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22 octobre 2015 4 22 /10 /octobre /2015 06:22

 

     «Laisse aux autres la gloire et le renom, toi recherche la réalité du pouvoir Bréviaire (page 90) 

 

    «Rien n'est jamais tout à fait sûr.»  Bréviaire (page 84)

 

 


 

               Bien que sa traduction française ait été très tardive, ce Bréviaire est célèbre depuis sa publication (la plus ancienne édition, imprimée par Joannis Selliba à Cologne est de 1684 sous le titre Breviarum Politicorum secundum Rubricas Mazarinicas) comme le prouve la dizaine de rééditions sous Louis XIV : le manuscrit en latin (1683) qui se trouvait dans une bibliothèque italienne est “perdu depuis peu” ; on ne peut en dire l’auteur avec certitude. Comme l’écrit Florence Dupont : « Le Bréviaire est le condensé laconique et incisif [des Carnets de Mazarin]. Testament authentique ou pieuse contribution d’admirateurs italiens? Peu importe, le Bréviaire avec le patronage direct ou indirect de Mazarin est une date dans l’histoire de la pensée politique.»(1)

 

 


Présentation

 


  En moins de dix pages le "conseiller du politique" énonce la base de sa théorie (Principes fondamentaux) avec des propositions qui seront amplement développées dans la deuxième partie (Actions des hommes en société), dans un désordre nécessaire : «Et comme les actions humaines ne sont que régies par le hasard, cet exposé se fera sans aucun plan systématique.»  Nous sommes déjà dans l’ouvrage et ce qui l’oriente:le rejet de tout systématisme, l’adaptation à la diversité surprenante du monde.
  Vers la fin du petit livre quinze axiomes résument la théorie de l’auteur et quelques énoncés aux contours effilés en répètent l’essentiel.

 

Destinataires

                                 «Aie des occupations conformes à ton état. Si tu es prélat ne te mêle pas de guerre, si tu es noble, de chiromancie, si tu es religieux, de médecine, si tu es clerc, ne te bats pas en duel

 

    À qui sont destinées ces notes?  La question est délicate en raison de la variété des remarques. Certaines vont de la simple relation entre amis à la fréquentation d’un Maître (dit aussi Patron, Prince selon les cas) (2). Sans aller très loin, tout d’abord, il faut constater que s'il ne s’adresse pas aux «petites gens», il lui arrive de parler d’un annobli récent auquel il conseille de célébrer «la vieille noblesse de sang».  Mais c’est majoritairement à des hommes d'un certain pouvoir (social tout d’abord), que ces conseils sont destinés. Ils ont des domaines, des intendants, des régisseurs : ils se doivent de les surveiller et de les mener avec habileté.  Ils peuvent être plénipotentiaires,  avoir des conseillers (dans ce cas, il faut savoir les choisir en équilibrant les caractères). Ailleurs, il sera question d’un général dont on veut se défaire et de soldats qu’il faut recruter ; ou encore d’une ville dont on cherche à obtenir la reddition (en jouant évidemment double jeu). Plus proches encore du cas de Mazarin, seront évoquées la façon de faire (passer) des lois, «des projets politiques», la manière de procéder quand on est confesseur d'un Prince («Donc, veille à ce que ton Maître entende tes conseils, écoute tes interventions, mais ne procède qu'en ton absence à de grands changements politiques.»). Ailleurs, il sera fait allusion à une sédition qu’il faut mater, une révolution de nobles ou du peuple…(dans ce dernier cas (familier de Mazarin) Dieu et la piété - dont il n’est jamais question ailleurs - apparaissent miraculeusement comme heureuse solution...). On mesure aussi la situation et les responsabilités de notre auteur quand il explique longuement ce qu’il faut faire quand on  doit se rendre en province et à l’étranger ou mieux encore quand il faut éviter qu'une nation voisine ne cherche à  déclarer la guerre au pays qu'on gouverne.


 Bréviaire des politiques. Qui veut gouverner à petite ou grande échelle, quel que soit le domaine, devient un destinataire potentiel de cet abrégé, de ce sommaire (né sans doute des Carnets de Mazarin) qu'il faut consulter régulièrement et pieusement, si on veut, puisqu'il s'agit d'un bréviaire. Toute personne qui veut “régner” dans sa vie écoutera les leçons de ce recueil de conseils. Chaque lecteur s’arrêtera au niveau de ses responsabilités et de ses compétences (qu’il doit connaître objectivement, c'est la clé - on y vient) et de ses ambitions. Tous les chapitres retiendront l'attention de ceux qui seront proches du Prince. Avec comme alibi ou solide mobile, le «souci du bien public», largement mis en évidence comme il se doit...Au lecteur d'entrer dans le JEU.

