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16 juin 2015 2 16 /06 /juin /2015 09:26

                                   
     «Il songea à la manière qu'avait Laidlaw de transformer toute situation en crise


    Rien de plus codé que le roman policier:il est difficile d'innover sur des schémas parfois très usés: c’est ce défi que relevait l’écrivain écossais William Mcilvanney en 1977 avec la première apparition de son héros Laidlaw.(1)

 

Un canevas pourtant classique  


 Mcilvanney nous présente un policier à l’œuvre dans une affaire fréquemment racontée (un assassinat de jeune fille avec viol) et selon des éléments narratifs déjà utilisés:la découverte du corps par un enfant, l’urgence d’une arrestation (sous la pression des médias et de la hiérarchie), des silhouettes de marginaux prévisibles, l’aide d’un indic original, une bureaucratie tatillonne, des enquêteurs très divisés entre eux, un jeune flic qui passe d’un mentor à l’autre (Harkness (vingt-six ans) a travaillé avec Milligan avant de faire l’enquête du moment avec Laidlaw (c’est son premier jour à la Brigade criminelle):sa mission est de faire tampon entre les deux rivaux). À l’enquête de routine et aux nombreux interrogatoires succède l’enquête active qui cherche à prendre de vitesse un père vengeur et quelques malfrats qui, pour des raisons différentes, veulent régler son compte à l’assassin.

 

L'intrigue

 

 Rendue complexe par les doubles (voire triples) jeux de certains personnages (Lennie, l’homme à la cicatrice, Minty), l’intrigue est parfaitement agencée et suit un rythme soutenu:le temps presse dans cette chasse à l’homme qui est avant tout une course contre la montre (le chef de Laidlaw ne lui laissant plus qu'un jour pour conclure son enquête).
 Une jeune femme (Jennifer Lawson, dix-huit ans) a été  violée (de façon anale et post mortem, le vagin déchiré -c'est plus que le secret du livre) et tuée dans Kelvingrove Park par Tommy Bryson. L’amant de l’assassin (Harry Rayburn) le cherche et veut l’exfiltrer de Glasgow;Matt Mason à qui il confie cette mission veut en réalité tuer le criminel. De son côté, le policier Laidlaw jette (indirectement) dans la mêlée un puissant de la pègre (Jean Rhodes) qui, lui, a l’idée de donner au père de la jeune fille violée (Bud Lawson) l’occasion de se venger….
Tout le monde veut Tommy avec des buts contraires: le sauver, le tuer pour se venger, le tuer pour s’en débarrasser.

 Se jouant des barrières religieuses (le père de la victime ne supportait pas que sa fille fréquente un catholique) et sexuelle (le recherché est homosexuel encore mal assumé) et présentant un enquêteur (Laidlaw) accusé par son rival (Milligan) de ne pas choisir son camp entre police et assassins, le récit est habilement mené par un narrateur omniscient qui va et vient des policiers aux suspects en passant par les parents de la victime ou le flux de conscience de l’assassin, sans oublier un témoin relais principal, Harkness, le nouvel associé de Laidlaw.

 

Glasgow


   Quelques mots sur cette ville suffisent pour comprendre que Mcillvanney est un grand styliste. Avec un sens rare de l’espace, par touches éparses mais denses, à l’aide de descriptions originales (le Green, l’hôtel Burleigh, la gare de St Enoch) et avec beaucoup d’humour (l’Écossais et son premier soleil de printemps), le romancier nous donne une idée assez précise et surtout d’admirables sensations de la ville que Laidlaw compare à un cabaret. Non seulement la Clyde «qui a fait la ville», Drumchapel où habitait Jennifer Lawson («Vous avez devant vous le plus grand H.L.M. d'Europe. Et qu'est-ce qu'on y trouve? Rien, sinon des maisons. Justes des décharges architecturales où on a déversé les gens comme on fait pour la gadoue. Il faut vraiment que les gens de Glasgow soient braves. Sinon, il y a des années qu'ils auraient rasé tout ça.») mais ses axes  sociologiques majeurs (Est /Ouest), ses différents quartiers (il n’omet pas les plus pauvres et les plus laids (dont il donne la genèse destructrice) ou les plus soumis à une pègre redoutable). S’y ajoutent, sans généralisations faciles (sans négliger non plus la passion du foot et l’active mythologie de la violence), d'ironiques remarques sur les Écossais qui passent leur temps à tenir au courant les étrangers de leur état et qui sont toujours prompts à expliquer leurs droits civiques.

 Dans les deplacements de chacun, un lieu semble central:une boîte, le Poppies. Tous les personnages y passent tôt ou tard sauf la victime qui était pourtant censée y avoi ( été un peu avant le crime qui allait la faire disparaître.

 

Laidlaw

 

   «Harkness reconnut bien là Laidlaw, dans cet équilibre prudent entre le pessimisme, les espérances échafaudées et qu'on s'attend à voir déçues et l'espoir, la découverte de possibilités inattendues


    Presque quarantenaire, un physique trompeur (plus grand qu’il ne paraît), toujours préoccupé, gravement migraineux, avare de confidences sur son passé, l’ancien boxeur amateur recalé de l’université, Jack Laidlaw, est un grand personnage de roman policier, de roman tout court.

 On le découvre à travers le regard de son supérieur (il lui reproche son indépendance, son goût pour les grands mots) ou de son collègue Milligan qui met en cause sa humanisme bavard et qui, ne le considérant pas comme un bon policier, le traite de «nounou pour tarés». Nous faisons mieux sa connaissance au fil de l’enquête et à travers l’admiration naissante de son nouvel équipier Harkness.

 Le récit nous le montre un peu dans sa relation douloureusement passionnée avec ses enfants (qu’il voit peu et pour qui il est le conteur) comme dans ses conflits  (là encore communs) avec sa femme qui ne supporte pas cette vocation masochiste à laquelle il faut tout sacrifier. Pendant les grandes affaires, il loge même à l’hôtel - ce qui le met tout de même dans les draps de la patiente Jan pour laquelle il développe sa très originale conception de l'amour.... 

 Chaque page permet d’apprécier son intuition, son sens du détail, sa qualité d’analyse et d’induction (il est persuadé qu'il existe un langage codé du crime:«le meurtre est un message tout ce qu'il y a d'humain. Mais il est codé. C'est à nous d'essayer de déchiffrer le code. Mais ce que nous cherchons, c'est une partie de nous-mêmes.(2) Si on ne sait pas cela, on ne peut rien entreprendre.), sa faculté de synthèse, sa façon de cerner un interlocuteur en quelques secondes d’écoute (Rayburn aussi bien que Mme Lawson ou son mari).

 

 On se délecte de son humour, de son sens de la formule (à Harkness qui veut attarper des dealers: «Toutes les villes ont le cancer. Qui est-ce qui a le temps de leur faire les ongles?» Ailleurs, entendant des collègues : «les policiers , ils ont un rire de propriétaire»; quand l'enquête piétine:«on sonde des flaques d’eau»; plus profondément:«Je n'aime pas les questions. Elles inventent les réponses. Les vraies réponses sont révélées avant même que vous sachiez quelle était la question.») On apprécie aussi sa capacité d’auto-analyse (il ne nie pas le calvinisme dans sa forte propension à la culpabilité) et, plus rarement, d’auto-dérision. Le tout, on le devine tôt, avec des accès de mélancolie aiguë.

