Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
17 décembre 2018 1 17 /12 /décembre /2018 07:27

          Publié en mai 1860 dans La Revue contemporaine ce poème est, avec LE CYGNE, LES SEPT VIEILLARDS, et LES PETITES VIEILLES, un des plus importants de la section TABLEAUX PARISIENS, introduite dans l'édition 1861.

Présentation Le poème est composé de deux parties d'inégales longueurs ( treize quatrains puis deux quatrains d'octosyllabes). Les rimes sont alternées (rimes féminines et masculines). Sa composition apparente est amplement déséquilibrée.

Au fil des strophes nous découvrons une fête de l'œil, les autres perceptions étant absentes.

La dédicace à Constantin Guys, peintre aimé et célébré par Baudelaire dans son grand texte d'esthétique intitulé LE PEINTRE DE LA VIE MODERNE a de quoi surprendre même si le vocabulaire de la peinture est bien présent (peintre, tableau, paysage) : Guys est le peintre de l'esquisse qui saisit l'éphémère alors que le rêve que nous lisons est dominé par le hiératique, le figé, animé, il est vrai, de miroitements et de reflets.

1/UN MONDE ONIRIQUE SINGULIER

    Il se distingue par des absences marquantes que nous verrons bientôt mais aussi par trois aspects significatifs

  a) par sa taille, ses dimensions : bien de ses composantes sont d'une grandeur inédite et imposante. Rien que Babel d'escaliers et d'arcades (v.13) ou gigantesques naïades (v.23) est éloquent. Les glaces sont immenses (v31), le palais est infini (v14) et on a même dompté un océan (v 40). L'eau court Pendant des millions de lieues, /Vers les confins de l'univers (v27/28). Ce monde est celui de la quantité et d'une certaine expansion (contenue, maîtrisée). Les pluriels abondent : les étangs (v 22) ; des nappes d'eau (v 25); des pierres inouïes / et des flots magiques (v29/30). DES Ganges (v34) n'est pas le moins étonnant.

 

  b) par ses matières privilégiées :"du métal, du marbre et de l'eau" (v12) au détriment de la plus attendue.

L'organique domine dans un monde d'où le végétal est absent car banni : on voit des métaux rares (l'or) voire inconnus (pierreries inouïes), des constructions de pierre (marbre, murailles de métal) et domine une impression de cristallisation qui vaut aussi, paradoxalement parfois pour l'eau (cataractes pesantes, comme des rideaux de cristal (v13/14) ou, plus loin, Le liquide enchâssait sa gloire / dans le rayon cristallisé (moment  crucial de métamorphose) .

L'autre élément est donc liquide (bassins, cascades, étangs (eux, dormants), nappes d'eau, flots magiques, Ganges, océan dompté) et c'est lui qui, avec l'étonnante lumière, introduit la sensation de mouvement (nappes d'eau s'épanchaient (couler, se déverser) (v 25), mouvantes merveilles (v.49), tombant dans l'or mat ou bruni (v.16)) dans un ensemble par ailleurs parfaitement régulier et donnant ici ou là l'impression curieuse de suspens (des cataractes pesantes (...) se suspendaient v19). L'eau n'empêche pas le devenir cristal de ce monde.

On notera  l'insistance sur la verticalité (avec l'absence d'élévation ! si chère à Baudelaire), le nombre limité d'objets et le peu d'attention prêtée aux détails : les masses importent par dessus tout.

    c) par sa lumière :

Point capital et riche en suggestions symboliques: aucun soleil (astre pourtant capital dans la mythologie personnelle de Baudelaire), nul astre, nuls vestiges/de soleil (...)). Il y a bien une lumière mais il s'agit d'un feu intérieur à ce monde et à chacun de ses aspects (un feu personnel) : ce qui donne des cataractes (...) éblouissantes, des étangs où des naïades (...) se miraient (24); des glaces paradoxalement éblouies par tout ce qu'elle reflétaient (v31/32) ; plus rare encore, le noir est lumineux, semblait fourbi, clair , irisé (v.42)

Il convient de voir maintenant le contemplateur de ce monde parfaitement construit.

2) LE RÔLE DU RÊVEUR

    a)encore réceptif, le sujet rêvant se souvient : il souligne son émerveillement et ses causes:

 Tranchant sur celui du réveil et de la conscience (horreur, taudis, soucis) son lexique est éloquent pour dire l’extra-ordinaire : il est question de miracle, de pierres inouïes (v29), de flots magiques (v30), de féeries (37), de prodiges (v47) et de merveilles. Vocabulaire du conte de l’enfance, du merveilleux voire du fantastique qui dit combien est varié l’effet de ce rêve. (1)
     On sait que CB croyait avant tout au pouvoir de l’imagination et on comprend qu’il peut ici mettre en valeur des manifestations d’origine inconsciente qu’il a plaisir à restituer. Toutefois, le rêveur n’est pas totalement passif, il s’en faut, et s’il y a l’ivresse (enivrante v11) c’est une ivresse incontestablement contrôlée et orientée - ce qui s'oppose à la passivité  du poète au réveil (partie II). Du moins, c’est ce dont il veut nous convaincre. Sa conscience poétique est à ce prix.

b) la part du rêveur : le poète tient à en souligner l’importance. À commencer par l'emploi des possessifs (mon génie, mon tableau)

    Le rêveur a beau être ravi (sous le charme ou comme happé par la magie de la vision), il est actif en tant que “peintre fier de [s]on génie” et mieux encore, comme architecte de [s]es féeries : il y a en lui du bâtisseur de palais, de tours, d’escaliers et d’arcades, dignes de Babel, du concepteur de paysages et de travaux immenses. (2) Les décisions lui reviennent : “Je faisais à ma volonté” ("de toutes les facultés la plus précieuse" a-t-il écrit ailleurs)….Il a banni de ces spectacles le végétal irrégulier.” Bref, il s'est fait démiurge. Les images venues de l'inconscient ou d'adjuvants artificiels ont été sélectionnées et reconstruites.

c) le monde du rêveur : un rêve parisien sans Parisiens...
  

   Ce qui distingue ce terrible paysage / tel que jamais mortel n'en vit, c’est l’insistance mise sur la construction minérale (avec la volonté d'ordre, de cadre) et l’exclusion du végétal (“banni”), autrement dit l’expulsion de la Vie et du vivant, entendons de l'irrégulier, du désordonné, de l'anarchie végétale. Il n’est pas étonnant qu’il soit sans soleil et sans bruit (silence d’éternité - sans musique donc). Ce monde stérile est débarrassé des vivants (on sait que Baudelaire a horreur de la face humaine), des écarts, des anomalies, des maladies, de la vieillesse, des parasites, de toutes les corruptions matérielles et humaines (on note que seuls les Ganges sont Insouciants et taciturnes). C’est un monde mouvant, équilibré mais mort d'une certaine manière. Auto-régulé, se mirant en lui-même, il est le triomphe de la monotonie que CB déteste par ailleurs. Ce texte est, pour partie, l'anti-Charogne (putréfaction à la paradoxale vitalité exubérante) et il a peu à voir avec les CORRESPONDANCES.


  Ce texte en dit long sur une des aspirations du rêveur Baudelaire : certes, il a célébré ailleurs le soleil (3), les parfums, les beautés naturelles. Mais ici, il va au bout d’une certaine logique célébrant l’artifice et la cristallisation contre la laideur du monde qu’il retrouve au réveil (partie II) : ténèbres dénoncées dans de nombreux poèmes (dont les SPLEEN), bruits brutaux de la pendule (57) qui  soudain réintroduit le Temps inexistant dans le rêve et résume tous les sons heureusement disparus du rêve), engourdissement qui fait regretter les jeux de formes et de lumières.

