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14 juillet 2013 7 14 /07 /juillet /2013 07:36

"J'aimais que les garçons dorment avec les chiens. Il était difficile de s'approcher davantage de la divinité."

 

"C'est triste, je lui ai dit, c'est bouleversant. Je lui ai dit que la vie était triste, brève et triste, et elle a été d'accord. Je lui ai dit qu'elle me rendait mélancolique, malheureux; elle a pris ma main, m'a souri et dit :"là, là.""

 
 “J’allais me battre et perdre;lui se battrait et gagnerait.”

 

 

                      Mon chien Stupide John Fante

 

 

 

 

   Comment gagner à dire le défait et la défaite?

 

  Henry J. Molise habite vraiment à l'ouest de Rome, si l'on en croit le titre original (qui correspond à deux volumes réunis dans l'édition américaine). Écrivain et scénariste, Henry, âgé de cinquante cinq ans, n’est pas loin de ressembler à Fante:roulant en Porsche, résidant à Point Dume dans un ranch en forme de Y avec corral, travaillant pour Hollywood, il connaît une mauvaise passe et aimerait recevoir quelques commandes pour se relancer et ne plus seulement dépendre de l'humiliante démarche pour obtenir ses allocs chômage en compagnie "des scénaristes de la télévision qui racontaient des blagues, [du] type lugubre et angoissé qui avait écrit le dernier film à succès de Brando, [du]  fumeur de pipe auteur de dix Daniel Boones, [des] metteurs en scène maussades et irascibles, [d']acteurs coquets (...)."

   D'origine italienne, Henry implore parfois San Gennaro, Margaret de Cortona et depuis un voyage en Italie, il rêve sans cesse d'aller écrire et vivre à Rome.
 

  Marié à Harriet qui donna naissance à quatre enfants (Dominic, brillant jadis, désormais amoureux de Katy Dann qui le maltraite ; Denny, le fugueur, l’apprenti acteur, le réformé à la fin; Tina, amourachée du sergent RicK Colp “vétéran du corps des marines qui avait écumé les jungles du Viêt-nam” avec qui elle part pour circuler en mini-bus ; et le petit dernier, Jamie (trop longtemps parfait et donc inaperçu et qui se révèle prêt à aider avec dévotion son prochain). Cette épouse lui a beaucoup sacrifié. Leurs disputes sont fréquentes parce qu’ils ne s’entendent sur presque rien et qu’il la traite avec un cynisme pas même allégé par une lucide capacité auto-critique ("Toi, la personne la plus tourmentée, la plus malheureuse de toute la maison, toi qui as accepté tous les sacrifices(...)". Raciste envers les noirs, Harriet est aussi exploitée par Denny l’acteur qui lui fait faire ses devoirs de fac et la morigène quand elle n’obtient pas de bons résultats.

 

  Bref une famille en voie de décomposition lente qui, aujourd’hui, serait recomposée depuis longtemps. Mais Fante a l'art de parler d'autre chose.

 

  Un soir...


 Un soir de pluie, sur la pelouse, sous la fenêtre de la cuisine, une masse effraie Harriet : un ours? Un mouton? Non un akita, “un chien, un très gros chien au poil fourni, marron et noir, doté d’une tête massive et d’un court museau aplati, une tête mélancolique à la sombre gueule d’ours.” Lourd, lent, indépendant, têtu, taciturne. Son collier prétend que son nom est : “Tu le regretteras”. On appellera Stupide ce chien à vue basse et à oreilles faibles. Henry n’a jamais vu chien plus triste, plus inconsolable. Avec quelques sursauts d’affection dont tous les mâles peuvent être la cible, y compris le sergent Colp. Henry a d’ailleurs une explication pour cette orientation sexuelle….