 

  Rarement policier aura autant médité sur tout (il a beaucoup lu) et, en particulier, sur ses fonctions, son rôle;rarement résolution d’enquête aura été autant un pari. Laidlaw rejette les Milligan qui n’ont jamais de doute et il refuse de penser comme eux, sommairement, par catégories prédéfinies qui maltraitent les singularités qui le retiennent avant tout (même si les hommes s’imitent les uns les autres, «dans chaque cas, les contorsions qu’il faut faire pour y arriver sont uniques.») Il est contre le sectarisme des certitudes. Il enseigne à ses enfants que les monstres n’existent pas:«il n’y a que des gens». Et, pour éclaircir un crime, il est convaincu qu'il faut accepter de plonger dans une partie de soi-même.
  Ses doutes touchent également la justice:«C’est grotesque. Presque tout l'effectif de la police de Glasgow est à la poursuite frénétique de sa propre ignorance. Parce que, même si on l'attrape, qu'est-ce qu'on aura trouvé? On n'a absolument aucun indice. Et même, je ne pense pas qu'il y ait quelqu'un qui puisse nous dire ce que cela signifie. Simplement, il faut qu'on fasse quelque chose. Et ensuite, les tribunaux devront faire quelque chose. N'empêche. Qu'est-ce que la loi à avoir avec la justice? C'est tout ce qu'on a parce qu'on ne peut avoir la justice.» Mais au moins la loi est une arme contre l’atavisme. Dans ce sens, l'utopie laidlawienne va très loin:« Peut-être bien que la seule réponse à un crime pareil, n'est pas l'arrestation et l'accusation. Peut-être bien que c'est à nous tous d'essayer de bien aimer. De ne pas amputer cette partie. Simplement essayer de guérir le monde ailleurs
Proposition irrecevable pour un Milligan et bien d'autres.


   Pour Laidlaw et pour ceux qui travaillent avec lui et aperçoivent ses contradictions au détour de ce que les plus malveillants tiennent pour des ratiocinations et des provocations, le résultat est épuisant:il transforme «toute situation en crise» et certains lui conseillent même la muselière....

 

 Une voix

 

  Au-delà de ce personnage admirablement raconté, ce qui frappe d'emblée c’est le style, le ton Mcilvanney:fondée sur la métaphore et la comparaison, sa palette est d’une exceptionnelle richesse. Ses portraits sont étonnants (on retient même les personnages secondaires (Minty-le-cancéreux, la belle Mme Stanley, l’employé de l’imprimerie), ses dialogues, jamais communs, sont d’une tension vive ou d’un humour parfait, son rendu des sensations est d’une variété et d'une beauté rares. La satire est drôle (sa cible préférée:les illusions que chaque ego entretient:« Cela venait de ce qu'on savait tout de suite qu'on était en présence d'un grand rassemblement d'orgueil physique, toute une masse, de sorte qu'on sentait qu'il valait mieux se déplacer avec précaution pour ne pas se heurter à une sensibilité. Cette salle était le lieu fréquenté par des hommes qui ne possédaient pas grand-chose à part une certaine conscience d'eux-mêmes et ils étaient peu enclins à voir cette conscience amoindrie.»), l’humour noir est percutant, la scène d’amour d’une grande originalité. Peu d’écrivains ont aussi bien exprimé l’écho de la mort dans une famille détruite, décrit la décrépitude de certains quartiers ou d’un couple, l’influence d’un lieu ou d’un souvenir, suggéré aussi justement les tenants de l’homophobie. Après avoir lu un volume de Mcilvanney vous reconnaîtrez n’importe laquelle de ses pages mais, à chaque fois, en restant surpris et admiratif devant le renouvellement de son invention stylistique.


 

   Après autant d’examens, d’inductions, de réflexions, Mcilvanney et son personnage ont l’élégance de nous laisser seuls face aux mystères.

 

    «Il ne pouvait rien faire d'autre que d'habiter les paradoxes.»

 

 

Rossini le 25 juin 2014

 

NOTES

 

(1)Les éditions RIVAGES / NOIR ont la bonne idée cette année d'éditer une trilogie des enquêtes de Laidlaw. Avec LES PAPIERS DE TONY VEITCH et ÉTRANGES LOYAUTÉS. Notre livre est très bien traduit par Jan Dusay.

 

(2)J'ai souligné parce que nous sommes au cœur de la «philosophie» de Laidlaw. La méditation sur la  partie et le tout est capitale.

 

(3)Cette phrase conclut le paragraphe suivant:«Une nouvelle fois, il ressentit sa nature comme un paradoxe à la dérive. Il était un homme violent en puissance et il avait horreur de la violence, quelqu'un qui croyait à la fidélité et était infidèle, un homme d'action qui souhaitait la paix. Il fut tenté d'ouvrir le tiroir de son bureau où il gardait Kierkegaard, Camus et Unamuno comme on cache de l'alcool. Au lieu de cela, il soupira bruyamment et mit de l'ordre dans les papiers de son bureau. Il ne pouvait rien faire d'autre que d'habiter les paradoxes.»

 

 

 

 

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17 octobre 2014 5 17 /10 /octobre /2014 08:37


« À New York, tout le monde cherche quelque chose. Et de temps à autre, quelqu'un trouve.» (page 15)

 

 

           Auteur d’un nombre incroyablement élevé de livres policiers (souvent signés de noms d’emprunt) et écrivain adoré des cinéastes amateurs de bons scénérios, Donald Westlake (1933 /2008) a encore aujourd’hui des admirateurs qui mettent très haut dans son œuvre ces AZTÈQUES DANSANTS qui procurent bien des joies au lecteur pourtant partagé entre une lecture sprintée qui veut savoir à tout prix comment se finit cette folle aventure et une lecture patiente qui veut prendre le temps de savourer les remarques originales comme les formules amusantes  du narrateur (1).

 

  Condition pas totalement impérative:savoir danser le Hustle (aux figures assez peu aztèques) peut rendre bien des services à qui découvre le texte....




Une ville 

 

  Voulez-vous connaître la New York des années soixante-soixante dix, un peu après la (lente) construction de l’aéroport Kennedy? Voulez-vous traverser ses quartiers avec comme guide un spectateur narquois et fin connaisseur qui précise que les États-unis commencent vraiment bien au-delà avant de s'achever assez loin de la côte ouest? Westlake (son enfance se passa à Brooklyn) est votre homme, et ce, dès les ouvertures magnifiques de chaque grande partie qui montrent en une longue suite de phrases construites sur le même modèle que dans cette ville tout le monde cherche quelque chose et veut aller quelque part tout en désirant devenir quelqu’un.

 

  Nous traversons la cité dans tous les sens, découvrons les joies de l’automobile à Manhattan (les projets de Norman Mailer et de Robert Moses sont rappelés):on constate que New York est surtout une ville de quartiers que le narrateur compare chacun à une pièce dans une grande maison (avec un oubli significatif). Même si personne ne se dit New Yorkais, nous en voyons beaucoup travailler et, par exemple, nous partageons les difficultés des taxis (et de leurs clients), d’un marchand de piscines aux petits enfants d’émigrés ou le dur métier de lecteur chez un éditeur débutant. L’initiative est un des moteurs de la ville mais l’arnaque y tient une place au moins égale. En cours de récit de solides aperçus sociologiques sont livrés avec une grande finesse et donc, sans peser. 


  En contrechamp puisque le point de départ de l’affaire est situé dans le Descalzo “posé comme une selle sur l’échine de la Cordillère des Andes”, entre Bolivie et Pérou, nous rejoindrons souvent cette belle contrée et les concepteurs d’un plan qui lancera sur les routes une cohorte de New Yorkais bien différents les uns des autres mais poussés par le même intérêt.

 

 

Une intrigue éclatée et rebondissante 


Comme chaque matin, Jerry Manelli, arnaqueur inventif  reconverti dans la livraison (illégale) vint avec son break prendre à JFK une livraison en provenance de Caracas:Jerry traite surtout les colis et les caisses dont les expéditeurs sont soucieux d’éviter la douane. Las! (c’est la chiquenaude du roman) pour une erreur de lettre (A), la livraison a été manquée:la substitution sera riche en contrecoups....