 Il lui restait, les yeux (encore) pleins de flammes et fort de sa mémoire stimulée par l'inconscient, à construire en vers (c'est ici  toute sa recherche poétique (4) ) ce monde froidement idéal, ce terrible paysage (v1), à la pureté tranchante dont il n'a gardé que l'image / vague et lointaine.... (5)

   RÊVE PARISIEN est donc un rêve fait à Paris mais ne faisant aucune place aux Parisiens. Dans l'absence de bruit on doit aussi comprendre l'absence de parole...Si l'on oublie la parole poétique...la seule qui compte.(6)

 

Pour Antoine

 

NOTES

(1) Beaucoup de commentateurs renvoient aux PARADIS ARTIFICIELS. La tentation est grande mais sur bien des points elle est une facilité qui n'éclaire pas assez. L'absence du son (un silence d'éternité) n'est pas prise en compte et les parallélismes sont limités. L'insistance mise par Baudelaire sur la volonté dit combien, tout en tenant compte de certains aspects, il tient à s'éloigner de rapprochements convenus.

(2) L'édition Pichois propose une source possible, une composition picturale de Henry Edward Kendall fils qu'évoqua Baudelaire dans deux textes (l'auteur de la Pléiade ajoute Piranèse...) mais il en est bien d'autres chez Gautier, Poe, Swedenborg, Novalis etc.

(3) Dans la section TABLEAUX PARISIENS, cf LE SOLEIL.

(4)Pichois, avec d'autres, loue «les strophes d'octosyllabes à rimes croisées avec prédominance du vocalisme  i à la rime rendant un son cristallin et donnant l'impression que ces vers sont - selon l'expression de J. Crépet et G. Blin - taillés net comme du cristal»

(5)Il faudrait mettre en relation cet onirisme et l'attitude créatrice du poète avec les pages de Baudelaire consacrées au dandy et au dandysme.

(6) On se souviendra d'un passage du poème en prose intitulé ANYWHERE OUT OF THE WORLD « Dis-moi, mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d’habiter Lisbonne ? Il doit y faire chaud, et tu t’y ragaillardirais comme un lézard. Cette ville est au bord de l’eau ; on dit qu’elle est bâtie en marbre, et que le peuple y a une telle haine du végétal, qu’il arrache tous les arbres. Voilà un paysage selon ton goût ; un paysage fait avec la lumière et le minéral, et le liquide pour les réfléchir ! » Dans ce cas demeurent les Lisboètes...

Partager cet article
Repost0
9 septembre 2018 7 09 /09 /septembre /2018 07:23

  «En vérité, écrivit Charley, nous sommes comme des bateaux qui passent dans la nuit.» En Patagonie (page 258)

 

     Au début des années 1970, à Paris, Bruce Chatwin (1940 / 1989) rendit visite à Eileen Gray. Dans son salon était accrochée une carte de la Patagonie qu'elle avait peinte à la gouache. Il confia à son hôte avoir toujours voulu aller là-bas.

«-Moi aussi [lui répondit-elle]. Allez-y pour moi.»

  Il partit avec un sac et deux livres (Mandelstam, Hemingway). Son séjour dura environ six mois. Il donna lieu à un récit de voyage constitué de 97 paragraphes - chapitres d'inégales longueurs publié en 1977.

 

________Pourquoi la Patagonie ? 

 «J'expliquai, nerveusement et en espagnol, les raisons de ma présence : Charley et le paresseux géant.» (p.310)

   On vient de lire la circonstance qui donna l'impulsion au voyage. Dans ce qui apparaîtra avec la construction du livre comme son élément cadrant, Chatwin revient plus en détail sur ce qui, dès l'enfance, faisait partie du fantasme Patagonie. «Au commencement donc, derrière une vitre d'un meuble se trouvant chez sa grand-mère Isobel, un fragment de peau (cuir épais couvert de de touffes de poils roux) envoyé par courrier longtemps avant par Charley Milward, commandant de cargo demeuré à Punta Arenas et cousin de cette grand-mère. La légende familiale voulut longtemps que cette peau vint d'un brontosaure. Le jeune Bruce dut déchanter sous les critiques de son professeur de sciences naturelles : le brontosaure n'était en fait qu'un mylodon (ou paresseux géant) que Milward avait trouvé dans une grotte du fjord d'Ultima Esperanza. Il avait vendu ossements et fragments de peau au British Museum.»

 Tout aussi plaisamment Chatwin rappelle un autre souvenir, celui de la guerre froide et de l'image qu'un jeune anglais d'alors se faisait de Staline. Devant les risques d'une guerre atomique déclenchée par le cannibale du Kremlin le refuge en Patagonie séduisit de jeunes tacticiens amateurs...

  Un morceau de peau de mylodon (géant mammifère herbivore de trois mètres de long et ayant une masse d'une tonne, confondu un temps avec un animal du Jurassique supérieur), une grotte (1), un navigateur parmi beaucoup d'autres, un espace (supposé) protégé par sa solitude éloignée : voilà ce mélange de faux, d'imaginaire, d'hypothèses fantaisistes, de lectures multiples et de désirs  qui un jour poussa Chatwin à entreprendre un circuit en Patagonie où il apprit aussi les mésaventures romanesques du plésiosaure de Martin Sheffield.

 Vers la fin, son récit nous mènera dans cette grotte (§ 93) parfaitement décrite dans sa pauvre banalité et nous confiera une étude apparemment exhaustive (et d'une méticulosité très borgesienne) prenant en compte toutes les hypothèses qui pendant plus de deux siècles se combattirent à son sujet et à celui de son hôte archaïque, en nous livrant tout le circuit possible que suivit la fragment de peau qui avait fini chez sa grand-mère. Regardant dans la grotte envahie d'étrons de paresseux et où, près de l'entrée se dressait un petit autel dédié à la Vierge devant lequel priaient ce jour-là des sœurs de Santa Maria Auxiliadoria, il tomba sur quelques touffes de ce poil roux qu'il connaissait si bien. «J'avais atteint le but de ce voyage ridicule

On devine que ce voyage ne fut ni vain ni ridicule. Un objectif patent peut cacher bien d'autres objets latents.

 

_______Forme

  En Patagonie se caractérise par des paragraphes plus ou moins longs qui mêlent la description, le dialogue, le récit (d'une visite, d'un échange ou de résumés biographiques de personnages rencontrés qui intriguaient le marcheur) et la réflexion qui prend parfois la forme de micro-essais. Un mot sur les descriptions : de façon canonique, elles concernent quelques animaux (par exemple les différents albatros), les paysages (le romantisme de l'infini n'est pas son fort), les différentes constructions (il aime repérer les influences anglaises, allemandes, nord-américaines), les décors intérieurs des maisons qui l'accueillent. Souvent tenté par humour ou ironie, il a un goût marqué pour la définition de l'esprit des demeures, pour le portrait vif, le détail significatif (telles photos de Peron, d'Évita ou d'Isabel) mais le plus important se situe dans sa volonté de ne parler que de ce qu'il a vu ou entendu dans l'instant. Et sans chercher à faire stylistiquement de l'instantané immortel. (2)

 

________ Un voyageur (presque) comme les autres 

   

  Le voyageur Chatwin se distingue de plusieurs façons. 