 

 

 

«Connais-toi toi-même»

 

   On retrouve le célèbre précepte delphique que Socrate transforma profondément. Ici le temps a passé : il faut tendre à une connaissance complète de soi-même mais mise au service d’une action sur soi, d’une auto-correction sans répit, d’une instrumentalisation de soi au service de la maîtrise d’autrui. Projet unique, radical. Dominer passe d'abord par une domination de soi (saisi comme autre).  Cette domination commence par l'auto-surveillance («Apprends à surveiller toutes tes actions et ne relâche jamais cette surveillance.») L'écrit est un auxiliaire précieux : «Note chacun de tes défauts et surveille-toi en conséquence

 

     «Méfie-toi de ce vers quoi te portent tes sentiments


  Ce qui nous attend si nous sommes le destinataire de ces impératifs ? Une vigilance et un combat de tous les instants. Contre soi (failles, erreurs, tentations («Ce qui t'attire et séduit, évite de t'y attacher et si pourtant cela doit t'arriver, multiplie les précautions.») avant de  s'attaquer à autrui.  En résulte  alors une autonomie mais aussi  une solitude, y compris au milieu du monde. Une solitude jamais complète : une solitude en compagnie de ce double, de cette partie de soi-même qui peut toujours commettre des erreurs. D'ailleurs «il est bon chaque fois qu'on commet une faute, de s'imposer une épreuve.» Chaque instant est projet, chaque projet nous voit aux prises avec notre premier adversaire, nous-même.


 Il convient donc de se connaître parfaitement : partout (église, table, conversation, jeux), tout le temps (même quand un malheur nous frappe), dans toutes les activités sociales, y compris les plus douteuses (qu’il faut éviter). Pourquoi? Pour ne jamais se découvrir et pour toujours calculer les effets qu’on veut provoquer. Le dédoublement est nécessaire: « À la fin d'une entreprise que tu auras menée à bien, réfléchis comme s'il s'agissait de l'entreprise de quelqu'un d'autre, regarde dans quelles circonstances tu t'es laissé surprendre, quelles occasions tu as manquées, etc.» On retrouve mais largement déplacée, la pratique du bilan stoïcien.


On l’a compris : détourné, le précepte socratique est une arme à la fois défensive et offensive. Et le combat le plus constant, le plus rude est contre soi-même. Sujet et objet se poursuivent, cherchent à se piéger, à s'imposer des scénarios  imaginaires qui apprennent à réagir et à parer à toute surprise : « Chaque jour, ou certains jours fixés à l'avance, consacre un moment pour réfléchir à ce que devrait être ta réaction face à tel ou tel événement probable.» Pour que la surprise ne favorise pas l'émergence d'une réponse spontanée, facile et fatalement fautive venant d'un soi soudain relâché....Se connaître, ici, c'est s'espionner. Cette intransigeance envers soi n'interdisant pas une "certaine" retenue envers autrui.

 

  Connais les autres

 

   L’autre principe fondamental est traité en quelques pages mais c’est tout l’enjeu du Bréviaire : les moyens et les fins de cette recherche sont déclinés jusqu’à la fin en débordant  largement de ce petit chapitre. Le COMMENT ponctue toutes les pages.

  Le rédacteur nous confie des acquis de sa grande expérience. À partir d’un certain degré d’expérience et avec l’aide du livre, connaître sera aussi, dans ce cas, re-connaître.


 On est parfois surpris : épousant assurément une sorte de physiognomonie (il cite les œuvres de Mizauld), il dit sa méfiance à l’égard des petits, des gens à fossettes ou aux ongles trop courts (des extravagants). On sourit au simplisme de «l’homme rusé se reconnaît souvent à sa douceur feinte, son nez bossu et son regard perçant». Il distingue les tempéraments froids et bouillants auxquels il faut s’adapter. Il conseille de délaisser les avares, les amants excessifs du vin ou de Vénus, les incultes, les petits («têtus et suffisants»), les fous, les désespérés, les bavards, les êtres qui se contredisent (des méchants) ou connaissent des changements brusques dans les opinions tout comme ceux qui s’abaissent trop aisément. Sans oublier les artisans, les femmes qui pleurnichent, gémissent et s’entêtent. Il est utile de se défier de ceux qui promettent beaucoup et souvent (une recommandation fréquente), de délaisser les «efféminés», les personnes soucieuses de leur apparence, les polyglottes (Mazarin en connaissait un peu sur le sujet), ceux qui accusent ou dénoncent trop facilement.
  En revanche les complaisants pour eux-mêmes ne sont pas bien redoutables. Et heureusement, les flegmatiques et et les mélancoliques sont 
faciles à manipuler.