La bonne caisse devait envelopper une statuette enlevée à Quetschyl, capitale du célèbre Descalzo, dictature typique de l’époque largement protégée par l’armée américaine et dont le musée s’honore d’une “immense collection d’objets d’art pre-colombien” et principalement d’une statuette dite le Prêtre Aztèque Dansant. Trois hommes (le directeur du musée, un gardien, un sculpteur) de ce petit pays tyranniquement paisible avaient conçu un plan ingénieux à long terme:pendant que l’Aztèque Dansant (2) était chez José Caracha (3), le sculpteur qui doit faire les reproductions expédiées dans le monde entier qui améliorent les devises du pays, ils se demandèrent s’il n’était pas possible d’envoyer la vraie statue estimée à un million de dollars au milieu d’autres moins authentiques et qui cacheraient ainsi le marchandage juteux avec d’avides commanditaires New Yorkais. Le musée de Quetschyl se retrouvant avec un faux que jamais personne ne découvrirait....
  La méprise sur la lettre A aura rapidement donc de fâcheuses conséquences: surtout que la tâche de ceux qui voulurent récupérer la vraie statuette fut compliquée par un hasard malheureux. L’homme qui reçut la livraison (Oscar Russell Green), un militant de la cause noire qui devait dissoudre son association dont la mission était terminée, eut l’idée généreuse de distribuer en guise d’adieu
et de remerciement une des statuettes à chacun des seize membres  de son groupe associatif....En quelque sorte de les "oscariser".


   S’engagent alors des poursuites keatonniennes (tous les moyens de transport sont mis à contribution (un avion sera détourné)) qui donnent lieu à un carnaval de mouvements browniens qui ont des intertitres faisant songer au muet: tout le monde court après les statuettes disséminées, tout le monde court après tout le monde;les inductions justes ou fantaisistes se multiplient, des groupes se forment, d’autres se défont, d’autres se tolèrent par intérêt, quelques-uns se croisent, des poursuivants passent après d’autres qui ont déjà fait le test qui consiste à briser la statuette découverte pour savoir si c’est l’originale ou non. Nous faisons connaissance avec un grand nombre de personnages et la savoureuse et elliptique didascalie présente au début du roman (comme dans les pièces de théâtre) est plus qu’indispensable surtout quand dans le même paragraphe vous avez affaire à Wally, Vilie et Willie !!


  Le lecteur qui accompagne les chasseurs d’Aztèque Assis slalome dans Manhattan, dans le Bronx ou dans Harlem, saute par les fenêtres, s’introduit par les toits (le passage le plus commun mais le plus pratique étant l’échelle d’incendie), voit des habits passer par la fenêtre, fraternise avec Hamlet et Ophélie, deux danois, séjourne un temps à
Long Island, sur Bouchon Flottant II, le bateau de Ben Cohen, accompagne Malfaisante White dans une morgue (elle sera sauvée de peu du suicide), suit des yeux le mémorable enterrement  (gospel à l’aller et frénétique jazz au retour) d’un grand magnat de la pègre (quelle fête! Que de Cadillac! Que de sosies de vedettes dûment tarifés pour distraire invités et passants (4)).

  Tout est occasion de négociations, d’insultes, de coups, de heurts, de passages prolongés dans des armoires ou dans des pièces fermées à double tour. Apparaissent aussi des tensions dans les couples, des menaces entre escrocs, des ruptures dans les amitiés mais d’autres couples naissent, d’autres relations s’élaborent, une vieille femme est même adoptée pour son bon comportement.....

 

  Cet Aztèque Dansant a bien des pouvoirs, même quand il est pourchassé en plusieurs exemplaires: des personnages connaissent à son contact (contrarié et lointain) des évolutions qui sont souvent des libérations et des découvertes d’eux-mêmes. C’est particulièrement vrai pour Walli (très provisoirement, grand bien lui fera), pour Mel, pour Bobbi Harwood (elle quitte son professeur de mari, insupportable jaloux sardonique) et Jerry qui voit grandir peu à peu sa connaissance de NYC et surtout s'élargir sa conception de la vie. Cette farandole dans la Grosse Pomme et sur l'autoroute menant vers Oil City en Pennsylvanie permet le triomphe du moins libre d’entre tous mais  surtout la libération des plus vivants et des plus ingénieux d’entre eux. On ne dira rien de la soudaine découverte de la sexualité (longtemps attendue et faussement remplacée avec une pratique narcissique du Hustle) par la sublime Felicity Tower enfin digne de son beau prénom.


  Point de vue omniscient

 

  Tel est l'intertitre d'un chapitre consacré aux cercles inquiétants d’un faucon surveillant un beau lapin grassouillet. L’expression convient surtout au meneur de cette revue dansante, à ce narrateur qui en sait plus que les personnages (il devine quand Wally se ment à lui-même), à ce drône sympathique (parfois partial) qui vous interpelle parfois, adapte son registre de langue à celui de ses personnages, s’introduit partout et dans toutes les consciences, traverse les murs, file facilement d’un décor à l’autre, franchit des kilomètres à la seconde avec des raccords pour le moins audacieux:on ne peut qu’admirer la mécanique de précision qui ferait pâlir un horloger suisse, que rester ébahi devant ses montages parallèles ou alternés, ses récits serpentins qui finissent par se mordre la queue avant de repartir pour un tour de manège. Conscient que suivre une vingtaine de personnages qui courent dans tous les sens (dans cette affaire, il vaut mieux rester chez soi - du moins pour gagner la statuette), ce narrateur nous livre régulièrement des bilans provisoires qui permettent de bien savoir où on en est, mieux que les héros de l'aventure....

  Ce narrateur
virtuose dans la construction et l'effet avalanche ne déteste pas les références culturelles qu'il introduit aux moments les plus inattendus (Simenon, E.Wharton, H.James, Maupassant, Giulietta Massina) et, à la lecture d'un contrat entre truands, on mesure ses qualités dans le pastiche....



  Mieux encore, il sait glisser des remarques très personnelles sur le rapport à l’autorité, sur les fleuves dans les grandes villes,
sur le Temps et on retient forcément sa belle méditation sur la vieillesse et les perdants. On trouve même un peu de philosophie esthétique:ainsi, quand Malfaisante White comprend que son ami possède une maîtresse, elle entre dans un scénario qui rappelle Simenon qu’elle n’a pourtant pas lu ce qui donne cette question surprenante dans le contexte d'une morgue et avec un personnage au bord du suicide : “Était-ce la vie qui imitait l’art ou bien l’art qui imitait la vie?”…..Il aime encore nous gratifier de typologies solides: par exemple sa distinction entre les trois types de gueule de bois mériterait au moins un accessit au Nobel de médecine.


 

Un festival comique

 Ces AZTÈQUES DANSANTS illustrent toutes les formes comiques imaginables. Rarement les plaisirs de la répétition, de la multiplication, du crescendo ont été à ce point développés. Parti d’un pays d’opérette, le polar avec détournement d'avion croise le vaudeville qui fait bon ménage avec les slapsticks de la grande époque. Chaque épisode est un morceau d’anthologie et avec le nombre de participants à ce jeu de l'oie en plein New York on devine qu'il en garantit une quantité impressionnante. Les portraits
qu’on ne verra dans aucun musée succèdent à des situations bouffonnes qui engendrent des dialogues souvent pleins d’esprit et des interventions de narrateur qui aime la satire (il est rarement dur avec ses personnages mais son évocation du grand patricien Van Dinast (!) est sévère) autant que l’auto-dérision et le clin d’œil complice. Jouant avec les stéréotypes, ce narrateur fait sans doute plus que d’autres et, sans sermon, contre le racisme.



 On ne peut que saluer enfin son sens des objets qui reprennent leur liberté, son art du détail (inoubliable peignoir jeté par la fenêtre) et du geste saisi au vol et son invention dans les formules («Il ressemblait à une parodie de la Statue de la Liberté par Dada»), avec une mention spéciale pour le paragraphe méditant sur la place de la sexualité dans les romans en général.