    La première partie de l’intrigue (si on peut dire) est consacrée au chien et aux membres de la famille qui veulent le conserver ou s’en débarrasser. Henry qui posséda un bull-terrier, Rocco, tué par balle dans des conditions que nous apprendrons assez tard, veut s’en défaire pour préserver sa tranquillité d’écrivain qui n’écrit plus vraiment mais qui s’apprête toujours à écrire....Ce sera alors l’épisode de la plage, le duel féroce avec Rommell qui finira, comme souvent avec Stupide, en assaut obscène : la famille que les enfants quittent peu à peu se divisera à son sujet et nous connaîtrons toutes les réactions (changeantes, à fronts renversés) de chacun. Après bien des disputes, des tractations, des chantages, Henry décidera de conserver Stupide. Par lassitude devant ses échecs et ses défaites: “Stupide était la victoire, les livres que je n’avais pas écrits, les endroits que je n’avais pas vus, la Maserati que je n’avais jamais eue, les femmes qui me faisaient envie, Danielle Darrieux, Gina Lollobrigida, Nadia Grey. Stupide (…) incarnait mon rêve d’une progéniture d’esprits subtils dans des universités célèbres, d’érudits doués pour apprécier toutes les joies de l’existence. Comme mon bien-aimé Rocco, il apaiserait la douleur, panserait les blessures de mes journées interminables, de mon enfance pauvre, de ma jeunesse désespérée, de mon avenir compromis.” Rien que ça.


  Dit de façon moins hyperbolique, plus synthétique:”C’était un misfit et j’étais un misfit.”

 

  En de beaux passages Henry dira son amour pour ce chien qui, évidemment, lui préfère malgré tout Jamie dont il épouse les peines.


  Comme il se doit, le chien disparaîtra mais il sera retrouvé dans des circonstances étonnantes et nous découvrirons alors l’existence d’une truie qui provoquera un nouveau conflit avec Harriet.

 

 

  En une écriture nonchalante, drôle, amère, Fante rapporte le quotidien de la famille qui se défait peu à peu et du chien qu’on peut parfois perdre de vue pendant une trentaine de pages. Dans cette famille, ce ne sont que chantages, trahisons, vacheries (un de ses enfants dit à Henry que son œuvre ne vaut rien), fâcheries, fausses réconciliations, vrais départs. Incompréhensions que la nostalgie mue en trésors.

  On ne peut qu'admirer l'art de conter : une soirée-lasagnes parfaitement ratée offre la quintessence du génie de Fante. Ce romancier qui aura au moins eu la chance de ne jamais savoir ce qu'est l'auto-fiction avait le sens de la comédie (on admirera la scène d’herbe avec Harriet ou, avec elle encore, la comédie des antiphrases) et son ironie désabusée engage toute notre lecture: comme ne pas admirer sa page sur la paix des ménages?

    Le présent qui part à vau-l'eau accroche malgré tout des bouts de passé. Le roman est l’occasion de nombreux souvenirs où Fante excelle. On sera ému par l’évocation de la grosse baleine bleue échouée et par l’exécution de Rocco, par des accès de mémoire qui renvoient à l’enfance, la sienne comme à celle des enfants qui vont vivre leur vie, loin de lui. Le grand scénariste-écrivain croit avoir manqué un scénario de plus, le roman familial.
  On retient surtout les plaies que le narrateur gratte avec constance et sans le secours des illusions, surtout pas celle d’un voyage à Rome qui n’est qu’une façon de se faire souffrir. Fante n’est jamais aussi bon que dans l’auto-portrait critique dont le bilan à mi-parcours du livre est édifiant : looser à temps complet, picoleur, tricheur (il ouvre même le courrier des autres), cynique en deuil de lui-même et de son idée (tardive) de la paternité.
 

 

  Attention tout de même : Fante est capable de tout. Même de dire un beau matin. Après, bien sûr, ça se gâte....

 

  Henry rêve de Rome mais il ne bouge pas tandis qu’autour de lui tout le monde s’en va - le vrai sujet du livre qui s'écrit malgré tout....

 

 

                 Un beau livre sur un chien qui fait parler et qui fait toujours parler d'autre chose. Un grand livre modeste sur le ratage, le désespoir, la culpabilité et la stupidité qu'il y a à pleurer quand on comprend que tout est perdu et que la conscience de la stupidité ne changera rien.

 

"Soudain je me suis mis à pleurer."

 

 

Rossini, le 19 juillet 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

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