 

  Un fait est rassurant, si on veut, et atteste de la généreuse lucidité de l'auteur: il en est à qui on peut faire confiance parce qu'un Tartuffe peut être facilement décelé: «Tu reconnaîtras la moralité et la piété d'un homme à l'harmonie de sa vie, à son manque d'ambition et son dédain des honneurs. Chez lui pas de modestie feinte ni de contrôle de soi. Il n'affecte pas de parler d'une voix douce, n'exhibe pas des mortifications extérieures, buvant, mangeant à peine, etc.»(j'ai souligné) Le Mal n'est pas partout. Fort de son expérience, notre conseiller s'adapte au monde et ne le condamne pas aveuglément.


 

   Connaître autrui c'est l'examiner dans dans tous les lieux et dans toutes les circonstances (les plaisirs, les divertissements («Quand tu fais un cadeau ou quand tu donnes une fête, médite ta stratégie comme si tu partais en guerre.»), les offices, la guerre etc.).  Dans le monde de cour d'alors la conversation est le moyen assuré de se faire une opinion sur autrui (fiable? fragile? utilisable jusqu'où?). En réalité, la conversation revient toujours à tester l’autre. Autrui n’existe que comme moyen ou comme cible et il doit être testé dès que nécessaire : «Pour juger de la sagesse et de l’intelligence de quelqu’un, demande-lui conseil sur une affaire. Tu verras en outre s’il a l’esprit de décision..» Autre méthode : «Voici comment vérifier les connaissances de quelqu’un : tu lui soumettras par exemple un épigramme. S’il en fait un éloge excessif, surtout si les vers ne valent pas grand chose, c’est un poète médiocre. De la même façon tu sauras si c’est un fin gourmet en lui faisant apprécier des plats, etc. Tu pourras ainsi faire le tour de ses dons.» L’éloge est un bon piège : « Fais l’éloge de quelqu’un en présence de quelqu’un d’autre, si ce dernier reste silencieux c’est qu’il n’est pas son ami. Ou qu’il mette la conversation sur un autre sujet, qu’il réponde du bout des lèvres, cherche à tempérer son éloge, se prétende mal informé, ou enfin se lance dans l’éloge d’autres gens.» Mener une discussion est un art :« Voici comment apprendre les vices de quelqu'un : amène la conversation sur les vices les plus courants, et en particulier sur ceux dont pourrait être atteint ton ami. Il n'aura pas de mots assez durs pour dénoncer et flétrir un vice s'il en souffre lui-même. C'est ainsi que souvent les prédicateurs dénoncent avec la plus grande violence les vices dont ils sont affligés personnellement.» (j'ai souligné). L'enquête peut prendre la forme d'un jeu fort civil : «Il peut être utile dans une compagnie de s'amuser à faire comme si l'on jugeait une affaire. Chacun à son tour montrera sa valeur et ses qualités particulières. Car dans les plaisanteries se mêle toujours un fond de vérité

 

 La connaissance d'autrui revient là aussi à l'instrumentaliser.  Après analyse, autrui doit être traité comme allié, adversaire ou ennemi.  Sans qu'il le sache, il peut servir d'auxiliaire précieux.

 

 

  Dans les deux quêtes (se connaître, connaître autrui) le Bréviaire ne néglige jamais l'apport de la lecture et de l'écriture. Toujours au nom de l'efficacité. D’ailleurs le dernier paragraphe du recueil leur est consacré.

 

Prendre des notes doit être fréquent car elles tiennent lieu de mémoire : «Tiens un journal où tu noteras les actions de tes amis et serviteurs. Consacre à chacun une page que tu diviseras en quatre colonnes. Dans la première note les torts qu'il t'a causés en manquant à ses devoirs. Dans la deuxième le bien que tu lui as fait et la peine que tu t'es donnée pour lui. Dans la troisième inscris ce qu'il a fait pour toi. Dans la quatrième les ennuis que tu lui as causés, quelle peine exceptionnelle il a pris pour toi. Ainsi tu pourras répondre immédiatement à chacun d'eux qui viendrait se plaindre à toi ou faire valoir ses services. Mets ces règles en pratique aussi pour tes entretiens quotidiens.» Le politique ne saurait négliger la mémoire et ses techniques.
 On a vu que pour traquer les moindres signes chez autrui, la lecture des traités de physionomie était encouragée. Les romans seront lus non pour leur art mais parce que connaître une historiette est toujours utile pour orienter doucement une conversation et détourner l’attention.  De même la digression doit être travaillée: «Ensuite relève tout ce qui dans les traités théoriques peut te donner matière à partir dans des digressions au cours d'une conversation, à la manière des médecins et des érudits.»
  Surtout il faut progresser dans l’éloquence en pratiquant «les traités de rhétorique et les plaidoiries publiées.» Ainsi voici bien le bréviaire de tout communicant ...:«Lire sur l'assertion, la démonstration, l'ordre et la place des mots, la déduction, la preuve, l'argumentation, la réduction du syllogisme, comment poser la mineure, renforcer l'une et l'autre, tirer les conclusions positives et négatives, la recherche des objections, les articulations du discours, le développement des paragraphes, les effets de style, la solidité du point de vue adverse, ses points vulnérables, ses possibilités de défense.»

