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12 mai 2014 1 12 /05 /mai /2014 10:29



   Ce petit livre de Daniel Arasse consacré à Raphaël est précédé d’une note qui précise la nature et l'origine de deux textes séparés de vingt ans:une contribution aux MÉLANGES DE L’ÉCOLE FRANÇAISE DE ROME (1972); une étude publiée dans la revue TRAVERSES, numéro Exposer (1992). L'auteur a un peu allégé la première où il reconnaît la puissante influence de P.Francastel (avant les réélaborations de Damisch et Marin) et situe le double enjeu de la seconde : LA MADONE SIXTINE, absente en 1972 et une réflexion  que W. Benjamin lui avait consacrée dans un essai célèbre.


Il souligne aussi une conviction théorique qui justifie alors l’édition de ce livre en 2003. Quelle est-elle? «Chaque peinture élabore son propre sens à partir de la mise en œuvre, toujours singulière, de son matériau iconographique (…). L’interprétation de l’œuvre se fonde sur le  déchiffrement -le défrichement- des structures visuelles d’élaboration et de transmission du sens.»


  Nous verrons que le travail d’Arasse s’appuie comme toujours sur une connaissance solide des contextes historique (pour la Transfiguration, on découvre toute l’importance de la question turque pour les papes), théologique (1517, c’est évidemment la déclaration de Wittenberg mais aussi un véritable élan de spiritualité au sein de l’église romaine), iconographique (la comparaison avec d’autres tableaux est indispensable) et, naturellement, sur une lecture  singulière de chaque œuvre, art où Arasse excelle en nous invitant à comprendre ce qu'est voir un tableau de Raphaël et, pour paraphraser un texte connu, ce qu'est l'œil du cinquecento.

 

 

 

 

Situation de Raphaël.

  Arasse isole la question religieuse et plus particulièrement la vision béatifique et l’extase dans une œuvre qu’on connaît plus pour ses influences néo-platoniciennes. Le sentiment religieux n’est pas douteux au cœur d’une époque très agitée à Rome, un peu avant la Réforme. L’extase correspond alors à deux conceptions:l’une pense que le sage atteint la vision béatifique par sa contemplation; l’autre, plus sceptique sur le pouvoir de l’intelligence, met l’accent sur la volonté, la caritas et la part décisive de la grâce divine. Arasse précise bien que l’opposition entre les deux conceptions n’est pas aussi tranchée et Raphaël «par sa personnalité et le rôle qu’il joue dans la société romaine du moment, est un témoin irremplaçable de la complexité vivante de cette situation.» Arasse propose de voir «le lien qu’incarne Raphael dans son art, lien le plus fort entre ces deux tendances spirituelles antagonistes.» C’est dans son étude de la Transfiguration qu’il cernera le plus d’éléments généraux pour comprendre les deux options spirituelles dominantes, leurs échanges partiels pendant un certain temps et leur profonde incompatibilité (la place de la subjectivité dans les deux «camps») même si le passage de Ficin à Pic pouvait donner lieu à de plus amples rapprochements. Il fournit de nombreuses preuves de la réaction fidéiste avec les textes de Catherine de Gênes et de saint Gaétan, les tenants majeurs du Divin Amour.


 


Quatre œuvres


    seront étudiées (elles mettent «en relation dans l'image le visionnaire et la vision») - et non cinq puisqu’il exclut de sa réflexion La Madone Sixtine, dans la mesure où «c'est l'œuvre tout entière qui est proposée comme une vision dont le visionnaire n'est autre que le spectateur (...)». Ce tableau dans la tradition de la Sainte Conversation «instaure un rapport de participation active entre le fidèle et l'image sacrée

 

Quatre œuvres, autant d'étapes, autant de formes.

 

Dans un cas (sainte Catherine) le divin ne sera perçu que par des rayons lumineux intervenant dans un décor serein. Dans le tableau suivant (sainte Cécile), entourés d’une lumière perçant le ciel, un chœur d’anges dominera un quatuor qui entoure la sainte, la seule à entendre la musique divine. Avec Ézéchiel, le divin (Dieu jupiterien) s’empare de tout le visible: l’homme est loin, relégué, écrasé (dans le texte sacré Ézéchiel tombe face contre terre) mais témoin prophétique tout de même. Enfin, dans une scène multipolaire très agitée (la Transfiguration), le surnaturel domine* mais deux êtres orientent le parcours visuel servant le message du Christ.

 


  • sainte Catherine

 

  Daté de 1508 (?), à la fin du séjour florentin, tout en douces courbes (y compris à l’arrière-plan) et en mouvement suspendu, le tableau représentant la Sainte Catherine d’Alexandrie (sans bague, le regard tourné vers les rayons et le hors-champ pictural, avec la seule roue de son martyre (non encore brisée), isolée dans un décor ombrien(1)) est placé par Arasse dans le sillage de la pensée néo-platonicienne. La contemplation de cette figure calme tournée vers la lumière nous dirait que “la vision est alors un acte positif, créateur”. Entre le supraterrestre et le terrestre (la nature) règne une harmonie sereine.(2)

 

 

  • sainte Cécile

 


L’analyse de sainte Cécile, «peint après la Chambre de la Signature et après ou pendant la Chambre d’Héliodore» est plus longue.
 

Historiquement, sainte Cécile n’est devenue patronne de la musique que tardivement et Raphaël n’y est pas pour rien. Ce tableau fut très vite légendaire et certains critiques estiment que c’est la première fois qu’on donne comme objet d’adoration un sentiment intérieur. Arasse voit la nouveauté ailleurs: d’une part, dans le traitement des sujets humains, en particulier des saints; d’autre part dans le traitement néo-platonicien plus avancé que celui réservé à Catherine.
 Il s’appuie sur des documents historiques concernant les commanditaires du tableau : les Pucci et Elena Duglioli dall’ Olio qui sera béatifiée et qui “«imita dans sa vie même la vie de sainte Cécile.» Elle resta pure y compris dans le mariage.
 Raphaël engagea l’image de la sainte dans la sens de la philosophie néo-platonicienne de la musique (chère à Marsile Ficin) qui considère qu’il y a trois effets de celle-ci sur l’âme (l'ambition de Raphaël étant de représenter le pouvoir auditif intime d'une certaine musique). La lecture du tableau de bas en haut se révèle pertinente:aux pieds de la sainte, des instruments qu’Arasse constate usés, dégradés. Ils sont le symbole de la musica instrumentalis qui touche «la basse conscience, liée à la nature physique»- nature physique qui la rend incapable d’exprimer la musique de l’âme.” (3)  D’autant que ces instruments délaissés le sont sur un sol à la matière peu identifiable, figuration de «la matière première», informe et corruptible. Au deuxième niveau, la sainte tient un petit orgue, équivalent de sa musique intérieure qui n’est pas sur le sol mais dont elle semble se détourner au profit de la “musique cosmique” incarnée par les anges placés dans une ouverture solaire en haut du tableau et ne jouant d’aucun instrument. Mais il faut insister sur cet orgue bien endommagé:en termes ficiens, l’orgue est intermédiaire entre le corps et l’âme raisonnable. Toutefois, il ne fait qu’extérioriser la musique intérieure de l’âme. Au contraire, le visage de la sainte témoigne de la révélation supra-céleste, représentée par le chœur des anges.

 Arasse nous guide ensuite dans une lecture en profondeur: comment regarder les quatre piliers vivants de cette construction, les autres personnages porteurs de signes ou d’objets aisément repérables pour un croyant d’alors? Avec des commentaires précis de détails, il détache saint Paul et sainte Madeleine (4)  qui ne voient pas ce qui se passe en la sainte et saint Jean et saint Augustin (auteur d'un texte sur la musique) qui s’interrogent du regard sur ce qui advient alors. Au milieu de ce jeu de regards dispersés, celui du spectateur circule dans l’espace double voire triple que relie Cécile. Centrale, la sainte, par son léger mouvement de tête, nous ouvre à l’invisible porté par des voix que les autres témoins n’entendent pas.(5)

 

Avec le tableau suivant, peint en 1518, « la contemplation calme et subjective cède la place à la fusion objective et violente de deux mondes».
 

 

   •La vision d’Ézéchiel (1518)


  En effet, dans un tableau aux dimensions réduites (40,7/29,5 cm) et se dégageant beaucoup de l'étonnant «char de Yavhé» du prophète ((1,1-27), tout change, tout se dramatise:la contemplation, l’équilibre entre le naturel et le surnaturel ne tiennent plus, la vision touche le monde terrestre et extérieur. En bas, à gauche, «Ézéchiel disparaît presque, il se réduit à une silhouette infime(…)». Arasse compare les nuages qui enveloppent Ézéchiel à ceux de la percée de la Cécile et, avec l’analyse des éclairs (il en est deux, très opposés symboliquement), distingue bien une fulgurante actualisation du surnaturel. Il souligne que la différence de plans n’existe pas au profit de la différence des tailles et que le dynamisme intérieur de l’œuvre s’impose rudement au regard du spectateur dominé par l’image. Il parle de « refonte complète du contenu spirituel de la vision et de son traitement figuratif» et tient pour peu l’idée d’une transformation due à la situation biblique de départ.


 Il estime que cette évolution dépend sans doute du commanditaire (le comte Ercolani (Ercolano?)-point contesté dans le beau catalogue de l'exposition RAPHAËL les dernières années) mais surtout de la nouvelle sensibilité du temps comme du peintre ainsi que le prouvent certaines autres œuvres. Le rapport à Dieu est devenu plus «violent mais plus sûr, plus direct entre l’homme et dieu.»  La présence d'Ézéchiel à gauche, visionnaire peu visible, annonce deux témoins de

   •La Transfiguration

 

 Commandé par Jules de Medicis (futur Clément VII) pour sa résidence épiscopale de Narbonne, ce panneau est l’œuvre ultime de Raphaël et elle embarrasse les historiens, pour son inachèvement (discuté) et la collaboration supposée d’autres peintres comme Giulio Romano qu’Arasse ne conteste pas mais demande à réexaminer (il ne la voyait pas autant dans l'ÉZÉCHIEL, ce qui semble pourtant nettement le cas). D’autant que les parties du tableau attribuées à tel ou tel divise les spécialistes tandis que Vasari qui le tient pour un chef-d’œuvre absolu l’attribue en entier au peintre d’Urbino. Au cours des siècles l’admiration évolua:à partir du XIXème on perdit ce qui engageait le sens du tableau dont l’unité commençait à faire problème.…. La clé selon D. Arasse réside dans le rapprochement de deux épisodes de Mathieu 17: la Transfiguration et la guérison du possédé (épileptique). En dehors d’une possible rivalité avec Sebastiano del Piono (Arasse ne parle pas de la «guerre» en sous-main avec Michel- Ange), les raisons sont formelles:le triple étagement de la représentation (le contraste majeur étant entre «le cercle du haut et le cercle du bas», «entre la Gloire du Christ et la faiblesse de l’homme sans le Christ»); le traitement d’un élément historique avec foule (dix neufs personnages en bas) prise de panique et agitée de gestes multiples parmi lesquels se détachent de remarquables jeux de regards. Arasse note aussi la présence d’un grand vide qui creuse l’espace en oblique marquant l’impossibilité de la guérison pour les hommes et seulement par les hommes. Le mouvement des gestes de la foule et des apôtres donnant toute son orientation à la scène. (6)
  Apparaît clairement une nécessité de lecture selon les trois plans:les Apôtres d’en bas (dont Mathieu, dans le coin gauche, la main sur le Livre...) ne voient pas la lévitation (7). Ce qui rend capital le traitement de l’espace intermédiaire avec trois autres apôtres, à la fois écrasés et soulevés par l’apparition, symboles de l’«écartèlement constituant le drame de la vie spirituelle de tout chrétien, pris entre la pesanteur et la grâce».
 Arasse dégage bien la question cardinale:qui, dans le tableau, voit la transfiguration du Christ?  Pour lui (seulement), personne dans le bas. Dans le haut, les trois apôtres à terre (Pierre, Jacques et Jean) sont aveuglés alors que dans le récit de Mathieu, ils voyaient: en réalité, chez Mathieu c'est la voix divine qui effraie les trois disciples et il faut que le Christ les rassure en les touchant et en leur parlant. Moïse et Élie (qui participent à l’apparition (ils sont la Loi comme le sera le Christ) et à son souffle) le voient. Et, surprise, à gauche, agenouillés, deux petits personnages regardent le Christ et prient (
généralement, on veut identifier saint Felix et saint Agapit). Arasse explique alors la logique du parcours visuel:les seuls à voir sont en adoration, «ils s’abandonnent devant l’incompréhensible, devant l’évidence surnaturelle et irrationnelle du divinLe spectateur est invité à leur ressembler, à agir comme eux. Il passe ainsi, dès le tableau de l’obscur au lumineux. Nous sommes loin alors de la sagesse néo-platonicienne.(8)

Ce tableau répond donc bien à la réaction fidéiste du moment. Élargissant son propos, Arasse insiste sur la forme choisie par Raphaël qui annonce bien des tableaux des XVIème et XVIIème siècles mais approfondit tout un legs:il parvient à restituer deux mondes contradictoires qui entrent en relation. Historiquement et idéologiquement, la partie haute et la partie basse seront utilisées à des moments différents. Raphaël aura ouvert «une double voie à la peinture religieuse de son temps.»

 

Arasse conclut par le constat de la rapide évolution de Raphaël: en dix ans, il passe de la révélation harmonieuse due à l'influence du néo-platonisme à une manifestation violente qui commande «abandon de soi et humilité de la foi».

 


 

  Bien plus tard, en 1992, D. Arasse consacrait un article à la Madone Sixtine dans lequel il s'attachait aussi à un passage fameux de Walter Benjamin.

 

 

•l’ange spectateur


        «La réception des œuvres d’art se fait avec divers accents, et deux d’entre eux, dans leur polarité, se détachent des autres. L’un porte sur la valeur cultuelle de l’œuvre, l’autre sur sa valeur d’exposition.» W. Benjamin

 

  Dans L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, Benjamin s’appuyait sur une thèse récente (alors) d’H. Grimme sur la commande du tableau. Thèse qu’Arasse récuse en prenant en compte le témoignage de Vasari et les travaux plus pertinents de Konrad Eberlein. La fiction de Grimme est purement positiviste et le motif des rideaux n’avait chez Raphaël aucune originalité:«Les rideaux de la Madone Sixtine constituent donc un dispositif médité de «présentation de la représentation» qui a pour fonction d'en faire affleurer le contenu théologique précis, la revelatio chrétienne du Dieu fait homme et la fonction de Marie, «arche du Seigneur» ». Mais Grimme allait dans le sens de la conception fondamentale de W.Benjamin.
  Sur le fond, Arasse estime que l’opposition valeur cultuelle, valeur d’exposition s’applique assez mal à l’imagerie chrétienne. Il pose de façon certaine que « la visibilité de l'œuvre exposée sur l'autel fait spécifiquement partie du culte et du rite chrétiens » et que c’est l’opposition entre la tradition judaïque et le choix chrétien des images qui explique la thèse de Benjamin.(9)
  Ce qui ne  condamne pas forcément  Benjamin et  son analyse de l’évolution historique. Il s’en faut. Arasse considère qu’elle est efficace «à condition d’opérer un renversement paradoxal de ses données.» Paradoxal est le mot. Observant le cinéma, la photographie et les nouvelles pratiques culturelles (les grandes expositions), il considère que nous sommes entrés dans un autre culte («un véritable dispositif cultuel», le merchandizing entretenant un nouveau marché de la dévotion) avec l’éloignement des œuvres, leur quasi-invisiblité et leur re-sacralisation. L'aura des œuvres ayant alors, par ce fait, reconquis sa puissance.
  On a le droit de ne pas suivre
ce raisonnement d'Arasse (les conditions cultuelles ne sont pas les mêmes et la notion de culte ne mérite pas d'être reçue aussi sommairement) et de préférer sa belle lecture du tableau de Raphaël où il pose à nouveau la question de la place du spectateur (sans s'apesantir sur sainte Barbe et saint Sixte-on peut le regretter). Après avoir souligné l’importance de l’arrondi de la tringle soutenant les rideaux et éliminé l’idée d’une balustrade au bas du tableau au profit de l’idée de “marge”, il s’attaque aux deux angelots devenus “figures de seuil” et installant et le regard dévot et le regard artistique:ils disent tout simplement l’autonomie artistique de la représentation.« Par son dispositif de présentation, par ce qui se passe à ses bords supérieurs et, plus encore, à son rebord inférieur, la représentation se présente elle-même comme œuvre d'art:tout en représentant (au moyen de figures) le concept chrétien de revelatio, elle affirme l'autonomie artistique de cette représentation.» (j'ai «souligné»)

Pour finir, Arasse évoque le curieux destin des deux angelots qui confirme la thèse de Benjamin, là encore, paradoxalement: ils vont être isolés et servir à toutes sortes de fonctions (apotropaïques un temps mais le plus souvent publicitaires) qui «détachent l’objet du domaine de la tradition » comme l’affirmait Benjamin (10). Mais le tableau est épargné en tant que tel et seuls les détails sont mis à toutes les récupérations du marché si bien qu'Arasse suggère qu'une des prédictions benjaminiennes devrait être repensée.

 

  Les visions de Raphaël. Entendons, selon la polysémie du mot: les visions que le peintre représentait (de moins en moins néo-platoniciennes (11) si l'on suit la belle démonstration du livre); les réceptions différentes de ces visions au cours des siècles, en particulier celles des spécialistes ou d’un penseur comme Benjamin. Celle, irremplaçable, de Daniel Arasse, subjective et motivée, toujours éclairante.