   Deux choses frappent d'emblée : d'une part, on comprend que Chatwin a tenu un journal de ses étapes (il en offre un extrait pris dans les carnets de moleskine rendus célèbres par Hemingway) mais qu'il a souhaité ne garder que les données qui lui paraissaient essentielles et que, d'autre part, le voyageur parle à peine de lui, ce qui ne veut pas dire qu'il est absent de ses récits, bien au contraire. Le voyage prime largement sur le voyageur qui ne se met jamais en avant quand il s’agit de ses conditions de déplacement ou d’hébergement. Il ne s’appesantit pas sur les moyens de transport qui sont variés : bus au départ de Buenos Aires (station Patagonia), camion en auto-stop (le camion Rosaura se révélera très revêche), cars de nuit dans le Chubut, marches parfois très longues (mais qu’il préfère au cheval - on lui prête pourtant un cheval hongre à Las Palmas), taxis de hasard,avion-taxi (qui le mènera à Porvenir en Terre de Feu pour visiter une ferme déjà très ancienne), barques ou bateaux nécessaires dans l'extrême sud.

 Avec parcimonie il livre ici ou là quelques repères temporels : Noël chez des Gallois ; en février, il est à Puerto Deseado, après avoir découvert un endroit qui inspira une légende d’Eldorado qu’il documente bien et dont il rappelle d’autres versions (proches ou lointaines) ; il approche de la Terre de Feu en été et se trouve à Puerto Williams (base navale du Chili sur l'île de Navarino) quand cet été est déjà bien avancé.

 Zigzagant entre la côte atlantique et la cordillère (en particulier en parcourant la province immense du Chubut) et rejoignant, après la Terre de Feu et Ushuaia, la côte pacifique pour remonter un peu vers le nord avant de quitter la Patagonie, il alla tout d'abord vers l'ouest puis revint vers la cote est (San Julian, Santa Cruz, Rio Gallegos où il interrogea des émigrés chiliens de l'île de Chiloé), passant de villes en villages et d'estancias en ports souvent fondés par de célèbres navigateurs et suivant parfois des routes à peine des routes, des pistes à peine des pistes. Son souci des transitions nous le fait suivre aisément sur une carte. 

 Rien n'est rapporté qui relèverait de l'exploit comme s'en flattent certains récits de voyage récents. Bien qu'omniprésent dans toutes les strates de son récit, bien que la moindre remarque reflète toute sa personne, Chatwin attire rarement l’attention sur lui. Il dort plus ou moins au gré de ses rencontres et des nuances de l'hospitalité. Ici, il partage la paillasse de gauchos, ailleurs, il se contentera d'un buisson. Quand il signale que son sac est alourdi de pierres ou d'ossements ce n'est pas pour se plaindre. Il est blessé à la main vers Las Pampas, dernier village avant la frontière, et confie une seule fois avoir souffert parfois de la monotonie de son alimentation et de maux de tête. Le passage le plus personnel et, semble-t-il, le plus dangereux, correspond à l'épisode du lac Kami dont il rêve depuis l'enfance. À peine quelques pages. Le narrateur ne veut surtout pas faire grand cas du voyageur qu’il fut. Et on doit lui être reconnaissant de n'avoir pas succombé à l'épique du vent déchaîné, au lyrisme des grands espaces comme on en trouve partout quand il s'agit de la Patagonie et comme le raille Alejo Carpentier dans son si drôlement profond, la Harpe et l'ombre.

 

________ UN VOYAGE PRÉPARÉ 

 «Il me restait une chose à faire en Patagonie : remplacer le morceau de peau perdu.»(page 297)(je souligne)

      Tout prouve que Chatwin savait où il allait et qui il voulait voir, même s'il est difficile de faire le départ entre les lectures préparatoires et les lectures (et relectures) complémentaires qui vinrent après le voyage. (3) 

    Dès le début, il espère retrouver Bill Philips le petit fils d'un pionnier de la Patagonie (qui lui apprend que Darwin est venu dans la région) ; plus tard, à Epuyen, il se présente comme faisant une enquête sur un aventurier texan nommé Sheffield qui prenait la Patagonie pour une extension du Far West et chercha même longtemps de l'or dans toutes les rivières. Ce pionnier fut au cœur d'une découverte (supposée) de plésiosaure qui tomba en pleine campagne électorale que Bruce Chatwin narre de façon plaisante. Tout prouve aussi qu'avant son périple, Chatwin avait en tête d'approcher de la maison de Butch Cassidy à Cholila et d'enquêter (il le fera longuement) sur la fin (discutée) du célèbre trio de bandits (Butch donc, Sundance Kid et son amie Etta Place). Même à Rio Gallegos il suit encore leurs traces et entend parler d'un de leurs "exploits". S'il se rend à Valle Huemeules (dix heures de marche sans voir de camion) c'est pour découvrir l'ancien élevage de Charley Milward qui est comme on a vu, doublement à l'origine de sa quête. Chatwin sait depuis longtemps que tel ou tel port a accueilli Magellan (il a lu Pigafetta) ou Francis Drake ou Charles Darwin. À San Julian, il prend une barque pour aller voir la tombe de Doughty le mutin décapité par Francis Drake, en des lieux où, il nous le rappelle, cinquante ans avant, Magellan avait lui aussi pendu ses mutins.... 

    Ce qui ne veut pas dire qu'il oublie l'improvisation et néglige les cadeaux de la chance : il changea parfois de direction au gré des rencontres (pensons à la licorne du Père Pallacios). Par hasard, à Rio Gallegos il découvre un livre récent de Bayer, Los Vengadores de la Patagonia Tragica qui évoque en trois volumes la révolte anarchiste de 1920-1921 contre les propriétaire d'estancias. Il peut ainsi raconter très longuement le destin de l'anarchiste Soto. 

 On l'aura compris : ce voyage est hanté par les livres. On sait combien le voyageur fut très tôt fasciné par les récits et les aventures de navigateurs plus ou moins connus. À Ushuaia, il rappelle qu'il a lu la biographie du plus célèbre bagnard du lieu dont il dessine l'étonnant destin. Ici ou là, il rencontre des inconnus qui sont de grands lecteurs (la vieille Russe au goût très sûr quand il s'agit de la poésie de son pays ; le poète appelé par ses voisins "le Maestro" (sa bibliothèque ne doit pas être bien différente de celle de Chatwin)). Chatwin avance même des propositions littéraires originales que lui inspirent ses déplacements argentins : il s'arrête quelque temps sur Coleridge et son DIT DU VIEUX MARIN ; il n'hésite pas, textes en main, à faire de Caliban un descendant de Patagonien. Un professeur argentin lui fit remarquer la possible influence d'un roman de chevalerie Primaleon de Grèce dans la détermination du nom Patagon. Chatwin renvoie aussi à l'Enfer de Dante, il cite John Donne, Gongora. À propos des Indiens il est sévère avec le racisme qui suinte du roman d'aventure d'Edgar Allan Poe, LES AVENTURES D'ARTHUR GORDON PYM. Quand il aura atteint la Terre de Feu il aura la chance de lire le dictionnaire Yaghan de Thomas Bridges, prêté par la petite-fille du révérend : il en fera grand cas pour notre plaisir. Sans oublier le livre du fils du révérend, Lucas Bridges, auteur de The Uttermost Part of the Earth qui fut un des livres favoris de l'enfance de Chatwin qui voulut aller admirer le lac Kami qui l'aimantait depuis l'enfance et parcourir un sentier ouvert par Lucas et ses amis Ona. À Punta Arenas il verra la résidence de ce Milward dont il nous narrera longuement les aventures et dont il citera un recueil inédit de merveilleuses histoires de mer rédigées la vieillesse venue. Plus nous avançons en sa compagnie, plus nous concevons le faisceau de causes qui ont concouru au désir du voyage, les livresques n'étant pas les moindres.

