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9 décembre 2013 1 09 /12 /décembre /2013 10:18


"J'achèterai tous les chemins de fer et seuls les élèves de 4ème A seront admis à voyager."(page 80)

 

"(...)...tandis que les parapluies me faisaient songer à une forêt de champignons et que je ne cessais de penser aux paragraphes que je n'écrirais jamais. Je trouverai bien un moyen de vous caser dans une nouvelle un de ces jours." (page 193)

 

 

                                              •••



    Reconnu comme un des grands poètes du XXème siècle, Dylan Thomas (1914/1953) a obtenu une large audience avec son texte autobiographique PORTRAIT OF THE ARTIST AS A YOUNG DOG, rédigé à la fin des années 30 et traduit en 1947, dans lequel il évoque son pays de Galles et sa région de Swansee. Des souvenirs émouvants, comiques, nostalgiques qui nous font traverser des milieux très souvent populaires.
 Comme celui d'un célèbre Irlandais, voici "le portrait d'un artiste en jeune homme" mais aussi en jeune chien, en chien fou, courant dans tous les sens, se heurtant au murs réels, symboliques et imaginaires, fougueux et réservé (1). L’enfance comme terreau d’anecdotes: le narrateur situe les épisodes dans les saisons mais ne les date pas, ne dit rien de l'âge du protagoniste que l'on situe pourtant très facilement.

 Un grand livre hanté par l’errance (fût-elle modeste), le repli, les refuges éphémères, l'élan fusionnel provisoire. Ça et là, il est question de noyade, au propre ou au figuré. Et, profondément, de solitude.

 

 

Beaucoup de marches vers la mer, vers l’air pur, la campagne (“ça nettoie la nicotine”), les fermes boueuses, beaucoup d’échappées, de courses parmi les bruyères qui n’excluent pas l’horreur d’y vivre. Beaucoup de marches dans la ville, de nuit ou dans la vacance du samedi. Des pas vers la mort comme ceux de cet étonnant grand-papa Thomas au gilet à gros boutons.
 

 

Un autoportrait éclaté en petits récits où je et il alternent pour dire  l’école, la sortie en groupe, les copains, les coups, les filles, le premier métier de journaliste, l'alcool....

 

Attention toutefois aux titres de ces nouvelles: le fruit dans LES PÊCHES représente une offre qui se veut savoureuse et correspond chez l’hôte à un rejet de dégout;LA MÈRE GARBO désigne une femme qui justement n’a rien à voir avec la star;COQUELUCHE est un pauvre gars victime de la méchanceté de ses “copains”;LE COMPAGNON RÊVÉ est une histoire tragique;JEUX DE MAINS traite aussi bien de coups que de doigts dessinant ou jouant du piano; le BEAU SAMEDI débouche sur une perte irréparable...

 

 

ART DU RÉCIT
 
  Thomas sait nous conter des souvenirs de vie humble à la campagne, des moments heureux de groupes sur des plages. Il dessine souvent des silhouettes étranges qui restent en lisière de notre conscience mais intriguent longtemps notre imagination : ainsi ce puritain chasseur d’amoureux cachés dans la nuit;les troubles passions d'un cousin confit en religion qui pousse une chaire ambulante dans le hangar de la ferme;l’oncle Jim, alcoolo et mangeur de chair animale crue;ces écrivains du vendredi qui ressemblent à des comploteurs et qui rédigent, chacun à sa façon, des chapitres d’un grand roman ambitieux, au moins rival de ceux d’un Balzac ou d’un Dickens traversant méthodiquement toutes les strates de la société. Tant d’autres.

 

 

   Varié dans les registres, son art est fondé aussi sur la surprise, l’orientation inattendue de l'intrigue. De rudes coups de poing peuvent mener à une amitié artistique entre deux adolescents qui se prennent pour des génies en devenir; la marche avec Ray, dionysiaque  au commencement, nous entraîne  au rappel de la mort de son frère Harry qui le hante comme le reste de sa famille assez beckettienne.

 

 

   Thomas sait capter des attitudes étranges. Dans la rue, les grands gestes du père de Dan, que signifient-ils? Qui est Georges Gray le vétérinaire? Pensons au grand-papa Thomas qui  chevauchant la nuit dans son lit se prend pour un conducteur de charrette dans une grande prairie et n'est pas avare de "hue! hue!" tonitruants  et  qui, de jour, se rend richement habillé au (futur) cimetière qui a sa préférence parce qu'il est marin; Mrs Bevan est-elle folle? À quoi correspond la passion de ces deux êtres qui passent leurs nuit à demeurer sous les arches d’un pont  COMME DES PETITS CHIENS ? La réponse en renouvelle l'étrangeté. On admire en outre une vision qui métamorphose les  moindres faits, les lieux les plus insignifiants: par exemple  chaque marche d'un escalier aura un son propre ; ou bien la fumée d'un train devient "dépouilles d'ailes et carcasses d'oiseaux noirs comme des tunnels qui se dispersaient nonchalamment." Nous retient aussi la puissance évocatrice de ses énumérations et de ses accumulations hétéroclites et grouillantes (merveilleuse confession évitée à son cousin dans LES PÊCHES).