 

 

Rossini, le 17 mai 2014


 

NOTES

 

(1) Raphaël élimine beaucoup d'autres attributs légendaires de la sainte (épée, anneau...).


(2) Giulio Romano dans La DÉISIS (1519/20) réunit, sur deux plans (voire trois), le Christ en gloire (on songe évidemment à la Transfiguration…), saint Paul et à sainte Catherine, accoudée sur «sa» roue brisée et tenant la palme de son martyre.

 

(3)Vasari assure que cette nature morte reviendrait à Giovanni d’Udine.


 (4)Madeleine qui, d'après les recherches publiées dans RAPHAËL, les dernières années (LOUVRE ÉDITIONS /HAZAN) ressemble étrangement à la Madone Sixtine...

 

(5)On note qu'Arasse qui commente parfaitement la (lourde) pose de Paul et la place de son épée dans le triangle au sol délaisse pourtant l’aigle si près du saint tout comme la crosse d’Augustin dont l’arrondi contient peut-être un angelot alors que cet objet est le plus proche de l’effraction solaire du tableau et s'oppose à la tête de chien de la viole. 

 

(6)En note, Arasse décrit magistralement l'extraordinaire mouvement de la scène.

 

(7)Sur ce point, on peut contester Arasse au moins pour la  figure de l'apôtre en rouge (et que dire de l'homme qui est situé derrière lui, proche de Mathieu?) qui désigne clairement le Christ ou au moins le monticule (la montagne?) d'où il descendra. Entendons le mouvement de sa main: la seule issue pour la guérison du Mal, c'est le Christ et la foi en lui. Ce que dit Jésus au moment de la guérison de l'enfant, selon Mathieu.

On peut regretter qu'Arasse n'ait pas commenté, au sein de son analyse, les yeux révulsés du petit malade.

 

(8)En annonçant clairement la Résurrection et l'Ascension,  Raphaël introduit dans cette transfiguration un élément capital: la lévitation. Formellement, elle complète la verticalité du tableau et rappelle que selon les mots du Christ à ce moment là, la Foi peut déplacer des montagnes, à commencer par celle d'où lui-même s'éleva...

 

(9)Une parenthèse d'Arasse ne laisse aucun doute: «(Le culte catholique romain est un culte d'exposition.)» J'ai souligné.

 

(10)Le succès de ces petits anges «témoins d'une mise en visibilité qui les dépasse" est tout de même étonnant:il confirme la gêne qu'ils ont créée chez certains spécialistes. En les détachant de la toile à des fins douteuses le marché ne nous conduit-il pas vers un centre explicatif encore inconnu?

 

(11)Sur le néo-platonisme, on ne saurait, évidemment, se passer des travaux de Panofsky recueillis dans ses ESSAIS D'ICONOLOGIE (Gallimard).

 

 

 

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8 mai 2014 4 08 /05 /mai /2014 08:22


   " Ne jamais perdre de vue l'essentiel."        

 

                    COMMENT TRAVAILLE SOULAGES (page 31)

 

 

  Grâce à Michel Ragon nous connaissions les ATELIERS DE SOULAGES; grâce au Temps des Cerises nous pouvons lire un article de Roger Vailland qu’il consacra au même peintre en 1961, intitulé Comment travaille Pierre Soulages. Alfred Pacquement qui assure la préface de ce petit volume nous rappelle les circonstances dans lesquelles les deux artistes avaient fait connaissance plus tôt en 1949: l'écrivain venait de voir chez Lydia Conti un tableau du peintre et voulait lui proposer de faire les décors de sa pièce Héloïse et Abélard.

 

 On fait rarement aussi précis et aussi complet en si peu de signes. A. Pacquement a raison:voilà un document irremplaçable, Soulages peignant peu devant des visiteurs....
 Ce jour-là (le 27 mars 1961) Soulages peint ce qui s’appellera Peinture 202x156, reproduit à la fin du livre. Cette œuvre appartint à Vailland puis à la collection Dotremont. Depuis, on en a perdu la trace.

 

 Vailland se veut le reporter d’un moment. Tout sera moment de moment et mouvement.


 

  On apprécie la précision de Vailland, son sens du concret pour décrire un peintre qui ne parle que de format, de matière, de couleur, de texture. Il donne exactement l’heure de telle ou telle avancée du processus pictural. Tout commence vers 16h07 et s’achève vers 20h30. Une étape importante prend forme à 17h25.

 

  L'écrivain ne se met pas en avant. Il ne vient pas avec un regard averti, avec des mots de critique patenté ni une philosophie à qui on ne saurait rien apprendre. Il voit et raconte, humblement, exactement. Regardant un peintre en action, il rapporte des faits (Soulages "rebrasse de nouveau toutes les formes déjà annoncées"; "à 18h45, toutes les jolies matières qui avaient été découvertes sont en train de se recouvrir de noir, mais dans un nouveau mouvement, tantôt appuyé, tantôt à peine posé, tantôt tremblé.").


   Préparation

 

  Vailland rend compte des premiers gestes de Soulages, de son sentiment à ce moment précis. Le peintre met de côté une toile qui lui résiste et ne le satisfait pas. Il en installe une autre d’un “format un peu inhabituel, presque carré, qui interdit les effets de fausse élégance.” Pourtant préparée spécialement pour lui, il veut la dégraisser. Vailland y voit une sorte de mise en condition.


 “Soigneux, amoureux de l’ordre et de la netteté” de son atelier, le peintre est méticuleux dans la mise en place de ses palettes. Cette lenteur est nécessaire. Il prépare des bacs. Se propose des couleurs, change d’avis, écarte un rouge, désire soudain une toile plus glissante.
 Tout est prêt. Les instruments, les couleurs (pas seulement le noir), le caoutchouc, la toile. L'espace dans lequel il circulera.


 Témoin et auditeur, Vailland confirme ce que le peintre a toujours dit et écrit avec une constance rare. Soulages “n’a jamais d’intention quand il commence sa toile.” Il le redira dans la même soirée:”jamais d’intention.
 Au départ (mais quand
une œuvre commence-t-elle vraiment ?),“il crée une situation” à partir de quelques couleurs. “Il se donne des chances, il ouvre une porte à la chance.La chance: de l’oubli et de la mémoire, de l'inconnu, de l'inconscient, de l’attention, de la perspicacité...une ouverture. Plus tard, Vailland entendra ce qui est la conviction première et dernière de Soulages:”-Je découvre ainsi ce que je cherche; je ne sais pas ce que je cherche.


 La chance d’un “dialogue” mais surtout pas d'un abandon. Quelque chose se propose. Il suit l'invitation, il accompagne l'opportun, saisit l'occasion- ou pas.

 


Refus


En même temps, il écarte certaines facilités. Tel blanc ocré devient rose.
"-C’est trop joli, dit-il.” Un autre mot dit ce qu’il refuse :le coquet.

 

Solitude de Soulages? Il dialogue avec les éléments qui sont devant lui et récuse les tentations du pré-visible, de l'attendu, du tracé d'avance.

 

 

Plus tard dans la soirée, il posera le sacrifice comme nécessaire à son art : “Il faut savoir sacrifier, c’est ce qui prouve que la vraie peinture n’est pas de l’art décoratif."
Et il ajoute:” Ne jamais perdre de vue l’essentiel”. Ou encore: "-Il faut savoir savoir rejeter tout ce qui plaît trop. La vraie peinture, c'est de continuellement renoncer."


Ainsi souvent recouvre-t-il ce qui séduisait Vailland. Il détruit. À plusieurs reprises. Vailland a la sensation d'un "immense désordre." Soulages sait pourquoi, d’une science singulière de l’instant. Il concède : "c’est moins abouti" mais parle de “quelque chose de beau là-dedans”.


  On a vu qu'un mot se fait insistant dans les réflexions de Soulages: "vrai".


Caoutchouc


 Un nouvel adjuvant était entré en jeu. Des plaques de caoutchouc durci “(la matière dans laquelle les cordonniers découpent les semelles pour les réparations).Il en a de toutes les formes, de toutes les dimensions, certaines avec manche, d’autres sans manche.”

 

 

Accélération


Après une heure vingt d’approches de la toile c’est l’application de peinture. Il suffit de cinq minutes. Le vrai travail commence. Avec des obliques aux nuances infinies. Avec une “espèce d’énorme virgule noire au milieu de la toile”. Un déséquilibre survient, il faut s’y fier. Même chose pour une autre oblique.


 Après ces observations, Vailland décline justement le principe actif de ce qui se passe sous ses yeux: poser, enlever, découvrir.

 Soulages pose, enlève, découvre, recouvre (au grand dam de Vailland), mais, soudain, redécouvre : les matières sont à l’œuvre. S’ensuivent les apparitions de l’épais ici et du translucide là. Des obliques.


Une œuvre pleinement affirmative.

 

 

  Un corps


 
Tout se passe entre l'œil, le bras et la surface à peindre. Vailland rend parfaitement les mouvements sur la toile (on mesure que l’essentiel est dans la dynamique (les tensions, les rapports)) et devant la toile.  Il dit le corps pendant la préparation, les grands mouvements du bras, “de gauche à droite, de haut en bas, en laissant les bavures”, le recul, l’attente au fond de l’atelier, l’avancée rapide vers l'œuvre en train de se faire, la décision appliquée immédiatement, le changement d’instrument, les gestes caressants, la joie de la causerie avec la toile, les modifications rapides. Vailland parle de danse (“quatre pas en avant, quatre pas en arrière”, des mouvements d’anticipation). Cependant Soulages, dialoguant indirectement avec d’autres créateurs, se veut exact:” Mais attention: ma peinture ne racontera pas ma danse. Je couvre et découvre des surfaces. Je ne dessine pas de lignes, où celui qui regardera le tableau retrouvera le mouvement de ma main . Il y a des peintures “abstraites” qui valent seulement par les mouvements qu’elles figurent. Ces mouvements tendent à raconter les états d’âme du peintre, au moment où il fait un tableau. Moi, je ne raconte rien.

“Procès”

 En 1962, CLARTÉ, le mensuel des étudiants communistes lance un débat sur l’art de P. Soulages. Aux côtés d’Hubert Juin, Roger Vailland intervient alors pour “défendre” l’art de son ami Soulages. Nous pouvons lire en annexe sa “plaidoirie”. Il confirme qu’il récuse le langage de la philosophie pour parler d’art et lui préfère le vocabulaire de la chronique sportive. Il traite Soulages de champion, définit ce qu’est un style en le comparant plaisamment à ce grand coureur que fut Michel Jazy (1). Pour rassurer l’étudiant communiste et répondre à certaines accusations déjà anciennes, Vailland croit nécessaire de préciser que Soulages ”n’a jamais évoqué les expériences des mystiques et les métaphysiques qu’elles impliquent pour expliquer la concentration nécessaire à son travail. Il ne s’est jamais dérobé derrière des des philosophies idéalistes.” Ce qui vaut pour Soulages et son art ne vaut pas toujours pour certains de ses commentateurs. Mais le reportage de Vailland dans L’ŒIL en 1961 l’avait prouvé avec justesse:

 


À 20h30
il a achevé un objet fait de toile, de bois et de peinture à l’huile, et destiné à être regardé. Cet objet ne dit rien: c’est avec des mots qu’on dit. Il ne porte pas de “titre”. Il ne livre par bonheur aucun “message”: laissons-les aux prophètes et aux facteurs. Il n’engage l’artiste que vis-à-vis de son art et de lui-même, mais absolument, et c’est important.

 

 

"Il ne faut pas perdre de vue l'essentiel". Après les mots justes de Vailland, avant les nôtres, ceux des spectateurs (le plus tard possible), le tableau de Soulages.


 

 

Rossini, le 10 mai 2014

 

 

NOTE

 

(1) Avoir vu Jazy courir c’est comme avoir entendu Richter pour certains, Michelangeli ou Pollini pour d’autres.

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25 avril 2014 5 25 /04 /avril /2014 18:37

 

 

   "Bosch, engageant une critique de son temps, semble s'inscrire en faux contre sa propre vision du monde. Comment cette composition doit-elle donc être comprise, pour s'accorder avec le reste de l'œuvre du peintre - comme le font les panneaux latéraux représentant le paradis et l'enfer."  Hans Belting (page 8)


 

  Que n’a-t-on pas dit de Bosch (1453/1516), de ce "faizeur de diables", de sa fascinante bizarrerie, de sa “fantaisie inépuisable, audacieuse et déréglée”, de “son imagination ardente et folle”, de “son génie de renouvellement et de pittoresque”, de sa “fantaisie licencieuse, de son effronterie”, de ”sa conception d’un mal immatériel, d’un principe d’ordre spirituel qui déforme la matière, d'un dynamisme agissant à rebours de la nature”, de “sa capacité à peindre des monstres exacts”, de “son univers, gigantesque et minutieuse ivresse parodique, métamorphose sans fin de la création divine en caricatures démoniaques, irruption à la surface de la terre des larves, des passions monomaniaques, des tentations, des impulsions grotesques que chaque homme réfrène.”? Tant et tant.

 

Bosch est un des créateurs qui a toujours plus d'avenir hérméneutique. 


 Après bien d’autres, le célèbre analyste de l’Image, Hans Belting s’est attaqué en 2002 au JARDIN DES DÉLICES (titre qui n’est pas d’origine), ensemble difficile à dater mais qu’on situe désormais au début du seizième siècle après l’avoir longtemps placé plus tôt dans la carrière de Bosch, ce contemporain de Botticelli, de Vinci....Belting fera de la place décalée du peintre dans son temps un des axes de sa réflexion.


 Voilà une œuvre vue, revue, analysée, toujours plus commentée, toujours plus sidérante, toujours plus nue.


    

      Dans cet essai de Belting, il sera beaucoup question d’imagination, de fiction, d’utopie….Fiction à partir de la Bible, fiction des interprètes, fiction de Belting imaginant une joute entre des nobles pour déterminer le sujet du tableau....

 

TRIPTYQUE

 

   Avant d'en venir au JARDIN DES DÉLICES, il convient de considérer que Bosch a créé d’autres triptyques “véritables” qui évoquent “la destinée collective des hommes dans le monde”. L’ordre des panneaux doit à chaque fois être pris en compte.


    - le Chariot de foin (Madrid, Prado - Belting ne pense pas que ce soit forcément l’original) avec à gauche la séquence Adam & Eve (en allant de haut en bas), au centre un chariot vénéré comme de l’or et symbolisant les Biens terrestres (éphémères) et menant le regard du spectateur vers le volet de droite représentant l’enfer et ses punitions.


    - on connaît aussi les éléments d’un retable incomplet, polyptyque qui appartint au cardinal Grimani (Venise, Palazzo Ducale) auquel H.Belting consacre une belle analyse.


   -le Jugement dernier (Vienne, Akademie der bildenden Künste -dont il ne conteste pas l’authenticité) avec en son centre, le Jugement dernier et les châtiments, à gauche, la Création d’Eve, le Péché originel, le couple chassé (ordre vertical inverse du Chariot de foin), le Créateur et les anges rebelles devenus insectes, et, à droite avec Satan, la Luxure etc.

 
  Dans ces œuvres, l’ordre de lecture ne pose pas de problème, même dans le polyptique de Venise. C'est loin d'être le cas avec celui du JARDIN DES DÉLICES qui intrigue non par ses volets extérieurs (à gauche, le Créateur et ses créatures, à droite, les ténèbres de l’enfer) mais par son panneau central où des récits dispersés se multiplient sous nos yeux. Comment "lire", comment intégrer (et pour quelle narration), le panneau central?


 LE TRIPTYQUE DU JARDIN DES DÉLICES

 

  Venons-y, non sans avoir pris le temps de rappeler qu'une fois refermé, LE JARDIN offre aux regards un diptyque sublime (le premier de ce type dans l'Histoire?) sur lequel un consensus a lieu selon Belting. Le monde est saisi au troisième jour de la création, avec la pluie et seulement les plantes (que nous retrouverons dans le triptyque (1)), avant la création des astres, avant l'homme, avec le disque terrestre, globe transparent suspendu dans le vide et éclairé par la première lumière....À l'écart, dans une modeste percée lumineuse, Livre en main, Dieu (désignant Bible (et Monde?)). Tout en haut une citation du Psaume 32 de David ("C'est lui qui a parlé, et cela arriva; lui qui a commandé, et cela exista."). Plus loin dans sa démonstration, Belting fera de ce diptyque un élément théâtral (et presque "mondain").

 
Avec lui, regardons mieux les trois panneaux. À gauche donc, “un paysage qui paraît s’étendre aux dimensions du monde”: le paradis biblique sans le péché originel, le serpent attendant seulement son heure. Le couple n’est pas chassé comme dans l’ensemble de Vienne. Bosch s’intéresserait plus à “la reproduction poétique du paradis qu’à la scène biblique qu’il y intègre.” Ce paradis renvoie à l’Extrême-Orient, contient des éléments équivoques (la chouette au centre) ou potentiellement négatifs (la prédation des animaux). La “stratégie artistique” de Bosch consisterait à mêler des animaux lointains reproduits méticuleusement sans se priver d’une grande liberté dans l’invention.  On observe déjà la modestie de la description qui ne veut pas céder ...à la tentation du codé, du crypté.
  Le panneau de droite, l’enfer, se caractérise par sa couleur sombre, l’absence de la nature et les maux infligés aux hommes par leur civilisation. Belting ne conteste pas la dimension satirique de ce monde inversé où l’enfer paraît simplement le prolongement du monde réel. Il pousse tout de même un peu plus loin son étude de détail (la fenêtre reflétée dans le chaudron;la punition du joueur). Il évoque* le souverain de ce monde infernal, la Volupté, le froid, les corps tourmentés, l’empire de la musique trop écoutée devenue instrument de torture. Il évite soigneusement un classement thématique proposé par d'autres (cupidité, frénésie).


