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19 novembre 2012 1 19 /11 /novembre /2012 06:24



    Après avoir été psychiatre pendant de longues années, Tim Willocks est devenu un écrivain assez connu (entre autres, pour Bad City Blues, Les Rois écarlates, La Religion). Vers l’âge de 17 ans, dans les années soixante-dix, dans les rues de Manchester, il avait côtoyé à de nombreuses reprises un clochard. Bien plus tard un magazine, THE BIG ISSUE, édité et vendu par des sans-abris lui demanda une nouvelle. C’est ce texte qui nous est proposé dans une excellente édition chez Allia avec en couverture les célèbres souliers de Van Gogh et, ajointés tête bêche, le texte anglais et la version française augmentés d’un entretien avec l’auteur.


    En vingt pages, Willocks raconte ses rencontres avec Billy Mickelhurst, l’homme sans liens qui l’appellera toujours le “Rouquin”, décrit ses conditions de vie (dans le froid comme dans la chaleur d’été), son apparence (un corps miné par la fatigue, l’alcool, l’isolement, l’absence d’hygiène (mais Billy restait coquet dans sa crasse), les coups (les cicatrices le prouvaient), un corps malgré tout d’une belle élégance - un corps que le Rouquin crut longtemps indestructible), rapporte ses croyances (non loin du crématorium qui le réchauffe, au cimetière, il se torturait pour aider les esprits des morts qui ne parvenaient pas à s’échapper de la terre - vrais fantômes qu’il était seul à voir) et montre son sentiment de persécution que le psychiatre mettra sur le compte de la psychose. Il dit son choc à l’annonce de sa mort par pendaison à une croix: ceux qui hantaient son cerveau, ceux qui voulaient "l’avoir", qui étaient "après lui", l’avaient poussé au suicide. Sa cavale avait donc eu une fin tragique.

   Ce beau texte nous fait deviner le malheur d’un être singulier, "impénétrable" qui devait sauver des âmes et ne put se sauver lui-même. Sans aucun sociologisme, il nous mène aussi  dans la Manchester construite au départ pour les parias, espace devenu “vide, vaincu, délaissé, inutile et méprisé - par tous sauf Billy, dont le cœur souffrait pour une telle beauté et qui savait que, comme lui-même, la gloire de cette ville obscure allait bientôt disparaître pour de bon.”


  Cette nouvelle a un autre mérite : sans l’obliger à conclure, elle pousse le lecteur à s’interroger sur la littérature. Comment dire la misère? La maladie dans la misère? Comment les dire sans tomber dans le naturalisme qui eut, en son temps, sa nécessité esthétique? Comment les dire, au plus juste, au plus près?  Pourquoi au plus près? Le faut-il? Le peut-on? Est-ce possible sans pathos, sans misérabilisme, sans rhétorique, sans clichés, sans maniérisme caché derrière le minimalisme? Peut-on écrire nûment? Une écriture nue, qu'est-ce? Est-elle concevable? Serait-elle lisible? La littérature est-elle dans ce plus ou dans ce moins identifiable qui transfigure le nu et qu'on appelle le style, quel qu'il soit? La littérature n'est-elle que dans ses effets? Qu'est-ce qu'un effet, comment le délimite-t-on?(1)

  Willocks dans l’entretien qui suit la nouvelle dit son choix:il a rédigé une fiction autobiographique. Certains détails sont authentiques, d’autres inventés, follement parfois. Défiant à l’égard de ce qui relèverait du documentaire (mais un documentaire nu existe-t-il?), Willocks défend l’idée que l’art (il dit “poésie”, “beauté”) était mieux à même de rendre la vérité de Billy : on devine que l’analogie entre le cerveau de Billy et les quartiers dévastés de Manchester ou encore que l’image finale qui renvoie au joueur de flûte de Hamelin sont de cet ordre.


    Ce n’est pas le moindre mérite de ce petit texte que de nous ouvrir les yeux et le cœur tout en ne nous forçant pas à délaisser la réflexion sur la littérature.

 

Rossini, LE 19 NOVEMBRE 2012

 

NOTE:

 

(1) Immense question que, pour la photographie, cerne avec talent Olivier Lugon dans LE STYLE DOCUMENTAIRE (Macula). Dans l'écriture, on connaît l'extraordinaire réponse de James Agee. Sans oublier celle de G. Orwell.

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