 

 

 

     Impossible de ne pas se jeter dans cette course pleine d'invention où le cocasse le dispute au loufoque et où l'amour de la vie ne laisse pas indifférent aux tragédies anonymes comme dans ce dialogue entre un inconnu et Jerry qui appelle au hasard des personnes qui pourraient correspondre à celles qui détiennent un Aztèque Dansant:

 

«Allô?

-Allô! Est-ce que Bobbi est là?

-Écoutez. Ça vous ennuie si je vous dis quelque chose?

-Quoi?

-Plus personne ne m'appelle. Et je sais pourquoi. Mais j'en veux à personne, c'est moi le seul responsable. Je suis trop entreprenant, c'est ça le problème. Je fais peur aux autres. Mais je me sens si seul, si affreusement seul, ce sentiment de déprime, cette grisaille... Vous savez que je ne me suis pas rasé depuis trois jours? J'ai peur d'approcher du rasoir. Et de la fenêtre aussi. Je me dirigeais vers la fenêtre quand le téléphone a sonné.Personne ne veut de moi, voilà ce que j'étais en train de me dire, tout le monde s'en fout,personne ne remarquera que j'ai disparu. Mais le téléphone a sonné, et je me suis dit, peut-être. Peut-être que quelqu'un s'intéresse à moi finalement, peut-être qu'il reste une lueur d'espoir...

-Désolé, je me suis trompé de numéro.»

 

 

 

Rossini, le 20 octobre 2014

 

 

NOTES

 

(1) Michel Deville adapta au cinéma ce roman sous le titre, LA DIVINE POURSUITE.

 

(2) «Mesurant environ trente-cinq centimètres de haut, c'était la représentation très compliquée d'un homme dans une pose très inhabituelle:les genoux légèrement fléchis, la main gauche posée sur le genou gauche, le pied droit décollé du socle sur lequel se dressait la statuette, et le bras replié en travers de la poitrine. L'homme était nu, à l'exception des bracelets de plumes qui enserraient ses chevilles et du masque à l'expression maléfique qui couvrait son visage. Sur le masque brillaient deux yeux verts percés en vrille.

-Il est vraiment laid commenta Pedro.

-La laideur ne compte pas avec les antiquités, expliqua José.»
 

 

(3)On mesure la stricte authenticité de ce nom.

 

 

(4)Ayant peur de déplaire au commanditaire, le maître de cérémonie laissa toute liberté au fleuriste qui songea à utiliser son stock:ce qui donna des couronnes un peu étranges pour un enterrement avec des mots comme FÉLICITATIONS, MAZEL TOV ou même BON VOYAGE...Et retarda nombre de baptêmes et de mariages...

 

 

 


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30 juillet 2014 3 30 /07 /juillet /2014 06:01


            «Nous autres Navajos, nous ne pratiquons pas la violence. Nous préférons la sorcellerie
                                

 

 

 

        On doit à Tony Hillerman d’avoir introduit l'anthropologie dans le roman policier. Ayant fréquenté les réserves indiennes dès sa jeunesse, il a situé ses intrigues chez les Navajos. Dans LE PEUPLE DE L’OMBRE (PEOPLE OF DARKNESS, un titre richement symbolique, à l’occasion d’un vol modeste, il nous fait pénétrer peu à peu dans les coutumes des vaincus en compagnie de Jim Chee (du «clan» du Peuple au Lent Parler) qui accomplit un travail de police (Police tribale navajo) en attendant de rejoindre le FBI. Nous ne sommes jamais loin du Mont Taylor aux apparences sublimes.


 Ce roman s’ouvre sur une violente explosion criminelle et avance au gré de nombreuses autres: l’une, la plus ancienne, nous renvoie bien des décennies en arrière et concerne une découverte d’uranium.


Tout commence vraiment avec le vol de cette mystérieuse cassette dans la maison luxueuse de B.J.Vines, heureux bénéficiaire de la prospection en uranium: une recherche est lancée par sa seconde épouse qui fait appel à Chee. Peu encouragé par le confrère qui avait enquêté avec fureur pour résoudre la lointaine explosion de la mine, gêné par les superpositions de juridictions, Chee est en outre poursuivi par un tueur à gages particulièrement tenace et ingénieux, Colton Wolf. Le policier navajo fait la connaissance de Mary Landon qui le suivra courageusement dans son enquête périlleuse racontée de façon habile dans le traitement du suspense.

 

 Mêlant réflexion, investigation et action, l’intrigue nous mène de planques en commissariats, de hogans en arroyos, de petits morceaux de roches noires en couches épaisses de pechblende et plus nous nous enfoncerons dans le territoire navajos et plus nous descendrons dans la mémoire du crime du puits de mine et remonterons dans la généalogie des dernières victimes. Le fil directeur étant ce Peuple de l’Ombre, groupe voué au peyotl (faiseur de voyance) et possédant comme totem la taupe (découpée dans la pierre noire) qui, à l’instigation d’un Blanc, les tuera de leucémie.


 L’enquête est complexe, sa résolution d’une grande subtilité:la construction habile dans la symétrie voit tous les personnages importants jouer un rôle dans le finale. En profondeur, le roman montre le destin d’êtres obsédés ou marqués par leur enfance et la narration est sensible à l’espace (un magnifique passage dans le noir Malpais a comme écho la dernière nuit et la dernière matinée dans la blancheur nivéale). Sans être soulignée, la limite (sous toutes ses formes) hante bien des chapitres.

 
Une extraordinaire légende navajo sur le premier homme vivant (il se liquida pour renaître et faire enfin le mal) donne la clé de toute l’aventure qui aura permis de fines suggestions sur les oppositions entre Blancs et Indiens (notamment sur la mort, le rapport aux morts, sur la civilité et l’hospitalité, sur le langage). Elles ne pèsent jamais, ne sont pas abusivement plaquées sur l’intrigue mais frappent durablement la mémoire du lecteur qui n’a qu’une envie:lire d’autres romans de T. Hillerman.


        «Un bleu étincelant et un blanc d’une extraordinaire pureté. Un décor aussi beau aurait dû le transporter d’admiration. Mais [Chee] n’éprouvait rien, qu’une extrême fatigue et un vague dégoût.
 Cependant il en connaissait la cause, et le remède. Les étranges coutumes des Blancs avaient détourné les Navajos de la beauté. Et il lui fallait retrouver cette beauté

 

 

Rossini, le 30 juillet 2014

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20 juillet 2013 6 20 /07 /juillet /2013 06:08

 

 

"Putains d'intellos à deux balles."(page 144)

 

 

"Mais vous faites quoi au juste avec ces bébés?" (page 110)


 

"Les mots ne leur rendraient pas justice."(page 13)

 

                                           •••

 

  Depuis bien longtemps, l'analyste et le policier ont été rapprochés, Freud et Holmes font bon ménage et Kellerman leur a donné une postérité américaine. En philosophie, Derrida jouant sur son nom  aimait présenter sa chasse philosophique en terme de flair et parlait en limier déconstructeur. Il fallait trouver une place à Saussure, à Jakobson, à Searle ou à Austin ou encore à Folany. C'est chose faite avec David Carkeet, une autre des belles découvertes de ce grand prospecteur qu'est MONSIEUR TOUSSAINT LOUVERTURE.


 

Du classique


    Carkeet nous propose un espace circulaire et clos situé au sud de l’Indiana, dans le comté de Kinsey: l’institut Wabash. Dans une tour (un cylindre de sept niveaux), au sixième étage, huit bureaux encadrent une crèche de soixante-quinze enfants âgés de six mois à cinq ans qui sert de champ d’observations aux linguistes cherchant à étudier l’acquisition du langage, "des premiers balbutiements jusqu’à une maîtrise plus aboutie de la langue.” Jadis la Petite Wabash consacrait ses travaux aux chimpanzés:désormais la grande Wabash est vouée aux petits de l’homme. Entre les deux, le pont baptisé symboliquement pont de Darwin où il se passera beaucoup de choses.
  On a demandé à Jeremy Cook (spécialiste des idiophénomènes(1)) de faire visiter l’Institut à un journaliste nommé Philpot (qui méritait mieux si l'on en croit son prénom...). Un novice, un guide qui passe tout en revue (décor et collègues): l’entrée du lecteur dans un espace qui comptera beaucoup au cours de l’intrigue est ainsi heureusement menée.
 Un des chercheurs, Arthur Stiph (le rigide somnolent) est assassiné:on trouve son cadavre dans le bureau et le fauteuil de Cook, avec le crâne rasé. Stiph, l'homme qui voulait plaire à tous.