________  Populations 

   Le lecteur les découvrira dans leur hétérogénéité : elles permettent à Chatwin de nous faire connaître les multiples composantes socio-historiques de la Patagonie. Le récit et la curiosité de Chatwin nous donnent la sensation d'îlots de populations à peine repérables dans ces étendues immenses. C'est après Bahia Blanca (déjà à plus de 600 kilomètres de Buenos Aires) qu'il nous fait entrer dans le désert patagonien qui commence sur le Rio Negro et se caractérise pour n'avoir «suscité aucune manifestation de spiritualité mais [qui] a sa place dans le registre des expériences humaines.» Charles Darwin trouva «irrésistibles [l]es qualités négatives.» de ce "désert" qui retint aussi W. H. Hudson, le célèbre naturaliste.

 

 

 Aux premiers kilomètres déjà battus par le vent il traverse une région de riches éleveurs ; peu après, il signale les conflits entre Argentins fils d'immigrations différentes dont la variété éclate : Italiens, Anglais («Plus on descend dans le sud, plus l'herbe devient verte, les élevages de moutons riches et les Britanniques nombreux.»), Écossais, plus loin, Gallois, fondateurs de Puerto Martyn ayant fui la Grande Bretagne intolérante et qu'il aperçoit dans une vallée digne du Nil ; ailleurs, des Allemands qui ont connu la Colonia Nueva Alemannia vers 1905 ou, vers la fin de sa quête, le senior Eberhard descendant du découvreur de la fameuse grotte du mylodon vieux de 10000 ans, un Allemand dont le décor n'a pas changé en plus de cent ans. Ce seront aussi souvent des remarques sur le statut des péons, des observations sur les modes d'habitation (les bâtisses en dur opposées aux cabanes d'Indiens...). Il donnera en passant l'historique de la mainmise économique dans l'élevage du mouton avec l'exemple de Ménendez et Braun qui imposèrent un redoutable système d'exploitation qui s'appuyait sur la mise au pas d'immigrés venus de l'île de Chiloé, l'équivalent d'une déportation : plus tard, à Rio Gallego, il côtoiera ces immigrés et les interrogera sur la légende de la Brujeria qui renvoie à une secte étrange aux pouvoirs étonnants et aux coutumes aussi cruelles que totalitaires, savant mélange d'archaïsme et de science fiction. Le premier contact avec les Indiens a lieu avec des ouvriers venus du sud du Chili, les Araucans à la réputation redoutée. Il fait aussi la connaissance d'étonnants Persans missionnaires puis fréquente une colonie d'Arabes chrétiens ; à Sarmiento, il rencontre un grand nombre de Boers qui débarquèrent en 1903 et conservèrent des comportements archaïques et rigoristes qu'il verra encore ailleurs en descendant vers le sud. Un peu partout, il mesurera l'omniprésence des pères salésiens y compris dans la grande île de la Terre de Feu. Quand, ensuite, empruntant le canal Beagle il pousse plus à l'ouest et rejoint le Chili et sa base navale de Puerto Williams il côtoiera les derniers des Yaghan vivant «dans une rangée de cabanes à l'extrémité de la base» et  Grand-papa Felipe, «le seul Indien de pure race qui reste » lui dit un lieutenant. Sans doute l'îlot de population le plus tragique de son parcours. Dans ces parages il cherchera une estancia à Harberton où justement les Yaghans avaient été protégés à la fin du XIXème siècle par le révérend Bridges qui eut la patience et l'immense mérite de traduire leur merveilleuse langue. C'est le moment où il voit au plus près les conséquences de l'intervention coloniale qu'il a déjà croisée en bien des lieux auparavant. 

Plus satiriques seront les paragraphes consacrés à Punta Arenas qui lui permettront de dire quelques mots sur Allende et l'après Allende à travers les regards de quelques Anglais qui regrettent les bénéfices de la ploutocratie ancienne. Grâce à un avion-taxi il rejoindra Porvenir en Terre de Feu pour visiter une ferme déjà très ancienne qui appartenait à un contemporain de Charley Milward et qui, malgré la réforme agraire, gardait une forte empreinte anglaise....Plus loin, sur l'île Dawson, il ne put approcher du camp de concentration où étaient enfermés les ministres d'Allende. Il passera enfin par Puerto Natales, jadis célèbre pour ses abattoirs qui ébranlèrent psychiquement les Chilotes et qui provoquèrent un court instant des révoltes sociales maximalistes vite matées dans le sang. Avant de rejoindre la grotte qui était le but premier de son voyage il tentera de fouiller la vie étonnamment agitée d'un coiffeur. Macias, métis indien né à Chiloé qui avait aussi connu Buenos Aires s'était suicidé le matin même. Il avait participé dans les années 20 aux révoltes des Péons avant de se tourner vers Jéhovah : par un sursaut de marxisme il détestait Allende.... Une cicatrice dans le cou intrigua beaucoup Chatwin (encore une question de peau...) qui interrogea les proches du défunt. Ce dernier épisode condense remarquablement bien des aspects du voyageur Chatwin : son regard d'étranger, son goût du romanesque de n'importe quelle vie, sa connaissance de l'Histoire le rendent plus apte à deviner la tragédie intime de ce coiffeur et, plus profondément encore, le rendent sensible aux bouleversements de cette terre ébranlée par l'Histoire et son lot de migrations, émigrations, colonisations, exterminations, insurrections, appropriations, exappropriations. 

Il y a chez Bruce Chatwin une passion pour l'îlot et, en chaque être, pour l'île secrète qui l'anime.(4) 

 

_______Traversées

  Elles concernent évidemment l'espace (la géographie originale de la pampa, la géologie, la faune (les manchots et les albatros le fascinent), la flore) mais presque autant de nombreuses épaisseurs du Temps incarnées dans des lieux et par des êtres. Ce voyage retient  plus de morceaux du Passé que du présent.

 Rappelons-nous l'ouverture consacrée au symbolique mylodon et, bien plus loin, les découvertes du père Palacio. Au gré des déplacements du voyageur nous connaîtrons des lieux peu touchés par la modernité (dans la pampa les camions sont vieillots et tombent souvent en panne), les grandes villes ne l'intéressant pas («Je traversai trois villes ennuyeuses, San Julian, Santa Cruz et Rio Gallegos»). Il ne retient de la capitale argentine que son apparence ...russe.

 Nous faisons de grands sauts dans le temps, nous allons de façon discontinue de la suggestion du passé heureux des Indiens aux grandes étapes de leur domestication ou de leur extermination sans négliger la redécouverte tardive de leur langue, de leur culture. Nous rejoignions le temps des grands navigateurs : Magellan, assez peu, en 1593, l'odieux Cavendish et son subordonné John Davis qui vécut sur le Desire une épopée d’une rare violence et d’une cruauté extrême racontée dans un livre qui inspira, deux siècles après Le Dit du Vieux Marin de Coleridge, sans oublier, en 1650, les deux marins espagnols déserteurs et assassins qui relancèrent le mythe de l’Eldorado. Nous nous rapprochons aussi des immigrations du XIXème et de quelques grands moments de l'histoire récente (les débuts de l’élevage du mouton  (1877), son  boom avec les familles Menéndez et Braun qui dura après leur mort et a fait que certaines fermes ont longtemps ressemblé à “un poste avancé de l’Empire britannique" tandis que des immigrés de l'intérieur s'épuisaient à leur service. Nous apprenons les étapes de la révolte anarchisante et les méthodes de répression du gouvernement argentin. De façon latérale, en Argentine, il fait quelquefois allusion aux péronistes et quand il passe au Chili il ne donne de façon brève mais caustique que le regard biaisé de la bourgeoisie d'origine anglaise, autre îlot, protectionniste et raciste celui-là.

  Dans les milieux traversés domine souvent un certain archaïsme dû à un isolement plus ou moins récent, à un enfermement dans des traditions (les Boers), dans des souvenirs (les Gallois), dans des attentes utopiques. Pour comprendre ses arrêts, ses rencontres, ses quêtes mineures inséparables de la quête majeure il nous faudra nous arrêter sur un mythe que Chatwin trouvait éclairant et sur lequel il voulait écrire un grand livre. Auparavant, disons quelques-unes des beautés de son texte.

