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6 janvier 2014 1 06 /01 /janvier /2014 06:43


 

"Quelle idée dramatique! La vie est plus simple que ça."(page 52)

 

 

 

 

 MENDIANTS ET ORGUEILLEUX publié en 1955 passe pour le chef-d’œuvre d’Albert Cossery qui, né au Caire en 1913, vint définitivement résider à Paris, dans une chambre de l’hôtel La Louisiane, rue de Seine. Auteur de sept romans et d'un recueil de nouvelles, il vécut selon une forme de sagesse qui imprègne ce roman largement connu dans le monde entier.

 

UN DÉCOR

 

  Aujourd'hui (ou hier) la mère de Yéghen n'est pas morte.

 

 L’Égypte des années quarante ou cinquante après la bombe et avant Nasser. Une ville grouillante de monde avec un quartier européen et des quartiers populaires souvent d’une extrême pauvreté:"une foule bigarrée et insouciante", des tramways cahotants, des venelles incertaines, des cahutes branlantes, des marchés bruyants, des cafés à palabres, de la chaleur, de la poussière, des milans qui fouillent la pourriture, de la crasse comme dans cette pâtisserie sordide, lieu de rendez-vous de Samir et de Noure El Dine. Des ramasseurs de mégots, des chiens faméliques, des bordels pouilleux, une enfant de six ans qui exhibe son sexe, des quartiers mal famés où l’on ne craint personne et surtout pas la police qui pourtant a l’habitude de torturer.



POLICIER?


  Le Caire. De petits trafics de drogue. Une escroquerie à l’héroïne. Des vols. Un crime, disons, gratuit, si ce mot a un sens. Une jeune prostituée est étranglée. Un officier de police est chargé de trouver l'assassin. Un homme s’accuse mais personne ne le croit. L'enquête est proche de s’achever dans un débat entre quatre hommes au café des Miroirs, le bien nommé.  

  Telle est l’apparence d'intrigue d'un livre unique qui en croise beaucoup d'autres et où le policier est saisi d’une étrange faiblesse. Il voit l’énigme se déplacer au point de devenir pour lui l'occasion  d'une enquête sur lui-même qui finira en une quête : saisi de doute, il cherche la paix....
   

DES PORTRAITS

  Parmi des personnages attachants comme la mère de Yéghen, la maquerelle Set Amina, la femme virile jalouse de son homme-tronc ou "le marchand d’onguents et fioles contenant des élixirs contre l’impuissance et la stérilité”, apparaissent des figures qui retiennent voire fascinent. Ainsi le policier Noure El Dine amateur de beaux jeunes gens comme Samir qui pourtant le hait et prétend qu’il veut assassiner un jour son père parce qu'il se contente d’une vie confortable et ambitieuse. L’homme de la loi
ne connaît dans son métier qu’amertume et déceptions et sent en lui que tout se désagrège:son autorité lui semble vaine et il croit devoir affronter une maladie mortelle, le parasitage de sa morale rigide. 

 

  Moins torturé, voici El Kordi, l’employé d'un ministère qui rêve de révolution, mais qui n’est qu’un comédien dans toutes les causes privées ou publiques qu'il épouse, à commencer par la politique:il n’a que mépris pour le peuple qu’il prétend libérer. Mythomane, il (se) ment tout le temps: il s'accuse du crime pour plaire à sa maîtresse, veut voler pour elle mais l'oublie dès que le parfum d'une autre l'enivre...


  Plus riche est le portrait de Yéghen, poète populaire à la laideur extrême, amoureux d’une quasi-inconnue, fournisseur de drogue, dépendant parfois de sa mère (dont la vie routinière lui fait horreur) et pensionnaire régulier des prisons du roi.

 

  Enfin, Gohar, figure centrale du roman qui a depuis longtemps quitté son métier d'enseignant en université (histoire et littérature) et fuit le quartier européen trop bourgeois pour vivre au jour le jour comme un mendiant qui n'a besoin que de haschich et d'amis pour connaître le bonheur. Sa chambre? "Le dénuement de cette chambre avait pour Gohar la beauté de l'insaisisssable, il y respirait un air d'optimisme et de liberté. La plupart des meubles et des objets usuels outrageaient sa vue, car ils ne pouvaient offrir aucun aliment à son besoin de fantaisie humaine. Seuls les êtres, dans leurs folies innombrables, avaient le don de le divertir."