 On ne s’étonnera pas qu’en ce point comme en d'autres le Bréviaire s’attache à vanter la sophistique, du moins celle que la tradition platonicienne a façonnée (abusivement) jusqu’à nous. Ni que le regard sur soi affleure à toutes les étapes : « Tu pourras ainsi examiner chaque partie de ton discours, d'abord d'un point de vue formel, ensuite les objections qu'il peut susciter, enfin la réponse qu'il recevra. Tu jugeras alors de ses manques et verras ce que tes adversaires réfuteront et pourront rétorquer en te contre-attaquant

 

 

    Le Bréviaire n'a qu'une seule fin : réduire au maximum, la part du hasard («Prépare à l'avance une série de formules pour répondre, saluer, prendre la parole et d'une façon générale faire face à l'imprévu.»). Et mettre (ironiquement) sur le compte  de la divine providence ce qui survient parfois heureusement sans que, pour une fois, le politique y soit pour quelque chose....

 

 

  Un art de (se) gouverner

 

 

  « Sagesse»

 

 Maintenant nous connaissons les deux buts complémentaires de ce jeu supérieur où les participants ne sont pas à égalité (et souvent ne savent pas, pour la plupart, que jeu il y a): s’imposer (et en imposer, évidemment) et préserver un équilibre, une paix intérieure (comme le conseiller du politique l’écrit dans un intertitre - la traduction de l'édition Eco/Rosso proposant "conserver sa sérénité"), ce qui n’est pas le moins surprenant dans un livre qui laisse deviner une nécessaire intranquillité de tous les instants. Souci, tourment voilà bien pourtant les maux qu'il faut éviter.

 Autant le dire : nous sommes dans un traité qui emprunte ou ressemble aux sagesses les plus connues (antiques ou plus récentes (3)) mais dont la finalité n’est pas le progrès dans l’approfondissement de la sagesse mais dans celui du pouvoir.
  On a compris le socle de la doctrine, l'habitude devenue nature : en tout, partout (il suffit de lire ses recommandations pour les voyages!), la connaissance commence par la défiance : il faut être en alerte, tout suspecter et ne jamais relâcher son attention. En amitié (surtout si autrui est sincère! - c’est donc possible) comme dans la fréquentation des juges. Se méfier supposant une concentration sans relâche. Je doute donc je suis sur la bonne voie (qui n'est pas la voie bonne d'une sagesse éthérée) et ma force (4) grandit.
  Plus classiques et plutôt attendues dans les livres de sagesse on retrouve les vertus comme la prudence («S’il est vrai qu’il IMPORTE DE TOUT SAVOIR, DE TOUT ENTENDRE, D’AVOIR DES ESPIONS PARTOUT, fais-le avec prudence car il est offensant pour quelqu’un de se savoir épié.»(j’ai souligné (5)) et la modération. La mesure (apparente, jouée, calculée) est au cœur de la stratégie : en rien il ne faut exagérer, le trop est l'erreur à éviter absolument : «Pratique le blâme et la louange sans exagération excessive mais mesure ton jugement à ton objet ; sinon tu tomberais dans une gravité elle-même exagérée et excessive.
N’exprime qu’exceptionnellement des sentiments trop vifs comme la gaieté, l’étonnement , etc.»

 Les conseils touchent tous les domaines : il faut s'interdire de trop dormir, de trop travailler. Trop de mouvement ou trop de repos nuit. La colère est à bannir et il convient de toujours trouver la parade. Le changement (modéré, à peine visible) est un gage de succès. «Mieux vaut le centre que les extrêmes.»