 Comme il se doit l’enquête aura deux limiers assez différents : l’officiel, Leaf, gras du bide, peu respectueux de la loi, passionné par son métier et suspectant longtemps Cook qu’il apprécie pourtant beaucoup. L’autre, enquêteur amateur mais plus subtil, Cook lui-même, qui se sert de son intelligence et de ses connaissances linguistiques pour examiner toutes les hypothèses possibles.

 Avec des rebondissements (dont un suicide et un autre meurtre, celui du journaliste Philpot, sans oublier une sorte de suicide d'un fauteuil...), l’assassin (à l’intelligence plus éveillée que ne le suppose lecteur et enquêteurs) sera identifié et, là encore, très classiquement, façon Christie, la scène d’arrestation aura comme décor le lieu central de l’Institut:elle sera suivie de l’explication traditionnelle des éléments qui poussèrent Cook dans les bras de la vérité et de la belle Paula...

 

 

ORIGINALITÉ


 

 

  Sur ces bases solides, Carkeet apporte quelques nouveautés au genre de l’enquête en lieu presque clos. Paula Nouvelles la bien nommée, venue de Californie, introduisant quelques éléments extérieurs.

 Le milieu local (passablement réactionnaire) est parfaitement restitué avec un beau passage sur le petit-déjeuner annuel du Rotary (“Prières et Pancakes”) et la conférence d’un ancien basketteur qui ne doit pas franchir souvent le pont Darwin, sinon dans un seul sens.
 Les contraintes bureaucratiques sont drôlement mises en scène avec en particulier les éléments d'une demande subvention. Les portraits des collègues suspects sont assez riches et les rapports de pouvoir démontés avec finesse (2). L’écoute du langage de l’autre, ses intonations, ce qui lui échappe, ce qui fait sens avant le sens, tout est observé avec ironie (3). Les défenses des linguistes sont solides et il faut avoir l’ouïe fine pour deviner ce qui se dit involontairement. D’autant que le narrateur aime à nous faire des signes comme avec cette histoire insistante de toilettes ou ces W omniprésents (et obnubilants) et ses méditations sur le nom propre (sans compter les détournements d'Adam Aaskhugh qui ne respecte pas les noms et prénoms au point de prononcer à l'allemande (Wachtmeister) celui de Wach que tout le monde nomme "ouatch"(un peu comme watch, si vous voulez, la montre et... le regard - panoptique, si vous voulez encore)).
 L’intrigue nous fait pénétrer dans le domaine des recherches de la première victime, Stiph, spécialiste de la contre-amitié qui lui faisait établir de curieux diagrammes péremptoires. Son désir étant, comme on a vu, de plaire et d’être l’ami de tous. C'est un peu aussi le souci de Cook (et non Crook comme le dit une fois Leaf) qui fut blessé de s'entendre appelé "parfait trou-du-cul."


 Évidemment l’originalité du livre se situe dans l’enquête linguistique qui aurait plu à Fonagy:Cook suit depuis peu le fils d’un collègue, Woeps, un bambin nommé Wally (tiens, encore un double double W...) qui prononce régulièrement le désormais célèbre m’boui tantôt ascendant (pour le plaisir), tantôt descendant (pour le rejet), ce qui a une valeur qu’il faut établir et qui servira à résoudre l’enquête puisque l’enfant était présent au moment le plus vif de l’affaire….Non loin "d'un grand bidule avec des rouages qui ressemblait à une montre géante dont le fond aurait été retiré".

    Voilà une belle machine impeccablement construite (4) en forme de livre distrayant et instructif, l’essence même du classique.  Avec sa Plymouth Valiant, son rata bourratif, ses doutes sur lui-même, ses réflexions désabusées, sa susceptibilité à l’expression trou-du-cul, son héros Cook est attachant et il est plus aimé qu’il ne le croit:les explications qu’il donne sur les moyens peu orthodoxes de sa découverte (par exemple, les effets conjugués de l'alcool et de la mémoire) nous évitent les rodomontades du perspicace mais insupportable Poirot.

  Toutefois, ce roman qui se finit bien laisse un peu perplexe pour au moins deux raisons. D’une part Cook reconnaît que les études sur les nourrissons correspondent clairement à un interêt de la Défense : et quand on sait que l’institut Wabash a hérité des locaux d’une ancienne maison de correction à la forme du célèbre panoptique de Bentham on se demande s’il y a lieu de partager l’euphorie finale. D’autant que le rire de Paula (soudain libérée) éclate (un peu trop) souvent.

 

  À la lecture de ce livre drôle et subtil (pensons au rire d'Orffmann, pensons aux affects qui guident des adultes assez peu éloignés des  bambins qu'ils étudient), plutôt que d'entonner le primal m'boui (ascendant, évidemment), contentons-nous, double négation oblige, d'un refrain qui ne devait pas trop se chanter alors dans le comté de Kinsey :


      I can't get no satisfaction...

 

 

 

 

 

 

 

Rossini, le 25 juillet 2013

 

 

NOTES

 

(1) "Ce sont les dispositifs linguistiques que les enfants développent d'eux-mêmes, sans s'inspirer du monde adulte. Il peut s'agir de simples énoncés aux significations invariables comme le beu (...), jusqu'à des modulations bien plus personnelles qui n'appartiennent qu'à l'enfant qui les énonce."

 

 

(2) Tous les lecteurs ont songé aux premiers livres de Lodge.


 

(3) Avec, pointée par Laura, cette contradiction due à l'alcool: "Tu les as avertis que tu les écoutais tous très attentivement, et ce depuis déjà un certain temps, et ensuite tu t'es mis à brailler certaines des phrases dont nous avions discuté ensemble; à titre d'exemple pour que chacun réfléchisse, mais tu n'as pas vraiment expliqué, et ils étaient décontenancés. Après quoi tu t'es totalement contredit, en affirmant qu'il était impossible de faire attention aux intonations des gens, car la langue avait évolué vers la communication et se prêtait difficilement à une analyse faisant abstraction du sens, que l'on ne pouvait pas être sur deux registres et que tu n'allais pas empêcher que les choses changent."

 

 

(4) On savoure aussi le fait de voir l'assassin, un temps, tenter d'écrire presque totalement la navigation de Cook (Leaf ne manqua pas de citer l'inévitable " Ô Capitaine ! mon Capitaine !"...) privé de sa machine à écrire....

 

 

 


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9 juin 2013 7 09 /06 /juin /2013 05:11

           "Je me demande comment les poètes savent qu'ils ont terminé. Ou les peintres. Comment savent-ils qu'il est temps d'arrêter? Ça me dépasse."

                Mary-Lou, dans  HUIT MILLIONS DE FAÇONS DE MOURIR (1982).

 

 

 

            Écrivain fécond, LAWRENCE BLOCK est également un serial writer. Ses héros récurrents sont tantôt Bernie Rhodenbarr, tantôt Chip Harrison ou, dans l’espionnage, Evan Tanner. Mais le plus connu est Matthew Scudder dont nous lisons le cinquième volume des aventures, HUIT MILLIONS DE FAÇON DE MOURIR (1982).

