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21 février 2013 4 21 /02 /février /2013 15:44

 

Imaginez une confrérie d'écrivains singuliers dont les réunions n'auraient lieu que sur une étagère de votre bibliothèque et dans votre imagination: comptez parmi eux Schulz, Pessoa, Beckett et, le moins connu, Tozzi.

 

BÊTES.BESTIE.

 

  Rédigés entre 1915 et 1917, des textes de petite taille. Deux lignes, trois pages au grand maximum.

Des notations serrées, peu datables mais attentives aux saisons.  Et aux saisons de l'âme. Des moments de mémoires. Du mémoré rarement mémorable mais qui insiste. Un radeau de la mémoire avec épaves qui flottent avant de sombrer à jamais.

 

L'enfance revient souvent parce que le narrateur ne l'a jamais vraiment quittée. Toujours proche, la mère.


Des vignettes comme écrites au dos de timbres de lettres qu'on n'enverra jamais ou, de fait, rendues illisibles.

 

Des timbres auquels il a arraché des dents...

 

Des plages minuscules de texte qui pourraient promettre de beaux poèmes en prose calmes et rassurants. Et pourtant ces petits paragraphes sont menaçants. Ils disent l’écrasement, l’étouffement et vous étouffent à leur tour en racontant un quotidien infime gorgé de peurs, d'angoisses et de cruautés étonnantes et repoussantes.

 

Un élément les réunit, extérieurement et intérieurement. Principalement vers sa fin, chaque texte nomme un animal, petite ponctuation faussement mécanique qui vous arrête, vous saisit, vous pousse à en chercher la nécessité. Quelle cause? Quelle fin? Expression d’une consolation? D'une désillusion comme avec ce rat qui le fait redescendre d'une extase mystique ou  comme avec le hanneton mort qui vient attaquer les fausses certitudes d'un printemps? De désespoir avec le grillon invisible? D’une rage comme avec le paon? Projection secrète en ce papillon blessé qui permettrait d'éviter les hommes ? Association de sensation entre une abeille et l'odeur de figues mûres? Dans ce bestiaire inédit, la variété, les fonctions de ces apparitions sont immenses et ne cessent de vous solliciter.

 

Petit à petit vous vous surprenez à attendre la venue d'un animal (rarement une espèce-toujours un lézard, ce jars etc.) et, à chaque fois, son irruption étonne, surprend, détone, dérange.

 

Tozzi, un écrivain de la capture. Mais n'attendez pas de grands fauves. Ce qui n'exclut pas la cruauté.

 

 

 Où sommes-nous? 

 

À Sienne: “mon âme a crû dans l'ombre silencieuse de Sienne, à l'écart, sans amitiés, trompée à chaque fois qu'elle a demandé à être connue."


Sienne, sa Basilique, sa via Cavour honnie, sa place boiteuse de San Donato, Figlie di Maria, ses pentes, ses tours, ses rues “comme enfermées sous des cloches de verre”, ses grilles fermées sur on ne sait quoi. Sienne et (depuis) ses environs. Il évoque aussi une propriété avec une aire de battage qu’il dut vendre, son champ au milieu des vignes:un décor urbain obsédant mais au gré de sa mémoire nous ne sommes jamais loin de la campagne.... et toujours près des cyprès et des oliviers dont il dit l’essence passagère d’un moment. Il parle même de vacances (d'"ensauvagement") avec sa mère de juillet à octobre de chaque année.


Sienne où son âme n’a jamais voulu rester et dont il ne se tint jamais loin. Ville fermée, ville de l’enserrement, de l'étouffement, de l’ennui."D'avoir dû vivre à Sienne, mon âme sera triste pour toujours: elle pleure, même si j'ai oublié les places où le soleil est pire que l'eau d'un puits, et où on se tourmente jusqu'au désespoir." Sienne torturante, bavarde, le soir en particulier. La ville au "ciel méchant". Un hors-cadre qu'il faut avoir en tête à chaque "tableau".

 

Une “âme” (ce mot revient sans cesse, il n'est pas aussi daté qu'on pourrait le croire) qui a des exaltations mystiques à Saint-François et des dépressions exaltées elles aussi, qui éprouve des sensations multiples avec une dominante, le regard. Le narrateur est souvent à la fenêtre ou en train de marcher. Ou alors il se souvient qu’il marchait ou qu’il se tenait à une fenêtre. Ou encore il écrit qu’il se souvient qu’il était à la fenêtre ou en train de marcher. Dans le jour enflammé, dans la nuit, dans l’ombre qui l’adopte souvent. Tozzi dit comme peu l'ombre.

