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21 décembre 2014 7 21 /12 /décembre /2014 10:16


 «Il ne suffit donc pas de simplement ouvrir ses intestins? Faut-il y ajouter Shakespeare, Dante, William Faulkner et toute la constellation des auteurs de pocket-books?»(page 373)

 

_________________________________

 

 

 

    « Il existe un aspect de la lecture qui vaut, je crois, qu’on s’y étende un peu, car il s’agit d’une habitude très répandue et dont, à ma connaissance, on a dit bien peu de choses...je veux parler du fait de lire aux cabinets


  Ainsi commence un bref essai que publia Miller en 1952 et qui est bien dans le style d'un certain rejet de la modernité qui fut toujours le sien (pensons à son CAUCHEMAR CLIMATISÉ ). Parfois encore publié à part (1), il appartient désormais à un volume (traduit par Jean Rosenthal) qui rassemble sous le titre LES LIVRES DE MA VIE (THE BOOKS IN MY LIFE) ses souvenirs et jugements de lectures (innombrables): son sous-titre étant autobiographie.

 

  Voilà un essai foutraque comme on les aime depuis Montaigne (mais Butor et d’autres ont montré que chez Montaigne la marqueterie textuelle n’est pas aussi improvisée qu'il y paraît). Miller part dans tous les sens sans perdre le sens de l’essentiel. En trente pages, en cultivant la digression, il parvient à mêler le débat sérieux au dialogue de comédie, à passer du rêve à la réflexion sur la création, de la satire au bref traité de sagesse.


   La modeste dimension autobiographique lui permet d’évoquer son travail jusqu’à l’âge de trente-trois ans ans, ses lectures dans le métro aux pires heures mais avec un maximum de concentration, ses lointaines lectures à Brooklyn (il en parle plus longuement ailleurs) et le rapport de sa mère à la petite bibliothèque qu'il s'était constitué. Nous assistons même à un moment d'écriture de ce texte lui-même: Miller vient de faire un petit somme et va méditer sur un rêve (avec clef multiple).


  Mais l’important est ailleurs:il réside dans la «question métaphysique» trop longtemps négligée (et dont toutes les autres dépendent), qu’il traite surtout physiquement:faut-il lire aux cabinets? (2)

  

   Une question préliminaire s’impose avant de traiter la question de la légitimité : que lit-on aux wc?
  «D’après ce que j’ai pu glaner au cours de conversations avec mes amis intimes, ce qu’on lit aux cabinets, c’est presque toujours de la lecture facile. Ce que les gens emmènent pour lire aux cabinets, ce sont les digests, les magazines illustrés, les feuilletons, les romans policiers ou les romans d’aventure, tout le rebut de la littérature. Il paraît qu’il y a des gens qui ont une étagère avec des livres dans leurs cabinets. Leur lecture les y attend, pour ainsi dire, comme dans l’antichambre du dentiste.» Il ajoute toutefois que « certains absorbent de longs romans, d’autres ne lisent que bagatelles sans consistance.»(3) 

  Miller examine alors les raisons avancées par les lecteurs de cabinets. Une seule domine et il veut la balayer avec force. C’est l’alibi du temps:faute de temps nous aurions besoin de faire plusieurs choses à la fois, et ce, dès le cabinet. On se tient au courant de l’actualité, des ragots, des nouveautés, on poursuit patiemment un roman-feuilleton pour rester dans la course (au but indéfini). Pure illusion selon Miller comme le montre l’accélération du temps malgré les «économiseurs de temps» que sont alors la machine à laver, la radio, la télévision (pour ne rien dire de ceux que Miller n’a pas connus…).


   Pour réfuter cette fausse justification, c’est à une longue tradition  condensée de façon définitive par Pascal (FRAGMENT 127, édition Le Guern))(4) qu’il emprunte:«La vérité c’est que dès l’instant où ces pauvres gens ne sont pas actifs, occupés, ils prennent conscience du vide terrifiant, affreux qu’il y a en eux. Peu importe, à dire vrai, à quelle mamelle ils tètent, l’essentiel pour eux est d’éviter de se retrouver face à face avec eux-mêmes

 

 Pas de doute pour Miller: les cabinets ne sont pas une perte de temps car le corps n’est jamais une perte de temps et dieu sait si l’œuvre entier de Miller en est l’illustration. «Laisser faire la nature, s’abandonner totalement à l’opération de vidange de ses intestins est la chose la plus facile et la plus naturelle du monde. La seule collaboration qu’elle nous demande, c’est que nous consentions à nous laisser allerLa nature «n’exige de nous rien d’autre qu’une vacance complète.» Il n’hésite d’ailleurs pas à parler de béatitude « car c’est bien une sorte de petite béatitude» et que ceux qui en sont privés régulièrement s’en remettent à «consulter un médecin herboriste chinois».