 

     Matt raconte lui-même son aventure:ancien policier démissionnaire pour avoir tué accidentellement une petite fille lors d’une fusillade, il rend des services sans être à proprement parler un privé. Divorcé d’Anita, il vit en solitaire. Il est cette fois-ci sollicité par une jeune et belle call girl (Kim) qui veut décrocher de son “métier” mais qui, craignant la réaction de son souteneur Chance lui demande d’intervenir auprès de lui pour (contre quelques centaines de dollars) arrondir les angles:aucun problème du côté du mac mais, très vite, elle meurt dans d’affreuses conditions…. Matt fera plus intimement connaissance avec ce Chance distingué et esthète qui le payera à son tour pour découvrir l’assassin et ses mobiles. Il partira de presque rien dans son enquête et profitera de l’aide du policier Joe Durkin et d’un intermédiaire bien utile, Danny Boy. Il frôlera même la mort.

  Nous suivons le récit circonstancié de cette longue et lente enquête. La journée-type de Matt? Le lever, la douche, le rasage; le petit déjeuner avec la  lecture attentive dans le POST des derniers  crimes dans New York (qui possède alors huit millions d’habitants, ce qui explique le titre du roman); ensuite, errance dans certains quartiers, déjeuner (Matt mange beaucoup) et va sans arrêt aux A(alcooliques) A(nonymes) qui tiennent des réunions à toutes les heures du jour et à tous les coins de rue. Sans prendre la parole à ces rencontres (supposées) conditionnantes et libératrices, il écoute sagement d'indigestes (imbuvables plutôt) confessions normatives mais s’agace souvent de l’enthousiasme de commande des repentis. Son autre fréquentation assidue, un corollaire, les bars où il se lance des défis de résistance:tiendra-t-il huit jours? Plus? Vous connaîtrez parfaitement tous les cafés et boîtes de certains quartiers et toutes les bonnes marques de bourbon et whisky. Vous n’aurez pas la patience de compter le nombre de cafés qu’il absorbe. Avec lui vous fréquenterez aussi des call girls de haut vol (l’une est poète):dans ce livre, tout de même, on cite Yeats, Heine, T.S. Eliot, Maupassant, Sylvia Plath et Anne Sexton. Sans oublier Emerson, évidemment, en plein New York.


  Et l’enquête qui lui tient lieu d’échappatoire, d’alcool de substitution? Entêté, grattant force notes dans son carnet, Matt, peu à peu, sur la base d’indices minçolets, avec l’aide de la poétesse et de son commanditaire-protecteur Chance, le collectionneur d’art africain (un beau personnage, un autre solitaire forcené), en jouant avec des lettres et des noms (vert, verres), parviendra à une hypothèse et proposera une induction aussi torturée et rapide que sa déambulation new yorkaise fut nonchalante et fréquentes ses visites des églises pour troncs des pauvres qu'il veut aider quand il a de quoi dans ses poches....
Mélancolique, méthodique, Matt prend son temps, ne nous épargne rien de ses menus ni de ses Coca-Cola et nous balade dans sa ville  en nous lançant dans de fausses pistes et de vrais portraits d’êtres minés à force d’être minables.

Huit millions de morts en sursis:ce n’était pas encore l'heure de Matt Scudder.  Cette fois-ci, il a tenu onze jours sans alcool.


“- Formidable Matt !”


 Il en pleurera. Sa façon d'être engagé dans l’humanité?

 

 

 

Rossini, le 9 juin 2013

 

 

 

 

 

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2 juin 2013 7 02 /06 /juin /2013 06:58



"Erlendur se rappela qu'il était question de neige quelque part dans la Bible, de péchés et de neige, il essayait de se remémorer le passage:bien que vos péchés soient d'un rouge écarlate, ils seront blancs comme neige."   

 

                                  LA VOIX (pages 192/3)

 

 

 

  En 2002 déjà, le commissaire Erlendur vivait en solitaire, loin de sa femme depuis un quart de siècle, accusé d’abandon par ses enfants drogué ou alcoolique:pour toujours, il soigne sa mélancolie en enquêtant...Par hasard et très brièvement, il redevient vaguement sentimental.


  LA VOIX est une aventure où sont en place des obsessions et des qualités que l’on retrouve dans les romans d’A. Indridason:une certaine lenteur dans l’enquête, un regard indulgent sur bien des comportements humains, des portraits assez subtils, de l'humour noir, des passions cuites et recuites dans des familles étouffantes et, formellement comme psychiquement, une obsession du duo. La victime, Gulli (Gudlauger Egilsson) a pu être assassinée par sa sœur ou par une sœur (récemment violée) et un frère junky et tapineur. En parallèle (double construction classique chez lui), nous suivons avec une collègue d’Erlendur une enquête sur violence faite à un enfant par un père ou une mère. Sans oublier deux frères que l’on retrouvera dans ÉTRANGES RIVAGES:Erlendur lui-même et son frère disparu dans une tempête de neige alors qu’il avait dix ans. On ne sera pas surpris de voir se dégager un aveu final avec une scène de reflet dans une vitre...


  On a tué le Père Noël d’un hôtel de luxe. La victime est retrouvée morte dans une cave avec cagibi où elle vivait depuis longtemps (l’antre, la tanière, un des grands lieux indridasonniens).
 

 

   Noël, fête de la Nativité, de l’enfant, de l’enfance. Cette enquête est une plongée dans le monde de l’enfance malheureuse, sacrifiée, martyrisée et jamais guérie. Gulli, la victime, fut une VOIX extraordinaire de beauté et de douleur jusqu’à ce que survienne sa mue en plein concert. De vedette adulée et promise au succès, il sombra dans l’anonymat et vécut mal la haine de son père. Il vivait avec une grande photo de Shirley Temple dans son réduit minable. Dans l’autre affaire, un enfant refuse de parler et de dénoncer celui ou celle qui le roue de coups. De son côté, Erlendur comprend que son refus de prendre des responsabilités en dehors de son métier (ce qui lui reprochent ses enfants) provient de la perte de son frère dont il lâcha la main au cœur de la tempête. Lui-même vit en reclus parmi les livres (le roman cite Hölderlin, Auden…) et passe la semaine de Noël dans l’hôtel de son enquête. Comme par hasard il fait froid, très froid dans sa chambre, le radiateur étant hors de service. Comme d'autres collectionnent tout et n'importe quoi (sacs de vomi ou disques de Gulli), il collectionne les enquêtes.


  Dans un univers où la beauté est absente, une voix possédait une pureté absolue. On tua deux fois celui qui, grâce à cette voix, guidait  les êtres vers leur vérité. On en fit un rebut méprisé et on le tua pour faire de l’argent avec ses disques devenus objets de spéculation chez les collectionneurs. 

  Le livre de l’enfance volée et de la beauté oubliée.

 

  Erlendur hochait déjà beaucoup la tête.

 

 

Rossini, le deux juin 2013

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30 mai 2013 4 30 /05 /mai /2013 07:06

 
  "-Et que lisez-vous?(...)

   -Des livres sur les gens qui se perdent dans le mauvais temps. Sur les décès dans les montagnes. Les gens qui meurent dans la nature. Il existe toute une littérature sur le sujet. Très en vogue à une certaine époque.

   -Des gens qui se perdent dans le mauvais temps? répéta-t-elle?"

 

 

                                LA VOIX (2002) A. Indridason

 

 

 



    Les fidèles d'Erlendur seront heureux de retrouver ce nouvel opus qui le montrera  avec ses cigarettes, son café en bouteille thermos, sa mélancolie et toujours plus loin de sa famille atomisée et tourmentée. Ce retour d’Erlendur apparaît surtout comme un retour sur le passé et sur lui-même dans le décor des fjords de l’est. Les étranges rivages sont aussi psychiques.