 

Une âme capable de connaître de rares phases maniaques (il est le maître), de brefs moments de joie mais qui est souvent obscurcie par la tristesse (avec des nuances subtiles; une âme qui a pleuré toutes sa (brève) vie (37 ans), qui connaît surtout la solitude dont le plaisir l’épouvante. La voix de deux ivrognes  pouvait devenir comme un long sanglot désespéré, une tristesse qui l’emplissait d’horreur. Rauque et triste aussi la voix du cordonnier voisin chantant et s'accompagnant à la guitare.

 

Une âme qui se sait faite pour l'envol, la dilatation, la dispersion, le dissémination, l'extase mystique ou la communion (elle veut soutenir un arbre, elle parle avec une route; sa jeunesse se confondait au temps) et qui vit trop souvent dans la contraction, le repli déçu, hargneux, blessé

 

Cette âme n'est pas animée d'un vrai désir de vivre. L’envie de mourir guette le narrateur à tout moment. Pour des dettes, pour le son de certaines cloches produisant une harmonie dissonante. Pour rien. Un jour il sent l’appel de la mort et la vue d’une araignée le “sauve”. Il donne parfois le sentiment d’être un enterré vivantbien des fois le froid de son cadavre lui tient lieu d'âme. Il cherche et aime l’arbre qui fera son cercueil et pourrira avec lui. Il sait dans quel fauteuil il mourra. 

 

Être étoile ou sol : "Tandis que, si je regarde les paysans travailler, je me ferais ouvrir le cœur par leurs socs, pour leur donner la joie de pouvoir être moi aussi une terre ensemençable." Être.

 

 


Que fai(sai)t-il ce narrateur à l'âme mélancolique? Il se souvient, il anticipe, il imagine à partir d'une voix au corps invisible,
cherche pendant des heures et des jours à deviner qui habite une maison voisine. Il peut être pris de stupeur au coin d'une rue et offert aux sensations. Il peut ressentir la fuite de toutes choses.

Avant tout, quand il ne rêve pas (par exemple à l'amour qui dévasterait son âme), n'imagine pas, il regarde (parfois la peur de regarder le saisit): les arbres (la résine des pins), les prés, les nuages, un charretier qui peint des roues de char, une marche (vraiment) funèbre. Quand il n’est pas en chemin, il se poste le plus souvent à sa fenêtre: tantôt fermée "(...) de l'autre côté "(...) les choses semblaient plus belles, comme si elles étaient trop lointaines ou appartenant à un passé commémoratif."; tantôt ouverte mais ce n’est pas sans risque: les toits partant du bord de sa fenêtre semblent vouloir "le précipiter dans l'obscurité silencieuse et glacée de la campagne." Le corbillard passé, il ronge le bois de sa persienne... Comme il a devant sa fenêtre deux meules de paille identiques  entre lesquelles l’on ne voit rien, il consacre beaucoup de temps à garder les yeux fixes ou a jouer avec cet espace, à le regarder la tête renversée et à apprécier toute une dramaturgie des nuages. Ici encore il se sent sur le point de mourir.


 

  BÊTES ou l'empire du il semble.


 

Il y a bien la lune, les étoiles (l'Ourse qu'on lui a flanquée sait-on pourquoi ) mais ne vous attendez pas à une cosmologie : nul besoin d'espaces infinis pour s'angoisser, se torturer. Sous la loupe tozzienne des sensations, préparez-vous à beaucoup de micro-surprises de toute nature. Chaque expérience est limitée tout en offrant plus qu'elle : l'eau de telle fontaine lui donne tout le printemps. Et, alors là, quelle expérience : "(...) et , sur ce parfum, mon âme se dilatait, je la sentais jusque dans mes yeux."

 

  Dans la ville ou à la campagne, sous la domination du vent obsédant, tout est occasion de notations de sensations (frissons, silence fou, émotion, tendresse, idiotie, douceur). Cependant il faut bien mesurer quel espace nous est soumis et quel vertige nous attend. Tant pis pour le mot usé comme une chaussure de Van Gogh mais il y a de la vision dans cet espace halluciné qui est saturé d'anthropomorphismes et de personnifications: parfois les toits ont la patience de rester là, mais ils donnent aussi l'impression de pouvoir tomber;son champ semble emporté par le vent;la beauté du soir veut s’engouffrer pas sa porte et les étoiles peuvent percer ;les murs de sa chambre se font plus étroits; un miroir peut tout dévorer;les routes se font tout à coup redoutables et l'une d'elles veut lui sauter dessus. Telle ombre semble avoir du poids. Le son se colle aux cloches.  Les puits le terrorisent. Il connaît des malaises vertigineux. S'il arrive que les nuages soient carrés, dans l’ensemble, l’orthogonal, le fixe, le stable ne sont pas son quotidien. Des gens servent de contrepoids aux maisons.... On touche parfois à la lithographie expressionniste. 

