute sa vie passée qui s'envolait tout jamais en fumée. Épuisé, il se laissa tomber sur un banc et c'est avec des larmes amères qu'il accueillit la nouvelle existence qui commençait pour lui et dont il ignorait tout.
Que serait-elle donc cette vie?»
Ainsi s'achève cette longue nouvelle qui aurait pu être l'ouverture d'un grand roman d'apprentissage. L'épreuve de la steppe aura-t-elle une influence sur le destin de l'enfant qui jusque là se croyait à l'abri de la mort ? Ne sera-t-elle qu'une simple parenthèse vite oubliée? Surtout : Iégorouchka s'émancipera-t-il de toutes les dépendances entraperçues sur la route? Echappera-t-il à la pétrification sociale sans doute moins visible que la pétrification due au soleil de juillet ou à la glace hivernale mais, comme le prouvent La Steppe et tellement d'autres nouvelles de Tchékhov, au moins aussi redoutable sur la durée d'une vie?
Rossini, le 23 juillet 2017
NOTES
(1) Un des personnages distingue bien la Russie de l'Ukraine (page 100). L’éditeur estime que Tchékhov brouille les pistes mais précise que les voyageurs cheminent de l’est à l’ouest.
(2) Parmi une centaine : «Le Russe aime se souvenir, il n'aime pas vivre.»(p 93); «Quand on regarde longtemps la profondeur du ciel sans en détacher les yeux, les pensées et les sentiments se rejoignent inexplicablement dans une sensation de solitude infinie.»(p.95) ; « Une tombe solitaire a quelque chose de mélancolique d'infiniment poétique qui incline à la rêverie.»(p.97) ; «Les vieillards rayonnent toujours au retour de l'église»(p.138) ; «...il se mit à aboyer d'une voix de ténor (comme le font tous les chiens roux).»(p.143) etc....