Dans ce récit Erlendur n’a pas de mission, aucune enquête ne lui a été confiée. Mû apparemment par la curiosité (qui se révélera vite culpabilité lancinante), il cherche les raisons de la disparition d’une femme, Matthildur, apparemment emportée en janvier 1942 par une tempête de neige d’une violence inouïe. Personne ne l'a envoyé sur les lieux et à aucun moment il ne songe à demander de l’aide ou recommander des sanctions à une bureaucratie qui le désole de toute façon. Son investigation s’appuie avant tout sur un point étrange qui le tarabuste:cette disparition de la jeune femme fut contemporaine d’une autre, plus massive, celle de soldats anglais qui, survivants ou morts, furent tous retrouvés. C’est cette anomalie qui intrigue Erlendour depuis longtemps. Pourquoi la seule Matthildur qui profita des mêmes recherches n'a-t-elle pas connu le sort de tous les militaires anglais?

 

 Le roman d'Indidrason où tout va par deux (deux amis, deux sœurs, deux disparitions, deux tombes, deux cadavres empilés, l'affaire Matthildur est en deux volets) se double d’une enquête plus personnelle, d’une remontée dans la mémoire de l’enquêteur lui-même:dans la tempête disparut aussi son frère cadet Briggi  parti avec une petite voiture rouge dans la main, jouet qu’Erlendur rêvait de s’approprier. Ce jour-là leurs mains se lachèrent pour toujours.


Tout le récit, patient, méthodique converge vers des tanières et des cimetières: des tanières de renard qui, selon le chasseur Boas, engrangent toutes sortes d’objets dérobés;des cimetières qui cachent beaucoup de secrets. En fil rouge, une autre sorte de tanière:Erlendur est venu logé dans l’espèce de métairie de Bekkasel qu’habitaient ses parents et son frère avant le départ pour Reykjavik et il se replie souvent dans ce “squat” pour s’y reposer, dormir, rêver, réfléchir….


Fouiller des tanières, des tombes, des consciences. Exhumer, excaver. Analyser. Dans un décor austère, nous découvrirons un drame presque antique réduit à quelques personnages ainsi que des affects et des motifs classiques comme la jalousie, la haine, le remords. Erlendur creuse les cryptes matérielles et psychiques et révèle des douleurs entre frères ou quasi-frères. L’un des personnages se nomme Jakob....

La progression de l’"enquête" faite à base de rencontres de témoins déjà âgés et parfois frustres est habilement menée. En effet, aux pays des légendes, des trolls, des revenants, la raison doit avancer à couvert, lentement et tombe sur des phénomènes bien humains mais qui pourraient créer des méprises et passer pour surnaturels. Le noir sous la glace et la neige est tel chez Indridason qu'on voudrait croire aux légendes...


Peut-on parler de méthode Erlendur? Rien de révolutionnaire chez lui:on retrouve des caractéristiques présentes dans d’innombrables romans et avec d’autres célèbres enquêteurs: Luc Boltanski n’aura pas à modifier sa thèse (ÉNIGMES ET COMPLOTS). Erlendur est à l’écoute, il laisse parler, hoche beaucoup (trop) la tête en guise de réponse pour laisser son épaisseur au silence; la mémoire d’autres affaires, l’intuition, le hasard comptent évidemment mais dans ce qu’il appelle les strates de l’enquête, l’inconscient tient une place éminente et la réussite de ce roman se situe dans le rêve qui le hante depuis l’enfance et dans la culpabilité qui lui sert d’aiguillon persécuteur mais heuristique.

 

      Tout en donnant quelques vues sur l’Islande aux prises avec le progrès polluant, le narrateur se refuse au pittoresque et propose une avancée patiente qui construit les conditions de possibilité d’une découverte par le lecteur lui-même. Le narrateur qui pratique beaucoup le récit dans le récit et le sommaire vivant (mais assez peu vraisemblable) possède un style sobre (plus que dans d'autres aventures) qui aime les métaphores liées à l’espace et laisse des marges d'incertitudes.

 

  Sous le blanc, des morts, des conflits refoulés, des silences et des confessions qui veulent se libérer. Sans avoir l'air d'y toucher, Indridason nous offre un beau livre sur le deuil et la mélancolie.

 

  Le retour d'Erlendur? Oui, il semble revenu de tout.

  Il est revenu au commencement.

  Relisons Erlendur (1).

 

 

Rossini, le 31 mai 2013

 

NOTE:

 

(1) On l'aura compris: ÉTRANGES RIVAGES est indissociable de LA VOIX.

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18 mai 2013 6 18 /05 /mai /2013 06:46

        L’écrivain suisse de langue allemande Martin Suter a déjà derrière lui de nombreux livres qui lui ont permis de se créer un lectorat fidèle et attentif. Il publia en 2012 LE TEMPS, LE TEMPS, un roman qui devrait encore surprendre.

 Peter Taler employé au service financier chez Feldau & Co (en réalité, comptable, il s'occupe (sans plaisir) des factures)) est veuf depuis un an : inconsolable (d’autant qu’il tarda à ouvrir la porte de leur immeuble au moment où sa femme reçut les coups de feu meurtriers), il vit encore en la compagnie imaginaire de Laura. Comme il a depuis longtemps la sensation que quelque chose ne va pas autour de lui, que quelque chose a changé, chaque soir, il recrée des repas identiques à ceux qu’ils partageaient quand ils étaient encore deux, afin de déterminer par auto-conditionnement la raison de cette impression. 

  Difficile de ne pas songer à FENÊTRE SUR COUR quand on le voit depuis son appartement traquer le moindre indice d’écart dans le quartier par rapport à la journée du meurtre dont on fête le premier anniversaire. Il entre en contact avec un nommé Knupp, vieillard tremblotant qui peu à peu lui envoie des photos prises le jour du crime (elles mettent Peter sur la piste d’un motocycliste) et lui apprend la teneur de son projet fou:veuf lui-même, il souhaite, sur la base de nombreuses photos en sa possession reconstituer à l’identique tous les éléments d’une journée (à l’intérieur comme à l’extérieur de sa maison): le onze octobre 1991. Son but étant de prouver la validité d’une thèse philosophique de Walter W. Kerbeler tenant pour inexistant le Temps. Il suffit selon lui de répéter une journée en tout point identique pour arriver à la démonstration de cette thèse.
  Peu à peu, Peter s’abandonnera à cette folie: il aidera le vieux Knupp en dilapidant son argent et en trompant son agence. Surprise:avec ce passe-temps tueur du Temps devenu obsédant, il découvrira l’assassin de sa femme.
   
  Si le lecteur est patient, s’il accepte qu’on lui raconte dans le plus infime détail tout (absolument tout-il ne manque pas une ampoule, pas un napperon) ce qu’il faut reconstituer dans cette journée de 1991 (à la fin, on se trouve dans les conditions d’un tournage de film:les voitures, les arbres, les lumières, les objets, tout doit être strictement semblable et le narrateur qui se révèle plus bernois que zurichois...ne vous épargne aucune mesure, aucun chiffre, aucune couleur), s’il se laisse prendre par ces Bouvard et Pécuchet peu drôles mais zurichois obnubilés par leur idée fixe (Peter jouant le jeu avec distance et irritation vers la fin), alors il faut admettre que la technique de narration est efficace, que les analepses concernant le couple sont habilement menées (la jalousie rétrospective pour un K inscrit dans l’agenda de Laura) et que le principe de superposition donne lieu à des passages très réussis:le roman allant lentement, lentement (le temps, le temps) d’un élément de décor ayant changé à une pièce manquante concernant un objet qui donne le titre d’un autre film d’Hitchcock …

    Un livre qui, soucieux de restituer une fascination morbide, joue sur vos nerfs, votre impatience, qui multiplie les retards, les délais, semble faire du surplace pour arriver à la répétition presque parfaite. En quelque sorte, le trop-plein troué d’un vide, d'un manque provisoires qui éclairent toute l’intrigue. Un roman dont le  rebondissement de la chute ne s'imposait peut-être pas.

 

Rossini, le 22 mai 2013

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14 mai 2013 2 14 /05 /mai /2013 06:57

  

"Toute cette histoire ressemblait exactement à une énigme policière dans un magazine bon marché. Je n'arrivais pas à y croire." 