 

 

 

   Dans ce monde en perpétuelle voie de transformations pernicieuses, d’altérations menaçantes, de modifications troubles, quelle place tiennent les autres humains pour cette âme qui raffole des marionnettes

Nous rencontrons beaucoup des corps malades, vieillis, infirmes. Beaucoup de rancœurs. Parmi le désordre de ces souvenirs plaqués comme de faux accords émergent des paysans à qui il voulut parler sans aller plus loin. On voit aussi, en passant, le père et les frères qu’il ne retrouvait pas souvent. Règnait entre eux une haine réciproque à cause de l’argent:ils se battaient, lui leur lançait des malédictions et attendait avec rage l’heure de leur mort qu’il voulait toujours plus proche; dans certaines lignes, il se fait prophète de mort pour finir par sangloter sur le cadavre d’un lézard sans vie. De sa famille il est peu question sinon de la tante Betta à laquelle il consacre un portrait sculpté au couteau.
Son rapport aux femmes est pour le moins problématique (il fut un peu amoureux de nombreuses jeunes filles, écrit-il au moment d’évoquer l’église de sa paroisse, sa première communion et sa haine envers deux vieilles femmes; par amour pour Clémentina il s’interdit longtemps de regarder d’autres femmes) et si la joie ne s’en dégage pas beaucoup (là aussi, on retrouve un nœud de haines, de dégoûts, d'idéalisation, d'hallucinations, de masochisme), la vignette à l’hirondelle est d’une beauté poignante: on se dit que bien des textes cherchent une destinataire qui ne sera jamais venue. 

 

BESTIE dit les moyens les plus extravagants de communion, de fusion, de communication et la solitude absolue.


Il évoque un jour le besoin d’un ami pour lui parler ou simplement l’écouter. Il célèbre son désir d’amitiées rêvées et étoufféees. Mais sa solitude est telle…. Humour noir? Il dit avoir manqué de temps pour aimer quelqu’un.
P
révisible, une figure domine : la mère. Celle qui soignait l’enfant, qui vient à la fin du volume, celle avec laquelle il veut apprendre à vivre..alors qu’elle est morte depuis vingt ans.


Avec ses rêves, ses brèves notations, ses évocations, il nous dit ce que sont les autres pour lui et nous parle surtout de lui. Dans tous les cas dominent une hypersensibilité extrême, une instabilité sidérante et une farouche cruauté.

 

En effet cet amoureux pétrarquisant, amateur délicat de la nature, de l’herbe et des prés ne cache aucun des accès qui le saisissent souvent. Certes la violence familiale a sans doute favorisé ses colères, ses haines, ses fureurs. Observer le jars parmi les poules eut peut-être son effet. En outre, des rencontres ont pu le conditionner : on songe au lecteur du Tasse qui est capable de torturer des dizaines de crapauds - pour le plaisir. Mais lui-même dès l’enfance a aimé initier d’autres enfants au mal, au vol, aux coups. Il a adoré agrandir une fissure de l’église. Il s'est délecté à voir ou à faire souffrir tel animal (grenouille, papillon, canari écrasé du talon); il s'est disputé durement avec sa femme et, s’il aime sa mère, il lui est arrivé de se moquer de son illettrisme. Et imaginer  qu'elle achète des pigeons et leur coupe les ailes dit beaucoup sur lui et elle...,sur leur couple.

 

 

    Une prose enserrée dans de petits textes où rien ne se passe vraiment mais où s'agitent bien des affects et des violences  infrapsychiques. Des textes-cadres qui réservent des prises et des surprises et ouvrent, à voix basse, sur un dehors et un dedans terribles. Les bêtes généralement en fin de texte feignent d'en aspirer le sens qui ne se donne pourtant pas aisément et rarement de façon simplement allégorique comme l'alouette qui ouvre et clôt le volume. Le petit texte nous mène vers la bête mais la bête nous mène toujours différemment. Nous nous cognons aux arrêtes des paragraphes.

Le mot ennui apparaît mais n’est jamais thématisé, pas plus que celui d'absurde: le jeu, les jouets viennent couronner le livre; on y parle de souffrance sans cause. Ici, le livre est dit comme un pampre. Plus loin, tel pampre est arraché.... La source vient à la fin.


  L’incarnation (ses (rares) plaisirs, ses maléfices insupportables), peut être torturante pour certains. Personne ne l'avait dit ainsi avant Tozzi.(1)


 

Rossini, le 27 février 2013


 

NOTE

 

(1) Le postface du traducteur est précieuse, en particulier pour la question du style de Tozzi.

Signalons une autre traduction chez Rivages, celle de Nathalie Castagné.

 

 

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