 

______Des profils

     En suivant ses pas qui nous mènent d'îlots en îlots nous avons la chance de découvrir des destins minuscules que Chatwin rend majuscules en peu de mots.

  Comment oublier le pauvre colosse écossais qui pleure sous les insultes, le poète isolé qui déclame ses textes, le pitoyable représentant en lingerie féminine (es loco) dont beaucoup se moquent, collectionneur de cailloux qui cite de la poésie ou médite sur la présence de dieu en tout, les deux Ecossais qui ressentent l'appel du pays mais qui manquent de moyens pour repartir, cet Allemand qui le guide sans lui dire un mot, ce gendarme de Paso Roballos qui tient contre l’ennui à force de hautes doses de légendes fumeuses («il souriait amèrement au mirage d’un rêve impossible»), cette propriétaire de l’hôtel de Rio Pico à l'hospitalité généreuse, cet aviateur lituanien qui adopta un couple d'Indiens, le jeune pianiste Anselmo (en réalité Enrique Fernandez) dont on veut croire au génie (un biographe de Chatwin nous apprendra qu'il est mort du sida à quarante ans), la spécialiste des fleurs sauvages qui fait, selon les saisons (en mai, les azalées du Népal par exemple), le tour du monde sans jamais prendre l'avion....

 Légèrement plus développée est la silhouette d'un "absent", ce coiffeur Macias dont la vie est reconstruite par Chatwin (qui d'un coup en sait plus que tous les proches et voisins), le jour même de sa disparition. Désespérant est le sort de la doctoresse Russe amateure de la poésie de son pays et soucieuse des nouvelles de la dissidence mais qui déteste aussi bien l’Europe occidentale que l’Argentine et n'a d'espoir qu’en une théocratie orthodoxe : du fond de sa tristesse, elle sait qu'elle sera toujours (et partout) exilée. Mémorable aussi la vieille chanteuse suisse, un des plus tristes portraits qui fait penser à un poème de Baudelaire. Cette femme fut d'une beauté extraordinaire : depuis longtemps, en reliant l'ici à l'ailleurs d'autrefois, elle a peint sur tous les supports de sa maison (Elle avait couvert de fresques chaque centimètre carré de mur (...)) des décors aimés (on devine un mélange kitsch) : comme l'enfant suspendue au dessus du vide qu'elle a représentée dans une peinture à l'huile, elle se croit protégée par un ange....

 

______Des figures 

   Plus amples sont les évocations de personnages auxquelles Chatwin est incontestablement attaché ou qui, au contraire, ne le retiennent que parce qu'elles lui semblent emblématiques d'une réussite qu'il méprise.

  Quelques navigateurs audacieux, fous d'horizon le hantent : Schouten et Le Maire, inventeurs du cap Horn, John Davis, Thomas Cavendish, James Weddell, Milward évidemment. Navigateurs qui sont, dans le même mouvement audacieux, tout autant massacreurs d'animaux (vingt mille manchots par exemple...) et de civilisations (qu'ils ne considèrent pas comme telles) qu'arpenteurs d'un monde qu'ils devaient à la fois contribuer à faire connaître mais aussi à soumettre durablement grâce à un quadrillage technique et idéologique toujours plus dense et longtemps indifférent aux natifs.

 On croise également des aventuriers de la connaissance, leurs recherches passionnées comme celles James Weddell (dont se servit Poe), leurs limites culturelles, leurs querelles théoriques sur les supposées lois de la migration (Fitz-Roy, Darwin). Chatwin évoque aussi des chercheurs en tout genre, chercheur d'or comme Konrad, chercheurs d'os ou de licorne comme le père salésien Palacios, présenté comme le génie encyclopédique du sud et que le marcheur ne suit pas toujours dans ses hypothèses.

  On accompagne des aventuriers comme Charley Milward (on a vu que ses récits sont parfois rapportés textuellement) ou comme l'Allemand Eberhard qui découvrit la désormais célèbre grotte du mylodon mais surtout et, très longuement, le trio Butch Cassidy & Co dont Chatwin suit le parcours instable et parfois violent un peu partout en Patagonie, s'échinant à trouver le signe exact de sa disparition. 

 On découvre des champions de l'horreur comme cet Écossais chasseur d'hommes, le Cochon Rouge qui, après le Soudan se mit au service des grands fermier patagonais et liquida un grand nombre d'Indiens pour finir dans le delirium tremens et les hallucinations de persécutions commises par ceux mêmes qu'il avait exécutés.

  L'écrivain nous touche encore avec quelques créateurs d'"oasis" au sein de l'exil assumé avec joie, comme Archie Tuffnell «qui aimait la solitude, les oiseaux, l'espace, le climat sec et sain.» et vivait sa retraite dans un décor ascétique qui correspond, à sa façon, à l'idéal de Chatwin tel qu'il l'avait défini dans son article "Un endroit pour accrocher son chapeau" qui appartient à ANATOMIE DE L'ERRANCE.

  À l'opposé, il insiste sur de brutaux fondateurs d'empires comme Ménendez et Braun les entrepreneurs qui bâtirent "un empire d'estancias, de mines de charbons, d'abattoirs, de magasins à succursales, de navires de commerce, et une entreprise de récupération d'épaves.» et étendirent leur pouvoir encore avec leur société La Anonima. Face à eux ou à leurs semblables, face à des gouvernements qui ne lésinaient pas quand il s'agissait de réprimer se sont levés ponctuellement des contestataires comme Antonio Soto (il mena un temps la révolte des Chilotes) ou Simon Radowitsky (le plus célèbre bagnard d'Ushuaia) qui le magnétisent au point qu'il consacre à chacun une dizaine de pages sans jamais tomber dans le dithyrambe. À l'égard de ces êtres dont il reconnaît les limites, la dureté, les erreurs percent un admiration incrédule pour ces forces parfois aveugles mais qui incarnent une sorte de pacte secret et indicible de chacun avec soi : avant de quitter la Patagonie, au moment du suicide du coiffeur Macias (natif de... l'île de Chiloé), Chatwin pense encore à Soto...

  Enfin, indissociables de l'aventure (et de la littérature...) s'imposent les aventuriers de la parole, les fabulateurs, les mythomanes avec une mention spéciale pour H. Grien, l'extraordinaire vagabond aux cent métiers, aux mille plagiats qui aurait mérité à lui seul un roman. 

  Lire Chatwin c'est épouser avec lui ces élans, ces départs, ces mouvements immobiles, ces énergies méconnues, contenues, gaspillées. C'est comprendre que son seul territoire est le passage. 

  

_________Abel et Caïn

    Cette succession de silhouettes et de portraits doit se comprendre à partir de ces deux personnages bibliques qui tenaient déjà une grande place dans ses essais antérieurs à la Patagonie et qui ont été recueillis dans ANATOMIE DE L'ERRANCE (5). Ils surgissent dans notre livre au moment où il est question des anarchistes (au § 60) : « L'histoire des anarchistes ne représente que le dernier avatar de la même vieille querelle entre, Abel, le vagabond, et Caïn, le thésauriseur de biens.» Chatwin conçoit, parmi de nombreux paradigmes, l'opposition des deux enfants d'Adam et Ève comme le symbole du vagabond (Abel, pasteur qui se déplace avec quelques repères et choisit plutôt l'oisiveté selon lui) et du thésauriseur de biens (Cain, l'agriculteur, l'artisan, le fondateur de ville et de civilisation) mais il est bien conscient des puissances de renversement de ce mythe : Caïn n'est-il pas condamné à l'errance?