Continuant à affirmer les niveaux mêlés du réalisme, de l'allégorique et du fantastique, il décrit quelques scènes mais s’interdit d’aller trop loin dans l'interprétation. Il admet tout de même qu'un don de biens à l’Église constitue une anticipation des critiques de la réforme. Mais, contrairement à d'autres, il estime qu'aucune figure du panneau latéral droit ne laisse d'espoir.
Il définit fortement le narratif boschien:“C’est seulement dans l’arrière-plan lointain que le peintre s’affranchit des contraintes habituelles de la fonction narrative.”Il affirme aussi que ce paysage halluciné de destruction d’une ville relève de l’expérience personnelle.

 S’appuyant sur un dessin se trouvant à l’Albertina, il trouve dans l'extraordinaire “homme-arbre” un indice de la pratique artistique boschienne fondamentalement fantaisiste. Il ne cherche aucune correspondance formelle avec les autres panneaux.

   Reste l'enigme. Celle du
panneau central qui n’a aucune place dans les Écritures et qui fascina tellement que ce fut celui qui connut le plus de copies

 

DÉTOUR


  Avant de regarder ce
t incroyable panneau central, il convient de dire quelques mots des explications que refuse Belting.

 

Bosch est devenu depuis longtemps le terrain privilégié de commentateurs qui veulent en rester, si on peut dire, à la lettre des tableaux et qui cherchent à traduire tout ce qui apparaît devant nos yeux: pourquoi cet ibis dans le panneau gauche, pourquoi cette licorne, cette salamandre ? Pourquoi cette tripartition des plans ? Que signifient ces rares visages tournés vers nous, ces poissons volants, ces énormes fraises, ces corps tête en bas ou ces têtes couvertes d'objets inattendus? Pourquoi ce papillon presque central?

 

À ce jeu, certains interprètes ont réponse à tout et agissent comme des traducteurs qui, à deviner du crypté partout, transforment tout en rébus sans jamais tenir compte de la forme choisie."[Les interprètes modernes] ont cherché dans cette œuvre un message caché, qui pourrait être déchiffré indépendamment de la pratique artistique de Bosch."

 Belting a en tête tous les chercheurs qui tirent par exemple Bosch du côté des symboles alchimiques (2). Cependant son vrai “adversaire”, il le nomme, est Wilhelm Fraenger qui “fut un temps vénéré comme l’oracle des admirateurs de Bosch.” et qui aujourd'hui n'a plus vraiment de soutiens.


Quelques mots sur cette thèse qui connut un si grand succès. Elle dessine en creux les refus et les exigences de Belting.


Sur la foi d’un procès d’Adamites à Cambrai en 1411, Fraenger est persuadé que Bosch a mis ses pinceaux au service d’une “secte” dite du Libre-Esprit qui, réunissant en un syncrétisme étrange les aspects les plus spiritualistes du paganisme et d’une certaine chrétienté (Jean Scot Erigène, Joachim de Flore), croyait pouvoir promettre à ses disciples de rejoindre l’adamité d’Adam avant la Faute. Bref, la béatitude sur terre était possible. L’amour physique étant alors une prière. Mouvement né au XIIème siècle, il a essaimé (on les appellera amalruciens, Béguines, Bégards) et la forme que connut (peut-être) Bosch devait à la fois à des formes flamandes et beaucoup à l’influence de la mystique rhénane. l’Inquisition aimant prêter les pires vices à qui dérangeait le pouvoir de l’église, fit passer la théorie de la secte pour un alibi spiritualiste et le paravent d’une débauche effrénée….À lire Fraenger il apparaît que cette secte d'un panthéisme exalté était totalement révolutionnaire:au nom de l’amour, de la pauvreté choisie, de l’esprit libre donc vacant pour dieu, de la nudité réclamée, elle contestait les autorités (toutes…), la chevalerie et tout ordre militaire, croyait à l’égalité entre les êtres (homme comme femme) et, de ce fait, contestait les riches et leurs richesses. Pour ses disciples la sexualité était mystique, sans remords parce que sans faute. Lire Fraenger c'est, scène après scène, déchiffrer un énoncé global, un discours imagé dont toutes les ph(r)ases convergent. 



  COMMENT "LIRE" LE PANNEAU CENTRAL ?

 

 Trois possibilités s'offrent à nous.

 

  La lecture "mécanique", précipitée mais classique:glissant les yeux du centre vers la droite, on veut voir une condamnation et les conséquences de ce déréglement exhibé abondamment. Le "message" (simpliste) étant:Voilà ce qui attend ceux qui s’abandonnent à une érotique scandaleuse.


  ☛La lecture théosophique de Fraenger (qui s'appuie aussi sur Boehme, Goethe et surtout Novalis): il devine dans ce panneau central l’expression de la jubilation qui sera celle de l’espèce humaine quand elle suivra la voie des Esprits-Libres qui s’adonnent en toute vertu à une débauche spirituelle. Fraenger estime que le centre représente” la continuation immédiate du Paradis.” “ L’état du monde est celui qui aurait régné si Adam et Eve n’avaient pas succombé à la Tentation." En d’autres termes, une “Utopie”, celle d’un jardin des délices étranger à la Chute, ou bien encore, avec plus de vraisemblance, car Bosch ne pouvait ignorer le dogme du Péché originel," celle d’un état chiliastique qui règnera une fois que, le péché originel expié, l’humanité aura retrouvé le Paradis et la paix des créatures.

 

  ☛Reste la proposition de Belting qui ne veut pas d'un jardin des délices interprétatives. Avant de la lire, suivons son regard et son commentaire descriptif.

 

 

  Que voyons nous? 

 

Un monde paradisiaque non seulement peuplé mais surpeuplé. ”Un jardin luxuriant qui s’étend sur toute la surface de la terre, et représente donc plus qu’un simple jardin, est peuplé d’une multitude de personnages qui s’unissent avec volupté, s’ébattant dans les eaux scintillantes ou sur les pelouses baignées de soleil, aussi librement que les animaux avec lesquels ils jouent.” Dans le haut du tableau, les quatre régions du monde. H. Belting désigne quelques scènes en parlant d’un “labyrinthe de thèmes, qu’il serait vain de vouloir énumérer”! (3) Il s’attache pourtant à l’espace médian avec le bassin circulaire où se baignent des femmes autour desquelles chevauchent des cavaliers lancés dans une sorte de parade amoureuse. Au bas du panneau, une nature qui ne correspond à rien de connu dans ses formes ou ses tailles. Il parle de symbiose homme/animal, homme-plante. ”Cette nature peinte est un monde en permanent devenir, où rien cependant ne s’abolit. La fécondité exubérante est symbolisée par les capsules de fruit et les coquilles d’œuf, ainsi que que par cette moule dans laquelle s’est glissé un couple nu.(…) Où le péché n’existe pas, les fruits ne figurent pas le plaisir sexuel interdit, mais une fécondité naturelle dont le plaisir est l’instrument.”
Cet univers ne connaît pas la mort et on n’y rencontre aucun enfant. Nous contemplons une “éternelle félicité” d’êtres assez peu individualisés, presque enfantins. (4)  Belting avance un élément de sa thèse :”Nous contemplons une humanité que nous ne connaissons pas:non pas l’humanité rédimée, arrachée à la mort, mais une humanité utopique qui n’a jamais existé.”


Belting doit pourtant faire des concessions. Quelques détails lui semblent négatifs: la chouette qu’un homme retient, des tubes transparents, critique possible de l’imitation alchimique, un homme tout en bas dans le coin droit, le seul vêtu (Adam peut-être (un auto-portrait (?)) montrant une Éve d’avant la Chute, preuve de l’existence de la conscience dans ce monde moins lisse qu’il n’y paraît.

 

 Bosch, avec ce panneau, offrirait l'hypothèse d'un monde virtuel situé en dehors de toute temporalité. Quel aurait été le monde sans la Faute? "Bosch, en occultant le péché originel, remplit un vide dans le projet divin:il décrit tout ce qui devait rester une utopie après le péché originel." Belting indiquant que "le deuxième chapitre de la Genèse donne une très vivante description du paradis tel qu'il aurait dû continuer à exister pour toujours." Chapitre du "lieu du plaisir" qui fut longtemps un casse-tête pour les théologiens et que Bosch,  comme certains contemporains, aurait pris comme tremplin de son imagination.


  Belting en vient alors au complément de sa thèse qui nous mènera vers More: “Cette fiction donne au peintre la liberté de représenter l’imaginaire collectif, tel qu’il se manifestait peut-être dans les rêves de cette époque.” Pour lui "nous contemplons une humanité que nous ne connaissons pas:non pas l'humanité rédimée, arrachée à la mort, mais une humanité utopique qui n'a jamais existé."


  Notre analyste a une 
conviction:le contenu ne doit pas diviser ou faire l’objet d’interminables conflits herméneutiques: “l’ambivalence du langage pictural surpasse ici l’énigme du contenu, et ouvre à la peinture ce nouvel espace de liberté où elle devient un art au même titre que la poésie.

 

  En outre, la certitude de Belting se fonde sur une donnée qui se veut irréfutable.


LE COMMANDITAIRE


  Après avoir résumé le peu de choses que nous connaissons du peintre citoyen de ‘s-Hertogenbosch, Belting s’appuie sur une découverte datant de 1967: le tableau de Bosch se trouvait, un an après sa mort,  dans le palais des comtes de Nassau à Bruxelles et  correspondait à une commande du début du seizième siècle. S’appuyant sur des archives lilloises,  Belting  estime (de façon complexe) que le duc de Bourgogne (qui allait mourir en 1506) avait conclu un achat de triptyque et croit même devoir imaginer une joute entre Philippe le Beau de Bourgogne et son ami Henri de Nassau:chacun proposant un sujet épineux et risqué s'il venait devant l’Inquisition. Le duc allant le plus loin dans la provocation. Conclusion: le retable n‘est donc en aucun cas un tableau d’autel et devait égayer les fêtes du prince Henri III (1483/1538), plus porté sur la licence que sur la théologie.
Le triptyque demeurera dans cette famille de grande aristocratie jusqu’au milieu du XVIème.


Cette question de commanditaire est décisive aux yeux de Belting : ce retable au curieux panneau central ne pouvait pas appartenir à la secte hérétique des Libres-Esprits, elle représentait un risque qui ne pouvait être pris que par un aristocrate audacieux et protégé qui aimait à surprendre ses nombreux invités:"C’est pourquoi je conjecture que les deux aspects de l'œuvre, volets fermés et volets ouverts, servaient une mise en scène destinée à égayer les fêtes du prince de Nassau. Dans le palais de Nassau de Bruxelles, le triptyque faisait partie d'une collection originale d'objets exotiques, qui annoncent les cabinets d'objets d'art et de curiosités naturelles qui se répandront plus tard."


La théorie de Belting s'appuie sur une autre intuition
qui occupe une large partie de la fin de son livre et dont il a longuement préparé l'exposé.


DÉCALAGE 


   Se tournant (superficiellement) vers Brant et Erasme puis vers la
découverte du nouveau monde et enfin vers More et l’utopie, Belting souhaite en réalité démontrer que “la théorie de l’art n’était pas encore suffisamment développée dans le monde de Bosch pour pouvoir apporter à un tel projet l’accompagnement conceptuel approprié".”L’art n’avait pas encore trouvé son identité propre”.
More le retient par son développement de la conception littéraire de la fiction et lui permet d'énoncer la thèse historique qui engloge sa proposition sur LE JARDIN:”En faisant passer ses idéaux terrestres, sous le manteau de la fiction, dans le domaine de l'utopie, il [More] développait brillamment une conception littéraire de la fiction qu'il partageait avec ses amis et ses lecteurs. Cette conception ne constitue pas seulement un accès possible à l'œuvre de Bosch:c'est précisément sous l'égide de la fiction que se forma l'idée moderne de l'art, qui affranchit notamment les arts plastiques de l'obligation de reproduire le réel et libéra l'imagination de l'artiste dans son propre medium."(j'ai souligné)


 Cette analyse mériterait un examen précis pour More (et la littérature sur lui est plus importante que ne semble le croire l'auteur, en France particulièrement) mais l'auteur anglais renforce la thèse globale de Belting: ici et là, un nouveau discours devenait possible, plus nettement affirmé dans la poésie et la fiction. C'est cette effraction que Bosch affirmait dans son art.


  Belting propose donc de lire ainsi le triptyque : “ La structure narrative du tableau suit une logique parfaitement subversive, et néanmoins rigoureuse. Le mouvement du lieu biblique (panneau de gauche) vers le lieu utopique (panneau central) privilégie le mode narratif de la fiction; le passage à l'enfer rompt la fiction par un retour abrupt à la réalité satanique de ce monde, et dans cette antithèse dissout la belle fiction de ce qu'il aurait pu être."


 


       On ne peut que partager les souhaits de Hans Belting quand il réclame une analyse de la forme et non une collection de devinettes, quand il propose d’éliminer les surinterprétations qui relèvent de l'équilibrisme pratiqué sur un fil fragile fait d'emprunts tressés pour une construction aussi séduisante qu'arbitraire. Mais force est de reconnaître qu’il met trop souvent en avant la fantaisie pour ne pas commenter des points délicats et s’en remet trop peu à l'étude formelle qu'il réclame souvent.

  En lisant ce livre magnifiquement illustré, on se dit qu’entre le décrytage de rébus théosophiques et un détour lointain par l’analyse de l’utopie, il doit bien y avoir une place pour une lecture historique et formelle qui
ne prendrait pas pour anecdotique ce qu'elle ne saisit pas et ne négligerait rien de cet alphabet des formes qu'est LE JARDIN

 

 

 

Rossini, le 3 mai 2014

 

 

 

 

NOTES


(1) On s'étonne que Belting ne s'attarde pas sur les formes déjà présentes.

 

 

(2) Non sans ironie, Belting se plaît à trouver un procès de l'alchimie dans le panneau central....

 

(3) Ce que fait évidemment Fraenger, qui, en plus, les interprète. Mais Belting s'écarte de ses propres principes par exemple quand il voit "au milieu de l'étang, une sorte de poisson en armure [qui] affronte une sirène dans un tournoi fantastique, par lequel Bosch a peut-être voulu parodier les rites de l'amour courtois."

 

(4) L'idée (comme celle d'utopie d'ailleurs) est déjà présente chez ...Fraenger.

 

 

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23 avril 2014 3 23 /04 /avril /2014 08:12

 

"J’essaie de ne pas être familier avec ce que je fais."

                                            

                                         R. Rauschenberg

 

 


     Traversant tout un large pan de la peinture du vingtième siècle, Youssef Ishaghpour, spécialiste de l’image cinématographique et picturale (1) offrait en 2003 un petit livre dense et précieux sur Robert Rauschenberg.

 

  Peintre de l’hétérogène (dans les matériaux, les supports, les techniques), peintre aux domaines extrêmement variés (décorations, fresques, sculptures, photographies (tantôt prises pour elles-mêmes, tantôt transférées dans ses tableaux), performances, collaboration avec danseurs et chorégraphes), c’est son traitement de l’image qui retient l'attention du critique. 

 

THÈSE

 

Le titre et le prologue fixent les enjeux et les étapes du parcours de Rauschenberg selon Youssef Ishaghpour:l'artiste américain hésita entre la photographie et la peinture; il choisit la peinture en rejetant dans un premier temps image et figuration puis réintroduisit dans les toiles représentations et photos (selon le procédé devenu classique du collage) avant de changer de support et de se tourner vers le monde et de l’accueillir de toutes les façons, étant entendu que sa conviction était faite:le monde est devenu lui-même, images de reproduction.


 La thèse de Youssef Ishaghpour:"les grandes fresques de R
auschenberg sont le monument du monde devenu images de reproduction. Les images sont premières et remplacent la réalité dans ce qui n'est plus de l'ordre de "l'imitation" mais du transfert et du traitement d'images."

 

 

ÉTAPES


   Si le propos d’Ishaghpour n’est pas celui d’un spécialiste soucieux de restituer une monographie exhaustive, néanmoins son essai donne les grands repères de la carrière de Rauschenberg (ses premières contributions (WHITE PAINTING WITH NUMBERS, CRUCIFIXION AND REFLECTION, DIRT PAINTING etc.), ses COMBINE PAINTING, ses grandes fresques spectaculaires, SILKSCREEN, son étonnant ensemble d’œuvres sur papier consacré à l’INFERNO de Dante, sa dépression et sa retraite en Floride et son regard tourné vers tous les arts du monde (il se veut alors “planétaire et humanitaire”), enfin, la dernière décennie plus délicate à cerner, devenue soudain (c'est à voir), par moments, mémorielle et spectrale.

 

 

ORIGINALITÉ

Selon Ishaghpour, la voie de Rauschenberg serait un effort patient pour échapper aux catégories dominantes de l’après-guerre: sans se perdre dans des distinctions byzantines, il le compare souvent à nombre d’autres artistes pour dégager son apport personnel.
 Par rapport à l’expressionnisme abstrait qui s’impose autour des années 1950 (2) et auquel R
auschenberg peut sembler appartenir, Ishaghpour considère qu’il tente fréquemment de le déjouer, de le  railler tout en lui restant attaché au cours de sa carrière: tantôt il se contentera de laisser œuvrer la brute matérialité de la peinture, tantôt accueillera des éléments venus de l’extérieur (rebuts du quotidien) sans négliger comme dans certains COMBINE (“entre tableau, sculpture et installation”) de réserver une place significative aux raffinements de peinture "pure" au milieu d'un franc et énigmatique bric-à-brac. Il suffit de songer au célèbre MONOGRAM (1955/59) devenu, à tort ou à raison, totem de son œuvre.