 

UN ART DE VIVRE 


  Si ces personnages  forment un quatuor de figures bien vivantes et singulières, ils incarnent tout de même des valeurs, des options qui servent, dans leurs confrontations, à l’expression d’une sagesse qui dépend clairement de la voix du narrateur. Ils disent à leur façon un chemin, des voies de traverses ou des étapes vers la paix et la joie.


 Grossièrement dit une ligne de partage passe entre le duo Yéghen et Gohar et entre El Kordi et le policier Nour El Dine. Ils sont tous orientaux mais les derniers sont plutôt du côté du Mal, du progrès, de la technique, de l’exploitation de l’homme par l’homme. De la maladie. Au départ du moins.


 On peut s’étonner de nous voir placer El Khordi aux côtés du policier. Il est l’instable, l’inconstant, le velléitaire: il rêve de révolution et voudrait en être l’agent mobilisateur. En réalité il n’a que mépris pour ce peuple miséreux et ne songe qu’à lui-même, qu’à son image, à sa réputation. Le roman est  plus satirique quand il s’agit de lui, de ses tentations de vol, et surtout d’auto-accusation. Et comme le policier il "s'imaginait que la dignité était seulement l'apanage du malheur et du désespoir."


 Celui qui représente la norme sociale bourgeoise et la Loi c’est l’inspecteur Nour El Dine. Où El Khordi est un agité superficiel, tout en frivolité, l'enquêteur est un homme toujours plus divisé et penché sur son gouffre intime. Devenu amer, il doute de son métier et de son rôle social.
Peu à peu il se sent aspiré par ceux qui vivent de rien et tranquillement tandis que lui-même dans ses amours malheureuses avec Samir n’a qu’affaire à la haine. La justice ne lui paraît pas vraiment juste et son cas existentiel peu à peu l’emporte sur la répression d'un surmoi largement miné. Alors que son devoir jusqu’alors était sacré, il ressent durement la différence entre son être-pour-le-plaisir qui réclame son dû de joie et sa fonction, son “métier de dupe” : il se voit grotesque, dérisoire, inutile. Il se "sent malade de dégoût et presque moribond". Jusque-là, il croyait que le malheur était nécessairement lié à l’existence et jugeait les heureux comme des lâches. On saisit son incompréhension et son vertige devant les mendiants orgueilleux qu'il rencontre à longueur de journée et, de plus en plus, au cours de son enquête. Ce qu'il tenait pour de la pourriture ou de la maladie sociale qu'il fallait soigner à coups de lois et de répression paraît monter en lui et être sécrété par son fâcheux choix de vie d'esclave volontaire. El Kordi est comédien. Nour El Dine se devine soudain marionnette construite par une fausse éducation (une éducation du/au faux) et par un conformisme étouffant.. 

  
   En face de ces représentants des "salauds", Yéghen le créateur, le poète populaire et, en même temps, le disciple d’un maître vénéré, Gohan, pour lequel il est prêt au martyre. Ils sont l’un et l’autre les acteurs d’une révolution individuelle:celle de Gohar vient du choix du dénuement après sa prise de conscience de l’ineptie de son enseignement; celle de Yéghen, plus agitée, dépendant tout de même de l’influence qu’exerce le maître sur le disciple. Rien ne peut le défaire de la joie:ni sa laideur (qui renvoie sans doute à des personnages de la mythologie et de la culture égyptiennes) ni ses nombreux séjours en prison:si Gohar ne fait pratiquement rien, Yéghen écrit, court, trafique, balance peut-être à la police et, véritable force de la nature, il fait montre d'une capacité d'adaptation étonnante. Diabolique, il rebondit toujours et toujours avec générosité. Rejetant l'idée même de dignité, il ne voit de dignité que dans le seul fait de vivre. Jamais il ne connaît de  torture de l'esprit ni de remords de conscience. Le narrateur parle justement  d'"optimisme féroce."....

 

DE LA RÉSISTANCE

 

   "La misère grouillante qui l'environnait n'avait rien de tragique; elle semblait receler en elle une mystérieuse opulence, les trésors d'une richesse inouïe et insoupçonnée. Une prodigieuse insouciance semblait présider au destin de cette foule; toutes les abjections revêtaient ici un caractère d'innocence et de pureté."