  Sur la base de cette opposition fondatrice et universelle à ses yeux, y compris dans sa réversibilité, on voit mieux à l'œuvre ce qui attire notre écrivain voyageur ou le fait réagir et méditer. Même s'il a une préférence pour les premiers, tous les nomadismes comme tous les sédentarismes le passionnent. On comprend son regard sur les Indiens, nous y reviendrons, sur les grands et petits navigateurs (chasseurs d'horizons mais aussi avant-garde de la colonisation quand ce n'est pas de l'extermination), sur les exils migratoires qui transforment certains exilés en accapareurs (tantôt modestes tantôt gigantesques (ils font de l'élevage une arme économique et finalement ethnocide)) ou en dé-racinés qui gardent en eux la nostalgie de leurs origines et une totale fidélité à leurs valeurs comme les Boers ou les fermiers gallois qu'il évoque avec précision. «Mais tout s'en va en morceaux  dit Gwyneth Morgan qui voulait que la vallée reste comme elle, galloise. »

  De fait ce sont surtout les mobiles, les itinérants, les instables qui le retiennent, quelles que soient la distance parcourue et la durée des périples. Dans les portraits que nous rappelions on trouve aussi bien des nomades proprement dits que des nomades sociaux (combattants anarchistes changeant souvent de front) ou des nomades spirituels et culturels. 

 Ainsi définit-il Coleridge  : « (...) "un vagabond de la nuit", un étranger dans son propre pays natal, un instable errant d'un meublé à l'autre, incapable de se fixer quelque part, un cas grave de ce que Baudelaire appelait "la grande maladie de l'horreur du domicile"». Et on n'est pas surpris par cette allusion à Poe qui :« à l'instar de Coleridge, qu'il admirait passionnément, était un autre vagabond de la nuit, obsédé par l'Extrême-Sud et par des voyages d'anéantissement et de renaissance - vision enthousiaste qu'il communiquera à Baudelaire

 Dans ces conditions on comprend son attirance pour son guide d'un jour, Florentino Solis, ce vagabond sans femme ni maison ne possédant, outre quelques bœufs à la frontière, que deux poneys criollos, leurs selles et un chien. On ne s'étonne pas de son intérêt pour cette femme qui fait le tour du monde par passion pour les fleurs ni de ce qui le retient chez C. Milward ou ce qui l'étourdit chez Jemmy Button, ce nomade qui devint nomade forcé. On reste incrédule devant les aventures invraisemblables de ce petit avoué de province Orélie-Antoine de Tournens qui quitta Périgueux pour rejoindre la Patagonie et y devenir prince de cette Araucanie sur laquelle il crut un temps régner. On ne se demande même plus ce qui le pousse à "traquer" Butch Cassidy des décennies après sa mort, ni ce qui l'amène à raconter dans ses moindres rebondissements la vie de l'anarchiste Soto ou du bagnard d'Ushuaïa. 

 

 

  En réalité, ce qui retient Chatwin c'est ce qui fait éclater en chaque vie (comme en la sienne propre) cette catégorie opératoire à laquelle il tient à raison mais qui demeure insuffisante pour cerner nombre de destins (morceaux de vie) que l'espace patagon a rendu possibles. C'est tout un monde de nomades-nés, de nomades forcés (les deux Tehuelche déportés, arrachés à leur propre nomadisme) qui côtoient des assis puissamment ou modestement sédentaires chevauchant malgré tout un anywhere invisible. Il suffit de méditer quelques cas comme celui seulement cité pour son cantique d'«Anne Griffith, la mystique de Montgomery qui vécut dans une ferme isolée dans la montagne», celui du poète rencontré qui, sans quitter sa cabane poussiéreuse parvient à mettre en vers une dimension cosmique qui séduit le lecteur de Whitman. Le destin le plus émouvant concerne l'ancien hippie du quartier Haight-Ashbury de San Francisco, longtemps héroïnomane, qui trouva enfin sa vocation : la quête de travail dans des mines qui lui apportaient un sentiment de... sécurité même si les conditions en étaient mortelles. Il fallait simplement trouver une mine. Rien d'autre. Parlant des Yaghan qu'il étudiait, Martin Gusinde, leur ethnographe a eu ces mots si chatwiniens avant l'heure : «Ils ressemblent à des oiseaux migrateurs qui ne tiennent pas en place et ne trouvent le bonheur et le calme intérieur que lorsqu'ils voyagent.» Enfin que dire de ce Garibaldi qui jadis allait à pied en Bolivie, revenait vers le détroit et couvrait soixante kilomètres par jour et ne travaillait que lorsqu'il avait besoin de chaussures ...?

  La nomadie assumée, contrariée, détournée mène forcément au cœur mobile du livre. 

 

 

______LA QUESTION INDIENNE

«Ils ne songeaient qu'à retourner à leur ancienne vie de nomades.» (p295)

 

  Dans ce voyage comme dans beaucoup d'autres (américains ou non) une évidence redevient visible : l'importance géo-politique des noms (propres ou communs) et tout le pouvoir d'appropriation qu'ils représentent depuis des siècles. Dans le même geste le navigateur prend possession d'une terre, la nomme (ou la dé-nomme plutôt), la baptise (en lui imposant des signes, des emblèmes (croix, drapeau (Union jack), des croyances d'importation) pour finir par transférer "ses" indigènes comme éléments d"'une collection":«Pour cette raison il [le capitaine Fitz-Roy, commandant le Beagle] se réjouissait de cette nouvelle recrue (...) qui venait grossir sa collection de trois indigènes. L'équipage l'appela Jemmy Button»). Sous les noms, des vies niées, oubliées. D'indiens qui ne possédaient que ce qu'ils pouvaient transporter.

  Le sort des Indiens et leur représentation s'invitent assez tôt (et brutalement) dans le voyage avec la statue élevée par des Gallois dans les terres de long du fleuve Chubut : «Sur les côtés, des bas-reliefs de bronze représentaient la Barbarie et la Civilisation. La Barbarie était figurée par un groupe d'Indiens Tehuelche, nus aux muscles saillants et plats dans le style soviétique C'est peu à peu que leur sort est évoqué : ponctuellement, au détour d’un entretien avec des Écossais présents vers Bahia Blanca depuis plusieurs générations, il est question de raids indiens. Le récit qui accompagne l'aventure du cheval EL-MALACARA montre qu'un Gallois faillit se tromper sur des Indiens qu'il soupçonnait à tort. Si on peine à croire à l'histoire de l'avoué Orélie-Antoine de Tournens qui voulut devenir roi des Araucans, on sait en tout cas que cette ethnie a toujours rendu fous de terreur les Espagnols malgré une tentative de domestication féroce. Dans le récit des aventures de Soto on a vu l'importance des émigrés venus de Chiloé. Plus on descend vers le sud et la Terre de Feu, plus on prend la mesure du sort des Indiens : ils sont méprisés par des autorités savantes de passage (comme Darwin méprisant les Fuégiens), mis au pas par la plupart des religieux (6) au sein de leurs missions complices des propriétaires qui les poussent au reniement de leurs croyances dans les esprits des mousses et des pierres au profit de la tapisserie au petit point, du crochet et des devoirs d'écoliers. Enfin, ils sont liquidés d'une manière ou d'une autre (désespérance de la captivité, épidémie ou chasse aux hommes avec Cochon Rouge comme massacreur d'élite). Les remarques se font plus nombreuses sans jamais prétendre à l'autorité ni à l'ambition d'une soutenance de thèse ethno-historique. Qui a lu Chatwin sait qu'il peut être caustique : ici, il se contente de dire simplement, sans pathos, la réalité et le choc pour le lecteur pourtant averti par l'histoire de tout le continent américain est violent. En particulier, quand on voit les différentes administrations ou les grands colonisateurs s'appuyer sans ciller sur les "bons" Indiens contre les rebelles («mes Indiens civilisés, huit en tout "» dit Hobbs, l'homme qui nomma sa ferme Gente Grande, "le grand peuple" d'après les Ona qui y chassaient lorsqu'il arriva....) 