 

Complétant la caractérisation de la position de R.Rauschenberg contre l’idéal abstrait, Ishaghpour s’arrête un instant à l’idée souvent reprise d’une répétition de l’anti-art et du Dada européens :”En ce sens les COMBINE PAINTINGS sont de l’”anti-art”: à la fois contre l’absolu, la sacralité, le tout autre, l’achevé en soi de l’art, et moyens de réduire, d’annuler tout sens et signification.” Toutefois, en de belles pages sur Duchamp et surtout Schwitters, il relativise grandement cette analogie.


 

UN AMÉRICAIN


 Vivant dans un monde qui promet l’abondance, qui se veut une utopie réalisée, Rauschenberg s’est dégagé des racines européennes de l’art en se déprennant de l’expressionnisme abstrait et en  prenant acte de la massification technique des images (médias de masse) et “des objets de consommations qui ne sont que des reproductions, des images de leurs images.” Il est bien, sur ce point, avec des différences éclatantes, le contemporain de Lichtenstein, d’Oldenburg, de Rosenquist et de Warhol.


 Le monde est devenu image, image de reproduction d’images. Inflation, prolifération, dissémination, report d’images qui n’existent que dans leur passage, leur transport, leur transfert. Images sans origine, reconnues sans être connues. Images ajoutées, juxtaposées, superposées, empiétées, cadrées/ décadrées /recadrées. Espaces décentrés, polycentrés, a-centrés.
 

 

      “Dans ce nouveau monde on consomme des produits sous forme d’images, on consomme des images en tant que produit, et on les produit comme image de la consommation des images. La reproduction transforme toute chose en reproduction: il n’existe rien de premier, rien de présent, mais toujours déjà de l’image. L’original ayant été chassé, il n’y a plus que “la réalité” tautologique de l’image, des images d’images, et d’une image comme hyperréalité et pur simulacre, sans imagination, sans profondeur ...à l’infini.”


 

  Ishaghpour commente largement SILKSCREEN (3), “monument épique de l’Amérique de Kennedy” s’appuyant sur les images de presse, fresques qui réintrodisent “la peinture d’histoire” d'où émergent des reproductions de tableaux célèbres (Vélasquez, Rubens, Titien, Vinci) qui “s’inscrivent tout simplement, sans, peut-être, que cela soit totalement désiré par Rauschenberg, dans la liquidation de la tradition transformée en banque de données, livrée à la reproduction et la manipulation."


  La dimension frontale, l’impression d’écran sans profondeur dominent dans un travail spécifique de transfert ou report (4) des photos (d'abord celles de la presse et, plus tard, les siennes) qui donne une grande place au matériau et à ses chances et ne cherche pas forcément une combinatoire savante ou dramatique. Des blasons sans héraldique.

 

 

S’il ne traite peut-être pas assez le dernier Rauschenberg (mais ce qu’il en dit est beau) ni l’effet en retour de ce moment sur la perception de ses contributions antérieures, s’il fait trop peu allusion à la dimension personnelle (obsessionnelle) de son art (tout en regardant bien AUTOBIOGRAPHY), Youssef Ishaghpour réussit à mettre en avant la philosophie de l’art et de l’artiste (loin des angoisses de la génération précédente, le premier Rauschenberg refuse l’émotion directe, veut éveiller l’énergie, ne rejette pas le monde, accepte tout (mais on sait qu’après sa "retraite " en Floride son action caritative fut immensément généreuse), ne cherche pas la maîtrise absolue en son art, offre un rôle éminent au spectateur) et, comme toujours, notre critique, en très peu de pages pourtant,  nous éclaire avec des propositions qui donnent à regarder encore et toujours à réfléchir (5). 

 

 

 

Rossini le 25 avril 2014

 

 

 

 

NOTES

 


(1) Nous avons déjà commenté ici son ROTHKO et son COURBET.


(2 Défini par lui comme tentative d’art pur visant l’absolu et le sublime:"L'expressionnisme abstrait réalise l'idée de l'absolu de l'art, libéré de toute référence externe: en tant que pur traitement d'un matériau spécifique et comme l'expression de Soi." Ishaghpour voit en ce mouvement l'aboutissement du premier romantisme et de l'idéalisme rencontrant le transcendentalisme américain du dix-neuvième siècle.

 

(3) Le voile rauschenbergien a encore beaucoup d'avenir critique.

 

(4) Ishaghpour consacre d'importantes remarques au procédé du transfert (avec solvant).

 

(5) De Rosalind Krauss, on ne saurait négliger l'étude déjà ancienne, RAUSCHENBERG ET L'IMAGE MATÉRIALISÉE (dans L'ORIGINALITÉ DE L'AVANT-GARDE ET AUTRES MYTHES MODERNISTES, chez Macula (1993)).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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2 avril 2014 3 02 /04 /avril /2014 08:19



 

 

"Entre les choses et lui désormais, il n'y aura plus d'intermédiaire."

                                  J.-A. Castagnary

                                                                                  ●●●


"Le peintre est roi, autant et sans doute plus immédiatement qu'aucun philosophe, et aucun de nos rois ne l'a ignoré."

                        J.-L. Marion   DE SURCROÎT (page 86)


                                         ●●●

 "Courbet ne pense pas "(1)

                       André Fermigier (cité par J.-L. Marion (p.30, note 2))

                                      

                                         ●●●



  Philosophe spécialiste de la phénoménologie, Jean-Luc Marion consacre son dernier ouvrage au peintre Courbet. Le titre comme la chute d’un chapitre (LA CHOSE MÊME) ne sauraient laisser le moindre doute: il s’agit rien moins que d’”accorder un statut conceptuel” à la peinture de Courbet.
 
UN LEXIQUE


  Quelques mots reviennent avec insistance:”invu”, ”passivité” mais aussi "réceptivité active, activement impressionné", “enregistrer (comme un sismographe)”, “montée”, “surgissement”, "automonstration" “énergie”, “saturation (“saturé/saturant”), “(phénoménologie de) la donation”, et, plus tardivement dans le livre, ” traduction”, “transfert”. Plus rare, mais tout aussi important, un autre vocabulaire s'affirme: “grâce”, “rédemption”, “eucharistie”....(2) Au fil des pages une expression intrigue: “en personne”.
 
L'ENJEU?


 Tout simplement, le privilège de la peinture et son pouvoir de vérité, étant donné que "la chose apparaît plus sur la toile que dans l'attitude naturelle;elle se montre plus naturellement sur la toile que dans la nature". Privilège que deux noms résument:Courbet et Cézanne. L'enjeu? Dit autrement, avec Cézanne, "la vérité en peinture".
 


UN PARCOURS- vers Cézanne et les TROIS TRUITES DE LA LOUE

 



     La première étape evoque Courbet l’encombrant:sa personne, véritable nœud de contradictions comme en rendent compte les jugements portés sur lui durant toute sa carrière. Mais Marion s’attache surtout à ce qui a été dit sur l’œuvre, en particulier par Delacroix et Ingres.
   

 

 

    “Ce garçon-là, c’est un œil; il voit, dans une perception très distincte pour lui, dans une harmonie dont la tonalité est une convention, des réalités si homogènes entre elles, qu’il improvise une nature plus énergique en apparence que la vérité, et ce qu’il présente comme talent d’artiste est une nullité. Cet autre révolutionnaire sera un exemple dangereux.”
 

 

 Courbet serait un œil, il aurait “l’œil absolu” mais manquerait d’art. Aux yeux de Marion, ce manque serait au contraire son apport inégalable (et nous verrons que si manque il y a, il n’est pas du côté de Courbet). Selon Marion, “Courbet voit en peignant” comme le prouve parfaitement l’anecdote des fagots. Dans le geste de Courbet, il n’y a pas de réalité vue d’avance, prévue (pré-vue), regardée, gardée, pré-conçue et, d’emblée composée. Courbet enregistre sans intention ”des événements, sans précédents ni référents prévus ou connus” et ne cherche en rien à exprimer quoi que ce soit selon les canons de l’art, selon les lois de la vision, selon les idées et les concepts. Sans le vouloir, Maxime Du Camp n’avait pas tort:”Il [Courbet] a à son service une main qui peut beaucoup, mais le cerveau est absolument absent; il voit et ne regarde pas. Il ne sait ni chercher, ni composer, ni interpréter; il peint ses tableaux comme on cire des bottes; c’est un ouvrier de talent, ce n’est pas un artiste.” Soit. Courbet ne pense pas (1), il n'est qu'un œil et ne regarde pas. Il n'est pas un artiste au sens de Du Camp mais c'est justement ce qu'il faut saluer.



   Marion examine ensuite l’inévitable question du réalisme (“mot littéralement "insensé" qu’on imposa à Courbet) et de tous les malentendus qui en découlèrent. Le philosophe accorde un bon point à Gautier malgré l’hostilité qu’il manifeste: “On eût dit que Courbet avait découvert la nature inconnue avant lui. Bien qu’il soit dénué de toute esthétique, on fit de lui l’apôtre du réalisme, grand mot vide de sens, comme bien des grands mots.”(Marion souligne)

Gautier, à son insu, découvre que Courbet manifeste une vérité de la nature jusqu’à lui inconnue “ou du moins recouverte et méconnue depuis des générations d’académisme.” En réalité, si on y tient, le réalisme tel qu’il faut l’entendre pour Courbet revient à “réaliser la vie dans la visibilité de l’art”. Il s’agit moins de réalisme que de réalisation. On commence à deviner son privilège.
  Rappelant l’anecdote du veau crotté qu’il voulait peindre et que le fermier lava pour le rendre propret et présentable, Marion en conclut: “il [Courbet] entendait le voir à l’œil, ni comme un ustensile, ni comme l’avatar de son “idée” académique, mais comme tel, dans son eidos réel, comme une chose en elle-même, hors utilité et hors idéalisation.Et il l’avait vu dans la possibilité de le peindre; il allait donc réaliser la chose ainsi vue, en la faisant apparaître enfin, pour la première fois sans doute, de plein droit et comme telle. Il faudrait donc comprendre le “réalisme” comme l’entreprise de traduire l’invisible d’usage (où l’on regarde sans voir) en un visible réel, en faisant surgir la chose vue en son acte, le même que celui de l’œil du peintre."(J'ai souligné en gras) (3)
 


 

  Dans son cheminement et quand il est aussi question des hommes dans les textes et les tableaux de Courbet, Marion dégage parfaitement une constante thématique (et existentielle), la peine (entendue comme "condition de l’homme", comme "la disposition affective fondamentale de l’homme".(4) Ce motif de la peine fait alors résonner autrement le mot de “réalisme”…. Courbet parviendrait “à rendre l’homme dans sa vérité et son eidos, à lui rendre sa réalité, son seul “réalisme” véritable.” Certains tableaux qu’on assimile mécaniquement au réalisme (au sens plat) illustrent bien la tonalité de la peine (en particulier LES CASSEURS DE PIERRES, LA CRIBLEUSE mais aussi LES PAYSANS DE FLAGEY…, UNE APRÈS-DINÉE À ORNANS, LA TOILETTE DE LA MORTE, sans oublier L’ENTERREMENT À ORNANS auquel il donne un commentaire subtil et plausible qui fait mieux comprendre la dimension réaliste entendue en ce nouveau sens.

 

  Dès lors, dans la traduction, dans le transfert qui "réalisent" la vérité,  apparaît inévitablement la question du sujet peignant et donc aussi celle de son ego. Marion va démontrer que nous nous trompons sur les auto-portraits de Courbet et que, peu à peu, cette pratique correspond, paradoxalement, à une mise entre parenthèses du peintre.

Le philosophe suit de près les regards du sujet dans les auto-portraits. Ainsi faut-il voir LE PORTRAIT AU CHIEN NOIR avant tout comme un portrait d’homme regardant le spectateur, comme “le regard d’un sujet intégralement regardant.” D'une autre façon, L'HOMME À LA CEINTURE DE CUIR qui nous regarde semble près de nous délaisser. Par ailleurs, Marion estime que certains auto-portraits (LE DÉSESPÉRÉ) sont la manifestation d’une terreur devant le chaos du monde et devant la tâche du peintre saisi par "l’ampleur du visible”:"l'autoportrait d'un peintre comme Courbet, ne peut et donc ne doit d'abord donner à voir que son regard regardant, regard du seul sujet, mais d'emblée vaincu par l'ampleur du visible. La terreur de voir, voilà le premier (non-)objet de l’autoportrait.”(j'ai souligné)
 
Après une période d’auto-portraits déguisés, Courbet s'éloigne lentement de cette pratique:Marion souligne l’importance de l’HOMME BLESSÉ (on connaît ses étapes par la radiographie), au-delà de la peine de cœur. En quelque sorte, le peintre est "blessé" et c'est une chance:il va délaisser l’ego centré pour passivement laisser venir le monde, le visible. À partir de là, le peintre se tiendra en retrait, “condition de la libération du visible, qui, désormais, va pouvoir monter de lui-même hors de son invu.” et certains tableaux consacrés au sommeil (5) et à la fumée confirmeront cette orientation:le regard éteint est celui du peintre qui ne songe plus à maîtriser le monde mais à s'abandonner à la donation du monde. Ce qui autorise Marion à voir autrement des autoportraits célèbres comme BONJOUR, MONSIEUR COURBET (1854) (qu’il relie aux BORDS DE MER À PALAVAS  (1854)), comme LA CURÉE (1857) et surtout GUSTAVE COURBET À SAINTE-PÉLAGIE (1871/2/3/4?).


À ce stade, le phénoménologue peut avancer la thèse longuement préparée:il voit dans le trajet des autoportraits l’équivalent de "l’épokhé sans réduction" que proposa Patochka selon laquelle l'ego est suspendu et l'expérience vécue vouée au surgissement du donné antérieur du monde. On comprend mieux le titre de ce chapitre qui prend à revers les habituelles considérations sur le narcissisme de Courbet: NEUTRALISER LE “MOI”.


La dimension phénoménologique s’impose alors en plusieurs temps, après une transition majeure: “L’ego du peintre, lentement neutralisé, ne fait plus obstacle à l’approche vers la chose (chap. III); la chose peut désormais apparaître comme telle, c’est-à-dire sous l’aspect, seul réel, de sa peine, d’abord celle des hommes, mais on le verra, plus généralement celle du vivant(chap.II); il s’agit donc pour le peintre de déployer son entreprise: voir en peignant, sans peindre ce qu’il re-voit après l’avoir vu(chap.I)”.

 

 Dans un chapitre qui fait écho au titre du livre et qui s’achève sur une relecture de L’ATELIER DU PEINTRE (du tableau dans le tableau, “matrice de tous les tableaux à venir”), Marion revient  nécessairement sur l’opposition entre ce qu’il nomme la peinture “à l’idée” et la peinture “à l’œil”.


 Le peintre “à l’idée” a vu avant de voir. D’avance, il sait où il va, se veut créateur, recréateur, il croit à l’imagination productrice et agit en maître. Prenant du recul, il compose, construit, en impose à la nature, lui donne un ordre qui n’est pas le sien.

 Le peintre “à l’œil”, au contraire, peint sans pré-voir, sans idée pré-conçue, sans idée régulatrice, sans mémoire artistique, en regardant de près les choses et en faisant des tableaux à regarder de près. La nature étant “en retrait de sa propre forme”, Courbet (aristotélicien sans le savoir) peut “la faire se montrer, L’ACCOMPLIR COMME TELLE.”(…)L’ACCOMPLIR AU-DELÀ D’ELLE-MÊME.(je souligne) D'autres formulations complètent cette réflexion: “Accomplir la forme qui manque encore à l’invu, pour qu’il monte lui-même au visible, cela implique qu’un regard distingue cette forme encore enfouie dans la vue de la chose et la libère.” Ce qui détermine le peintre majeur :”Cette forme trop naturelle pour se faire voir spontanément, il faut qu’un regard, assez réceptif, PASSIF ET PATIENT, le regard d‘un VRAI PEINTRE, aille la chercher jusque dans l’invu, attende qu’elle remonte à travers la matière et la reçoive au seuil du visible.”( j’ai souligné)

En se soumettant au flux débordant et saturé du visible, le "vrai peintre" pour Marion, restitue non ” pas la représentation de la chose mais sa présentation” et il laisse s’imposer “la forme propre et immanente de la chose même,l’apparition du phénomène en soi de la chose.”  Par exemple Courbet dans ses marines.


 Ce qui détermine aussi notre réception:le tableau doit être reçu “d’un coup, sans savoir où donner du regard, sans arrêter sa visée, sans composer un ensemble stable.” Nous sommes aspirés au fond de ses toiles. Notre regard se perd. Pour voir enfin.


On mesure bien quel privilège Marion accorde à ce peintre et à quelques autres. En de fortes pages, il détaille les éléments de la virtuosité de Courbet qui nous impose une sorte d’engloutissement. C'est le moment où Marion étudie précisément le rapprochement entre Husserl et Courbet.


 

   Ceux qui ont déjà lu les actes du colloque d'Aix-en-Provence, CE QUE CÉZANNE DONNE À PENSER (2006) retrouveront en partie la communication de Marion qui vient compléter son chemin vers Courbet. Tardif dans l'histoire de l'art, cette proximité entre les deux peintres avait été proposée, entre autres, par Denis Coutagne dans son CÉZANNE EN VÉRITÉS.