  On vient de rencontrer le mot jugement («mesure ton jugement à ton objet»): rarement employé, en réalité, il est supposé présent dans tous les actes et, en particulier, dans la gestion du temps.
  Au quotidien, il est recommandé de ne jamais être trop présent (espacer ses visites), de ne jamais traiter de front deux affaires majeures, de ne jamais  se fixer de délai ni de promettre. Une carrière doit éviter l’ascension trop rapide (ce qui fut tout de même le cas de Mazarin). La maturation (fondée sur le calcul et la patience) et la pratique assidue de cette morale amorale mènent le bon stratège à un classique de la pensée de l’action : devenu un maître des circonstances,  ayant  perfectionné son art de l’occasion, son choix du moment opportun est aussi aisé que déterminant.  Des heures, des semaines, des mois d’attente ont préparé l'instant où tout se décide.


 

   Un affect est l’objet de toutes les attentions du conseiller : la haine. Le mot est souvent présent et la menace que représente cette notion est analysée dans un des paragraphes les plus longs. Il ne s’agit pas de la haine que lui-même voue à tel ou tel (et dont il ne se prive pas) mais de celle qui, née chez autrui, peut devenir un danger. En aucun cas le politique ne doit froisser qui que ce soit sinon la moindre erreur ou maladresse de ce genre sera lourde de conséquences : «Si quelqu’un ne tient pas ses promesses, ne lui reproche pas, tu n’y gagnerais que sa haine.» Le cas est modeste. Il y a plus imposant : «Si tu avais à te reconnaître l’auteur de quelque action odieuse, ne t’expose pas aux haines qu’elle suscite sur le moment et ne laisse pas croire par ta conduite que tu n’as aucun regret ou même que tu es fier de ce que tu as fait en te moquant de tes victimes. Tu ne ferais que redoubler la haine.» Pourtant la haine chez autrui est lisible puisqu’il n’y a pas, selon lui, d’hypocrisie dans la haine (même chez lui?). Sans doute redoute-t-il un savoir pratique et une lucidité produits par cet affect et une difficulté à parer une agglomération des haines qui demanderait beaucoup trop d’efforts et d’attention. Telles sont les autres dimensions de cet art de vivre en gouvernant: atténuer toujours les causes de ressentiment; orienter vers d’autres les rancunes qu’on pourrait faire naître.

 

 

 Régler son jeu   « Cache ce que tu sais et feins l’ignorance »

 


   Dans son ambition de maîtrise discrète et de conquête efficace, l’apprenti politique doit travailler, doit construire son ethos pour autrui.
 Tout d'abord le corps sera toujours en forme (il faut pratiquer des exercices, s’épargner des efforts inutiles ou trop importants). Le lieu de résidence doit répondre à des critères précis parfois inattendus («Ton habitation sera bien aérée mis pas trop haute de plafond») ; certains lieux d’habitation sont même à proscrire («N’habite pas près d’un marais ni surtout d’un cours d’eau. Les fenêtres de ta chambre seront orientées au nord-est plutôt qu’au nord-ouest.») ; la nourriture doit être simple et il faut user «modérément de Vénus, quel que soit ton état, et cela en suivant les exigences de ton tempérament personnel.»
  Le moins surprenant et le plus envahissant dans ces pages sera la maîtrise de l’apparence qu’il convient de mettre en scène dans une comédie sociale que chacun joue selon ses moyens mais qui nécessite chez l'ambitieux lucide une  attention soutenue car la moindre erreur peut être fatale. Le politique doit être un maître acteur. Un seul masque cachant mille calculs.

 


 « Ne dévisage pas ton interlocuteur, ne remue pas le nez, ne le fronce pas non plus et évite d’offrir un visage maussade.  Aie le geste rare, la tête droite, le verbe sentencieux. Marche à pas mesurés et garde une attitude bienséante.»


 Tout est dit. Où que ce soit, il est indispensable, à force de se surveiller, de régler son corps (geste (tout geste doit être pensé, contrôlé, calculé (l’habitude et l’expérience réduisant l’effort), démarche, attitude générale (bienveillante, souriante, toutes les passions étant bridées), jeux du regard (ne jamais ciller en regardant tout et tous du coin de l’œil)), de contrôler son langage et de mener avec art une conversation où la rhétorique la plus savante et le silence sont de puissantes armes. Émetteur de signes, le corps devient intégralement signe.  Dans cette pratique mondaine par excellence, la conversation, il ne faut jamais rien faire remarquer sauf ce qu’on veut faire entendre. À toutes les pages, le bréviaire parle de «feindre», de «faire» ou de «laisser croire». Ainsi «Feins l'humilité, la naïveté, la familiarité, la bonne humeur. Complimente, remercie, sois disponible, même avec ceux qui n'ont rien fait pour cela.» Dissimulant l’essentiel (la tactique profonde est celle de l’évitement), il faut simuler en tout, sans en faire trop comme on a vu: le systématique est banni. « Si tu as subi quelque injustice de plus puissant que toi, ne te plains et même ignore l'offense car l'offenseur hait sa victime.»

