"L'homme est un étrange animal."
BESTIAIRE (page34): l'homme (I)
La lecture de Vialatte est considérable.
Et pourtant on a beau relire avec passion tout Stephen Jay Gould, suivre avec attention la moindre publication de NATURE, on doit reconnaître que l’apport révolutionnaire du BESTIAIRE d’Alexandre Vialatte publié en 2002 par les éditions Arléa tarde à trouver des échos à la mesure de son érudition et de ses audaces. En effet, que d’innovations, que de propositions renversantes dans ce petit livre de curiosités dû aussi à Michaël Lainé qui colligea avec une sûreté de héron funambule les contributions éthologiques les plus significatives parmi les célèbres œuvres énoncées du haut de LA MONTAGNE par cet observateur aussi savant que discret que fut Vialatte!
Tout de même : placer au cœur d’un livre majeur comme ce BESTIAIRE une figure aussi inaltérable et remontant pour sûr à la plus haute antiquité comme celle de l’Auvergnat aurait pu alerter les consciences prévenues contre l’obscurantisme! Même le regretté Darwin (sans doute trop préoccupé par les Galapagos) aurait pu prendre les devants et secouer encore plus les branches de la vieille et canonique Histoire, ce zigzag dira Vialatte.
Au moins faisons en sorte que cette hypothèse théorique à la témérité redoublée par la fiche sur le Turc ou l’Italien ne reste plus inconnue ou sous le boisseau et faisons aussi connaître les autres apports de ce recueil qui relève de la philosophie, de la fable, de la morale, de l’esthétique tout en débordant les vieilles taxinomies : ainsi «le marabout dépasse la zoologie : on dirait une lettre chinoise». Ce marabout est d’ailleurs métamorphique et Ovide a manqué un chant:regardez autour de vous en refermant Vialatte (mais peut-on, sans remords, refermer un livre de Vialatte?):tour à tour, le marabout n’est-il pas grand-mère, notaire, surveillant de la récréation de quatre heures?
Tous les savoirs les plus pointus sont convoqués pour notre plus grand émerveillement : par exemple, pour le taureau, l’astrologie n'est pas méprisée: on sait que Vialatte a renouvelé de fond en ciel cette science fatale dans un livre fameux qu’Adorno négligea (on se demande encore comment et pourquoi) dans son étude critique sur la voyance. Il sait citer quand il le faut (pour le porc-épic) la Bible et Isaïe. Il s’appuie sur les travaux de Dupiney de Vorepierre, de Fabre (pour le scarabée, modèle irréfutable de Sisyphe, heureux ou malheureux, c'est égal), de Mario Ruspoli, sur les contributions du docteur Mathis, de Le Loup, de Cadart, des autorités. Il a de l'estime pour ses prédécesseurs en science : ainsi la Fontaine, à propos du singe. Scrupuleux, il avoue ses incertitudes : "Le lion, assurait Baudelaire (ou alors Delacroix, ou alors Courteline) est plus fier que le chef de bureau (mettons le sous-chef de bureau pour ne pas paraître exagérer.)". Même le dicton russe «la douleur embellit, paraît-il, l’écrevisse» est soupesé, décortiqué. Le fameux constat spinoziste (les gros poissons mangent les petits), qui n’est pas rien dans la pensée du génial Hollandais, aurait pu trouver un autre relief avec ce passage vraiment effrayant:
« Car l’écrevisse femelle a mauvais caractère. Elle refuse les avances du mâle. Quand il insiste, elle contracte la queue et l'envoie promener à un mètre. Il recommence. Elle réitère. Le mâle se fâche. Il la saisit entre ses pinces et lui frappe la tête sur le sol. Il l'étreint et lui arrache les pattes. S'il n'est pas assez fort, il fait venir des amis. Ils attrapent la belle par les cheveux et ils la traînent sur le plancher de la cuisine (tout au moins moralement. Ils ont des mœurs d’apaches). Après quoi ils passent à une autre. Tout le pays est jonché de cadavres d'épouses. Celles qui survivent vont se cacher dans un trou. Les maris se réunissent jusqu'aux premières gelées pour battre ensemble la campagne.» Et puis non... Les considérations assez peu féministes du grand penseur n’en auraient peut-être pas été mieux éclairées par ce réalisme insoutenable.
On ne sait ce qu’il faut le plus louer chez Vialatte: son bestiaire a tellement de vertus !
Sa précision descriptive met Buffon et ses manchettes à cent coudées : il ne se perd pas en longues et méandreuses évocations. Le taureau? « Le contour de son visage s’inscrit fort bien dans un trapèze». L'ours ? Eh bien l'ours a le pied plat. À quoi bon michelétiser?