  Ce chapitre, LA CERTITUDE DE CÉZANNE, sorte de point d'aboutissement de l'étude, mérite d’être lu ou relu pour les éblouissants commentaires des textes de Cézanne (en particulier celui de la célèbre citation ( "traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective") dont il récuse la parenté supposée avec les entreprises de Galilée et Descartes) et pour la mise en valeur décisive du point lumineux central à partir duquel se diffuse une forme (convexe) dont tout dépend, à commencer par le déploiement des couleurs avec lesquelles Cézanne obtient une profondeur mais sans dessin, sans lignes, sans perspective donc. Et sans couleurs à plat comme chez Gauguin.
 Le rapprochement entre Courbet et Cézanne les éclaire tous les deux. Ils ont opéré la réduction du tableau au visible à partir d’une saturation de la perception. Mais Marion va encore plus loin avec Cézanne dans le sens de la passivité active du sujet peignant : “Il s’agit donc, dans le cadre banal, supposé bien encadré, parfaitement cadré, en fait absolument pas du domaine réservé au peintre et contrôlé par lui, mais de la gueule d’un volcan, d’où bondit, irrépressible et en un sens imprévisible (jamais visible d’avance) le visible, à l’état pur, en état d’automonstration. LE VRAI PEINTRE NE FAIT RIEN, IL VOIT; ou plutôt le visible lui saute aux yeux, lui en met plein la vue sans qu’il ait rien fait.”(j’ai souligné). Et Marion retrouve le mot réaliser chez Cézanne qui est parvenu à abolir la différence entre la chose et son phénomène grâce au retrait du peintre qui impose aussi le retrait du spectateur.

  À la fin de son analyse, Marion insiste sur la nature morte chez Cézanne et Courbet et ajoute quelques dernières propositions sur le peintre d’Ornans, notamment au sujet de ses peintures d’animaux- plutôt vus sans les hommes, sans que ces derniers soient véritablement exclus puisque leur peine est encore bien là, déposée par exemple dans le cerf de L’HALLALI comme dans un fréquent recours à l’anthropomorphisme. On lira le beau passage sur LE RENARD COMTOIS PRIS AU PIÈGE et sur les truites peintes par Courbet et particulièrement sur LES TROIS TRUITES DE LA LOUE qu’il mène vers la question de Dieu comme il l'a fait ici et là auparavant.

    Après un parcours aussi dense, osons quelques remarques qui sembleront forcément plates voire lourdes et triviales.


 Dans ces pages ce n’est pas le privilège de la peinture ("la peinture ne montre plus la représentation de la chose, mais la chose elle-même, plus et mieux que la chose en état de nature ne pourrait le faire elle-même"(6))  qui étonne mais celui de la phénoménologie: n’y a-t-il pas dans ce choix (admirablement mis en valeur) quelque chose de pré-visible qui, là aussi, relèverait de l'idée?
En outre, cette éminence reconnue à Courbet et Cézanne semble condamner d’autres peintres qui sont traités sans ménagement (Manet par exemple).
Enfin, si nous laissons de côté l'étude des POMMES ROUGES (1871) qui doit beaucoup (trop) à la connaissance du contexte dans le détail de l’analyse, notre incompétence en phénoménologie ne nous permet pas de bien saisir deux points liés:le temps du surgissement du donné et le temps de l’accomplissement pictural. Dans la quasi-disparition de l’ego peignant et l’émergence de l’invu, on a le sentiment que quelque chose d’immédiat (le mot ne convient sans doute pas) se joue, le plus souvent sous la forme d’un choc. Aucune césure n’a lieu entre l’apparition de la chose en soi et le tableau. Or Marion montre souvent qu’en bien des cas, Courbet peint ce qu’il n’a pu voir ou peint loin et longtemps après avoir vu. Ce qui, nous échappe, malgré les brillantes pages qu’il y consacre, c’est le déploiement du visible pur dans le temps d’accomplissement de l’œuvre, étant entendu que selon lui la mémoire ne joue aucun rôle (il préfère parler de rétention). Comment la multitude des couleurs apportées touche par touche, coup après coup (et même en peignant vite comme Courbet) peut-elle d’un coup “provoquer le surgissement d’invus dont aucun regard avant le sien n’avait su ni osé approcher la violente nouveauté”?(DE SURCROÎT, p.86). On doit rappeler sa réponse:” Il y a, dans le vu pur que doit rendre la peinture à l’œil, un donné “en lui-même” de la chose, de la chose apparaissant donc en soi. La fonction du peintre, qui dépend de sa “puissance de perception”, donc de réception, consiste à rendre le donné comme il s’est donné et, si possible, dans le moment où il se donne.. Le tableau rendu devrait, à la limite, surgir de l’instant exact où le donné surgit en soi de l’invu.”( je souligne si possible et à la limite) Plus loin : “ Le peintre non seulement voit la chose en peignant (et non pas après avoir pris le temps de regarder), mais ce qu’il rend à voir fait UN EN SOI AVEC CE QUI SE DONNE. Il nous fait voir ce qu’il a vu à l’œil.”(je souligne). C’est cette limite qui intrigue encore.


 

 

Peindre à l'œil. Non plus à l'idée, au regard qui anticipe,veille, classe, construit, garde.

Peindre sans intermédiaire.

Peindre gratis. Peindre le donné en le déployant gratis pour le spectateur. 

Mais que reste-t-il aux peintres et spectateurs privés de grâce?(7*)

 

 

Rossini le 9 avril 2014

 

 

 

NOTES

 

(1)Pour la citation de Fermigier, il est évident qu'il faut l'entendre de façon positive.

 

(2)Même si la théologie est moins manifeste dans ce volume, on ne peut négliger certaines affirmations antérieures de Marion: "Tout tableau participe d'une résurrection, tout peintre imite le Christ en rendant l'invu à la lumière."LA CROISÉE DU VISIBLE (page 54)


(3)Traduction,transport:le dernier chapitre développe le "TRANSFERT DE NATURE VIVE".


(4)Peine qu’il rapproche d'une parole de saint Paul.

 

(5)Point souvent analysé par la critique: on pense évidemment à M. Fried.

 

(6)Sur ce point, une autre question. Où, dans quel cas, la chose est-elle, au sens strict, présente?

 

(7* ajout du 24 décembre 2014). Relisant Degas Danse Dessin, j'ai eu la surprise de constater dans la section DU SOL ET DE L'INFORME une rencontre très rapide de Valéry avec la phénoménologie, sur des bases et avec des moyens évidemment totalement différents et avec une attente de la volonté hors de propos aux yeux d'un phénoménologue. Est-il besoin de s'étonner de l'intelligence de Valéry?

 

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24 mars 2014 1 24 /03 /mars /2014 07:51



  Peut-on rendre compte d'une révolution fragmentée où chacun de ses agents prétend à l'absolue singularité et peut-on révéler la logique de ce qui ne semble relever que de cas?

 

  Telle est la gageure que soutient Nathalie Heinich qui a déjà beaucoup écrit sur l'art et sa réception. Avec LE PARADIGME DE L’ART CONTEMPORAIN, elle propose une œuvre de "longue haleine" qui approfondit ses travaux antérieurs et permet au lecteur peu familier de cet univers de bien comprendre une logique économique et esthétique encore en cours. Sociologue de formation s’appuyant sur de nombreux travaux brillants, pratiquant diachronie et synchronie, Nathalie Heinich veut dégager une originalité historique, institutionnelle, économique, logistique et esthétique, celle de l’art contemporain (1), qui a été annoncée par quelques-uns et correspond à la fin de la seconde moitié du vingtième siècle. 

 

Avant d’entrer dans sa démonstration, faisons avec elle deux détours: un nom, des repères.


  DUCHAMP

Bien qu’éloigné de l'époque de l’art contemporain qu’elle délimite, M. Duchamp fait figure de grand précurseur (2) aux yeux de N. Heinich et son nom accompagnera bien des rubriques de l'étude. Si, selon elle, LE NU DESCENDANT L’ESCALIERappartient de plein droit à l’art moderne”, “les ready-mades sont emblématiques de l’art contemporain.” Elle souligne le rôle décisif de l’urinoir (FOUNTAIN) parce que Duchamp rompait avec une certaine idée de l’œuvre représentée au profit de l’”œuvre” présentée sans que celle-ci dépende de la main de l’artiste et corresponde à un investissement personnel. Elle rappelle que l’objet originel ayant été perdu il a été remplacé pour devenir l’icône de l’art contemporain avec des répliques qui, à partir des années cinquante, ont été vendues à des institutions publiques-ce qui correspond à un aspect que la sociologue indique comme dominant dans cette période. Enfin, le jeu avec les règles de la promotion et de la reconnaissance, l’accent mis sur le récit qui accompagna FOUNTAIN annoncent bien des faits que le livre confirmera. Duchamp, d'emblée, s'attaquait aux limites, enjeu majeur de l'art contemporain.

 

 

 

 GÉNÉRATIONS
 

En partant de la typologie de Bowness, Heinich explique comment jadis se faisait connaître un artiste:dans l’âge moderne, il devait presque tout au privé et les critiques étaient proches des galeries et des collectionneurs. Une inversion a lieu dans la première génération contemporaine (fin des années soixante):les achats publics vont s’accélérer et “le système musée-critique” gagne en importance comme le prouve le début de carrière de Christian Boltanski. Avec la bulle artistico-financière des années 1990, le marché reprend la main:D.Hirst fut starifié par le marché avant de connaître une rétrospective à la Tate Modern. Foires et salles des ventes jouent un rôle désormais déterminant. Ce modèle fortement lié au luxe, à la mode (qui passe des commandes à ces stars), au show business a enrichi un petit nombre d’artistes (devenus parfois aussi fortunés que leurs  richissimes collectionneurs) qui n’ont pas hésité à recourir au merchandizing. Cette bulle a permis un emballement spéculatif qui n'a pas profité à tous les créateurs, il s'en faut, mais a orienté nettement les techniques du marché et la troisième génération en train de s'imposer ne peut pas ne pas en tenir compte. On observe  d'ailleurs des clivages entre les deux premières générations: certains créateurs de la période "héroïque" n'hésitant pas à critiquer le nouvel académisme de la provocation cynique qui ne cherche qu'à rapporter gros.


PARADIGME

 

 

 Venons-en maintenant à sa thèse et à son point de départ méthodologique:contrairement à un précédent ouvrage, celui qui nous intéresse est " construit depuis l’intérieur de ce monde [l’art contemporain] par l’analyse systématique des conséquences pratiques de ces propriétés ontologiques.” Son étude se veut pragmatiste et matérialiste, avec un regard de biais et non frontal: il s’agit de spécifier les propriétés de l’art contemporain (certes évolutives et non d'essence), dégagées par une “description multifactorielle, basée sur l’observation et non sur la spéculation” mais produites par une grammaire sous-jacente et reconnaissables par la comparaison avec d'autres univers de l'art.


  Sa thèse est alors proposée sous le terme de “nouveau paradigme”. (3) N. Heinich entend déterminer un état, un système de l’art, ce qu’elle faisait déjà en 1999 dans un article resté célèbre mais selon un autre angle. Elle pose à nouveau une tripartition et cherche à expliquer ce qui détermine les trois univers artistiques qui, constitués par des pratiques, des critères d’évaluation et un ensemble de contraintes institutionnelles et économiques correspondent à l’art classique, à l’art moderne et enfin au contemporain, art en rupture par rapport à ce qui le précède et qui commence à prendre effet après 1950:une enquête lexicographique le confirme. Art qui provoque donc une cassure qui n’est pas seulement chronologique mais générique (et suppose pour elle une approche structurelle-on comprend l'importance de son sous-titre: structure d'une révolution artistique-). Rupture qui ne se fait pas en un jour et qui passe aussi par des artistes qui sont de part et d’autres de la frontière ou intermédiaires. Nous avons vu le geste fondateur de Duchamp:elle cite Pollock comme créateur situé à la fois en deçà et parfois proche d'audaces contemporaines.


 Dans un premier examen, elle suggère, en raccourci, les nouvelles conventions (souvent peu explicitées par le milieu) qu’elle détaillera patiemment. Sur ces bases, l’entreprise de caractérisation de l’art contemporain compris dès lors comme système peut commencer. N. HEINICH s’appuiera sur des oppositions assez radicales entre l’art moderne et l’art contemporain (plus qu’avec le classique).

 

 

DESCRIPTION - des règles du jeu

Auparavant, il convient de bien prendre la mesure d'un principe qu'elle tient pour générateur. Il ouvre presque le livre et en préface toutes les étapes: “l’expérience des limites”. Nous rencontrons partout et tout le temps les limites morales et juridiques remises en cause, les limites esthétiques repoussées toujours plus loin (Manzoni, W. Delvoye): quelques créateurs revendiquent la provocation pour la provocation, le cynisme (la volonté d’accumulation des dollars est parfois clairement proclamée), imposent moins leur style (notion caduque) que leur "marque". Le contemporain se doit d'être surprenant et de façon radicale, toujours plus radicale.... Paradoxalement la radicalité est devenue la norme et préside à ce que Heinich nomme ”l’emballement du régime de singularité”. La transgression est devenue une tradition et un impératif qui, par contre-coup, interdit aux artistes de se répéter (à moins de décliner indéfiniment les éléments de leur "marque"). On peut parler d’une recherche effrénée de la petite différence
contre soi-même et contre tout le monde .(4)

 

  Ce principe mis en avant, elle distingue des éléments de rupture avec le paradigme moderne:tout d'abord au plan esthétique.
  
   La beauté a disparu des enjeux et des quêtes et c’en est fini du code de la représentation ou de l’expression. De même les questions de l’intériorité, de l’authenticité sont récusées,
délaissées ou oubliées (une tendance dominante mène à la "dépersonnalisation" sous des formes multiples), et il est entendu que l’idée de réception de l’art donnant lieu à une contemplation est définitivement abandonnée au profit d’une déambulation le plus souvent ludique où l’ironie, le second degré s’imposent tandis qu’une participation interactive est encouragée. On doit redéfinir l’émotion et la sensation (M. Cattelan parle d'"excitation") que provoque l'art contemporain en postulant que la participation en est l'un des maîtres-mots.

 

 Dans le même mouvement, l’art contemporain s’éloigne de l’objet : l’œuvre est au-delà de l’objet proposé par l’artiste. L’objet est “un prétexte ou au mieux un activateur” et règne désormais une esthétique de l’acte, des actes, une valorisation de l’informe, du dématérialisé et du conceptuel.Triomphent aussi les installations parfois lourdes et complexes (qui ne sont pas forcément identiques à elles-mêmes ni pérennes et qui s’accommodent d’installation d’installations- l’autonomie des œuvres n’ayant pas de sens quand domine la construction d’un parcours assumé par le concepteur).  Dans le happening et la performance, l’objet disparaît au profit de l’idée d’expérience (entendue comme traversée, parfois risquée) générée par des dispositifs et des procédures. N.Heinich a une formule frappante:”la désobjectivation de l’œuvre va de pair avec une sur-objectivation(…)de ses conditions d’existence”. En outre, elle dégage un phénomène massif et cardinal:le passage de l’œuvre autographique (unique) à l’œuvre allographique, “les œuvres étant de moins en moins réductibles à un objet unique et de plus en plus équivalentes à l’ensemble ouvert de leurs actualisations.”(5) Ce qui n’est pas sans poser des problèmes aux restaurateurs.

 

Dans le prolongement de ces considérations nous pouvons lire de fortes pages sur le rôle éminent du contexte dans l'art contemporain et sur son mode de présentation qui joue avec l'espace classique muséal en important beaucoup d'éléments ordinaires ou en transportant les installations dans des lieux toujours plus inattendus qui en sortent modifiés et qui participent de l'essor de l'événementiel. L'autonomie de l'art qui semblait la tendance séculaire de l'art est remplacée par une hétéronomie toujours plus revendiquée.


Dans un chapitre riche et précis, N.Heinich montre encore le déclin, le retrait de la peinture (dans son matériel même). On peut parler de “l’adieu aux pinceaux”, à l’atelier et la sociologue dégage le sens radical (et souvent incompris) du monochrome chez Klein. Il y a eu certes une réaction vite jugée régressive (Schnabel, le succès tardif de L. Freud) mais ce retour est fortement encadré et toujours suspecté.

 

L’une des transformations majeures concerne la notion même d’artiste et de pratique artistique (qui retrouve des aspects ignorés à l’âge moderne mais bien présents à l’âge classique). L’artiste contemporain (à l’instar de Duchamp, de Warhol, comme on a vu) peut ne jamais toucher à son œuvre et déléguer son activité à d’autres, à des ouvriers, à des assistants et, pour certains, leur nombre en sera très élevé (Murakami). La comparaison avec le cinéma s’impose:l’art contemporain ressemble en bien des cas à une entreprise aux activités très diversifiées.

Ce qui provoque un autre paradoxe et une autre modification du statut de l’artiste. Parfois peu présent dans la pratique de son art, il se doit d’être omniprésent en aval de celle-ci:devenu (ou en voie de devenir) un nom, il se doit d’être le metteur en scène, le publiciste, le propagandiste de ses œuvres. Collectionneurs, galeristes, commissaires, curateurs, tous ont besoin de s’autoriser de son amitié et de sa fréquentation pour une promotion qui tend à être réciproque. À ce titre, ce système attend encore son Proust ou, au moins, son Tom Wolfe.

Parallèlement, l’exposition des œuvres a changé de nature: le salon est loin ou dévalué, les foires (Bâle et Miami par exemple), les biennales et les expositions collectives écrasent tout, en exacerbant les concurrences entre les agents de cette révolution.

Dans une suite très cohérente de chapitres notre auteur met en valeur le nouveau système de promotion des œuvres. Elle cerne bien les mutations dans les métiers du public comme du privé  (repérables dès le vocabulaire) et les unversions dans les cercles de reconnaissance (toujours selon la typologie de Bowness). Ainsi montre-t-elle que dans une période récente l’interpénétration des marchés privé et public n’est pas sans conséquence.
 Par ailleurs, N. Heinich pointe avec précision au bout de la chaîne de “production”, les évolutions qui bouleversent profondément le système de la collection, de la conservation et plus encore de la restauration sans parler des problèmes inédits de transport.

