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24 avril 2012 2 24 /04 /avril /2012 06:01





    Peut-on lire une œuvre appartenant à un pays dont la langue nous échappe à jamais et à une civilisation qu’on apprécie sans vraiment la connaître et encore moins la vivre d’une manière ou d’une autre? Aimer lire des livres par exemple japonais ou chinois est-ce possible sans risquer de dire des sottises? Sûrement pas. D'autant que les erreurs sont aussi fréquentes dans l'histoire littéraire qui est la nôtre : la proximité n'est même pas une garantie. 
      Malgré tous les contresens, les lacunes que nous avons de fortes "chances" de commettre, nous dirons simplement notre plaisir à ce qui, heureusement, nous parle par-delà les langues, les habitus et le conditionnement des civilisations.
    Commençons avec Natsume Sôseki (1867/1912), célèbre écrivain de l’ère Meiji, auteur d’une œuvre assez abondante dans laquelle on entre souvent par le roman JE SUIS UN CHAT (1905). Commençons par LE 210è JOUR, nouvelle qui nous offre très tôt une conversation saisie dans une auberge par deux petits «héros» :



    «Dans la pièce voisine, deux personnes bavardent avec vivacité.
 « C'est alors que l'adversaire a laissé échapper le sabre de bambou et là-dessus il a été atteint à l'avant-bras.
Ah oui, il a été finalement touché à l’avant-bras.  
Oui, il a été touché à l'avant-bras. L'autre l'a atteint à l'avant-bras. Mais, tu vois, comme il a laissé échapper son sabre, il ne pouvait plus rien faire.
Mais le sabre, il l'avait déjà laissé échapper.
S'il l'a laissé échapper et qu'il a été touché à l'avant-bras, c'est très ennuyeux.
Evidemment que c'est ennuyeux. Puisqu'il s'est fait prendre son sabre et toucher son bras. »
  La conversation des deux hommes pourrait continuer longtemps comme ça, elle ne cesse d'en revenir au sabre et à l'avant-bras. Kei et Roku, assis l'un en face de l'autre, échangent un regard et un sourire.»



    Voilà un échange assez peu socratique entendu par hasard dans une auberge japonaise. Placée au début du 210e JOUR, elle alerte : la répétition sera au cœur du petit récit où les sujets abonderont mais dans lequel certains reviendront de façon chronique: à côté de la bière de Kumamoto, du yona, d’un quiproquo sur les œufs à moitié cuits..., les expressions comme "j'assumerai ma responsabilité", "quoi qu'il en soit", les réflexions sur  la richesse, le pouvoir, l’écorce de la civilisation, la bassesse que crée la civilisation, la bénédiction du ciel apparaîtront sans cesse dans le dialogue de deux bavards attachants qu'on compare un peu vite et un peu trop facilement à Bouvard et Pécuchet.

 

    Qui sont-ils? Qui sont les auditeurs qui sourient à cette histoire de sabre et d’avant-bras et qui même la répétent, la rejouent entre eux dans un mimétisme troublant?

    Kei et Roku (deux proches? Non. Deux amis? Non, pas vraiment) qui ont décidé (quand? Comment?) de gravir les pentes du Mont Aso qui crache encore lave et grosses pierres incandescentes dans une pluie de cendres, « sublime cratère» situé dans la préfecture de Kumamoto, au centre de l'île du sud du Japon de Kyūshū et qui culmine à 1 592 mètres au-dessus du niveau de la mer. La raison de leur ascension est obscure au départ. Nous allons les accompagner. Sans bien savoir ce qu’ils font dans la vie.

 

  Une ascension, des pélerins. Le chemin est-il balisé d'avance avec une dimension symbolique attendue, programmée? Quel est l'objet de la quête? Y aura-t-il même une quête? Arriverons-nous au sommet, au bord du cratère?

 

   Physiquement, Kei a une tête de hérisson, le crâne rasé, des sourcils froncés comme des chenilles: il ressemble à Takamori Saigo, politicien célèbre pour son visage bouffi et renfrogné. Quand il prend un bain avec lui, Roku trouve que Kei ressemble à Niô, divinité à tête féroce. Petit, gros, gras même, il a presque une voix de Stentor, montre fièrement de gros bras, se déplace très vite sur des jambes robustes : c’est un "balèze" osent les traducteurs, un énergique très  fier de sa force.  
    Socialement, il est le fils d’un fabriquant de tôfu (pâte de soja qui constitue une nourriture très populaire) ce qui joue beaucoup dans l’âpre ressentiment qui oriente sa conception des hommes et de la société. Moralement, il a une certaine assurance, une grande volonté et il ignore avec mépris le désespoir. Il n’aime pas perdre son temps et l’organise avec rigueur (il regarde sa montre fréquemment). Ses redites prouvent qu’il a visiblement une obsession dans la vie : les riches et les nobles, les m’as-tu vu «qui prennent de grands airs», agents de ce qu’il appelle " l’écorce de la civilisation".

