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30 septembre 2015 3 30 /09 /septembre /2015 07:55


 « Je parle à la forêt malgré les arbres

 

 «On cesse de croire aussi que la limite soit indispensable aux êtres

 

   «Tout s’entrecroise, coïncide, cohabite »

 


    Que peuvent bien avoir en commun un récital, la rue du Havre, l'omnibus, la place de la Bastille, l'Opéra-Comique et un bateau-mouche? Un continent inconnu s'offre à nous avec comme guide un nouveau Christophe Colomb.

   Dans le sillage de sa grande intuition d'octobre 1903 déjà présente dans LA VIE UNANIME et LE BOURG RÉGÉNÉRÉ, Jules Romains publia en 1911 une sorte de recueil de petits poèmes en prose unanimiste classés selon certaines catégories (dans Paris, quelques rues (et une brève mais belle évocation des passages («une forme paisible de la foule»)), des places, des squares, d'autres lieux et divers phénomènes momentanés), le tout complété par une réflexion générale développant ses nombreux textes antérieurs.

 

 

Sept chapitres

 

  Les six premiers permettent à J. Romains d’exploiter sa grande palette inventive. En même temps, chacun a un rôle précis dans l’ensemble du recueil. Les Rues (au nombre de cinq) et Les Places mettent en valeur toutes les possibilités descriptives et “philosophiques” de l’analyste de ce nouvel objet, le groupe.
Squares est plus théorique (les fonctions générales de chacun sont précisées et le rôle des rassemblements y est plus marqué:«Les squares sont salutaires aux rues.(...) C'est la substance des rues qui se prolonge en eux;mais ils l'épanouissent et l'apaisent.») Métamorphoses s’attache en courts chapitres à deux espèces seulement mais plus longuement traitées et hautement décisives. Ce sont les fractionnements du groupe qui animent cette partie (l’omnibus, de l’attente au bureau au séjour sur l’Impériale ; la file d’attente, la salle à l’Opéra-Comique). Comme leur nom l'indique, Les Éphémères (jeux (le manège de cycle),
divertissements, fêtes, loisirs (cinéma, la baraque foraine, le bal du quatorze juillet, le bateau-mouche)) confirme l’importance  du Temps dans la vie des groupes et montre que toute expérience urbaine, y compris la plus anecdotique, mérite attention. Enfin Les Vies Intermittentes tranche assez nettement sur les précédents, mêlant des sujets et des milieux hétérogènes (récital de piano, équipe d’ouvriers du métro, amateurs de bouquinistes), isolant des personnages et traitant de groupes assez réduits (l'un, Les Galeries de L'Odéon «vit peu; n'a pas d'unité; n'a pas de centre.» et l'observateur le qualifie même de «pauvre groupe»), offrant parfois quelques minuscules pointes satiriques (rares ailleurs) et, à dessein sans doute, ne présentant pas le souffle des précédents. Le dernier texte La Bibliothèque de la Sorbonne est même sévère (RETOUR dans LA VIE UNANIME l'était moins avec les livres). Ce lieu ne devient un qu'au moment de la fermeture...comme si les lecteurs, si individualistes, étaient les moins à même de lire ...Jules Romains.

 

   Ce classement en chapitres révèle à la fois la diversité des objets restitués et la cohérence du projet.

 

Groupe

    C’est la grande préoccupation de Romains : sans s'attarder aux individus isolés (ici et là, quelques cas très rares), sans aller jusqu'au domaine immense de la ville (il y viendra ailleurs), l'écrivain souhaite nous ouvrir à une réalité qui le fascine, celle du groupe (parfois le cercle, rarement la foule fluide (indice nullement innocent)) qui inclut chaque humain dans un ensemble (mobile, instable, fugace et relevant d'une hiérarchie complexe mais «naturelle») qui le dépasse sans l’anéantir, au contraire, et qui, d’une certaine manière, renvoie aussi à du pré-individuel voire à du proto-historique («Ils [les groupes] ne naissent pas véritablement. Leur vie se fait et se défait, comme un état instable de la matière, une condensation qui ne dure pas. Ils nous montrent que la vie, à l'origine, est une attitude provisoire, un moment d'exception, une intensité entre deux relâchements, rien de continu, rien de décisif.»  