    Dans ses observations Chatwin alterne les angles larges et les gros plans. Dans le premier cas il évoque les différentes ethnies de la Terre de Feu (Onah et Haush, chasseurs à pied, Alakaluf et Yaghan (ou Yamana), chasseurs en pirogue), présentés comme nomades mais tout de même situés dans une île parfaitement divisée en trente-neuf territoires, ce qui n'empêcha pas un explorateur de parler des "alarmantes tendances communistes" de ces indigènes. En réalité, c'est la diversité des mouvements entre les canaux qui donne cette impression de nomadisme alors qu'ils ne vont jamais très loin comme on va voir.

 Dans le second cas il isole tel ou tel destin hautement symbolique comme celui de Jemmy Button ce jeune indien que nous connaissons pour avoir été embarqué (enlevé dirait mieux) par le navigateur Fitz-Roy (auteur du premier relevé des eaux australes) et qui connut Londres, apprit ce qu'apprenait un jeune anglais de l'époque, avant de revenir sur le Beagle avec Darwin qui l'aimait bien mais doutait de son appartenance à l'espèce humaine...alors qu'il avait lu le témoignage de l'aumônier de Drake trouvant ce peuple avenant  et inoffensif. On apprend ce qu'était, avant son départ vers l'Angleterre le quotidien d'un enfant indien, son éducation maternelle puis paternelle (l'initiation à la chasse et aux légendes). L'épisode londonien achevé (apprentissage de la langue anglaise, le jardinage, la charpenterie, et les plus pures vérités de la religion chrétienne, quelques mondanités), Jemmy revient dans son monde premier (Wulaia) et, au moment où le lecteur cherche à penser ce que peut représenter ce problématique double exil, cette double appartenance - dépossession, il apprend que Jemmy est devenu capable de violence à l'égard des Européens pour des vétilles (à nos yeux) et qu'il finit témoin des débuts de l'élimination (par épidémies) de ses frères .... 

 

  On prend conscience du cas d'école que représentait l'Indien dans la recherche de Chatwin sur le nomadisme qu'il tenait pour une branche de l'alternative qui s'offrit à l'homme et non pour un moment peu à peu condamné par la marche implacable vers la civilisation, l'écriture, la raison, les hiérarchies, les divisions, la technique. Toutefois, Chatwin ne cherche pas idéaliser le mode de vie des Indiens, il ne cache d'ailleurs pas leurs querelles intestines et reconnaît une partition fondamentale : « Le territoire d'une tribu, aussi rude et inconfortable fût-il, était toujours un paradis qu'on ne pouvait améliorer. Par contraste le monde extérieur était l'enfer et ses habitants ne valaient pas mieux que des bêtes.» (j'ai souligné). D'ailleurs, quand Jemmy revient dans son Wulaia natal, il dénonce avec virulence une tribu ennemie de la sienne («Yapoos! cria-t-il. Singes!... Sales! ...Bêtes...Non-hommes!...») 

   L'admiration pour un pasteur nommé Thomas Bridges et pour son écoute si attentive à la langue indienne (en dépit d'a priori religieux (l'erreur est à elle seule passionnante) qui le privèrent de certaines connaissances fondamentales) prouve que Chatwin croit tenir un aspect majeur de sa réflexion sur l'être (mot sans doute impropre) nomade même s'il concède que les Yaghans l'étaient peu, ce qui n'est pas indifférent («Les Yaghan étaient des nomades - nés, mais ils n'allaient jamais très loin. Leur ethnographe, le père Martin Grusinde a écrit d'eux : "Ils ressemblent à des oiseaux migrateurs qui ne tiennent pas en place et ne trouvent le bonheur et le calme que lorsqu'ils voyagent"(j'ai souligné)) Il ajoute une remarque qui confirme une autre fascination de Chatwin et manifeste la cohérence de son voyage en Patagonie : «(...) Et leur langue révèle une attitude proche de celle du marin obsédé par l'espace et le temps.»

  On sait que Thomas Bridges constitua un dictionnaire dont l'original est au British Museum (legs de son fils Lucas qui fut le premier Blanc à devenir l'ami des Ona) et qui émerveille le voyageur dans le temps qu'est alors Chatwin comme son lecteur qui découvre les essais de "traductions" à base de synonymes tout simplement lumineux et qui comprend le rôle éminent des verbes dans cette langue («Les Yaghans avaient un verbe pour saisir le moindre mouvement des muscles, la moindre action de la nature ou de l'homme.»). Il est dommage que Chatwin ne s'attarde pas plus sur ce que lui inspire cette langue apparemment privée d'abstraction mais dont le travail métaphorique tenait lieu en témoignant de la subtilité de l'entendement de ces "primitifs" qui connaissaient le bien et le mal mais d'une façon originale. Il a l'honnêteté de préciser ce qui représente une question aiguë pour son système de pensée: «Les couches d'associations métaphoriques qui constituaient leur géologie mentale enchaînaient les Indiens à leur sol par des liens qui ne pouvaient être rompus.»....

  Le paradoxe ultime apparaît au moment où Chatwin rencontre le dernier Indien "pure race" qui reste (probablement un parent de Jemmy Button) et qui a vu mourir tous les siens. Ce dernier lui apprend que ce sont les Anglais qui ont appris aux Indiens...leur propre langue.... Ce voyage l'aura mené vers l'élimination ou la relégation, la muséification, l'ethnologie posthume, sans oublier le tourisme, le commerce, l'exploitation marine (les raffineries...). Vers Herman Rauff, ancien nazi, inventeur du four crématoire ambulant, spécialiste de l'ébouillantement des crabes auquel l'avant-dernier paragraphe est significativement consacré. 

   Décrivant le musée des pères salésiens de Punta Arena le paragraphe 68 condense admirablement (autour d'une peau de loutre) tout l'art de Bruce Chatwin : il voit «les objets les plus tristes de ce musée, dont deux cahiers d'écolier et les photos de garçons à l'air intelligent qui y avaient écrit les deux phrases suivantes :

            LE SAUVEUR ÉTAIT EN CE LIEU ET JE NE LE SAVAIS PAS

              À LA SUEUR DE TON FRONT TU MANGERAS TON PAIN .

Ainsi les Salésiens avaient remarqué la signification du verset 19 du chapitre III de la Genèse. L'âge d'or se terminait quand les hommes arrêtaient de chasser, s'installaient dans des maisons et lorsque commençait la routine quotidienne.»

 

 

                   Un fragment de peau d'animal préhistorique conservé longtemps derrière une vitre mais qui fut jeté au grand dam du jeune Bruce ; quelques livres d'aventures, des récits de grands navigateurs, une grotte sordide qui contient d'autres morceaux de peau du mylodon, un lac sublime décrit dans un livre d'enfance.... Autant de désirs, autant d'appels, autant de manques qui poussent  à  les combler par tous les moyens. Autant de pièces d'un puzzle qui grandit au fur et à mesure de la partie et qu'on sait incomblable. Entre temps, des étapes qui mènent à bien des formes de nomadisme et de surplace.

  La fin a une dimension allégorique. Pour quitter la Terre de Feu Chatwin a attendu un bateau crasseux divisé en classes, aperçu des Chilotes évidemment relégués mais patients, revu le représentant en lingerie qui collectionne les pierres et les distribue, entendu La Mer joué sur un piano blanc auquel il manquait plusieurs touches par un homme d'affaires chilien qui semble ne connaître que ce morceau.... Toute vie, nomade ou pas, ne consiste-t-elle pas à jouer le même air avec des touches manquantes?

