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6 juillet 2017 4 06 /07 /juillet /2017 10:48

 

« Sur tous les chemins Walser m'a accompagné.»

« Toutefois, la gloire à laquelle cet auteur a accédé post mortem ne saurait être comparée avec celle d'un Benjamin ou d'un Kafka, par exemple. Walser reste une figure unique, inexpliquée.» 

«Chez Walser, une chose toujours chasse l'autre

 

                 Dans Séjours à la campagne (Logis in einem Landaus), W.G. Sebald rend hommage à des écrivains aimés et admirés (Hebel, Keller, Walser) auxquels il a joint Rousseau et Mörike : ils ont en commun d'avoir vécu dans la même aire géographique (celle de Sebald aussi) et d'être passés à côté de la vie, avec une sûreté surprenante. Tous ont été hantés par l'écriture, en particulier Robert Walser qui choisira la tutelle d'un asile pour se libérer de sa servitude. Parmi «les pauvres écrivains prisonniers de leur monde de mots [qui nous] ouvrent parfois des perspectives d'une beauté et d'une intensité que la vie elle-même n'est guère en mesure de [nous] faire connaître», examinons Robert Walser, le Walser de W.G. Sebald. 

 

Comment parler de Robert Walser?

 

     «Comment saurait-on comprendre un auteur qui, harcelé par tant d'ombres menaçantes, répand néanmoins à chaque page la plus agréable des lumières, un auteur qui composait des pièces humoristiques par pur désespoir, qui écrivait presque toujours la même chose sans jamais se répéter, qui en venait à ne plus comprendre ses propres pensées, aiguisées aux détails les plus infimes, qui avait ses deux pieds sur terre et se perdait sans retenue dans des sphères éthérées, dont la prose a la propriété de se dissoudre à la lecture si bien que, quelques heures après on ne se rappelle déjà presque plus les personnages, les événements et les choses dont il était question?»

 

     D’évidence, la question se pose pour tout écrivain mais aux yeux de Sebald elle est beaucoup plus aiguë à son sujet que pour quiconque (même pour Kafka) parce qu’il n’était relié au monde que par un fil des plus ténus et que sans l’apport de Carl Seelig (et quelques autres) il aurait pu disparaître sans laisser de traces d’une vie d’errant qui ne posséda jamais rien, se tint à l’écart de l’Histoire et finit à l’asile. Pour Sebald, ce qu’on sait de Walser (il rappelle quelques faits notoires) tient moins de la biographie que de la légende. Et que dire de cette œuvre qui, plus elle avançait, semblait toujours plus volatile?

 

 La lecture de Sebald n’a rien de théorique ni d’universitaire, elle se refuse à tout systématisme et s’appuie sur une longue familiarité : il évoque sa première lecture dans les années soixante et on comprend que, s’il ne l’a jamais quitté, il l’a toujours lu sans souci d’ordre. Ainsi a-t-il découvert tardivement Le Brigand qu'il tenait en haute estime. Il parcourait Walser comme Walser se promenait. On devine que son intérêt allait plutôt aux œuvres de la “fin” mais que l'ensemble l'attirait toujours. Sa familiarité (entendue comme proximité étrange de et à l'autre) était telle qu’à plusieurs reprises il confie qu’il voit (réellement) Walser (entrant dans Fribourg par exemple) ou voit le Seeland avec ses yeux. Ce qui n'écartait en rien la difficulté d'en parler.

 

  Photos 

 

   Qui fréquente Sebald n’est pas surpris de découvrir dans cet essai des photos qui sont depuis toujours des composantes majeures de son œuvre. Portaits photographiques de Walser, «sept étapes physionomiques très différentes permettant de soupçonner la catastrophe muette qui s’est abattue dans l’intervalle séparant chacun d’eux.» (j'ai souligné) qui lui font immanquablement penser à son grand-père (quand je pense à sa mort que je n'ai jamais acceptée) et provoquent le rappel d’éléments que les surréalistes nommaient “hasard objectif” : l’un concerne une rencontre  entre Le Brigand et un passage de sa grande œuvre Les Émigrants dont il dégage la profondeur de l'écho («J'ai toujours tenté dans mon travail de rendre hommage à ceux par qui j'étais attiré, de mettre pour ainsi dit chapeau bas devant eux en empruntant une belle image ou quelque formule particulière , mais c'est autre chose de faire un signe à un collègue qui s'en est allé, et c'en est une autre d'avoir le sentiment que l'on vous en a dressé un, depuis l'autre rive.»)(je souligne) ; l’autre touche le premier texte qu’il lut de Walser, Kleist à Thoune (point de départ de ses excursions dans l'œuvre de Walser) et qui, relié à Keller en même temps qu’à une photo d’une maison où séjourna Kleist en 1802 (il y écrivit son drame sur la folie avant de devoir se rendre, lui-même malade, à Berne, pour y être soigné par le Dr Wyttenbach) renforce sa conviction :«Depuis, j’ai lentement compris que tout est lié par-delà les époques et l’espace, la vie de l’écrivain prussien Kleist et celle du prosateur suisse qui dit avoir été l’employé d’une société de brasserie par actions à Thoune, l’écho d’un coup de pistolet sur le Wannsee et le regard par une fenêtre de l’asile d’Herisau, les promenades de Walser et mes propres excursions, les dates de naissance et les dates de décès, le bonheur et le malheur, l’histoire naturelle et celle de notre industrie, celle de notre pays et celle de l’exil.» (j'ai souligné)

    La dernière photo (aéronef imposant une espèce de calligraphie) condense tout ce que Sebald devine de l’aspiration profonde de l'écrivain : «Walser espérait certainement à cette époque que les ombres assombrissant dès l’origine son existence, et dont il sent très tôt grandir la menace, pourraient être conjurées par l’écriture, par la transformation de la pesanteur en une entité presque impondérable. Son idéal était de vraince la gravitation