  Tel est l’enjeu évident du livre. Résistance à quoi et de qui? Des indigènes (le mot revient souvent) contre l’Europe, son mode de vie, son mode de pensée, sa morale. Le système occidental croit introduire du progrès et de l’ordre alors qu’il installe le chaos, la tristesse, l’exploitation. Par la diffusion de valeurs contre-nature, de progrès techniques conditionnants qui multiplient les écrans entre les êtres et entre chacun et le réel tout proche-fût-il sordide.
Dans ces pages l’image du poison est insistante. Le narrateur dit clairement que c'étaient les lectures occidentales qui avaient faussé l'esprit d'El Kordi....
  Nos personnages circulent au milieu de la foule certes montrée comme amorphe, crasseuse, miséreuse, mais libre, joyeuse, frivole, jamais à court d’une espièglerie et d'une anecdote amusante et exemplaire. La dimension politique de l'épisode de l'âne Barghout est éloquente.
 Si l’occidental et ses alliés indigènes sont malfaisants c’est qu’ils se prennent au sérieux et qu’ils veulent priver les pauvres de leur privation (ontologique) et de leur liberté fondamentale qui repose sur la simplicité. Le colon (au sens large, celui qui colonise la vie des autres) et ses affidés défendent une (fausse) " réalité faite de préjugés […], un cauchemar inventé par les hommes” contre la vraie réalité “souriante” et simple.

 

 

     

       Ce roman est un hymne à la joie de vivre (de peu) et à l’authentique opulence des pauvres, une longue protestation contre le mensonge (on comprend mieux l'importance d'El Khordi), contre le faux honneur, la culpabilisation, le fallacieux, l’accumulation des objets et des signes d’un supposé bien-être. Se moquer de tout, ne dépendre de rien ou de presque rien, telle serait la clé du bonheur selon Gohar qui est le porte-voix du narrateur.

 

 

  C'est ce que comprend sur le tard Nour El Dine au cours de son enquête : sa visite chez Gohar "ce néant savamment organisé" le poussera à tout abandonner de ses illusions et à adhérer à la sagesse de l'assassin. Lui qui croyait "à l'existence du gouvernement et aux discours prononcés par les ministres, [qui avait] une foi aveugle dans les institutions du monde civilisé", le voilà avide de dénuement, d'abandon à la rue, au hasard, aux rencontres, à la poussière. "Gohar avait sans doute raison. Vivre en mendiant, c'etait suivre la voie de la sagesse. Une vie à l'état primitif, sans contrainte. Nour El Dine rêva à ce que serait la douceur d'être un  mendiant, libre et orgueilleux, n'ayant rien à perdre." Il sera mendiant sans être vraiment capable d'orgueil, cet orgueil ne conférant une dignité qu'aux va-nu-pieds qui comme Yéghen n'en ont que faire..


  Comme Gohar, il pourra dormir sur des journaux enfin jamais lus qui n'auront servi que l'écume de l'actualité. Abandonnant tout sans rien perdre, il gagne sa part d'éternité.

 

 À l'instar du principe de sa sagesse, ce roman a le charme de la simplicité, ce n'est pas dire la facilité malgré un manichéisme évident. Il sonne étrangement à notre époque comme il devait le faire déjà dans les années 50 où cette résistance par le dénuement et la docte ignorance recrutait peu d'adeptes ou d'alliés. On penchait plus alors du côté de Marx que de son gendre. On comprend l'admiration d'un Miller pour Cossery et le succès durable d'un roman qui séduisit le courant hippie.

 

  On note tout de même que dans cette "révolution" individualiste la paix a besoin du hashisch et qu'un manque radical profond demeure en Gohar (le paradis syrien en est la forme mythologique). En outre, dans cet univers célébré avec nonchalance et avec un lexique hyperbolique solidement ancré dans une dimension religieuse, la misogynie ne se cache pas:on constate qu'un crime perpétré sur une femme passe pour sans importance.

 

  Malgré son indiscutable dimension discursive (paradoxale) et discrètement prosélyte, ce roman du bonheur raconté avec fluidité a aussi le tact de ne pas cacher ses propres illusions.

 

 

 Rossini le 11 janvier 2014

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commentaires

S
Un très bel article !
Répondre
A
Merci à vous.