  La mauvaise humeur jamais manifeste, le mauvais coup jamais accusé ouvertement, tous les sentiments peuvent être affectés selon les occasions: «(…) exerce-toi à jouer les sentiments dont tu auras besoin, jusqu’à en être pour ainsi dit épargné. Ne découvre à personne tes sentiments véritables mais joue la sincérité. Farde ton cœur autant que ton visage, les accents de ta voix autant que tes mots
L’entraînement est déterminant : «Évite d’affronter la satire en public. Prends prétexte d’affaires et ne sors pas. Si pourtant tu t’y voyais contraints lis chez toi et à plusieurs reprises le texte de cette satire et entraîne-toi à en rire. Affecte les sentiments qui conviennent à la situation, imagine les rires de la foule, invente des répliques, en prenant soin qu’elles conviennent bien aux sentiments que tu auras décidé d’arborer

 


   Au milieu du monde qui n’est qu’un combat latent, il faut se tenir en retrait, ne jamais se vanter, conserver son autonomie, dominer absolument les signes composés, feints qu’on envoie en se gardant de toute ambiguïté (sauf si elle est volontaire). Le politique passe sans être ni trop vu ni trop oublié.  Être le centre sans jamais l’occuper.

 

   Si bien qu'une victoire sur un ennemi ne doit pas être fêtée en public mais seulement dans son for intérieur à l'abri des regards et des oreilles. Selon les cas il faut jouer l'indulgence, le pardon, la magnanimité: «Si tu apprends qu'un prétendu ami a mal parlé de toi, ne le lui reproche pas, tu te ferais un ennemi de quelqu'un qui au pire n'était jusque-là qu'un indifférent.» Ou encore: « Ne te vante pas d'avoir par tes conseils infléchi la décision de quelqu'un. La prochaine fois il te résistera mieux. N'insulte pas à l'échec de celui qui n'a pas suivi tes conseils, laisse les événements te venger.»


Deux points méritent encore attention : il est possible d’être sincère à condition que ce sentiment vous serve et, en même temps, il faut se méfier du vrai quand il semble invraisemblable. Enfin il est des lieux interdits absolument : « Que personne n’assiste à ton lever, à ton coucher, à tes repas.» On voit ce qui constitue la forteresse de l'ambitieux qui commettrait la  plus grave des erreurs en s'abandonnant au plus grand facteur de danger, le sentiment de confiance. C’est bien de soi qu’il faut commencer par se méfier : «  Même dans l'intimité avec des amis, fais montre de piété; de la même façon, quand tu te sens en totale confiance, ne te plains de personne, n'accuse personne.»

 

 

 l’action à distance

 

  Comme on a vu, la connaissance d’autrui peut se faire en compagnie, dans le feu de la conversation. Parler revient souvent à faire parler.  Mais ce n’est pas toujours suffisant : les intermédiaires sont indispensables parfois et dans ce domaine on se dit que s’il s’agit de Mazarin tout n’est pas révélé mais que les suggestions sur les interventions indirectes sont déjà appréciables.


 Il est recommandé  de  corrompre l’entourage de la cible : «Il est utile aussi de pratiquer leurs amis, leurs fils, leurs pages, leurs familiers, leurs serviteurs, car ils se laissent corrompre par de petits cadeaux et donnent de nombreuses informations.» Tel homme est-il fiable? Testons-le de manière indirecte :«Tu jugeras la capacité d’un homme à garder un secret à ce qu’il ne te découvrira pas sous couvert de votre amitié les secrets d’un autre. Tu lui enverras donc un homme à toi qui lui fera des confidences, ou cherchera à le faire parler sur des secrets que tu lui auras confiés.» Il suggère une remarque plus générale : «Note que d’ordinaire on se laisse plus facilement aller à la confidence avec les femmes, ou les garçons dont on est amoureux, ainsi qu’avec les grands et les princes dont on est l’humble ami.» La conclusion tombe rapidement. «Si quelqu’un te révèle les secrets d’un autre, ne lui fais aucune confidence, car il se conduira probablement avec un être cher comme il s’est conduit avec toi.» (6) Le procédé est voisin avec un faux ami : « Pour [le] reconnaître, tu lui enverras un homme à toi qui, sur tes instructions, lui annoncera que tu es au bord de la catastrophe, et que les actes qui fondaient ta position se sont révélés juridiquement sans valeur. S’il écoute ton messager avec indifférence, raye-le du nombre de tes amis. Là-dessus envoie-lui quelqu’un qui viendra de ta part lui demander aide et conseils, et vois comment il réagit. Pour une fois sa vertu mise à l’épreuve, feins de ne pas croire à tout ce qu’on t’aura rapporté à son sujet.»
  On n’hésitera pas à suborner «une personne dont il [la cible] est épris et par son intermédiaire tu auras accès à ses pensées les plus secrètes.» et à envoyer un émissaire bien choisi: « Si l’on te refuse une chose, paye quelqu’un afin qu’il la demande pour lui et de qui ensuite tu l’obtiendras facilement.» S’agit-il de punir quelqu’un ? «Fais-le juger par un autre à qui tu auras secrètement recommandé une sentence  sévère, sentence que tu pourras adoucir ensuite.» De la même façon «si tu dois te venger, utilise un tiers ou agis en secret.» Commander à distance des imitateurs est d’une grande efficacité : «Entreprends-tu quelque innovation qui puisse porter ombrage aux autres et même au Prince, arrange-toi pour avoir des imitateurs. Tu ne seras pas le seul à susciter des jalousies qui du coup en seront moins fortes.»