 

 

Écriture, style

    

 

   Sans recourir au cliché romantique, Sebald est persuadé que Walser a vécu à la limite de la souffrance («et fréquemment, je pense, au-delà») son rapport à l'écriture notamment à partir du milieu de sa vie : il écrivait sans s’arrêter pendant des heures et sa tâche ressemblait à une corvée. Sebald : «Il parle de prison d’écriture, de cachot, de plombs et du danger qui le guette de perdre tout reste de bon sens à force de s’escrimer ainsi.(…) Ce travail, ajoute-t-il, ne le rend ni heureux ni malheureux mais il a souvent le sentiment qu’il le mène à la mort.» Et pourtant avec un courage exceptionnel il continua longtemps à écrire par peur du déclassement et de l’indigence et Sebald, non sans audace, interprète son renoncement comme une réponse au nazisme et considère les “microgrammes” comme un «exercice préparatoire à la vie en clandestinité.» autant qu’un exercice d’auto-effacement au moyen d’«archives d’une véritable émigration intérieure.»

 

  Avant cette période ultime de Walser où les souvenirs et les éléments “réalistes” ont peu à peu disparu, ses premières manières d'écrire amènent déjà Sebald à d’éclairantes remarques : tout en cherchant à «être un voyant petit» et allant vite et sans rature au bout de chaque œuvre Walser, à l'instar des artistes du Jugendstil, se perd dans l’arabesque et la digression (revendiquée, par exemple, dans JAKOB VON GUNTEN et vitale (par peur d'en finir)) avec une langue que Sebald cerne admirablement (constructions participiales excentriques, néologismes, bizarreries, régionalismes) et défend face au lecteur pressé qui se précipiterait vers la facile explication pathologique…. Dans une page d’une incroyable tension, Sebald salue l’attention de Walser à l’insignifiant, la cendre, la plume, le crayon et l'allumette qui sont «les instruments de torture de l'auteur ou plus exactement, elles sont ce dont il a besoin pour organiser sa propre crémation et ce qui reste quand le feu est consumé

  Avec le temps, le pouvoir d’évanouissement des scènes et des personnages qui n'ont pas même la durée d’une vie de papillon s’accroît et c’est la parenté profonde avec Gogol (avec le truchement de Nabokov) qui retient Sebald dans un des passages les plus sombres (1) et les plus puissants de son essai : «(...) de même Gogol et Walser sont pour finir difficilement reconnaissables au milieu d'une multitude de leurs créatures, et ils le sont encore moins sur le fond sombre de la maladie qui se profile. En écrivant, ils ont accompli leur dépersonnalisation, en écrivant ils se sont coupés du passé. Leur état idéal est l'amnésie pure et simple.» (2)

 

 

Pathologie

 

       «Je ne parviens pas à me faire à l’idée que les textes du Territoire du crayon reflètent par l’intrication de leur aspect extérieur et de leur contenu la dégradation psychique de leur auteur.» 

   Sebald ne nie pas l’évidence et reconnaît des symptômes d’une écriture pathologique mais son regard sur Le BrigandS’il est un livre qui a été écrit sur le fil du rasoir, c’est bien le roman Le Brigand», «l’œuvre la plus osée et la plus sensée de Walser») témoigne d’une connaissance empathique absolument extraordinaire tournée vers un texte qui selon lui ne se rencontre nulle part ailleurs dans la littérature avec une telle compréhension du trouble mental. Sebald examine l’originalité du narrateur «qui est à la fois ami, avocat, tuteur, surveillant et ange gardien du héros menacé et presque brisé» et qui joue aussi au commentateur avec une distance ironique. Et ce que Sebald salue c'est la lucidité de Walser en politique et en art mais surtout dans la connaissance qu'il a eue de lui-même  : «(...) et je pense qu'en écrivant Le Brigand, il a plus d'une fois fait l'expérience que c'était précisément le danger de l'aliénation mentale qui lui permettait de développer une acuité d'observation impossible pour qui jouit d'une pleine santé. Il applique cette esthésie particulière non seulement à l'épreuve qu'il traverse mais aussi à d'autres marginaux, exclus et réprouvés, auxquels est lié son autre moi, le brigand. Son sort particulier est ce qui lui importe le moins.»

 

En souvenir de Robert Walser

 

    Ce très grand texte de Sebald, inséparable de ses œuvres majeures et leur empruntant la même logique singulière est le témoignage d’une admiration fascinée et d’une familiarité rare entre deux écrivains. Familiarité obtenue grâce à des lectures fréquentes et désordonnées, familiarité qui prouve, malgré la distance temporelle (mais tout est lié) une proximité radicale faite d’éléments qui parlent profondément de l’essayiste à la colère douloureuse irriguée en acharnement méticuleux et constructions patientes et savantes. On l’a vu avec la cendre. Pensons à la neige et au froid qui rapprochent la mort de Walser et celle du grand-père de Sebald et qui tient lieu de chute à son essai grâce à un souvenir de lecture de l'indispensable Nabokov (3), «tandis que le Mioche perdu que je continuais à envier grandement bien qu’il fût en fâcheuse posture, était entraîné vers un abîme de froid glacial et d’étoiles.»(j'ai souligné)

 

Une leçon de lecture - sans leçon.

 

 

 

Rossini, le 11 juillet 2017

 

NOTE

(1) On sera attentif au secret que Sebald définit.

(2) Pour le dire vite, Sebald est l'écrivain de la mémoire et du Temps.

(2) Extrait de Autres rivages. Autobiographie, Gallimard.

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