On apprécie la sûreté de son information historique (le rat et les premières croisades); son travail déconstructeur à propos de la pieuvre (Hugo a fait beaucoup de mal à cet "animal doux, craintif, d'un naturel extrêmement timide; pour ainsi, dire le lapin de l'océan"); son souci de précision dans l’évocation des conditions de l’observation, à commencer par la sienne : «Je l'ai moi-même chassé à Orcines, au xxè siècle, en 1960, dans un hangar de la montagne, avec un magistrat, un chien-loup et deux balais en fibre de coco. Il zigzaguait sur les murailles, allait du plancher au plafond, et le chien aboyait furieusement. Le magistrat bondissait. Le rat ne voulait rien savoir.» Esthète, il ajoute: « C'était un grand tableau de bataille.»(1) mais sans jamais se départir de l’exactitude scientifique : «Je ne parle ici que du rat noir.» De même pour le varan de Komodo, il part d’un fait avéré par la presse allemande, c'est assez dire : « Deux Berlinois, nous dit la presse, en ont trouvé un sous leur lit. Il avait trois mètres de long. C'est une espèce de crocodile. De bons esprits se demandent comment il put venir là. Et tenir sous le lit.» Toujours, comme point de départ, les bonnes questions, la curiosité qui remontent, dit-on, en amont d'Aristote. Mais ensuite c’est l’étalage éblouissant de toutes les espèces de varan pour tenter de comprendre les motivations de ce varan soudainement berlinois - car en tout savant, il y a du Holmes :
«Mais s'agit-il vraiment dans le cas qui nous occupe du vrai varan komodiensis? Ne serait-ce pas plutôt le varan à cou rugueux? Le varan à deux bandes? Le varan à queue courte (qui tient plus facilement sous le lit)? Le varan de Duméril ou le varan exanthématique? Ou alors le varan sans oreilles? (Mais, sans indiscrétion, que serait-il venu faire là ?)». En effet, on se le demande.
Qu’ajouter à ses affirmations irréfutables ? Ainsi de la moustache du chat pour laquelle la physique se frotte à l'ethnologie: «Tout le chat se trouve dans la moustache. Elle est sensible aux infrasons, à l'infrarouge et à l'ultraviolet. C'est avec elle qu'il détecte le monde, la température de la soupe, la présence des esprits, l'approche de Lucifer. Les sorcières l’amènent au sabbat».
Vialatte est magistral dans les généalogies. Le varan encore: «C'est le grand-père des dragons chinois, l'arrière-grand-père de la Tarasque.» Où l’on voit que sa connaissance est universelle et permet des rapprochement sidérants qui accèdent à la souveraineté de l'évidence.
Avouez-le : on a beau se passionner pour les aventures qui courent dans l’anneau du CERN, on concédera qu’on a du mal à se représenter les virées du neutron et du photon, à bien suivre les embardées de la machine à remonter le Temps. Un peu de Vialatte serait utile. Car chez lui l’analogie est lumineuse : impossible désormais de voir le marabout sans penser à Bernard Buffet, de contempler le bouc sans voir tout de suite Moïse (Freud ne s'y trompa pas) ou de ne pas rester pantois devant le sombre Uhu qui a indéniablement les sourcils de Clémenceau (même du Clémenceau de chez Manet); pour ne rien dire du pou dont «le schéma complet de [...] l’appareil reproducteur ressemble à un plan de métro, celui de son système trachéen à une toile de peintre d’avant-garde.» Qui ne se dit pas, après Vialatte, que le taureau «ressemble à Balzac, à Delacroix, à Karl Marx et Walter Gropius»? Quant à sa femme (celle du taureau), elle ressemble considérablement à «Catherine II, Alphonse Daudet et la marquise de Pompadour." De son côté l'éléphant est irremplaçable: "Il ressemble à un dieu par la trompe (très exactement à Siva), par l'œil au général de Gaulle, et par le bas à la folle de Chaillot. Par l'ensemble à Michel Simon : par la carrure, l'énigme, l'étrangeté, et je ne sais quelle force placide." La huppe en chaperon ressemble à Etienne Marcel....Imaginez un peu ce qu'apporte une observation aussi abrupte que "[Les girafes] sont couleur de papier peint comme le guépard".Trois acquis scientifiques définitifs en une ligne.
Vertige des ressemblances... C’est une autre épistémologie qui s’impose et qui attend son archéologue. Mais dans le même mouvement, science oblige, Vialatte ne cesse de nous mettre en garde pour éviter de fâcheuses confusions: ainsi le colin de Virginie (celui qui, comme vous savez, jure en mexicain) ne doit pas être pris pour le colin mayonnaise. Surtout il faut bien garder en mémoire que, malgré d'évidentes parentés, l’homme se distingue assez radicalement du primate par l’emploi du chapeau mou.