 

  Dans la partie finale du livre (Réflexions), tout en faisant un bilan de sa rhétorique (sur laquelle nous reviendrons) il parle d'une possible sortie de l'individu et d'une approche de l'inconnaissable: «D'ordinaire nous nous tenons à mi-chemin. C'est bien l'âme des groupes qui s'exprime; mais pour qu'elle y réussisse plus facilement, on lui prête des sensations et des idées humaines. On dit qu'elle entend, qu'elle voit, qu'elle réfléchit. Cette forme de révélation n'est peut-être pas qu'une mauvaise façon de figurer l'inconnaissable.» Modeste, il ajoute: «Elle [la conscience des groupes] doit correspondre à une zone de la réalité. Entre les consciences individuelles et la conscience vraiment unanime, n'y a-t-il pas une conscience plurale, qui signifierait plutôt la collection que l’unité supérieure, et qui serait le premier effort de la synthèse, le brouillard encore plein de gouttelettes entre la rivière et le ciel

  Malgré l'ampleur de la tâche, le ton est souvent enthousiaste : « (...) il faut que nous connaissions les groupes qui nous englobent non par une observation extérieure, mais par une conscience organique. Hélas! il n’est pas sûr que les rythmes veuillent bien se nouer en nous qui ne sommes pas le centre des groupes. Nous n’avons qu’à le devenir. Creusons notre âme assez bas, en la vidant des songes individuels, menons jusqu’à elle assez de rigoles pour que l’âme des groupes y affluent nécessairement.

 Je n’ai pas essayé autre chose dans ce livre. Plusieurs groupes y parviennent à la conscience. Ils sont très rudimentaires encore, et leur esprit n’est qu’une odeur dans le vent.»(j'ai souligné).

 On a compris que son but n’est pas de «carder une nouvelle fois l’énorme tas de l’âme individuelle.» Pour l’heure, nous sommes «au début d’un règne, au départ d’une série organique qui durera comme les autres des milliers de siècles avant le refroidissement de la terre. Ce n’est pas un progrès, c’est une création, le premier élan d’autre  chose. Les groupes ne continueront pas l’œuvre des animaux et de l’homme; ils recommenceront tout pour leur besoin, et, pendant qu’ils accroîtront la conscience de leur chair, ils referont l’image du monde

 

  Romains ne cache pas qu'il se voit assez en Jean-Baptiste de ce nouvel ensemble:  « Je parle à la forêt malgré l’arbre. Son âme finira par apprendre ce que J’AI DIT SUR ELLE. Les groupes ont beau n’avoir qu’une conscience confuse, et n’apercevoir le monde qu’à travers une gelée tremblante, ils sentiront peut-être, le signe que je leur fais, et il y en aura un, peut-être, qui, pour l’avoir senti, saura devenir un dieu.»(j’ai souligné)

 

Rien moins.

 

  Pour le dire trop vite et trop schématiquement, surtout à ce moment de la carrière de Romains (les grands romans viendront après), l'unanimisme cherche à se défaire du moi romantique (comme sans doute du caractère des réalistes (1)) et, pour ce faire, tend  à  le diviser, le déborder, le vider, le remplir autrement, le saturer, le noyer «parmi l'inconscience et la splendeur de tout». Après LA VIE UNANIME (plus centré sur ce moi qu'il faut justement dé-centrer- non sans échecs, il suffit de lire le poème dont l'exergue (profond) est  «Unanime, je t'aime»), le groupe dans PUISSANCES DE PARIS aide ainsi à mieux cerner cette intuition qui n'exclut jamais (on vient de le lire) une mystique.

 

 

   Quel qu’il soit et où qu'il soit (rue, place, square, moyen de transport, activité limitée), le groupe unanime est souvent présenté comme possédant une âme (plus ou moins consciente d’elle-même) toujours bien matérielle (et changeante: allez voir un peu à l’Opéra-Comique) puisqu’en même temps il possède un corps : ainsi, le parc de Montmartre:« C’est un groupe qui existe pour sentir la grandeur de Paris au crépuscule. Tout son corps y est voué(…).»; ainsi, dans le square Parmentier «le groupe croit bien à la réalité du monde; il en est plus sûr qu’aucun des hommes; mais il ne conçoit guère que le monde soit dehors. Il a l’impression que son corps est tout, mais que tout ne s’étend pas très loin; tout se dissipe peu à peu et cesse quelque part. Son corps existe, beaucoup, à un endroit, un point où il lui semble qu’est posée son âme la meilleure, là où les cercles de chaises entourent le kiosque sonore; il existe moins dans le reste du square, sur les pliants épars et les bancs du pourtour; il existe à peine au delà des grilles.» De fait, on lui découvre une physiologie («le groupe [de l’omnibus] se contracte, grandit en hauteur et à des convulsions»), d’innombrables sensations (comme celle du square Parmentier encore («épaisse et massive. Il ne sait pas d’où elle lui vient. Il se doute qu’elle n’a pas surgi en lui spontanément, car elle semble trop brusque et trop superposée à son âme.») ou, comme à midi, la rue Montmartre («La rue est contente; mais elle sent quand même un besoin d'être plus vaste, avec un grand promenoir au milieu, quatre rangées d'arbres, des buissons, et des pelouses soudées par des allées de sable.»)  Le groupe du bateau-mouche (qui a un corps coupé en deux parties) sent de façon particulière :«Celle [la partie] d’en bas distille le sens organique du groupe; celle d’en haut le relie à l’univers et lui prépare une image trouble
   Ce corps, qui peut être dévorant (au matin, la rue Montmartre «se gave d’hommes»), connait des émotions, des envies (on le voit encore avec le bateau-mouche  qui «a envie, une seconde, de ne garder aucun homme dehors, de les ramener tous dans les cabines, et de ne plus exister qu'au fond de soi.»; cette âme collective est capable* d'attendre, d'hésiter, d'anticiper, de souhaiter, de regretter; elle a des élans, des rejets, elle peut connaître
l'inquiétude et l’angoisse, elle affiche des désirs (telle rue «désire un équilibre intense»); elle exprime des volontés, elle peut aller au-delà du plaisir (comme «([le groupe du bateau-mouche] jouit de son rythme, de son glissement si facile, qu’il semble n’être qu’un repos le long de la durée, une immobilité sur le temps qui bouge, et la conscience d’un bien-être qui ne change pas.» ou comme la file d’attente de l’Opéra-Comique («le groupe alternativement jouit de croître, et s’effraie de sa taille.») 