  On observera que le conseiller du politique est discret sur les dépendances réciproques qui se créent entre le commanditaire et le suborneur....

 

 Les limites de l’action sont rares: il faut espionner («les domaines, les bureaux, les écuries») et faire espionner («mais avec prudence»). Par ailleurs, l’habileté dans la  correspondance  est indispensable tout comme est salutaire l’interception de lettres qui seront lues attentivement avant d’être renvoyées.
 S’il est utile d’endormir ou de faire absorber des boissons qui font parler, le recours au crime semble une voie peu recommandée (non par vertu mais par calcul, évidemment).

    On voit que la tranquillité visée ne peut s’obtenir que par une attention de tous les instants, une passion froide jamais limitée pour le pouvoir et le secret, la grande obsession de notre auteur (7). Hormis en son for intérieur et en son domaine strictement privé, ses deux citadelles, le politique est toujours accessible parce qu’il est toujours sur le qui-vive. Il doit vivre tranquillement dans l'œil du cyclone.

 

 


  Étonnant Bréviaire ! Ce discours de la méthode cynique, ne nie pas la qualité de certains êtres (il en est de sages et de vertueux!) et ne doute pas de leur sincérité ni de leur authenticité mais s’est juré de se servir, sans a priori,  de tout et de tous dans un seul but assez peu développé finalement : le pouvoir. Avec une énergie cachée derrière la ruse, il ne dit jamais quel plaisir (secret) il prend à manipuler aussi souvent autant d’êtres. Sans doute que ses lecteurs en ont la prescience et ne se contentent pas du quatrième axiome de notre conseiller:

 

      «Il faut connaître le mal pour pouvoir l’empêcher


  Seulement le connaître? C'est sans doute le secret.


  Malgré l’éloignement dans le temps (et certaines naïvetés), le lecteur actuel a un rôle actif dans la lecture: au quotidien, il peut deviner que d’autres apprentis (avec ou sans l’aide de ce Bréviaire) ont largement  recours aux méthodes de manipulation renforcées  par la médiation de masse. Il peut aussi, fort de connaissances historiques, illustrer certains conseils tactiques par quelques grandes actions notoirement cyniques de célèbres personnages politiques (à commencer par Mazarin (7)) et devenir pour un temps un Dumas amateur. Il peut enfin apprécier le refus de l’aveuglement de notre auteur à l’égard de ses adversaires, tentation que n’évita pas ce grand styliste mais piètre politique que fut le cardinal de Retz.

 