L’homme, l’homme : Vialatte le connaît bien sous toutes les coutures et toutes les latitudes. Mine de rien, Vialatte se joint aux trois autres grands qui ont infligé de très lourdes blessures au narcissisme des humains. Mais lui, ce fut à mots feutrés, presque étourdis. Le choc est encore modeste. Une preuve entre mille? "Voilà, l'homme est zoologique: il naît, il meurt, il se reproduit; comme la baleine et le surmulot. C'est à peu près tout ce qu'il sait faire. Il se reproduit même trop: il n'y a plus moyen de trouver de place à La Coupole, qui est pourtant immense, et qui fut un lieu agréable; et historique."
Zoocentrisme? Biocentrisme alors? Rien de tout cela. L’homme a perdu le centre comme il arrive qu’on perde le nord et se retrouve à l'ouest. Inutile de chercher un autre centre de substitution. Lisez l'article OISEAUX et vous verrez que l'animal peut aussi être un homme pour l'animal (le moineau assassine le pinson):Vialatte nous ouvre les yeux et nous les fait pleurer. Ce qui ne lui interdit rien, pas même un anthropocentrisme ludique qui a des vertus pédagogiques.
Prévenons tout de même les âmes sensibles : l'homme de Vialatte attriste ("Qu'est-ce que l'homme? Ce n'est pas grand-chose. Ce n'est pas rien non plus. L'homme c'est de la prose; mais une prose qui a des remords ; une prose rythmée, pleine de rimes léoninesqui se souvient du langage des dieux. ce n'est pas l'alexandrin ni le livre de cuisine. C'est le comptable. Il n'est pas gai ; les nouvelles sont plutôt miteuses: il y la note du gaz et le gouffre de Pascal.") ou fait peur : "Les spécialistes voient en lui une espèce d'insecte sautillant. Il fonde des villes, danse le jerk, il sonde les mers,il chante en cœuret il boit à la ronde, il se coiffe au carnaval de chapeaux en papier. De temps en temps, il détruit la Bastille pour construire des prisons moins belles et plus nombreuses, il tue ses rois pour avoir un empereur et le remplacer par un monarque, il adore la Raison, il se repaît de chimères, il massacre ses prisonniers. En un mot il naît libre, égal et fraternel.Tant qu'il conquiert, ce n'est pas trop inquiétant; quand il "libère", ça devient plus grave; quand il déclare la paix au monde, c'est le moment de prendre le maquis."Ce qui ne l'empêche pas d'évoquer les souffrances de l'ornithologue idéaliste et de nous faire trembler quand nous nous regardons avec le regard du basset aboyant au bord de la mer.
En tout cas on ne doit que le louer de ne pas se cacher derrière une pseudo-neutralité faussement scientifique. Il n’hésite pas à glisser un élément autobiographique quand il évoque, la girafe «qui ressemble plus ou moins au professeur de piano que j’avais dans mon enfance». Il ne cache pas ses goûts, ses dégoûts (le serpent), ses phobies, ses détestations (il est rude envers le pékinois) qui le mènent sûrement vers toujours plus de savoir (ne dit-il pas, avec une intuition de génie que le serpent, pourtant exécré, "continue au-delà de lui-même. Il se prolonge."?). Il brouille les pistes, en ouvre d'autres, défait les repères, déclasse les classifications, traversent avec bonhomie les frontières (2). Il prend tout en compte, sans souci de hiérarchie. Ainsi: «Que serait l'homme sans le kangourou? Sans le kangourou, l'homme n’aurait jamais su qu'il ne possède pas de poche marsupiale. Le kangourou et le jardinier sont seuls à se distinguer par une poche marsupiale.» Ce qui ne veut pas dire une téléologie (et, à propos de l'éléphant, il est cruel avec Bernardin de Saint-Pierre) mais quelque chose comme, osons le dire, une métaphysique proprement auvergnate : «Le kangourou se dépasse lui-même. Sa notion déborde sa forme. Il y a du kangourou dans tout ce qui est insolite.»(3) Il y a même de la rage dans sa réflexion sur le kangourou.
On l'aura compris : le bestiaire de Vialatte est une œuvre considérable qui devrait atteindre à la plus haute éternité. On a dit sa science savoureuse, ses audaces, sa philosophie, ses confessions. On laisse le soin au lecteur de découvrir ce qui en fait l'un de ses charmes indéfectibles et l'une de ses armes contre le désespoir, la ponctuation....(4)
Rossini, le deux octobre 2012
Notes
(1)On ne peut que regretter les égarements d'un Étienne-Prosper Berne-Bellecour et de bien d'autres qui furent en retard d'une guerre esthétique.
(2)Anthropomorphisme ou pas, projection personnelle ou pas, communauté profonde ou pas, le point largement commun aux regards que Vialatte jette sur les animaux c'est la tristesse:et pas seulement la tristesse superlative de l'hippopotame découragé. Pensons au chien :"On y lit la tristesse congénitale des singes, cette désolation infinie." Au bœuf, "docile et désespéré".
(3)Qui ne voit ici l'influence de la thèse de l'autre grand Auvergnat ("l’homme passe l’homme")?
(4)Une délicieuse rubrique de ce bestiaire est consacrée à la grammaire.