 Selon les instants, le groupe peut être fibre ou, au contraire, à l'instar de LA RUE ROYALE, il peut devenir âme née «à la fois de cent petits chocs; elle est l'arête de bien des vagues; au hasard, entre deux corps, elle éclate, comme le bruit sec entre deux ongles qui s'agriffent.»  Singulière, la Place des Vosges affirme une solide sagesse tandis que la Place de la Bastille, du moins depuis le haut de sa colonne, «est une conscience de Paris.» Quelque part, un groupe peut connaître «une méditation pulvérulente».

 

   Le paradoxe n'est pas étranger au groupe. Lisons la rue Soufflot : «On dirait que la rue ne sent rien et ne pense rien. Pourtant elle se soulève vers le Panthéon, elle est le commencement encore prosterné, déjà solennel du dôme. Elle a de l'âme par hasard, un jour dans une année, mais tellement qu'il en éclate un dieu

 

      Empruntant tour ou tour ou simultanément le vocabulaire du géologue, du géographe, du chimiste ou du naturaliste, Romains cherche à rendre la multiplicité des états et des attributs de chacun de ces groupes. Dans un festival de vues saisies au vol, on assiste, dans un flux héraclitéen, à leur naissance, à leur maturation, à leur mue, à leur dissolution avec entre temps des passages de “moindre-être” (ainsi l’intérieur de l’omnibus: « Petit groupe qui se tait dans sa coquille de silence, il dure une demi-heure, comme un rassemblement. Mais il existe moins; il n’a pas le temps de se donner une vie qui soit à lui et qui n’ait pas encore vécue.») On saisit leur apparence matérielle, leur forme (la file d’attente de l’omnibus ressemble à un haricot dont «[l]a concavité se colle étroitement sur l’arrière de l’omnibus et fait ventouse» ), on perçoit leur unité (souvent provisoire comme la rue vue de l’omnibus), on capte leur caractère centré ou a-centré, leur dépendance (ainsi cette «lumière les dissout un peu chacun pour les mêler mieux.»), leur finalité (on l'a vu, la rue Montmartre existe «pour sentir la grandeur de Paris au crépuscule»); on ressent leur rythme souvent suggéré ou indiqué avec originalité.

 

 On l’a compris avec des titres chapitres comme Éphémères ou Intermittents : ces petits textes en prose sont l’occasion d’un feu d’artifice permanent sur les jeux amoureux du hasard, du Temps et de l’Espace. Parfois même, dans cet ensemble sagement audacieux, on tombe sur de surprenants passages comme dans le square Parmentier : «Le groupe ne voit pas le vert; il sent une dilatation, un bouillonnement, des intervalles qui s’accroissent, des fragments plus heureux que l’ensemble, des flux qui s’arrêtent, bus par le sable comme les rivières du désert, de petites boules côte à côte qui gonflent, qui appuient l’une contre l’autre, élastiquement, et qui se repoussent. Le vert des feuilles lui apparaît comme le contraire du son des cuivres jouant une marche.»