  Il retrouve Montaigne, celui du décisif «quand je danse, je danse; quand je dors, je dors» de l’essai DE L’EXPÉRIENCE (5) et prône évidemment la pratique d'une seule activité à la fois. Il suggère aux lecteurs impatients de plutôt méditer sur un livre lu peu avant ou encore de  prier (de façon muette) le créateur «pour le remercier de ce que vos intestins fonctionnent toujours». Par concession humaniste, il propose tout de même comme solution (de transition?) l'affichage de reproductions de tableaux, des unes des journaux (6) mais sa conviction est faite: les hommes éclairés (qui n'ont pas obligatoirement beaucoup lu) «savent ce qui se passe dans le monde. Ils ne considèrent pas la vie comme un problème ou une épreuve, mais comme un privilège et une bénédiction. Ils ne cherchent pas à remplir leur esprit de connaissance, mais de sagesse. Ils ne sont pas tenaillés par la peur, l’angoisse, l’ambition, l’envie, la cupidité, la haine ou le sentiment de rivalité. Ils sont profondément mêlés à tout, mais en même temps détachés. Ils tirent du plaisir de tout ce qu’ils font parce qu’ils participent directement aux choses. Ils n’ont pas besoin de lire des livres sacrés ou d’agir comme des saints, parce qu’ils considèrent la vie comme saine et qu’ils sont eux-mêmes profondément sains..et que par conséquent tout pour eux est sacré.» Plus loin, cherchant un point commun à tous les sages, il ajoute:« Mais quelle que soit la façon dont on considère ces êtres d’exception, que l’on s’accorde ou non sur la validité ou l’intérêt de leur mode de vie, ces hommes on un trait commun, un trait qui les distingue foncièrement du reste de l’humanité et qui fournit la clef de leur personnalité, leur raison d’être:ils ont tout le temps du monde! Ces hommes-là ne sont jamais pressés, ils ne sont jamais trop occupés pour répondre à un appel. Le problème du temps n’existe pas pour eux, tout simplement. Ils vivent dans l’instant et ils se rendent compte que chaque instant est une éternité. Tout autre type d’individu que nous connaissons fixe des limites à son temps «libre». Ces hommes exceptionnels n’ont rien d’autre que du temps libre
  Ce qui l’amène à cette suggestion sensée: «Si je pouvais vous donner une pensée à emporter chaque jour avec vous au water-closet, ce serait:"Méditez sur le temps libre!

        Avec sa belle réflexion sur le livre dans une auto-analyse d’un morceau de rêve récurrent (des promenades en vélo, la première femme aimée, un livre  de l’enfance perdu mais dont il est forcément l’auteur...), avec son côté malicieux, ses passages amusants (quel sera le sort de la lecture pour les astronautes? Une fois sur Mars, lira-t-on encore? Un chanteur d’opéra fait-il des vocalises sur le siège?) dans cette méditation sur un lieu peu médité par les grands philosophes, il y a de l’inactuel heureusement intempestif.

 

  Rossini, le 24 décembre 2014

 

 

 

NOTES

 

(1)Ce texte a été publié séparément chez Allia. 

 

(2)Miller joue des synonymes de ce mot et s’amuse beaucoup du «français» waterre. 

 

(3)On ajoutera la consultation quasi pythique des horoscopes....

 

(4)On sait que c’est l’enjeu du roman de Giono UN ROI SANS DIVERTISSEMENT

 

(5) «Quand je dance, je dance; quand je dors, je dors; voire, et quand je me promeine solitairement en un beau vergier, si mes pensees se sont entretenues des occurrences estrangieres quelque partie du temps, quelque autre partie, je les rameine à la promenade, au vergier, à la douceur de cette solitude, et à moy. Nature a maternellement observé cela, que les actions qu'elle nous a enjoinctes pour nostre besoing, nous fussent aussi voluptueuses, et nous y convie non seulement par la raison, mais aussi par l'appetit : c'est injustice de corrompre ses regles.»

             Essais - Livre III,Chapitre XII-De l'expérience


(6) Sur ce point, on nous permettra un conseil: des unes très anciennes lues avec des lustres de retard semblent la meilleure initiation à la sagesse.

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commentaires

D
un livre tout à fait réjouissant même si je préfère par exemple le Colosse de Maroussi
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J
Bravo pour cet article sur une "partie particulière" de l’œuvre de Miller, rappelons nous aussi que l'expression employée quotidiennement par tout un chacun, "comment ça va?" est amputée de sa fin originaire : "...aux cabinets".
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D
Peut-on lire l'essai de Miller aux toilettes ?
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