 

   Roku chemine péniblement à ses côtés : il est malingre, parle et crie avec une voix haut perchée. Non sans fierté, il se dit d’une bonne extraction sociale: riche sans être noble, il a lu, contrairement à Kei, le célèbre DUEL D’IGA mais ne connaît pas LE CONTE DES DEUX CITES de Dickens. Surtout il a tellement de mal à gravir les pentes qui préparent au Mont Aso que Kei doit freiner pour rester à son pas.
   Bougon, il souffre de donner le sentiment de toujours passer pour le second de Kei et d’être traité comme LE représentant des riches et nobles. Bon vivant, aimant la bonne chère («tu parles encore de te goinfrer» lui reproche Kei), il est incontestablement du genre geignard (il parle sans cesse de ses ampoules au pied comme il se plaint d’avoir mangé de l’udon...) et il est vite terrifié devant les accès de colère du volcan quand l’autre marcheur en est tout excité au point de palpiter à l’écoute du grondement tellurique.
   
Aux yeux de son compagnon d’ascension, Roku passe pour insouciant, irréfléchi, imprévoyant, léger parce qu’il n’a pas connu de "riches pourris". Il est certainement le personnage le plus risible mais pas le moins attachant: il aime écouter des récits et surtout ceux de vies (il voudrait mieux connaître Kei). Est-il ouvert, plus que Kei, ou son intérêt factice pour la vie des autres prouve-t-il une envie de s'amuser à se désennuyer?

    Avant l’ascension proprement dite, à mi-pente, nous voyons Kei et Roku devisant pendant le bain, puis lors d’un  repas contrarié par une servante un peu simple mais non sans ressource. La montée commence vraiment au chapitre 4, à grands pas pour Kei et à toutes petites enjambées pour Roku au point qu’ils se perdent de vue. Soudain, de limpide à brumeux puis à pluvieux, le temps s’alourdit et sombre sous la fine fumée cendrée apportée par le volcan. Le sentier d’étroit devient invisible et
alors se développent à l’infini  des vagues d’herbes puis de susuki. Les visages noircissent, à cause du yona. Cachée par une sensation d’inertie et de piétinement se produit une errance modeste mais perturbante : on s’en remet «au bon vouloir celeste» parce que la fumée vous pousse à tourner en rond ou pire à redescendre vers Kumamoto. Kei décide de partir seul à l’assaut du noir et de la pente et le narrateur nous laisse en compagnie de Roku offert aux sombres ondes du volcan. Soudain un cri lui apprend que Kei est là, en contrebas : il lui apprend qu’il est tombé dans une ancienne coulée de lave qui a tout rasé jadis sur son passage. Après de savants calculs et maints efforts, Kei parvient à donner de l’énergie à Roku qui lui permet de se hisser à sa hauteur. Le «colosse» Kei est «sauvé» tandis que le "haleur" tombe dans les susuki qui lui ont servi d’appui dans la manœuvre.
    Au dernier chapitre, on les retrouve dans une auberge, un relais de chevaux, non loin du restaurant déjà fréquenté auparavant. Au petit-déjeuner ils constatent qu’ils sont de retour au point de départ ou presque ce qui fait enrager Roku qui veut rentrer à Kumamoto tandis que Kei souhaite gravir enfin jusqu'au bout le mont Aso.
    Les chamailleries reprennent, on parie sur presque rien, on s’entête, on se répète. Enfin c’est décidé, par un beau temps azuré, ils "vaincront" le Mont Aso.


 

   Voilà pour le récit. Mais la Fable? Que peut-on en penser? Que nous livre-t-elle?
    Une montée que nous prenons en route; beaucoup d’échanges vifs aux étapes, un égarement provisoire Dans une chute de cendres, des conflits mineurs qui prennent provisoirement de grandes proportions, un échec qui est expliqué par la date (un 2 septembre soit, comme le dit le titre, le 210è jour de l’année), un désaccord final qui cesse soudain: nous ne verrons même pas nos deux marcheurs arriver au bord du cratère qui «éructe, en grondant, un siècle de grogne dans l’azur infini» selon les derniers mots du texte. Y a-t-il même fable?


     Deux traits frappent l’esprit du lecteur aussi peu initié au Japon qu’il est possible.

    Tout d’abord une sobre mais délicate attention prêtées aux impressions. Sans chercher l’épique, Sôseki rend bien les manifestations du volcan. Mais surtout Kei, en particulier au chapitre initial de mise en place du duo, prouve une belle sensibilité aux sons, à leur tenue, à leur hauteur en fonction du lieu (la résonance à Tokyo ne sera pas celle de la campagne). Un petit passage dit la beauté de l’évocation du temple de Kankei:



    «Je ne sais pas si c'était un bonze ou pas. Quoi qu'il en soit, dans les bambous, on entendait le bruit faible d’un choc, ding, ding! Les matins d'hiver, où une épaisse couche de givre s'était déposée, quand sous mon futon j'étais à l'écoute du froid du monde, comme feutré par les quelques centimètres de tissu, j'entendais cet écho venu du bosquet de bambous, ding ding! Je ne savais qui frappait. Chaque fois que je passais devant le temple, je voyais le long chemin dallé, la porte délabrée et le grand bosquet de bambous qui l'envahissait de son foisonnement, mais je n'ai jamais regardé à l'intérieur du temple. Je me contentais d’écouter l’écho de la cloche qu’on sonnait au fond du bosquet de bambous et je me recroquevillais comme une crevette sous ma couette.»

