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20 juillet 2013 6 20 /07 /juillet /2013 06:08

 

 

"Putains d'intellos à deux balles."(page 144)

 

 

"Mais vous faites quoi au juste avec ces bébés?" (page 110)


 

"Les mots ne leur rendraient pas justice."(page 13)

 

                                           •••

 

  Depuis bien longtemps, l'analyste et le policier ont été rapprochés, Freud et Holmes font bon ménage et Kellerman leur a donné une postérité américaine. En philosophie, Derrida jouant sur son nom  aimait présenter sa chasse philosophique en terme de flair et parlait en limier déconstructeur. Il fallait trouver une place à Saussure, à Jakobson, à Searle ou à Austin ou encore à Folany. C'est chose faite avec David Carkeet, une autre des belles découvertes de ce grand prospecteur qu'est MONSIEUR TOUSSAINT LOUVERTURE.


 

Du classique


    Carkeet nous propose un espace circulaire et clos situé au sud de l’Indiana, dans le comté de Kinsey: l’institut Wabash. Dans une tour (un cylindre de sept niveaux), au sixième étage, huit bureaux encadrent une crèche de soixante-quinze enfants âgés de six mois à cinq ans qui sert de champ d’observations aux linguistes cherchant à étudier l’acquisition du langage, "des premiers balbutiements jusqu’à une maîtrise plus aboutie de la langue.” Jadis la Petite Wabash consacrait ses travaux aux chimpanzés:désormais la grande Wabash est vouée aux petits de l’homme. Entre les deux, le pont baptisé symboliquement pont de Darwin où il se passera beaucoup de choses.
  On a demandé à Jeremy Cook (spécialiste des idiophénomènes(1)) de faire visiter l’Institut à un journaliste nommé Philpot (qui méritait mieux si l'on en croit son prénom...). Un novice, un guide qui passe tout en revue (décor et collègues): l’entrée du lecteur dans un espace qui comptera beaucoup au cours de l’intrigue est ainsi heureusement menée.
 Un des chercheurs, Arthur Stiph (le rigide somnolent) est assassiné:on trouve son cadavre dans le bureau et le fauteuil de Cook, avec le crâne rasé. Stiph, l'homme qui voulait plaire à tous.

 Comme il se doit l’enquête aura deux limiers assez différents : l’officiel, Leaf, gras du bide, peu respectueux de la loi, passionné par son métier et suspectant longtemps Cook qu’il apprécie pourtant beaucoup. L’autre, enquêteur amateur mais plus subtil, Cook lui-même, qui se sert de son intelligence et de ses connaissances linguistiques pour examiner toutes les hypothèses possibles.

 Avec des rebondissements (dont un suicide et un autre meurtre, celui du journaliste Philpot, sans oublier une sorte de suicide d'un fauteuil...), l’assassin (à l’intelligence plus éveillée que ne le suppose lecteur et enquêteurs) sera identifié et, là encore, très classiquement, façon Christie, la scène d’arrestation aura comme décor le lieu central de l’Institut:elle sera suivie de l’explication traditionnelle des éléments qui poussèrent Cook dans les bras de la vérité et de la belle Paula...

 

 

ORIGINALITÉ


 

 

  Sur ces bases solides, Carkeet apporte quelques nouveautés au genre de l’enquête en lieu presque clos. Paula Nouvelles la bien nommée, venue de Californie, introduisant quelques éléments extérieurs.

 Le milieu local (passablement réactionnaire) est parfaitement restitué avec un beau passage sur le petit-déjeuner annuel du Rotary (“Prières et Pancakes”) et la conférence d’un ancien basketteur qui ne doit pas franchir souvent le pont Darwin, sinon dans un seul sens.
 Les contraintes bureaucratiques sont drôlement mises en scène avec en particulier les éléments d'une demande subvention. Les portraits des collègues suspects sont assez riches et les rapports de pouvoir démontés avec finesse (2). L’écoute du langage de l’autre, ses intonations, ce qui lui échappe, ce qui fait sens avant le sens, tout est observé avec ironie (3). Les défenses des linguistes sont solides et il faut avoir l’ouïe fine pour deviner ce qui se dit involontairement. D’autant que le narrateur aime à nous faire des signes comme avec cette histoire insistante de toilettes ou ces W omniprésents (et obnubilants) et ses méditations sur le nom propre (sans compter les détournements d'Adam Aaskhugh qui ne respecte pas les noms et prénoms au point de prononcer à l'allemande (Wachtmeister) celui de Wach que tout le monde nomme "ouatch"(un peu comme watch, si vous voulez, la montre et... le regard - panoptique, si vous voulez encore)).
 L’intrigue nous fait pénétrer dans le domaine des recherches de la première victime, Stiph, spécialiste de la contre-amitié qui lui faisait établir de curieux diagrammes péremptoires. Son désir étant, comme on a vu, de plaire et d’être l’ami de tous. C'est un peu aussi le souci de Cook (et non Crook comme le dit une fois Leaf) qui fut blessé de s'entendre appelé "parfait trou-du-cul."