    «Le cardinal Mazarin était d'un caractère tout contraire. Sa naissance était basse et son enfance honteuse. Au sortir du Colisée, il apprit à piper, ce qui lui attira des coups de bâtons d'un orfèvre de Rome appelé Moreto. Il fut capitaine d'infanterie en Valteline; et Bagni qui était son général, m'a dit qu'il ne passa dans sa guerre, qui ne fut que de trois mois, que pour un escroc. Il eut la nonciature extraordinaire en France, par la faveur du cardinal Antoine, qui ne s'acquérait pas, en ce temps là, par de bons moyens. Il plut à Chavigny par ses contes libertins d'Italie, et par Chavigny à Richelieu, qui le fit cardinal, par le même esprit à ce que l'on a cru, qui obliga Auguste à laisser à Tibère la succession de l'Empire. La pourpre ne l'empêcha pas de demeurer valet sous Richelieu. La Reine l'ayant choisi faute d'autre, ce qui est vrai quoi qu'on dise, il parut d'abord l'original de Trivelino Principe. La fortune l'ayant ébloui  et tous les autres, il s'érigea et l'on l'érigea en Richelieu; mais il n'en eut que l'impudence de l'imitation. Il se fit de la honte de tout ce que l'autre s'était fait de l'honneur. Il se moqua de la religion. Il promit tout parce qu'il ne voulut rien tenir. Il ne fut ni doux ni cruel, parce qu'il ne se ressouvenait ni des bienfaits, ni des injures. Il s'aimait trop, ce qui est le naturel des âmes lâches ; et il craignait trop peu, ce qui est le caractère de ceux qui n'ont pas de soin de leur réputation. Il prévoyait assez bien le mal, parce qu'il avait souvent peur; mais il n'y remédiait pas à proportion, parce qu'il n'avait pas tant de prudence que de peur. Il avait de l'esprit, de l'insinuation, de l'enjouement, des manières; mais le vilain cœur paraissait toujours au travers, et au point que ces qualités eurent, dans l'adversité, tout l'air du ridicule, et ne perdirent pas, dans la plus grande prospérité, celui de fourberie. Il porta le filoutage dans le ministère, ce qui n'est jamais arrivé avant lui; et ce filoutage faisait que le ministère, même heureux et absolu, ne lui seyait pas bien, et que le mépris s'y glissa, qui est la maladie la plus dangereuse d'un État et dont le contagion se répand le plus aisément et le plus promptement du chef dans les membres.»

 

                 Cardinal de Retz. MÉMOIRES

 

  Étonnant Bréviaire dont le geste intellectuel (de révélation) reste mystérieux. Des disciples ont-ils voulu honorer un Maître? Nier ou réparer une solitude profonde?(9) Quel est le legs réel de pareil recueil: les jeux tactiques et stratégiques du Pouvoir comme simples moyens et méthodes d'actions libres? La diffusion de secrets communs finalement qui ne démasquent pas le secret du Pouvoir?

 

 

  Rossini, le 5 novembre 2015

 

NOTES

 

(1) Dans notre édition la brillante préface et la traduction impeccable sont de Florence Dupont. La postface est de Giovanni Macchia. On consultera aussi avec profit la publication des éditions Arléa : la préface est d'Umberto Eco, la traduction de François Rosso.

 

(2) Notre édition explique le sens de Maître : « Dominus, Patronus, Superior, ce personnage tout puissant et capricieux revient sans cesse dans le Bréviaire. Si derrière lui il faut certes voir le Padrone romain, il est aussi Roi, Ministre, Prince de l'église ou Prince temporel, tyran bienfaisant que sa légitimité de fait autant que de droit contraint à la ruse et à la dissimulation, lui aussi.»

 

(3) Les spécialistes des morales antiques trouveraient une bibliothèque derrière chaque proposition de notre auteur. La question des sources pour pertinente qu'elle soit ne doit pas leurrer : l'expérience de Mazarin (s'il s'agit de lui) est sans doute plus déterminante. De la même façon la comparaison avec Gracian mériterait un long détour:  l'un étant au fond, avec des conseils parfois souvent voisins, le meilleur adversaire de l'autre.

 

(4) Le mot force est rare dans ce texte mais hautement significatif. Force contenue, réservée.

 

(5) Ce n'est pas notre propos mais on mesure que l'auteur se tient loin des grandes morales connues même si la ruse n'est pas absente chez Séneque, par exemple.

 

(6) Il développe ainsi : «Voici comment choisir un homme capable de garder un secret. Confie quelque chose àun premier homme sous le sceau du secret, fais de même avec un deuxième. Puis met un troisième au courant de la machination afin qu'il réunisse les deux autres et qu'au cours d'une conversation il fasse allusion au secret que tu leur auras confié. Tu pourras alors juger de leur caractère et voir qui te trahira le premier. Si l'un des deux reste silencieux au moment où ils réaliseront que tous trois sont en possession du même secret, celui-là prends-le pour secrétaire.»

 

(7) Dans sa postface, Giovanni Macchia dit l'essentiel sur l'indispensable volonté du secret (inséparable de la volonté de savoir) chez le politique.

 

(8) Avec l'aide des MÉMOIRES de La Rochefoucauld  par exemple.

 

(9) Florence Dupont avance une autre hypothèse : «Peut-être voulait-il que quelque part il y eût une réalité solide, une origine qui le sauvât de l'abîme baroque, de l'incertitude vacillante d'une identité éparpillée entre de multiples masques. Le Bréviaire est le point de fuite, le lieu où s'affirme un Moi farouche, une énergie généreuse qui ne doute pas que la politique pure - ce que d'autres appellent, croyant ainsi l'avilir, la politique politicienne - existe et qu'il vaut  la peine d'y consacrer sa vie

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