 

  Dès lors, deux autres déplacements inhérents à l’art contemporain sont aisément identifiables. Le premier concerne l’espace et son traitement que le spectateur ignorant a intuitivement identifié et pas seulement avec le land art….Le corps du spectateur est sollicité d’une façon nouvelle (pour ne rien dire de celui de certains artistes) et la position frontale, silencieuse, respectueuse n’a plus cours. Un double mouvement prend forme:la scénographie l’a emporté, les lieux les plus hétéroclites d’ ”exposition” ont été recherchés avec une surenchère dans le monumental tandis que, dans le même temps, s’affirment aussi l’immatérialité et le conceptuel. Sociologiquement, on note qu’avec l’internationalisation des expositions et des acheteurs, les artistes contemporains se déplacent beaucoup avec leurs installations au point que certains n’ont plus aucune résidence fixe.


Plus frappante apparaît la question du Temps dans l’art contemporain:le concept de présentisme est proposé pour cerner toute une série de manifestations et d’inflexions spécifiques. La hantise du présent, de l'actuel, de l'acte s’insinuent à différents degrés et troublent bien des repères. Ainsi constate-t-on des changements dans le temps d’exposition (les œuvres évoluent selon le lieu d’accueil, elles ne sont pas identiques à elles-mêmes), le temps de promotion (qui échappe aux critères de l’économie classique), les temps de réception (quelle accélération dans la notoriété !) et de perception de l’œuvre (il y aurait encore beaucoup à dire sur ce point mais la comparaison avec le tempo de la publicité est déjà bien éclairante) et, par contre-coup, en raison de refus matériels, l’accélération de la dégradation d’installations (Beuys par exemple) qui changent tout bonnement l’apparence de l’œuvre. Le marché a imposé un rythme inédit de production et de vente. Dans certaines foires la vitesse de la spéculation artistique équivaut à celle de la spéculation boursière. On ne peut qu’apprécier les réflexions consacrées au jeunisme dominant dans l’élection de nouveaux créateurs et les risques d’abandon douloureux pour ceux qui ne s’adaptent pas à la réactivité de ce commerce d’art.

 

Il reste qu’au-delà de tous ces domaines observés avec acuité, deux autres longuement examinés par N. Heinich retiennent plus encore l'attention. 

 Dès son plaisant et édifiant prologue, la prééminence des discours se laisse deviner. Dans des travaux précédents elle a déjà beaucoup travaillé sur le lexique de la posture de singularité et sur tous les lieux communs de l’art conçu comme résistance:elle y revient mais pousse plus loin l’analyse. L’œuvre contemporaine nécessite à tous les niveaux un mode d’emploi, un mode d’explication et le recours au récit est fréquent d’autant que, depuis longtemps aux USA, les écoles d’art n’hésitent pas à enseigner des techniques qui ne s’éloignent guère du marketing de promotion. Moins il y a à dire sur une proposition artistique, plus elle désarçonne un spectateur peu féru mais de bonne volonté, plus il faut en parler et en faire parler et plus le nombre des critiques, des sociologues, des historiens récents et du récent est en forte hausse. Certains critiques étant devenus les porte-parole attitrés de nouveaux mouvements (Restany, plus proche de nous Li Xianting). Les institutions ne sont pas en reste pour instruire le visiteur, atténuer sa déception, l’écraser sous la "science" et ce que N. Heinich nomme plaisamment “acharnement herméneutique” ne manque pas de justesse ni de pertinence.(6)

Enfin, ce qui étonne le plus le lecteur c’est l’omniprésence des problèmes juridiques à toutes les étapes de la création. Il est loin le temps du procès opposant Brancusi à l'administration américaine et on se dit que pour tous les cas innombrables que recense N. Heinich une formation à la casuistique n’est sûrement pas inutile. Ainsi le droit doit s’adapter aux problèmes d’authenticité que posent les installations faites par des auxiliaires et auxquelles l’artiste n’a pas touché. Le juriste a affaire aussi aux œuvres conceptuelles, aux œuvres dites éphémères (existe-t-il des traces? Quelles traces? À qui appartiennent-elles?), aux installations itinérantes qui sont accompagnées de modes d’emploi avec liberté laissée (peu ou prou) aux exécutants lointains. Sans parler des tracas et des obstacles que rencontrent les restaurateurs pris dans des double bind exténuants. Sans oublier non plus les contradictions d’une pérénnité muséale “de gestes, d’objets” qui ne sont pas faits pour durer dans leur matériaux ou même dans leur être. Ici les anecdotes prennent beaucoup de relief (Nam June Park, Sehgal) et on regrette que les différentes tractations soient encore loin d’une transparence pacifique. Le droit est lui aussi poussé à ses limites. Songeons à ceci : “comme l’explique Nadia Walvarens, “ces œuvres [des appropriationnistes] défient ainsi les bases de notre droit positif, jouant avec les notions de faux et de plagiat”.

 

 

 

 

 

        Malgré des redites dans la forme et l’expression, ce livre à la fois très riche, très complet (l’exhaustivité étant impossible) mais aussi très vivant grâce aux encarts éclairants (7) qui le parsèment a le mérite de dégager de façon convaincante l'originalité historique, économique et esthétique d'une structure et de nous initier aux règles d’un jeu dont le grand public est assez largement exclu.(8)

 

 

 

Rossini, le 31 mars 2014

 

 

  NOTES

 

(1) Disons tout de suite que contemporain ne doit plus seulement s'entendre dans une délimitation uniquement temporelle.

 

(2) Sur nombre de ces aspects, elle s'attarde aussi souvent sur le rôle de Warhol et montre l'intelligence aiguë de Klein. Sur Duchamp, on lira les réflexions brèves mais stimulantes de Y. Ishagpour dans son RAUSCHENBERG.


(3) Laissons de côté la discussion sur son emprunt au modèle scientifique.

 

(4) Au niveau esthétique, en partant de la notion de structure et de paradigme, une réflexion reste à faire:n'y a-t-il pas dans l'art contemporain dont les possibles sont infiniment plus nombreux que ceux des époques précédentes, une étonnante prévisiblité (pré-visibilité)?


(5) On peut dire aussi que "l'objet" contemporain pousse à (re)penser autrement l'objet en général.

 

(6) Une question mériterait attention:quelle place et quels rôles a tenu l’art contemporain (au sens de Heinich) dans les préoccupations des membres de TEL QUEL (Kristeva, Pleynet, Sollers (expérience des limites, sauf erreur (ou emprunt de sa part) vient de lui), Scarpetta) et dans celles de nos grands philosophes (Foucault, Deleuze, Derrida, Nancy) ou poètes (Char, Dupin, Bonnefoy)? Aurions-nous, parfois, des surprises?

 

(7) N. Heinich devine et se défend du reproche que certains pourront lui faire de trop considérer comme centrales des manifestations marginales surexposées. Les prescripteurs patentés pourraient s'offusquer de voir leur jeu et leurs règles dévoilés.


(8) Comme il l’est (malgré l’apparence et les beaux discours dun optimisme de façade et d'un volontarisme creux) des formes d’art antérieures.

 

 

 

 

 

 

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1 mai 2013 3 01 /05 /mai /2013 08:03



As-tu jamais fait une sculpture réellement abstraite?
-Jamais, à l’exception du grand CUBE que j’ai fait en 1934, et encore je le considérais en réalité comme une tête. De sorte que je n’ai jamais rien fait de véritablement abstrait.


             Dans UN PORTRAIT PAR GIACOMETTI, James Lord.
 

"Regardé par une perte et baptisé par elle."


              G. Didi-Huberman.

 

 

 

    La puissance du reste, du résidu, le vide rongeur, le deuil et la mélancolie, le double, le dédoublement, le colossos, le "totem du tabou", l’abstraction chez Giacometti : voilà certaines des pistes que nous fait emprunter LE CUBE ET LE VISAGE.
   En 1993, c’est à une révolution tranquille que nous conviait Georges Didi-Huberman avec ce livre consacré au célèbre CUBE d’Alberto Giacometti. Ce qui ne pouvait surprendre ses lecteurs admirateurs qui le connaissaient avant, ni ceux qui le suivirent depuis.


    Un cube d'une richesse qui semblera infinie dans des pages représentant un modèle de questionnement et de recherche symptomale. Après seulement quelques pages l'auteur fait (déjà) une première récapitulation: "Il (LE CUBE) nous est apparu, dans le jeu de ses transformations, comme aveugle et transparent, comme un bloc et comme une cage; il nous est apparu comme un schéma figuratif, mais aussi comme une machine à défigurer les corps; il nous est apparu tour à tour immobile et anadyomède; comme un cristal de temps et comme un cristal d'altération. Le voici à présent sous l'espèce d'un cristal d'absence utilisant le pardoxe de sa propre géométrie (facettes, arêtes, transparence de cage) pour assumer le paradoxe d'un statut qui serait exactement entre l'objet et le vide. Ce qu'exhibe manifestement le CUBE comme objet invisible, c'est une masse compacte et imposante, certes; mais nous commençons de comprendre qu'il recèle ou mémorise en lui un pouvoir latent-latent mais visuel, visuellement mis en jeu-d'œuvrer l'absence ou de "mettre en cage", voire d'"enterrer" certaines choses visibles (ce qui expliquerait aussi qu'il "dise" d'abord si peu de choses à son spectateur)."...

 

 
LE CUBE, “exemplaire et peut-être originaire”  

 

    Le CUBE (quatre-vingt-quatorze centimètres) qui n’en est pas (il présente douze faces) fut élaboré en plâtre au début de 1934 (deux plâtres en fait) avant d’être fondu en bronze (entre 1954 et 1962: l’un chez Maeght, l’autre à Zurich).
 En réalité le CUBE possède treize faces si on compte la face contre terre, invisible et aveugle. Une face a donc été enterrée et c’est cet enterrement qui va guider l’enquête de Didi-Huberman.
 

 

  Enterrement aussi par mutisme: les commentateurs de leur côté ne savent que dire de cette pierre muette. Giacometti lui-même adopta après trente ans une attitude curieuse : à ses yeux, ce CUBE n’était  ni un objet ni une sculpture. Pour les spécialistes embarrassés, ce serait juste une parenthèse abstraite qui n’aurait ni “l’audace fantasmatique des œuvres surréalistes”, ni “la profondeur existentielle des œuvres où pendant si longtemps se cherchera une ressemblance des visages.” Il ne serait pas plus cubiste que proche de Brancusi. Alors où gît donc le sens? A-t-il au moins un sens ?  
   

 

  D-H va s’efforcer d’écarter l’idée de parenthèse au profit de celle de pliure ou de “prisme de tout un destin”. Un destin artistique se joua peut-être alors avec une œuvre vraiment singulière qui conserva sa force souterraine.



    Quelques années passèrent : “ un jour de la fin des années trente ou du milieu des années quarante, Giacometti aura décidé, d’un coup, de modifier complètement le statut d’un objet devenu sans doute trop “abstrait”-trop mort? trop clairement voué à la perte?- à ses yeux.” Il entailla la face frontale de son polyèdre en griffant sa surface. Sur la face qui nous regarde un visage. Le sien. Encadré de façon traditionnelle chez lui et avec des orbites agrandies et de nombreuses fois contournées. Le CUBE accueillait soudain du figuratif. Plus étonnant encore:dans un petit dessin à l’encre de Chine de 1934 reprenant sa fameuse TABLE SURRÉALISTE, on voit un polyèdre avec un élément qui n’est pas dans l’objet sculpté. Une marque ajoutée sur la face du polyèdre qui, dans le dessin correspond à la face gravée du CUBE: marque qui fait penser à une excavation ou à la lettre A (d’Alberto, lequel enfant imitait souvent le monogramme d’Albrecht Dürer) ou encore à un œil qu’on retrouve dans une étude du même Dürer pour MÉLANCOLIA I. Notre limier constate encore que l’auto-portrait qu’il griffa le montre “érigé vers nous et couché sous notre regard”. Enfin sur une face attenante à celle du portrait nous pouvons voir “un dernier dessin qui représente ...le polyèdre lui-même". Enfin un élément intrigue encore:la perte du socle.
 
MÉTHODE
 
 Didi-Huberman nous propose une enquête passionnante menée avec la finesse d’un Holmes féru de Freud et qui aurait un peu du flair de Derrida. Sans oublier les maîtres qu’il s’est donné et que l’on découvre ici ou dans d’autres livres. Mais c’est tout simplement du Didi-Huberman.

 L’œuvre en question et toutes les œuvres de Giacometti sont patiemment examinées sous tous les angles, dans toutes leurs faces. Des photos de l’atelier sont déchiffrées; tous les écrits, toutes les déclarations de Giacometti sont lus en profondeur: ils nous mèneront vers les deux pierres de la région natale de Giacometti(au chapitre 9).

 L'enquête commence par l’observation des dessins (1):la forme du “cube” fait penser à une certaine technique de dessin que Giacometti pratiquait volontiers quand, deux lustres auparavant, pour cerner corps et visages (en refusant la courbe et l’ovale), il faisait classiquement émerger des  visages de polygones, y compris le sien dans des autoportraits. Didi-Huberman interroge aussi d’autres dessins où le “cube” apparaît:ainsi voisin de la FEMME-CUILLÈRE et de l’objet phallique du PROJET POUR UNE PLACE, on peut voir dans MON ATELIER (1932), un polyèdre irrégulier et transparent au sein duquel se trouve un être humain dont le sort divise les commentateurs (dansant? écartelé?). Proche thématiquement, c’est l’étude (1933) pour l’eau-forte parue dans LES PIEDS DANDS LE PLAT de Crevel:une cage en forme de parallélépipède rétréci à sa base “enfermant un personnage étrange, mi-écorché, mi-squelette, qui se tient en équilibre entre les barreaux, ses pieds posés sur un disque divisé en huit sections...Comme si la cage était là en même temps pour protéger et pour faire dépérir ce pauvre corps humain.” (2)

   Le critique remarque alors que chez Giacometti les cages ou autres objets qui enferment des corps sont plus solides qu’eux, même s’il s’agit de cristal et il fait observer que ce serait une constante dans certaines œuvres et dans les écrits de l’artiste:la cage ou le cristal giacomettien a toujours affaire à des êtres, à des corps prisonniers, à “des corps en déroute” altérés, torturés. ”Des corps qui se défont.” Il avance justement la notion de "géométrie de la cruauté" qu’il rapproche de LA COLONIE PÉNITENTIAIRE. Il va plus loin:il s’attarde sur l’objet chez Giacometti. Il apparaît certes séparé, solitaire mais s'il semble destructeur, dépeupleur des êtres internés, il peut aussi être destructeur de lui-même.
 
Le CUBE posséderait la capacité de sa propre dislocation. Le cristal pourrait voler en éclats. Il aurait donc tour à tour la capacité d'être prison, objet malfaisant, se tenir droit ou suggérer l'éclatement. Et pourquoi pas invisible, ce qui l’amène à examiner très habilement le célèbre OBJET INVISIBLE qu'il voit comme "un cristal d’absence" ce qui lui permet de suggérer qu'à l'inverse l'objet visible CUBE "œuvre l'absence", met en cage voire enterre certaines choses visibles.
 
  On l'aura deviné:nous approchons de la problématique du deuil. Auparavant D-H médite sur le face-à-face qu’impose cette sculpture et il nous dirige vers LUNAIRE (1935), une encre sur papier mettant en regard sur fond de nuit (sorte de grille ultra-fine) un masque et le polyèdre et qui donne lieu à une magistrale analyse.
  À ce moment d'un parcours si riche dont nous ne pouvons que trahir la complexité, Didi-Huberman propose de définir ce CUBE comme l’entre-deux du caillou et du corps humain, comme “une pierre faite avec un homme sans le représenter.” Il ajoute:”comme si une tête sans dimension était là, justement nous regardant depuis son impossibilité à s’extraire figurativement de son monolithe, de son cristal, de sa prison de pierre-ou de sa pierre tombale.”
 


  En même temps, les textes de Giacometti sont lus dans toutes leurs nervures et arêtes, ses déclarations sont analysées au plus près avec un savoir psychanalytique incontestable mais qui refuse de tomber dans des causalités biographiques simplistes. On admirera par exemple le constat d’une proximité chez Giacometti des mots tête et reste que Didi-Huberman explique parfaitement.
  Le célèbre et souvent cité M
LE RÊVE, LE SPHINX ET LA MORT DE T(1946) montre le corps de T s’éloignant et se défaisant tandis que sa tête se rapproche, se compacifie au point de ressembler à une boîte:le lendemain, le narrateur connaît aussi l’expérience d’une omniprésence du mort partout sauf dans son cadavre. Enfin dans l’épilogue, le contrecoup, la confidence de Giacometti:pour lui les têtes s’immobilisaient, devenaient objets "MAIS COMME QUELQUE CHOSE DE VIF ET MORT SIMULTANÉMENT"(j'ai souligné). Cette expérience eut lieu plusieurs fois : “dans le métro, dans la rue, dans le restaurant, devant mes amis. Ce garçon de chez Lipp qui s’immobilisait, penché sur moi, la bouche ouverte, sans aucun rapport avec le moment précédent, avec le moment suivant, la bouche ouverte, les yeux figés dans une immobilité absolue.”
  