 

                 UN PRIVÉ À BABYLONE



  Un héros qui n’en est pas un dans une intrigue qui n’en est pas une et dont la résolution laisse perplexe.
  Au moment de Pearl Harbour, un privé dans la dèche, vivant dans la crasse et tapant tout ce qui lui reste d’amis-au point d’en être réduit à voler les mendiants aveugles (pas tant que ça).
  Un privé qui a fait la guerre d’Espagne et en a rapporté bizarrement quelques trous (1) dans les fesses.
 Un privé sans clients, sans bureau et sans secrétaire, sans balles dans son pistolet, sans voiture. Sans avenir.
  Comme porte de sortie provisoire mais largement empruntée car battante, ce C. Card s’est donné un rêve, un scénario mythique dans lequel il saute à pieds joints dès qu’il peut (ce qui le pousse à souvent manquer ses arrêts de bus): Babylone, produit (peu) raffiné de l’industrie hollywoodienne qui lui inspire toutes les aventures romanesques et les revanches indispensables pour oublier la mouise qu’il entretient par paresse et avec nonchalance. Il y suit avec passion les aventures de Smith Smith contre les ombres-robots.    Son ÇA s’en donne à cœur-joie pendant que son Moi se déglingue entre une mère qui lui rappelle sans cesse qu’il fut à quatre ans l’assassin de son père et des créditeurs âpres à rentrer dans leur argent. En place de Surmoi d’occasion, le policier Rink, sévère et capable de torture mais qui le décevra finalement. Amère leçon.



    À l’époque du structuralisme triomphant, des livres théoriques sortaient en nombre et tentaient de décrire de façon taxinomique la logique des possibles narratifs. Vous tenez là un exercice pratique qui avait tout pour plaire aux zélés légataires de W. Propp.
 Tout y est parce que Brautigan a décidé d’entreprendre “une déconstruction flâneuse du roman noir à la Dashiell Hammett ou Raymond Chandler” pour reprendre les termes de Pierre-Yves Pétillon.


Flâneuse, c’est bien le mot. Il faut attendre la page 138 pour savoir la raison de la rencontre de C.Card avec sa commanditaire. Une histoire de cadavre à enlever à la morgue.  Tout est fait pour retarder l’avancée de l’intrigue qui se désinvente sous nos yeux: Babylone vient comme par magie (mécanique) meubler des vides béants. Aucun délayage n’est évité, tous les obstacles à une ligne narrative trop droite seront proposés. L'avantage? Le privé est très lent dans l’induction tandis que les nombreux détours vaguement narratifs rendent le lecteur perspicace: aucune surprise ne l’attend, pas même la présence de la mère dans le cimétière par nuit noire. Un personnage entre-t-il en scène? On comprend qu’il est de passage pour faire gagner du temps au narrateur et activer les capacités du lecteur. Le privé tombera forcément sur des personnages de son passé qui retardent son présent tellement vide. Sa propriétaire n’a vécu que pour mourir à un moment de creux qu’il fallait combler. Complice, le lecteur n'est jamais surpris de n’être jamais surpris.


 R. Brautigan s’est amusé  dans ce dessin assez peu animé: comme il s’attaqua à d’autres genres populaires (LE MONSTRE DES HAWKLINE, WILLARD, LE GÉNÉRAL SUDISTE etc.), il a parodié ce que faisaient Spade ou Marlowe qu’il met sur le même plan qu’un peplum.... Il a surtout voulu se livrer au plaisir des comparaisons dans le style de Hammett et Chandler: s’il a quelques scènes très drôles (PETITE DAUBE , le COU, SOURIRE), certaines inventions bien venues (orage de cactus) ou encore quelques réussites stylistiques, d’autres images sont franchement désolantes, sans doute volontairement pour saturer le genre et tirer sur la corde qui pourrait pendre les trafiquants du noir.

 

Il reste que le lecteur est frustré sur un point. Il ne saura jamais comment fait la fatalement blonde fatale pour écluser autant de bières à l'heure...


Card aura passé une bonne partie de sa journée à la morgue en compagnie de son pote Pilon:il se retrouvera pour finir avec un cadavre dans son réfrigérateur. N’est-ce pas un peu tout le genre du polar noir que Brautigan voulait mettre au froid?

 

Rossini, le 14 mai 2013

 

 

NOTE

 

(1) Dans sa brillante préface, le traducteur Marc Chénetier nous livre une clé possible de lecture qui passerait par les mots hole et card.

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12 mai 2013 7 12 /05 /mai /2013 06:37



       Par facilité, on a surnommé Matsumoto le “Simenon japonais”. Sans doute pour sa fécondité romanesque et la modestie de ses héros mais sûrement pas pour la science de l’intrigue : en rigueur, en précision, il égale Agatha Christie. Une Christie qui prendrait des dizaines de trains en une aventure plutôt que le seul NORD- EXPRESS.

   Pour ce livre, il faut d’ailleurs une carte (fournie par l’édition Piquier) et une grande aptitude à la gymnastique mentale pour maîtriser les horaires des trains et les destinations. Tout se joue en quelques heures et même quelques minutes.

    Ce TOKYO EXPRESS est en trois parties. L’étude d’un double suicide sur une plage du Japon du sud revient à un vieil inspecteur, Jutaro Torigai, dont la vie a sans doute été aussi passionnée par la recherche des assassins que pauvre socialement et affectivement. Les deux morts l’intriguent et il livre ses doutes à un jeune (trente ans) enquêteur, Kiishi Mihara, qui prend le relais tout en communiquant par écrit avec son vieux confrère. Enfin, c’est dans une longue lettre  adressée  au policier usé mais sagace que Mihara nous apprend les derniers éléments de l’enquête et l’arrestation des coupables.


  Deux enquêteurs donc (le jeune et le vieux, un topoï, mais très tôt séparés et échangeant par courrier); deux morts par “suicide” au cyanure puis deux autres suicidés par la même méthode. Dans ce roman, on rencontre  d'ailleurs beaucoup d’éléments qui vont par deux : le Japon du sud et celui du Nord; un enquêteur qui se déplace dans tout le Japon et qui découvrira que le concepteur du crime, lui, ne bougeait guère; un duo d’assassins; un assassin qui aura un double pour une opération très limitée dans le temps; les voyages en train mais aussi, longtemps oubliés, en avion. Dans le déchiffrement de l’énigme, deux analyses symétriques s’épauleront.

  L’intrigue est d’une belle complexité et le château d’alibis que veut détruire le jeune inspecteur est plus que résistant. Les difficultés augmentent avec les doutes et toutes les pistes tentées débouchent longtemps sur des déceptions pour l'inspecteur et des frustrations pour le lecteur. Les découvertes s’accumulent malgré ce qui ressemble à des errements. C’est un échafaudage de chiffres et d’horaires qui guident et, un temps, désorientent la traque.


   Sans vouloir faire de la sociologie, Matsumoto donne une image du Japon des années quarante-cinquante. Un pays en reconstruction, tourné vers la vitesse des transports et des communications (les télégrammes comptent alors beaucoup et ont un rôle dans l’intrigue) et gangréné par une certaine corruption qui n’est pas étrangère aux suicides. Corruption doublée de rapports de forces hiérarchiques qui expliquent les dépendances, les sacrifices et l’irresponsabilité des dominants.
 Le style de Matsumoto est sobre. Quelques rares éléments de décor, des notations brèves, incisives qui s'expliquent par l'obsession qui saisit les deux enquêteurs, des interrogations et des bilans intermédiaires qui relancent sans cesse la recherche, des investigations qui se fient aux suggestions de l’inconscient. Tout compte dans cette trame tendue au maximum.


 Les deux limiers ont conscience d’avoir à faire à un génie. Évidemment, ce génie est aussi un peu écrivain et poète....


  En le lisant, on comprend aisément l’engouement durable (des millions de lecteurs) pour ce chef-d’œuvre de construction et de finesse.

 

 

Rossini, le 12 mai 2013

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