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21 février 2012 2 21 /02 /février /2012 09:39



    Autant de livres, autant de lecteurs, autant de lectures, autant d’effets de lecture. Autant de grands livres, autant de remises en cause de nos facilités de lecture et de nos représentations....
    Il est des productions qui ne sont pas littéraires ou philosophiques ou artistiques mais qui bouleversent nos conceptions et qui, sans jamais prétendre être L’ÉTHIQUE ou ZARATHOUSTRA ont une incontestable puissance revigorante. Ainsi, loin des niaiseries télévisuelles, les publications du docteur anglais Oliver Sacks qui depuis trente ans instruit comme un savant qu’il est et donne une image de la vie (pourtant souffrante) aussi exaltante qu’un grand texte romanesque ou poétique. Son œuvre est mondialement connue depuis le succès de L’HOMME QUI PRENAIT SA FEMME POUR UN CHAPEAU(1985) et certaines adaptations d’autres livres. Son avant-dernière contribution traitait de la musique et du cerveau: le dernier opus (L’ŒIL DE L’ESPRIT) examine les problèmes de l’œil et de tous ses accidents révélateurs.

 

 

    L’œil, ses accidents, ses maladies; la cécité (de naissance, précoce ou tardive, accidentelle), ses contraintes, ses compensations, ses pouvoirs dans des cas pourtant extrêmes ; l’œil et sa place dans la réflexion sur le cerveau et la pensée : voilà l’objet de ce livre.

   Les familiers du docteur Sacks connaissent sa technique de présentation. Un cas est proposé: dans notre volume, une pianiste (Lilian) connue ne déchiffre plus ses partitions; Pat, médiatrice dans le milieu de l'art, est devenue aphasique après une attaque; un écrivain assez célèbre (Howard) soudain victime d’alexie; de nombreuses personnes (dont Sacks lui-même) souffrant de prosopagnosie; Sue, une biologiste, incapable de voir le monde en stéréoscopie; différents témoignages livresques sur les conséquences de la cécité....À partir de là, avec quelques variantes, Sacks va, successivement ou de façon mêlée, rappeler l’historique de chaque cas personnel (avant sa rencontre avec tel ou tel patient), faire le récit de sa fréquentation de l’un et l’autre en proposant à chaque fois la récapitulation de tous les acquis de la science en remontant parfois fort haut dans le temps.
    Par exemple pour l’écrivain Howard et son agnosie visuelle, Sacks remonte à Broca, Charcot, Dejenire, évoque les tomographies informatisées, pour finir sur les travaux de Dehaene consacrés à la lecture. Il prouve qu'il est toujours en train de s’informer des dernières publications scientifiques, de croiser les thèses et se montre prêt à tout bouleverser dans ses certitudes.
   Pour les béotiens le moment le plus intéressant et le plus émouvant est incontestablement celui de la rencontre avec le "malade", Lilian ou Sue ou Howard ou Pat. Le patient lui écrit ou vient dans son cabinet ; le docteur se transporte chez lui ou lui rend visite à l’hôpital. Les entretiens, les échanges sont toujours passionnants qu’il y ait progrès, stagnation ou regrès. Pardon pour la comparaison mais le travail d’écoute est à mes yeux aussi beau qu’un briefing ou un debriefing chez Le Carré dont c’est la spécialité et la condition de ses chefs-d’œuvre. Ainsi vit-on grâce à Sacks dans l’intimité de la pianiste Lilian devenue incapable de lire ou de reconnaître tel objet (elle prend un crayon pour violon) mais qui a trouvé beaucoup de solutions pour parer à ce handicap dans sa vie quotidienne. Par exemple il y a chez elle d’innombrables bibelots qu’elle ne fait jamais tomber. Dans sa cuisine elle ne reconnaît rien mais a organisé une gnosie partielle qui lui évite les erreurs. Nous la voyons vivre, nous connaissons l’angoisse de son mari (il redoute la maladie d'Alzheimer), sa générosité. Nous épousons les étonnements du docteur : Lilian se reconnaît sur pochette de CD mais ne reconnaît pas un tableau (en tant que tableau) accroché au mur. Enfin, malgré l’incontestable dégénérescence des capacités de Lilian, nous partageons l’émotion de Sacks quand elle lui joue son adaptation d’un quatuor de Haydn.

 

    Les comptes-rendus de Sacks sont toujours aussi vivants : il est présent de toutes les façons et on vit avec lui sa découverte progressives des cas qui cessent précisément d’être des cas pour devenir des aventures humaines. Il parle de lui, de ses parents, de ses passions (la nage), de ses émotions, de ses hobbies, de ses limites de ses propres caractéristiques qu’il rend de façon souvent drôles (la rencontre à Boston est vraiment comique): il ne reconnaît pas les visages (le sien non plus), n’a aucun sens de l’orientation.
    Cependant ce livre apporte un élément d’une grande nouveauté : Sacks a connu un cancer de l’œil droit et il nous fait lire son journal intime sans rien cacher de ses angoisses, de ses cauchemars, de ses souffrances, des conséquences de l’intervention qu’il connut : lui, le passionné de la vision stéréoscopique passe au monoscopique avec des effets drôles ou très dangereux ou imprévus (il n’a plus vertige..), sans parler de sa perte de la vison périphérique qui crée une stupeur et un émoi chaque fois que quelque chose ou quelqu’un entre dans son champ de vision.