    Plus loin Kei raconte avec la même acuité les sons émis par la boutique du marchand de tôfu son père:

   «-Ensuite, à la saison où les volubilis se fanaient et brunissaient sur la haie, crissant lorsqu'on tirait sur leur enchevêtrement et quand une nappe blanche  de brume descendait de toutes parts et que les réverbères commençaient à miroiter, la cloche sonnait de nouveau. Ding, ding ! L’écho limpide montait du fond des bambous. Et alors, le marchand de tôfu près du temple, à ce signal produit par la cloche, refermait les portes coulissantes.»

    Reste qu’avec ses réparties incisives et ses répétitions souvent amusantes le dialogue porte aussi et surtout sur la civilisation et son écorce avec une dimension «politique» qu’il est difficile de nier même si nous sommes bien incapable de dire à quoi elle renvoie dans le Japon du début du XXème siècle.  
     Cette marche interrompue par le volcan offre en effet un échange entre deux caractères et deux visions sociales. Beaucoup de répliques tournent autour de la tyrannie et de la révolution.
   Kei est un fils de marchand de tofu et il déteste nobles et riches dont il ne supporte pas l’arrogance. Il aspire à la reconnaissance et veut montrer qu’il est supérieur en bien des domaines à ceux qui ne le remarquent pas et donc le méprisent. 
    Incontestablement agressif, revanchard, prêt à jeter au feu du volcan  ou sous d'autres feux ceux qui le nient en ne le respectant pas, il est tout aussi généreux en aidant par exemple le pauvre Roku dès qu’il est dans la difficulté et la plainte.... Il soigne ses pieds endoloris par la marche.


    Roku est sans doute plus aisé, en tout cas moins agressif et ne faisant pas de sa honte sociale un étendard par réaction; il est également  plus hédoniste que son ami d’escalade qui appartient au «parti» des Austères et s’en vante. Passif, geignard, il ne veut pas être second mais l’est à tout coup. Réticent, rétif, il adhère finalement à tout et après un semblant de résistance suit Kei. Lequel semble singulièrement rusé : quand il est au fond du petit ravin et qu’il veut remonter, il utilise certes la dimension mécanique de l’effort mais principalement excite la colère de Roku qui doit le hisser : ce qui le rend plus fort et sauve le duo perdu dans la pluie de cendres....

    Kei n’aime pas l’injustice, rêve d’en découdre avec les riches et les nobles, déteste le chaos - sans doute l’organisation politique dominante telle qu’il se la représente.... Amoureux d’un corps sain, dressé pour la Force et exhibé dans toute son énergie, Kei est l’homme de la volonté. Son obsession: le masque que se donnent les riches et les nobles. masque qu'il veut arracher. Il croit à la pureté d’une certaine nudité d’âme et de corps, le sans gêne que lui reproche Roku. Il va jusqu’à penser que la civilisation n’est qu’une écorce et qu’il convient d’ «abattre les monstres de la civilisation».

    Quelle est alors la fonction du Volcan dans le récit?

    Il est un axe symbolique fort, en tout cas pour Kei: il gronde, il crache des pierres incandescentes, il peut détruire à tout moment. Il faut l’escalader au péril de sa vie pour faire valoir ses muscles, tendre sa volonté, mesurer la beauté fragile de ce qui est. Il permet une émotion devant le sublime et un détachement du monde d’en bas. Sans doute aux yeux de Kei fait-il sauter tous les vernis, les faux semblants et vrais mensonges et ainsi pousse-t-il  les êtres à se révéler. Dans leur authenticité.


    Seulement cet adversaire de la civilisation et de ses détours peut sembler bien raffiné sous ses apparences frustres et ses prétententions radicales: il fait du bon Roku à peu près tout ce qu’il veut et le mène avec ruse vers le rougeoyant cratère. Fin tacticien, il sait jouer de la rhétorique de la simplicité et de l’austérité. Comble du factice comme on sait.

 


    Dans ce délicieux portrait crayonné de deux pèlerins, où se tient Sôseki? Met-il en scène pour le plaisir deux personnages risibles sans grande importance qui parlent beaucoup pour ne pas beaucoup penser et qui vivent chacun de leur illusion? Ou, plus sérieusement, privilégie-t-il Kei, sa passion de l'ignorance,  son amour de la volonté et de la bénédiction divine que, sous d’autres cieux, on pourrait appeler amor fati?

Rossini

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