   Avant tout soucieux des dimensions imprévisibles de ces groupes dont les individus de rencontre sont involontairement gros, J. Romains en profite pour méditer en images sur les éclosions, les fractionnements, les résurgences, les dispersions de ces continents provisoires qu'il découvre et  inventorie pour nous. Du bateau-mouche, il écrit: «D'avoir deux grandes cabines, l'une à l'avant, l'autre à l'arrière, il saisit mieux la durée; dans l'une il a l'impression que le présent commence; dans l'autre que le présent va finir, et fait le passé avec son sillage

 


 Comme


   Avec la comparaison et la métaphore, l’analogie domine l’ensemble des textes, elle en est le medium. Le relevé complet en serait imposant mais inutile car il réduirait la part de mouvement qu’elle engendre à la lecture. Donnons seulement quelques exemples : «En arrivant à elle[la Place de l’Étoile], la file des voitures se fend comme une bûche sous la hache.» La place de l’Europe : «C’est un cabestan. Il a de longs bras aux emmanchures de fer. Le soir, il se met à tourner; il roule, puis déroule les rails qui sortent de la gare et glissent par-dessus l'horizon pour jeter le soleil comme une ancre à la mer.»...(2). Place des Vosges «les hommes y éprouvent  comme une impulsion, le besoin de s’asseoir, d’être pareils aux feuilles qui remuent un peu, mais ne s’arrachent pas.» Plus d'une centaine vous attend, d'inégale qualité.

 Pour dire ce moment d’échappée à l’individualisme l’analogie (on dirait, elle semble, etc.) est donc précieuse : elle nous incite à regarder vers des règnes un peu rapidement nommés inférieurs. Le végétal est une référence fréquente.  La place de la Trinité «quand vient le crépuscule, et que les becs électriques se dressent chacun comme le bout gonflé d’une étamine, elle est vraiment une corolle seule.»  

  En vérité, Romains rend sensible une rue ou une place ou un de leurs moments grâce à une circulation visuelle et mentale qui opère entre les règnes et qui, sans nous arracher définitivement à nous-même nous fait accéder à ces puissances mobiles, souveraines ou fragiles, véritables correspondances qui le fascinent et qu’il veut absolument traduire sans prétendre à la scientificité (positiviste). Les règnes se croisent, s’interpénètrent et la comparaison en restitue le mouvement permanent: perdu en une certaine manière, le moi-sujet y gagne.

 

Limites ?

 

  Il reste que si le recours fréquent à la personnification est heureux car parfaitement évocateur il pointe en même temps les limites du projet : on ne peut se défaire de l’impression d’avoir affaire aux observations (talentueuses, c’est entendu) d’un seul regard (la fin du livre (sa critique du rat de bibliothèque), ses dimensions satiriques, quelques penchants suggérés par les motifs répétitifs renvoient à Romains seul): un regard malgré tout anthropocentré qui retient pour le groupe des catégories qu’on peut aussi appliquer à l’individu dont on veut justement se défaire. Mais on peut affirmer aussi qu'après  LA VIE UNANIME un palier a été heureusement franchi et que le continent en voie de découverte est encore immense.

 

 

     Voilà bien un livre qui provoque l’admiration (malgré l’évolution des décors parisiens, on les retrouve et on suit avec plaisir leurs mouvements internes - libre à nous de les actualiser et de remplacer tout ce qui a disparu à jamais) autant que l’étonnement, un étonnement pas forcément critique (3) : nous sommes à la veille de 1914 (facile à dire, rétrospectivement) et Romains tente de penser (de sauver?) quelque chose au-delà de l’homme et en deçà de la Foule devenue depuis peu objet poétique (Poe, Baudelaire, Verhaeren) et anthropologique (Le Bon, Tarde plus tard Freud et Canetti, d'autres très récents).   

   On a l’impression de rencontrer un moment aigu de conscience tourmentée, mélange d'archaïsme et de modernisme, produit d’un classicisme qui cherche à capter dans une "atomystique"(4) inédite une modernité qui tient de la promesse et de la menace (5).

 

 

Rossini, le 9 octobre 2015

 

Notes:

 

(1) On imagine l'immensité de la tâche critique de qui voudrait examiner les échos narratifs et descriptifs de ces intuitions dans les romans de Romains. En ce sens, la revue Roman 20-50 (n°49) a fait un beau travail. Dans ce champ, hasard ou nécessité, le lecteur de Romains ne peut manquer de rencontrer des écrivains majeurs comme Dos Passos.

(2) Il s'agit de la place et de la gare peintes, entre autres, par Monet.

(3) Il n'est pas injuste d'affirmer que, si son objet est original, sa poétique l'est parfois beaucoup moins.

(4) Jean-Baptiste encore et son index« Je ne connais pas encore de groupes pleinement divins. Aucun n'a conscience d'être réel; aucun n'a dit : «Je suis.» Le jour où le premier groupe saisira son âme entre ses propres mains, comme un enfant qu'on soulève pour le regarder en face, il y aura un nouveau dieu sur la terre. J'attends ce dieu, et je travaille à l'annoncer

(5) Romains ne cache pas non plus que l’évolution future ne sera pas forcément favorable : «les groupes futurs mériteront peut-être moins d’amour et nous cacheront mieux le fond des choses»

 

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