 

DES JOIES, DES ASPIRATIONS

 

  Marcher, chanter, gambader, se battre, tanguer, patauger. Réciter, déclamer.

 

  Ce qui frappe le plus le lecteur ce sont des manifestations de joie, des jubilations éphémères qui prennent sous la plume de Thomas une densité et une intensité inouïes. L'arrivée de la neige pour un enfant, la flânerie urbaine et nocturne, le simple séjour au bord de la mer, l'effet de la boisson, le bonheur d'écrire et de dire ses poèmes. Rien ne dure mais on se dit que tout compte comme cette fraternité d'un jour de Dylan aux côtés de Jack dans une ravine à l'occasion d'un jeu avec Peaux-Rouges. Il avoue alors :"(...) je sentais tout autour de moi la frénésie de mon jeune corps, les éraflures sur mes genoux pliés, le martèlement de mon cœur, la vaste et profonde fournaise entre mes jambes, le picotement de la sueur dans mes mains, les tunnels creusant dans mes oreilles jusqu'au tympan, les petites boules de crasse entre mes orteils, mes yeux dans leurs orbites, le bâillon sur ma voix, le galop de mon sang, le tourbillon intérieur de ma mémoire qui sautait, nageait, s'apprêtait à bondir. C'est là, en ce crépusculaire jeu de Peaux-Rouges, que je pris conscience de moi-même, au centre précis d'une histoire vivante et que mon corps devint pour moi une aventure et un baptème." On devine chez Thomas une rage, une énergie, même dans une sordide cabaret, bouge à whisky et claque miteux. De façon contradictoire et souvent en peu de lignes  (un mot suffit dans LE COMPAGNON RÊVÉ), il exprime ses joies du partage, ses désirs de communion avec des camarades d'un jour ou d'une semaine (il y a dans ces pages des utopies proches ou accomplies (2)), il peut dire comme son ami pathétique "la vie est belle" tout en nous prouvant sa solitude absolue comme Ray son copain voit vite partout le corps de son frère mourant: "Les jambes écartées, une main sur la hanche, de l'autre abritant mes yeux contre la lumière comme fait sir Raleigh sur une image, j'avais cette sensation de solitude que j'éprouve pendant la seconde d'angoisse épileptique qui précède un sommeil hanté de cauchemars, tandis que les jambes s'allongent et se ramifient dans la nuit comme des branches et que le martèlement du cœur reveille les voisins de la pièce aux cloisons élastiques, balayée par l'ouragan de mon souffle."(3) Ailleurs il dira à un chien qu'il est son seul ami. Malgré l'auto-dérision, on comprend pourquoi l'enfant poète rêvait de faire visiter sa chambre qui n'était fréquentée que par sa mère.

 

 

DIRE, ÉCRIRE

 

  Thomas ne laisse pas de doute sur sa passion précoce pour l'écriture:il avait des cahiers de classe couverts de poèmes. Sa chambre était ornée de portraits de Shakespeare et Robert Browning, entre autres. Il glisse parfois de petites notations sur l’écriture.  Bon pasticheur (on le soupçonne souvent),  satiriste capable de scènes comiques (la scène du parapluie), il se moque des "écrivains" aux ambitions démesurément réalistes ("l'homme de tous les jours fournit un thème d'étude aussi passionnant que les poètes névrosés de Bloomsbury.") et aux folles vertus classificatoires dans les RIVERAINS (il se présente comme le jeune Thomas promis à la collaboration dans des journaux, sans le sou et nourrissant le vague espoir de se faire entretenir par les femmes...);  il récite ses vers en présence de la famille et des invités des parents de son nouvel ami. Il déchire un bout de poème, au petit matin d'une nuit de désespoir bien romantique. Narquois autocritique, il met en cause l' écrit que nous lisons en le soumettant à son chef dans le journal local. Il laisse même entendre avec quelle négligente insouciance il écrit une nouvelle (LA MÈRE GARBO). Mais on comprend que dès l'adolescence il aime se réciter ses poèmes et écouter sa voix qui "résonnait comme celle d'un étranger dans l'Avenue du Parc". Dédoublement qui fait entendre le PSAUME DU BRIN D'HERBE où il est déjà question de solitude....L'écoute de l'autre, son écoute de lui-même comme autre font partie d'une évidente sortie du temps de mort. Comme en font partie les instants précaires qu'il nous offre en ce beau livre.

 

 

  Le dernier récit est un point d'orgue hautement symbolique. L'innocence est perdue dans un labyrinthe. Comme si le héros, plus que chien, était à lui-même son propre minotaure.


 

Rossini, le 12 décembre 2013


 

NOTES:

 

(1) Un chien borgne dans la première nouvelle rapporte au jeune héros... un soulier de vagabond....

 

(2) "Il me sembla que j'aurais pu m'installer pour toujours dans cette pièce où j'aurais écrit, boxé, renversé de l'encre, invité mes amis à pique-niquer après minuit avec des babas au rhum de chez Walter, des charlottes russes de chez Eynon et des bouteilles de Cydrax et de Vino."

 

(3) La puissance métamorphique de Thomas se dit en quelques mots comme ici. Ailleurs, dans LES RIVERAINS, le jeune Thomas se voit reproché par ses compagnons de roman sa tendance au fantastique....

 


    

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