 

  Didi-Huberman récapitule à ce moment la dimension abstraite de la mort chez Giacometti avant de commenter une lettre (avec dessins) destinée en 1947 à Pierre Matisse et qui manifeste d’étonnants oublis. Le CUBE est classé par lui dans les objets abstraits dont il dit qu’ils l’amenaient “par contrecoup à des figures et à des têtes crânes” tandis qu’à Lord bien plus tard (en 1964) il dira qu’il considérait le CUBE comme une tête....Le commentateur avance sa thèse: il faut considérer la tête giacomettienne “comme perte du visage et comme gestion de cette perte.” Et on comprend que la rupture avec Breton à propos de la nécessité de retourner au dessin des têtes ne doit pas cacher son intérêt pour les têtes dans sa période dite “surréaliste”.
  Là encore il est question de méthode. Ainsi le critique observe sur une longue période et en ne respectant pas le découpage traditionnel de ses confrères les façons qu’a eues Giacometti de “faire une tête”. L’une mène à faire du visage un objet insignifiant et terrorisant (dont LE NEZ et TÊTE SUR TIGE), l’autre à en proposer des objets quelconques pourtant lourds de frayeur (dont le CUBE qui serait un de ces “signes inconnus” qu’évoquait le sculpteur). Le lecteur est fasciné par la virtuosité (jamais gratuite) de l’analyse du savant critique : le CUBEse donne à nous dans la dimension même du lieu pour recueillir et la perte des visages et le ci-gît des corps: c’est exactement la dimension des pierres tombales, et quelquefois des mégalithes ou des colossoï funéraires.” Sans oublier l’hypothèse de l’image du polyèdre qui aurait “gagné, grandi, envahi la tête rêveuse de Giacometti lui-même”. Ce qui peut être dit autrement : “Le CUBE serait alors à imaginer comme la tête angoissée d’un rêveur à qui s’impose l’image grandissante, dévorante, d’un visage disparaissant.”
   Dernier point:la TÊTE CUBISTE (1934), baptisée tête crâne dans une lettre de 1947, tient à la fois du cristal du CUBE et du crâne de la TÊTE SUR LA TIGE. Didi-Huberman repensant l’œuvre sur une longue période voit le crâne obsédant comme une force minérale qui nous tirerait vers le bas, vers la tombe. Et regardant la TÊTE CUBISTE sous toutes ses faces, il lui est aisé de voir sa proximité avec le CUBE.
 
LA MÉLANCOLIE, le deuil



    Il faut alors repartir. Creuser. Le CUBE (1934) serait “une face enterrée, perdue. La tête d’une mort-mais laquelle? Un cristal en désespoir de visage-mais lequel?”
  

 

  Biographiquement, la réponse paraît évidente:le père de Giacometti qui meurt en juin 1933 et dont Giacometti, pourtant fortement choqué (la biographie de Lord est éloquente) ne parla plus. La dimension psychanalytique assumée par le chercheur ne doit pas nous tromper:il ne cherche pas une cause qui n’expliquerait rien à force de tout expliquer. Il prendra en compte ce qu’il nomme justement un "nœud figural".
   

 

  Ce père, artiste comme on sait, représentait aux yeux du fils la maîtrise (instinctive) de l’exactitude des dimensions dans la représentation d’un être ou d’un objet. Ce que le jeune Giacometti ne parvenait pas faire ou dit autrement qu’il s’interdisait de faire, lui préférant la défiguration.
  

  Cependant Giacometti a beaucoup représenté son père:de façon parfois académique mais souvent défigurante (dès 1927:TÊTE DU PÈRE I & II avec surtout l’étonnant marbre blanc de même date). Passant par une méditation sur le masque chez Bataille, Didi-Huberman propose de voir dans le CUBEle masque ou le massif “signe inconnu”d’une défiguration elle-même enterrée, implicitée, latente. Comme la trace monumentale d’une face d’abord altérée, mise au chaos, puis définitivement vouée à l’absence.” Le CUBE aurait donc un lien avec le père, avec le nom du père. Giacometti, le nom. Le nom de Giacometti. Le sien. Celui du père, celui d’Alberto. C’est la dimension anthropologique qui retient alors notre critique et non une clé d'interprétation qui simplifierait tout.



 

  Mais Didi-Huberman ne quitte pas les rivages de l’enfance. Il en vient au plus célèbre texte de Giacometti, celui des deux pierres proches du village natal: la dorée, creusée par en dessous, montrée par...le père et devenue un temps l’espace des jeux d’enfants et de repli solitaire heureux; la pierre noire, énorme, pointue, vivante, hostile, repoussante, effrayante. Refusant une lecture psychanalytique trop simple le critique tente de les penser dans leur union. Chacune inclut une disjonction: la première accueille alors qu’elle semble infranchissable, la seconde semble fermée mais laisse deviner une possible entrée. Les contradictions réunies des œuvres de Giacometti de l’époque trouveraient là leur rythme et leur force. La première grande pierre attirante, l’autre repoussante qu’il faut taire et ne pas révéler aux autres. Cette dernière faisant penser immanquablement au CUBE. Et à la fuite qu’inspira à son créateur ce moment unique d’anthropomorphisme abstrait dont Didi-Huberman déploie exactement tous les aspects avec une profondeur que des relectures n'épuiseront pas...
  

 

  La question de la mélancolie croise naturellement Dürer qui fascine depuis longtemps Alberto (MELANCOLIA I présentant un polyèdre avec une face esquissant une représentation- ce qui ne sera pas sans écho puisqu’il y a aura griffures comme on sait sur l’une des faces du “cube“ giacomettien) et Freud qu’il a lu et que Didi-Huberman souhaite utiliser (en particulier dans la distinction entre deuil et mélancolie) pour cerner le CUBE. La sculpture a donc à voir avec la mort du père: le critique regarde le CUBE comme s’immobilisant en 1934 entre un deuil (qui va orienter Giacometti vers une une fiévreuse reproblématisation de la sculpture”) et un désir “qui suspendait son mouvement dans l’attente malheureuse qu’une identité artistique se reconstruise, morcelée dans l’absence du père.”
 
  Comme dans tout bon roman policier l'examen de Didi-Huberman connaît un rebondissement avec l'opération tardive de griffures représentant à la fois l'auto-portrait du sculpteur et la reproduction du polyèdre lui-même.


 
  On ne pourra qu'admirer les conclusions virtuoses dans leur rigueur même (il y a là, inimitable, un style et disons-le, un écrivain) qu'en tirera Didi-Huberman et l'analyse incroyablement complexe du statut de cette sculpture dans le travail du sculpteur (rarement temps et espace ont été à ce point (de perfection) commentés).

  On l’a compris et on le comprendra encore mieux en le lisant, en le relisant:ce livre est capital.

 Pour ce qu’il écarte:la dimension religieuse, la dimension romantique du créateur (il examine parfaitement le soubassement de la question de la ressemblance chez Giacometti); l’oubli gêné de la critique devant ce CUBE mystérieux qu'il faut au contraire sans cesse regarder sous toutes ses faces; les périodisations simplistes dans l’œuvre entier de l’artiste (il réévalue son surréalisme):avec la question du double, du dédoublement, il montre la place insistante du CUBE dans des œuvres de la même époque.

 Pour ce qu’il propose (une approche anthropologique (la question paternelle, le C UBE comme totem du tabou, l’interdit du toucher), pour une attention aux méthodes longtemps tenues pour marginales (il fait un bel éloge de Carl Eisntein), une interrogation haletante de l’obsédante question du voir, du regarder et, au total, pour une maîtrise de la démonstration étourdissante qui par moments donne le vertige. Ainsi ce passage qui annonce la sculpture que Giacometti fit pour la tombe de son père:” Car elle [la dimension  “sublime”] reste à comprendre en proportion - mystérieuse proportion - d’une sombre dialectique où LE CUBE sans fin chercha, crut trouver et reperdit son statut fragile d’œuvred’art et d’image généalogique tout à la fois. Ce fut d’abord un objet pour faire l’impossible portrait d’une paternité; puis un objet pour remplacer cette impossibilité-pour l’enterrer-par un auto-portrait où Giacometti se sera noué, comme je l’ai dit, une cravate pour toujours gravée autour de son cou. Ce fut un objet pour s’identifier enfin au corps mort et livide des statues de plâtre; mais cela devait aboutir à faire de cet objet un objet pour enterrer l’objet, un objet pour enterrer la “chose perdue” persistante au processus même du deuil.


  Le livre consacré au treize faces du polyèdre giacomettien (on n'oubliera plus la face enterrée) comporte quatorze chapitres (+1) mais le premier et le dernier ont le même titre…FACE ENTERRÉE.
...

 

 

Rossini, le 10 mai 2013

 

 

 

 

 

 

NOTES

 

 

(1)Le dessin, valorisé "mythiquement" par Giacometti dans la hiérarchie des arts.

 

(2)Didi-Huberman écarte le rapprochement avec le diamant de LOCUS SOLUS de Raymond Roussel.

 

 

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26 avril 2013 5 26 /04 /avril /2013 17:15


       Dans le genre de la visite d’atelier et surtout de la visite de l’atelier d’Alberto Giacometti (rappelons-nous Genet, Lord, Sylvester, quelques autres) le petit livre de Paolo Carola n’est pas le plus connu ni le plus ambitieux. Ce n’est pas une raison pour l’ignorer.

  Paola Carola, jeune Napolitaine, découvrit à Venise, en 1948, des œuvres du sculpteur:elle vint étudier en France en 1955, s’installa à Paris, s’y maria et, indirectement, grâce à Matta, demanda à Giacometti de la prendre comme modèle pour un buste. Tout simplement.


    On retiendra tout d’abord un portrait nuancé mais très amical d’Annette au quotidien:son rôle discret mais ferme dans l’atelier même quand elle alla résider ailleurs;sa passion pour le modèle japonais Yanaihara, son activité après la mort d’Alberto, sa rupture avec Diego, son travail pour le catalogue raisonné et la fondation (elle ne pourra mener à bien aucun des deux projets) et ses problèmes à l’extrême fin de sa vie avec la maladie et surtout la tutelle pénible qui lui tomba dessus durement. Avec ces pages il s’agissait en réalité de témoigner afin de corriger le portrait peu flatteur qu’en donna James Lord dans sa célèbre biographie.(1) Cette Annette enthousiasmée par Mai 68 et tentée par les transgressions méritaient bien ces lignes fraternelles. La question de l’héritage Giacometti quant à elle vaudrait sans doute un immense roman....très contemporain.   

 

   La partie la plus intéressante du livre tient évidemment dans le récit qu’elle fait des poses qui durèrent six mois quand elle avait 28 ans (1958/9). Consciente de venir après bien d’autres textes de visites, elle passe vite sur ce qui est connu (l’obsession de la tête, du regard, les rigueurs de la pose, les abattements du sculpteur) pour ne livrer que ses sensations, ses impressions, ses appréciations. Sur ce dernier point il faut dire que Paola allait devenir psychanalyste et qu’elle s’était rapprochée de Lacan. Rejetant tout commentaire de l’œuvre qui est pourtant une mine pour psychanalystes elle préférera présenter de façon un peu naïve mais sincère les six mois de pose comme l’équivalent d’une cure.
    Elle a de justes remarques sur l’emprisonnement chez Giacometti et dans son œuvre (les fameux cadres) ainsi que sur le désir de l’artiste de tout transgresser à partir de bases contraignantes et de répétitions d’essais acharnés. Elle donne une formulation très personnelle à la sensation d’apparition-disparition sous les doigts de Giacometti et rapporte l’impression qu’elle avait de le voir s’attaquer à son squelette. Figée, immobile, posant comme une morte, elle voyait les doigts qui faisaient vivre l’argile... Bien avant Sylvester, elle comprend qu’il y a une analogie entre la parole de Giacometti et son travail de sculpteur et elle témoigne de la qualité de l’échange qui avait lieu pendant le "travail".
  Comme tout le monde elle cherche à dire et parvient à définir le phénomène giacomettien de la présence et de la séparation. Enfin elle retrouve des affirmations de Genet sur la solitude et le respect de Giacometti pour tout le monde.


    Un petit texte très personnel, pudique, touchant, soucieux de dire sa vérité.

 


 

Rossini, le 28 avril 2013

 

 

 

NOTE

 

(1) Nous pouvons d’ailleurs lire dans ce volume l’encart publié dans trois revues américaines et anglaises et destiné à dénoncer cette biographie:il est signé par les plus grands noms des amis de Giacometti.

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25 avril 2013 4 25 /04 /avril /2013 05:46


  "Un aveugle  avance  la main  dans  la nuit

 

  Les jours passent  et je m'illusionne d'attraper, d'arrêter ce qui fuit."

        

                              Alberto Giacometti

 

 

  "Le projet de cet art est de transmettre précisément pourquoi nos sensations de la réalité ne peuvent pas être transmises précisément."

 

                              David Sylvester   

 

 

        Comprenant tôt qu’il ne serait jamais un bon peintre, David Sylvester (1924 /2001) se tourna vers l’écriture et la critique d’art. Certains de ses textes furent appréciés et, à partir de la fin des années quarante, il fréquenta de nombreux artistes en Angleterre comme en France. Il rendit souvent visite à Giacometti dans son atelier, posa pour lui, prépara de son vivant une grande exposition à la Tate Gallery. Il est encore plus célèbre pour son travail auprès de Bacon.


  Un peu avant de disparaître Sylvester acheva LOOKING FOR GIACOMETTI, œuvre qu’il avait en tête depuis très longtemps.

  Au seuil du volume:deux photos. Giacometti peignant un portrait (page de gauche); à droite, ce portrait seul, celui de David Sylvester, sans doute un des meilleurs du peintre pour une raison étonnante:le modèle est pris légèrement de côté parce que Sylvester ne pouvait fixer longtemps quelqu’un comme le voulait génénéralement Giacometti lors d'une pose.


 Disons en quelques mots ce qui fait l’importance de ce livre aux chapitres de longueurs très inégales et dont la composition n'est pas chronologique.


 1.) Ce volume richement illustré est une chance, profitons-en: pour une fois Giacometti échappe
(presque) à la psychanalyse (il donne tout de même un large écho aux ÉCRITS de Giacometti et ne néglige pas des sculptures qui tentent de parler d'elles-mêmes) et aux phénoménologues qui ont toujours été ses commentateurs patentés. Voilà un texte nourri par une longue fréquentation du sculpteur. On devine la richesses des entretiens informels fréquents à la lecture du précieux entretien que nous avons à la fin du volume.

 

 2.) Une précaution : peut-être faut-il commencer par le chapitre IX le plus biographique (un ancrage étonnant dans Stampa, son décor-il va bien plus loin que Ponge) qui fixe les grandes arêtes de la vie et de l’œuvre ainsi que les dettes artistiques majeures (Égypte, Sumer, les Cyclades, Byzance) sur lesquelles Sylvester médite auparavant mais de façon plus éclatée et thématique. Des éléments majeurs dans l'"évolution" de l'artiste sont précisément datés (par exemple, parmi cent:en sculpture, le passage (avec réticence) à la couleur, l'obsession de la tête encore très tard, son changement dans la question du détail par rapport au tout). Les repères sont solides et éclairants.

 

 

  3.) Venant pourtant après bien d’autres (Sartre, Genet, Lord etc.), dans son chapitre intitulé PERDRE ET TROUVER, Sylvester enrichit encore notre connaissance de Giacometti à l’œuvre.

 

  Sur les horaires il est encore plus précis que Lord (la durée des poses, les pauses) et parle bien du travail de nuit. Il avance de fines remarques sur la conversation avec Giacometti (mise judicieusement en parallèle avec l’évolution d’une œuvre), sur sa technique de construction-déconstruction-reconstruction d’un portrait. Il distingue bien Giacometti devant le tableau et Giacometti pendant le modelage en opposant encore le travail d'après nature et avec celui de mémoire (là encore, les dates sont capitales car nous aurons une surprise). Il s’attache à situer dans le temps et à expliquer les sculptures faites alla prima. Il nous éclaire en opposant le travail précédé d’une idée précise (LA MAIN etc..) et le travail qui "trouve" (si on peut dire) en cherchant. Sylvester énumère tous les possibles d’une œuvre se trouvant dans l'atelier de la rue Hippolite-Maindron:être fondue (par Diego), être détruite ou remisée (en restance pour toujours ou pour quelques années). À l'inverse, Giacometti est montré aussi comme étant capable de créer (et de détruire) dans l’urgence pour une exposition imminente. Son travail sur plusieurs œuvres à la fois est fréquent. Enfin Sylvester précise un point essentiel : selon lui Giacometti n’est pas un perfectionniste en quête d’absolu chef-d’œuvre: “Il ne cherchait pas à produire le meilleur dont il était capable, mais à mettre sans fin ses capacités à l’épreuve.” La quête primait en tout et sur tout.

 

4.) Sylvester est soucieux de situer Giacometti dans l’histoire de l’art:il a des réflexions profondes sur la répétition chez lui (la nécessité intérieure, la tension entre spontanéité et répétition, la seconde facilitant la première) et sur le non finito chez des prédécesseurs  comme dans sa pratique quotidienne.
    Quand il le faut, le critique prend en compte Cézanne, Picasso, Matisse, Dada et sait à merveille dégager l’originalité de Giacometti: il a des objectifs plutôt traditionnels et une claire conscience des limites de son art. Placé parmi de grands auteurs du XXème siècle dont il se rapprocherait sur un point (Strauss, Pirandello, Gide, Nabokov, Mann, Rilke), Giacometti est présenté ainsi:”Son art est auto-référentiel, c’est une critique de l’art, une mise à nu de certains paradoxes de l’art, une analyse du processus qui fait qu’une œuvre est achevée, une mise en cause de la validité du type d’art que l’on reconnaît dans l’iconographie de ses peintures.” On n'ignore rien des civilisations  lointaines (dans le temps ou l'espace) qui ont inspiré Giacometti et  qu’il rencontra parfois tôt.
   Répétons-le :pour une fois ce n’est pas à la phénoménologie (ou l'un de ses avatars) que renvoie Sylvester mais à Wittgenstein (dans ses refus comme dans certaines de ses affirmations limitées en nombre mais radicales).