 

      Homme curieux de tout, grand lecteur (il évoque le peintre Bacon, renvoie au duc d’Urbino au XVème siècle, à Joyce, signale les cas de Milton et Borges, cite le FLATLAND  d’Abbott, le SPHINX d’E.A. Poe) Sacks sait qu’il touche aux grandes questions philosophiques et c’est d’ailleurs le sens de son titre qui reprend celui de son dernier chapitre. Ce n’est pas exactement ce qui retiendra le lecteur qui n’est ni spécialiste en neurologie ni en philosophie et Sacks se veut simplement modeste contributeur à un débat qui n’aura pas de fin avant longtemps mais qu'il veut baliser du mieux possible.(1)

 

 

    En revanche, ce qui fascine l’auteur comme son lecteur c’est l’adaptabilité du cerveau (et donc des hommes) devant des cas aussi douloureux que ceux dont nous découvrons les caractéristiques. Il utilise sans cesse le mot plasticité et c’est à ce niveau que naissent l’admiration et l’enthousiasme du lecteur. Admiration pour tous ceux qui ont eu la force, l’énergie, le courage de lutter et de trouver, d’inventer des solutions de remplacement, de contournement à leurs difficultés visuelles souvent tragiques.
    Un «échec» avec Lilian n’empêche pas Sacks d’être lyrique devant ses prouesses musicales; ce qu’il rapporte à propos de Pat l’aphasique victime d’une attaque nous sidère: «L‘une des pages du livre de Pat contenait une liste d’états émotionnels (ils provenaient d'un ensemble de mots compilés par Jeannette, son orthophoniste). Lorsque, en 1998, je l'interrogeai sur son humeur dominante, elle m'indiqua « heureuse» : l'autres adjectifs tels que «furieuse», «effrayée», «fatiguée», «malade », « esseulée », « triste » et «ennuyée» flguraient sur cette page des humeurs, et elle les avait tous pointés du doigt, l'un après l'autre, les années précédentes. Quand, en 1999, je lui demandai quel jour on était, elle désigna le «mercredi 28 juillet» - un peu vexée, peut-être, que je lui eusse fait l'affront de lui poser une question aussi simple. Toujours au moyen de sa «bible », elle m'apprit qu'elle venait d'assister à une demi-douzaine de comédies musicales et de se rendre dans deux ou trois galeries d'art en l'espace de quelques mois: maintenant que l'été avait commencé, m'informa-t-elle, elle avait l’intention de rendre visite chaque week-end à Lari à Long Island pour nager, entre autres activités. «Nager?» m'enquis-je, incrédule. Oui, m'indiqua Pat: son côté droit paralysé ne l'empêchait pas de pratiquer la nage indienne, d'autant plus que c'était une très bonne nageuse de fond dans sa jeunesse. Tout excitée, elle ajouta que Lari comptait adopter un  bébé d'ici quelques mois: d'un bout à l'autre de cette entrevue postérieure de huit ans à son attaque, je fus fort impressionné par la richesse et la plénitude des expériences quotidiennes aussi bien que par l'immense amour de la vie de cette patiente si gravement cérébrolésée». Plus loin il parle de génie à propos des compétences et de l’intuition dont elle faisait preuve quotidiennement.
    Comment ne pas admirer Howard le romancier qui ayant perdu sa capacité de lecture parvint à la retrouver et même à retourner à l’écriture de ses romans policiers (avec un héros qui sans changer d’identité se met à ressembler à son auteur) et qui écrira aussi le récit autobiographique de son accident et de sa reconquête vitale ? Le plus grand bonheur de lecture est sans doute celui que procure l’histoire de Sue qu’il faut absolument lire.
   
    Les livres de Sacks sont des leçons d’humanité : les réactions de chacun des patients sont bouleversantes (ainsi cet aveugle usant de l’écholocation: «Ben Underwood avait mis au point une étonnante stratégie de déplacement : émettant comme les dauphins des cliquetis réguliers avec la bouche, il lisait assez précisément les échos renvoyés par les objets proches pour faire du sport et jouer aux échecs.»; ainsi cette aveugle qui interrogeant ses proches sans cesse les force à voir enfin et non à apercevoir à peine); le cheminement de Sacks, ses doutes, ses étonnements (ainsi le dernier texte consacré à des êtres devenus aveugles mais ayant depuis des attitudes totalement opposées), ses émerveillements devant le courage et l’inventivité des êtres souffrants et guettés par le renoncement, ses hommages aux travailleurs inconnus (orthophonistes dans ces cas), la façon qu’il a de laisser  la chute de ses articles à ses "héros", tout donne une sensation durable de tolérance, de tact, d’adhésion à la mobilité surprenante de la vie qui devraient animer tous les chercheurs, tous les enseignants, tous ceux qui ont affaire au singulier.

Rossini

 

(1) On trouve une de ses contributions ici : http://www.larecherche.fr/content/recherche/article?id=3529

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