 Évidemment l’originalité du livre se situe dans l’enquête linguistique qui aurait plu à Fonagy:Cook suit depuis peu le fils d’un collègue, Woeps, un bambin nommé Wally (tiens, encore un double double W...) qui prononce régulièrement le désormais célèbre m’boui tantôt ascendant (pour le plaisir), tantôt descendant (pour le rejet), ce qui a une valeur qu’il faut établir et qui servira à résoudre l’enquête puisque l’enfant était présent au moment le plus vif de l’affaire….Non loin "d'un grand bidule avec des rouages qui ressemblait à une montre géante dont le fond aurait été retiré".

    Voilà une belle machine impeccablement construite (4) en forme de livre distrayant et instructif, l’essence même du classique.  Avec sa Plymouth Valiant, son rata bourratif, ses doutes sur lui-même, ses réflexions désabusées, sa susceptibilité à l’expression trou-du-cul, son héros Cook est attachant et il est plus aimé qu’il ne le croit:les explications qu’il donne sur les moyens peu orthodoxes de sa découverte (par exemple, les effets conjugués de l'alcool et de la mémoire) nous évitent les rodomontades du perspicace mais insupportable Poirot.

  Toutefois, ce roman qui se finit bien laisse un peu perplexe pour au moins deux raisons. D’une part Cook reconnaît que les études sur les nourrissons correspondent clairement à un interêt de la Défense : et quand on sait que l’institut Wabash a hérité des locaux d’une ancienne maison de correction à la forme du célèbre panoptique de Bentham on se demande s’il y a lieu de partager l’euphorie finale. D’autant que le rire de Paula (soudain libérée) éclate (un peu trop) souvent.

 

  À la lecture de ce livre drôle et subtil (pensons au rire d'Orffmann, pensons aux affects qui guident des adultes assez peu éloignés des  bambins qu'ils étudient), plutôt que d'entonner le primal m'boui (ascendant, évidemment), contentons-nous, double négation oblige, d'un refrain qui ne devait pas trop se chanter alors dans le comté de Kinsey :


      I can't get no satisfaction...

 

 

 

 

 

 

 

Rossini, le 25 juillet 2013

 

 

NOTES

 

(1) "Ce sont les dispositifs linguistiques que les enfants développent d'eux-mêmes, sans s'inspirer du monde adulte. Il peut s'agir de simples énoncés aux significations invariables comme le beu (...), jusqu'à des modulations bien plus personnelles qui n'appartiennent qu'à l'enfant qui les énonce."

 

 

(2) Tous les lecteurs ont songé aux premiers livres de Lodge.


 

(3) Avec, pointée par Laura, cette contradiction due à l'alcool: "Tu les as avertis que tu les écoutais tous très attentivement, et ce depuis déjà un certain temps, et ensuite tu t'es mis à brailler certaines des phrases dont nous avions discuté ensemble; à titre d'exemple pour que chacun réfléchisse, mais tu n'as pas vraiment expliqué, et ils étaient décontenancés. Après quoi tu t'es totalement contredit, en affirmant qu'il était impossible de faire attention aux intonations des gens, car la langue avait évolué vers la communication et se prêtait difficilement à une analyse faisant abstraction du sens, que l'on ne pouvait pas être sur deux registres et que tu n'allais pas empêcher que les choses changent."

 

 

(4) On savoure aussi le fait de voir l'assassin, un temps, tenter d'écrire presque totalement la navigation de Cook (Leaf ne manqua pas de citer l'inévitable " Ô Capitaine ! mon Capitaine !"...) privé de sa machine à écrire....

 

 

 


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