  Dans UN DISQUE D’ESPACE-TEMPS, partant d'un célèbre texte de Giacometti, Sylvester complète son observation : “De la même façon, les sculptures de Giacometti sont des objets qui ne font pas que cristalliser des sensations éphémères mais qui montrent les conditions dans lesquelles les sensations éphémères surviennent....Leur contenu n’est pas seulement le quoi mais aussi le comment de l’expérience visuelle: leur sujet n’est pas seulement ce qui a été vu mais aussi l’acte de voir. En représentant ce qu’il a vu, G rend visibles les conditions dans lesquelles il l’a vu-le fait que cela a été vu dans l’espace, le fait que la limité entre les formes pleines et l’espace est incertaine, le fait qu’aussitôt vu cela devient un souvenir, le fait que c’est vu à une certaine distance.

 

5.) Jamais personne avant Sylvester n’a autant cherché à penser ni aussi bien décrit le mouvement des œuvres de Giacometti (leur mouvement interne, leurs mouvements dans l'espace). À ce titre il faut lire et relire le chapitre LE RÉSIDU D’UNE VISION qui traite en même temps de l’épineuse question de la ressemblance pour Giacometti en faisant un détour par ses préoccupations apparues dans la sculpture, la peinture, le dessin. 
  Dans les peintures, selon Sylvester, une masse centrale possédant une énergie est tournée vers l’intérieur;l’espace autour est tourné vers l’extérieur, explosif souvent mais comme attiré par la masse centrale. La frontière entre eux n’est pas précise. Il n’y a pas de contour ou des contours multiples.
 Dans les dessins le contour est lui aussi multiple mais Giacometti fait tout pour ne pas le fixer.
 Les sculptures postérieures à 1935 semble inachevées: les limites actuelles sont comme provisoires. En fait il n’est pas question pour lui de fixer un contour. La colonne centrale commande tout et l’entour a été rongé ou comprimé par l’espace. Avec une grande perspicacité, Sylvester note un double mouvement: :”Si dans un sens , l’espace a réduit la masse, dans un autre sens la masse ne cesse d’empiéter sur l’espace, de là l’impression qu’elle donne d’occuper plus d’espace qu’on ne l’aurait cru.” Le critique observe qu’il n’y a  rien d’assuré dans la relation masse-espace. Le contour est mouvant, les formes semblent se contracter, se dilater. On se délectera de l’analyse des STÈLES (1,2 & 3) et de leurs échappées hors de la forme.
 Sylvester dégage la loi de Giacometti à l'aide de sa déclaration: “plus j’en enlève, plus ça grandit”. Bizarrement la matière comprimée donne à la statue plus de présence et la fait agir sur l’espace. Toujours attentif à l’espace, le critique insiste beaucoup sur ce qui frappe tous les amateurs:le cadre dans la peinture. Il y a  nécessairement un espace concret dans sa peinture et le corps n’est pas flottant dans un espace vide (1).
    C’est chez le critique anglais qu’on trouvera l’explication la plus judicieuse de la “sensation hallucinée de proximité et d’éloignement qui est probablement le trait le plus caractéristique de l’œuvre de Giacometti.” en même temps que des propositions solides sur le socle giacomettien comme sur son jeu avec les plans, ou encore sur l’importance du regard et son attente des déplacements du spectateur.
    On verra aussi que Sylvester en contemplant et en fréquentant Giacometti abolit
finalement la distinction travail d’après nature et travailler de mémoire tout en valorisant le mot giacomettien de résidu, noyau dur de tout ce qui a été vu et qui “peut être fixé, sauvé, restitué comme s’il était indestructible."

 

6.) EN REGARDANT GIACOMETTI... le titre est plus qu’approprié. D.Sylvester a regardé les œuvres sous tous les angles et dans beaucoup de lieux. Le chapitre PIÈGES le prouve abondamment. La description de chaque œuvre est précise et donne lieu à des classements rigoureux et très didactiques selon les formes et les jeux du regard ou du corps par rapport à elle. Il suffit de comparer avec les analyses de Bonnefoy (qui ont d'autres mérites, évidemment):nulle métaphysique ici, aucune volonté d’appliquer une (tentante) grille psychanalytique. Quelque chose de pragmatique dans l’examen des composantes de chaque pièce ce qui n’exclut pas des commentaires pertinents et suggestifs.
    On retiendra aussi ce qu’apporta Giacometti à la sculpture surréaliste et ce qu’il en fit:un moyen de travailler à partir de tensions intimes incontestables et de penser le rapport du spectateur à l’œuvre. Mais déjà dans ce cas le ludique n'est chez lui qu’un appât. Et c’est sans doute pour cette dimension ludique que plus tard il tint des propos injustes sur ses créations de cette époque.


7.) Le livre est visiblement rédigé selon des strates temporelles très différentes. Au moment de conclure, il y a du tranchant chez Sylvester:dans UNE ESPÈCE DE SILENCE, il a des jugements qui tiennent compte du temps écoulé depuis la mort du sculpteur (il évoque les grandes rétrospectives de 1978 et 1992) et on comprend que son admiration pour Giacometti ne le poussa jamais à céder à la moindre vénération aveugle. Raison de plus pour dialoguer avec lui.

 

 

        Le SYLVESTER? Indispensable.

 

 

Rossini le 25 avril 2013

 

 

 

  NOTE:


(1) On regrettera que Sylvester ne tienne aucun compte des lithographies car vers la fin de son livre il a de belles phrases sur la liberté du dessin de Giacometti.

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20 avril 2013 6 20 /04 /avril /2013 08:49


  "Giacometti mérite un texte bref."

 

 "Tous les personnages de Giacometti viennent vers vous."

                

                                                        Francis Ponge

 

         Avec ses redites, ses reprises, ses ajouts, ses surprises confiantes, avec ses essais, F. Ponge ne pouvait pas ne pas rencontrer Giacometti. Et pas seulement dans "le quartier du café de Flore".

 

  Ponge comme tout le monde tourne autour de Giacometti. Et  revient à quelques mots entêtants: grêle, frêle, grave, saisissant.

 

  Qu'en est-il du saisissement de Giacometti?


 Voilà ce que nous propose Ponge dans deux exercices:


  un texte intitulé RÉFLEXIONS SUR LES STATUETTES, FIGURES ET PEINTURES D’ALBERTO GIACOMETTI paru en 1952 dans les CAHIERS D’ART, repris dans LE GRAND RECUEIL (Tome un, LYRES) entre un texte sur Hélion et un autre sur la SCVLPTVRE (Germaine Richier); dans LE NOUVEAU RECUEIL, un autre, d'une autre nature, JOCA SERIA(1), suite de notes prises du 30 juillet au 4 septembre 1951 qui préparèrent les RÉFLEXIONS publiées en 1952.

 

 
 
  Devant nous, comme d'habitude (on pense au PRÉ, à bien d'autres) un texte clos, achevé et, à côté, publiés ailleurs, les essais qui le permirent, rédigés à Paris ou aux Fleurys.. Une méthode fidèle au modèle Giacometti. Giacometti modèle.
 
 Une histoire de spectre, de “fantôme impérieux”, de sceptre. D’apparitions et d’appareils... De “sensibilité extrême". Toute une Histoire.


  Un Ponge fidèle à lui-même: facétieux (disons même farcétieux), brillant, baroque solide, lourd (comme un socle de statue), insistant, crypté. Un Ponge qui en 1952
ne tient pas compte du premier Giacometti et qui ne connaît évidemment pas tout ce qui reste à faire et défaire par Giacometti.
  Ponge va tourner autour de Giacometti et d’une lettre le J, “tenant debout sur son long pied”.


 

ANALOGIE


     Mi-sérieux, mi-joueur (
pour se défendre? par souci d'exactitude? on ne sait) Ponge essaie de cerner la forme d'apparition d’une statue de Giacometti. Paradigme inaccessible qu’il veut approcher tout de même d’un nom, comme Giacometti travaille “d’un seul jet, d’un seul trait, comme un coup de crayon, ou de couteau...." Dans ses carnets, il ose (pour l’écarter d'une plaisanterie dans la version finale) les rognons-brochette, avance les chenets verticaux, le jeu de jonchets, les épingles, les stalactiques, les stalagmites, des squelettes, des insectes, une lyre aux cordes tendues, un thyrse, un sceptre tombant en quenouille (massette, typha).


         Finalement, c’est le JE qui dira le mieux l’apparition saisissante.
 
  FABLE

  Avec une audace baroque, Ponge tient aussi beaucoup à la fable (passablement cryptée). Préparant d’autres textes, il voit en Alberto, “dans son rapport à ses sculptures, le rapport à un arbre grêle (pin) ou peut-être d’un rocher à une chèvre, c’est-à-dire en quelque sorte d’un cyclope à une nymphe (maigre), et pour en revenir à la mythologie ancienne, de Polyphème à Galatée.
  Annette est bien cela : une nymphe grêle, une chèvre, Galatée.”

  Ponge ne dit pas tout d’Atys et des autres nymphes. Il voit Giacometti en ”sorte de rocher gris et large, hirsute, horripilé, terrifié; terrifié par sa force, sa dureté, terrifié par sa stupeur, terrifié par la nuit, par ses rêves et les apparitions de formes grêles et menaçantes autour de lui.”


 Giacometti, un rocher fils d’un autre rocher, sa mère.

  Plus loin, Ponge pose l’art du sculpteur comme apotropaïque: “Frêles et menaçantes apparitions.
 Spectres. Pas le temps de contempler. On est trop ému, comme agressé, il faut se défendre, attraper son canif et du plâtre, et en avoir raison.”
    Le tout tenant à un fil. Grâce au berger Giacometti qui comme tous les bergers est “sujet aux apparitions”.


  Ponge nous fait toute une scène de Giacometti. Pour finir (avec éclats) par opter contre Ulysse et pour Polyphème....


 

   ÉPOQUE

     La fable n'interdit pas l'Histoire. Le Giacometti de Ponge est le produit d’une géographie (la Suisse, un relief, un rocher, deux pins), d’une famille, d’une histoire de l’art:“Très vieux canton. Ride millénaire. Côté italien de la Suisse, pas du tout tyrolien. Rien d’oriental. Rhétien: Sévère. Étrusque. Pompéien.”
   Contrairement à Genet, Ponge installe Giacometti dans son temps. Il ferait époque, il serait l'époque. Il en serait le produit. Attendu, tardif (comme Ponge) mais nécessaire.


   "Aujourd’hui", "génération", "époque", "maintenant" reviennent souvent sous la plume de Ponge. Époque éloignée de nous (en 2013) où l'on demandait des comptes, des justifications aux artistes tandis que de nos jours on chercherait en vain quelqu'un qui ne serait pas artiste....Il nous dit:"voici  l’homme d’aujourd’hui comme Giacometti l’a trouvé. Il rend compte de l’individu actuel". “Amenuisé et serré sur lui-même”.
    Face à l’homme de Giacometti, serré sur lui-même, aminci. laminé, le mot absurde s’impose aussi à Ponge. Avec la révolte, la crise (et refonte) des valeurs, les grands noms (Sartre, Camus, Nietzsche, Michaux, Char(?), Giacometti, Husserl), avec les grands choix devant le chaos (récent: “1)La Société est chaos-ruche: camp de concentration, four crématoire, chambre à gaz, prison et charnier".) Loin des facilités chrétiennes ou pathétistes, loin de la Terreur qui a pris une forme nouvelle (21 aout 1951), l’option pongienne, élémentaire (“la moindre chose”), “matérialiste”, pour dire trop vite. Avec Ponge le chaos-nourricier promet une renaissance. Se contenter, ne pas céder à l’intimidation, à la culpabilisation. Se savoir bourreau et victime, gibier et chasseur. Que montre Giacometti: “L’homme-et l’homme seul-réduit à un fil-dans le délabrement et la misère du monde-qui se cherche- à partir de rien.
   Exténué, mince, étique, nu. Allant sans raison dans la foule.
  L’homme en souci de l’homme, en terreur de l’homme. S'affirmant une dernière fois en attitude hiératique d'une suprême élégance. Le pathétique de l'exténuation à l'extrême de l'individu réduit à un fil.

   L'homme sur son bûcher de contradictions. Non plus même crucifié. Grillé.(...)
   L'homme de Giacometti non seulement n'a plus rien; mais il n'est plus rien; que ce JE

    Ça n'a plus de nom...Qu'un pronom!"

    Il était évidemment réducteur ("notons qu'il est extrêmement difficile, méritoire de savoir réduire (et non seulement rapetisser)..." de ne regarder Giacometti que sous ce seul angle et de le confiner, de fait, dans la question qui s'ébauchait alors:la fin de l'humanisme (la fin de RÉFLEXIONS SUR LES STATUETTES nous y ramènera bientôt). C'était aussi nécessaire:d'autres remarques viennent heureusement enrichir les pages de Ponge.


 

   ASPECTS de GIACOMETTI 


      Dans ce contexte pesant, étouffant, Ponge, ne souhaitant pas en rajouter (
comme Alberto, il faut beaucoup enlever), peut être drôle en jouant sur les stéréotypes: dans ces conditions, Giacometti le presque italien joue du couteau ou plutôt du canif. Il le voit aussi en clown blanc, “tout maquillé de plâtre” dans un théâtre dont il sait jouer. Dans ses notes, Ponge ose, se rétracte sans rien éliminer. Rieur, il se voit à l'Académie française:seul Giacometti saura sculpter son sceptre....
    Plus sérieusement:il partage l’avis de son modèle sur les dessins d’Artaud. Il a des remarques judicieuses sur les pieds chez Giacometti

 

              (“ôtez leurs grands pieds, leurs godillots de plomb aux figurines de A. G, ce n’est plus rien-(…). Il a d’abord dit : vus d’en bas. Et moi: attraction universelle, luttant avec l’élan du J. C’est plutôt ça. Gravité. Tout le poids du corps de l’homme descend vers ses pieds. On n’y peut rien. Il est attaché au sol. Il a à lutter avec ça. Ça le caractérise. Non il ne vole pas! Bottes de plomb. Les égoutiers de Proust.”),

 sur ses socles

 

       (Font partie de l’œuvre.
        Caisses de résonance.
        Tables propitiatoires.),  

 
sur le crâne. Bien avant d’autres, il sait dire que le trait giacomettien est sans volonté de contour et que chez lui le dessin est primordial comme importe avant tout le geste vif et élégant.
  Ses grands apports (il sera beaucoup suivi) ? Le saisissement (Durée, persistance du saisissement. Aussi sa qualité.” ou ailleurs “Tout est réduit au saisissement (unique). Ce qui a produit une impression unique doit être rendu d’un geste unique") et la double nature de la statue giacomettienne: le frêle, le grêle, le menaçant et l’indestructible.


  Une intuition demeurée un peu lettre morte:le corps des statues à regarder comme un paysage.


  J/ JE, revenant

     C’est cette lettre, ce pronom qui semble le mieux convenir à Ponge quand il veut faire bref sur Giacometti. Le sculpteur a de l’aplomb, évidemment et c’est ce qui plaît à l’écrivain. Il ose nous proposer “l’HOMME QUELCONQUE QUE JE SUIS”. Qu’il est et qu’il suit à la trace avec plâtre et bronze.


    “Il est le sculpteur du pronom personnel (de la première personne du singulier).

     Le JE si définitif, si indifférent, qui ne peut mourir, qui servira toujours de pronom personnel à quiconque, de je qui ne peut se contempler, cette apparition floue et mince en tête de la plupart de nos phrases, voilà ce que veut sculpter A. Giacometti, ce qu’il a la prétention de faire tenir debout sur son long pied (J).
    De ce spectre, il fait un sceptre. C’est bien cela d’ailleurs: ce J est à l’origine de toutes les affirmations et prétentions:”je le veux.””


  Je phatique, oui, omniprésent, ô combien, trop souvent en avant; pas forcément haïssable, proche du bavardage mais qui ces derniers temps (un peu avant 1950) ne tint qu’à un fil et qui revenu du spectral se hisse en sceptre mais d’aucune royauté : l’homme quelconque. Ponge, vous et moi. L’homme indéfini, “ce sceptre, ce fil! notre dernier dieu.”

 
Dans ses carnets Ponge ne demandait à "l'homme de ne se considérer que comme un simple élément (animal comme un autre) dans le monde , dans le fonctionnement du monde." Faut-il vraiment préférer et encore graver dans le marbre la chute des RÉFLEXIONS ? Ce n’est pas alors exactement une matière giacomettienne....


        “Même sous le nom de PERSONNE, il ne pourra plus nous crever les yeux.
        Il ne s’agit que de prendre garde, et de surveiller son agonie.”

 

  

  On l’a compris:dans un texte sur le JE dont il fallait se défaire, Ponge parle aussi et surtout de lui:ronchon avec Zervos sur les questions d’argent (un classique), il évoque des souvenirs avec Armande, avance ses goûts, avoue ne pas aimer le bronze mais c’est essentiellement de son esthétique en acte (le presque parfait, l’imparfait baroque vivant, le dandysme moral), de sa jubilation qu’il nous fait cadeau.


  Libre à nous avec Ponge, comme on tourne autour d’un Giacometti, de circuler du texte (RÉFLEXIONS) aux notes (JOCA SERIA) et inversement.

 

 

 

 

Rossini, LE 23 avril 2013


 

 

NOTES

 

 

(1) Ponge, en bas de page: “Joca seria, expression proverbiale que l’on rencontre chez Cicéron: les choses sérieuses et celles qui ne le sont pas, c’est-à-dire toute chose, tout."Tout, rien.

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