 

 Rossini , le 29 octobre 2018

 

 

NOTES

(1)Nous parlerons bien plus loin d'un recueil de Chatwin consacré au nomadisme et qui tient compte de la place de la grotte. Gardons en mémoire ce passage «1.L'errance est une caractéristique humaine héritée génétiquement des primates végétariens. 2.Tous les êtres humains ont un besoin biologique, d'une base, d'une grotte, territoire tribal, possession ou port. C'est quelque chose que nous partageons avec les carnivores.» Anatomie de l'errance (page 108)

 (2) Sur le genre des livres de Chatwin retenons cet extrait d'un bel article de W.G. Sebald : «De même qu'il constitue en définitive une énigme, de même ses livres sont inclassables. La seule chose évidente, c'est qu'ils ne correspondent ni par le propos ni par leur intention à un genre connu. Inspirés par une sorte de passion de l'inexploré, ils évoluent le long d'une ligne dont les jalons sont ces objets et phénomènes étranges dont on ne saurait dire s'ils appartiennent à la réalité ou relèvent des fantasmes produits de tous temps par nos têtes. Études mythologico-anthropologiques dans la lignée de Tristes tropiques, récits d'aventures qui se rattachent aux premières lectures de l'enfance, collection de faits réels, livres oniriques, roman de terroir et pièces d'exotisme nostalgique, acte puritain de contrition et vision baroque échevelée, reniement de soi et confession, ils sont tout à la fois.»

(3) Avec honnêteté l'auteur propose en fin de volume une bibliographie précieuse de ses "sources" de natures très différentes. La parente de Charley Milward joua un grand rôle :  on sait quel déclencheur d'imaginaire fut pour lui ce personnage et quelle passion il éprouva pour ses récits, ses photos et ses lettres.  

(4) On se demande pourquoi il n'a pas poussé jusqu'à Chiloé....À tort. Il y fut comme en témoigne Luiz Sepulveda dans LE NEVEU D'AMÉRIQUE qui raconte sa rencontre avec Chatwin à Barcelone, au café Zurich. Ils s'étaient promis de mettre leurs pas dans ceux de Butch Cassidy mais quand l'écrivain chilien en exil fut autorisé à rentrer dans son pays Chatwin avait fini son voyage. Sepulveda suivra les traces de son ami et celles de Butch Cassidy qu'il présente comme le "financier" des anarchistes d'alors.

(5) Dans ce recueil on doit surtout lire la lettre à Tom Maschler (février 1969) qui résumait bien le projet demeuré sans suite. 

(6) Il y eut de rares mais nobles exceptions. Mais on notera sans surprise la collaboration politique des pères salésiens dans l'île de Dawson et on méditera sur l'anecdote de la pirogue construite en secret.

Partager cet article
Repost0
22 mai 2018 2 22 /05 /mai /2018 07:20

  «... nous nous mettons en mouvement, moi, la langue, lui le bras...(...)

                                            (Epist à Damase)

 

 

                     Saint Jérôme de Stridon (347-420), un crâne à portée de regard, son lion, son rocher, son pupitre, son chapeau cardinalice, ses livres, son désert, plus rarement son hippocentaure. Voilà le Jérôme que nous proposent ses peintres. Les peintures, aussi fascinantes soient-elles, ne doivent pas faire écran.

    Dans un petit livre étourdissant de verve et d’érudition Lucrèce Luciani nous convie à redécouvrir un homme qui joua un rôle décisif en bien des domaines et qu'on connaît pourtant si peu. Jérôme, un passionné, un fol en livre, un «conquistador de la Lettre» qui aide à cerner au mieux la folie de lire et d’écrire, la folie littéraire : «la folie fut sa loi». Le démon s'avance dès le titre.

 Imaginez : avec Jérôme nous serions à la naissance de la lecture occidentale (sa forme, sa nature, son impensé) dans toute sa fureur. On ne s'étonnera pas de voir apparaître Borges.

 

Présentation 

 

    Le livre nous propose trois chapitres : la bibliothèque flagellée, le Cabinet de lecture, le désert. Le premier s'ouvrant sur de nombreuses questions qui orientent notre attente («Qu'est-ce qu'un liber à l'époque patristique? D'ou vient le mot? (...) Quelles sont les techniques, la graphie, les procédés de conservation et d'"imprimerie"? Quel est le rôle des copistes dans la transcription? Où se place la tachygraphe? Avec quels matériaux compose Jérôme son astelier? Comment ça se rédige, s'édite, se diffuse, s'archive?»)  et  chacun ayant un regard sur un tableau d'un peintre célèbre (Sano di Pietro, Antonello da Messina, Lorenzo Lotto)  mettant en scène notre saint.

 

Autres cadres : deux longs extraits de lettre (à Julia Eustochum) l'un rapportant un rêve pénible et traumatique datant du séjour à Calchis, l'autre décrivant au milieu des privations et des souffrances les tentations qui harcèlent l'ermite et qui lui font même redouter le repli de sa cellule. Une certitude s'impose tout de suite : l'ermite aux livres est une anomalie de son temps.

 

    L'auteur traverse temps et espace, multiple les angles de vue ou d'attaque, prend parti et, pratiquant sans réserve l'impératif, vous interpelle, vous exhorte, vous conseille, vous guide dans la bibliothèque de Jérôme et de ses contemporains, dans sa grotte («tandis que je vous parle, j'ai réussi à déplacer la fameuse roche où se tient notre daîmôn aussi immobile et sage que son alter ego.»), dans sa cellule, vous imagine même voulant devenir son scribe et, accessoirement, vous renvoie dans sa propre bibliothèque où nous pouvons trouver un livre de Perec en train de regarder un célèbre tableau consacré à Jérôme....

 

Jérôme

 

     Lucrèce Luciani a lu tous les spécialistes de l'Antiquité chrétienne et de Jérôme, commentateurs et biographes, auxquels elle renvoie parfois mais son livre n'est ni une biographie ni une étude de plus d'une spécialiste de la patristique.

 Le livre situe promptement le personnage dans l'Histoire: «Toute la quintessence de Jérôme se rassemble et se déploie dans sa passation d'un érudit profane en un savant chrétien.» Le solitaire aura vécu dans des entre - deux significatifs :« (...) historiquement entre volumen et codex, comme entre papyrus et parchemin.» Plus loin :«(...) dans l'entre-deux de l'anachorèse et du cénobitisme.» Retenons deux des nombreuses formules qui parsèment heureusement cette étude si vivante : «Jérôme est un "tiré à part" de toute la chrétienté. A contrario de ses pairs, il échappe à toute charge ecclésiastique, et peut alors s'adonner à sa passion de la littérature.»(1) ; «La conversion de Jérôme est atypique, un hapax dans l'histoire de la sainteté.»....

  L'auteur choisit donc de cerner ce fichu caractère (ses lettres, sa violence polémique, ses insultes (Jovinien est un chien qui retourne à son vomissement) l'attestent assez, tout comme ses échanges avec des femmes qu'il soumet sans scrupule à son obsession) sous le seul angle de la passion : Jérôme ne peut se passer de toucher, de lire, de traduire, de dicter, d'écrire, de composer, d'éditer (moment capital). À tout prix. Il ne connaît aucune autre occupation. Dit autrement : «Cueillir, glaner, rassembler, choisir, recueillir, lire : voilà toute l'activité de Jérôme. Lire, issu du bas latin legere "ramasser, cueillir", assembler les lettres par les yeux, legere oculis.» Rappelons qu'il échappa à toute charge ecclésiastique....

  Pas de doute, c'est un forcené qui ne correspond pas seulement aux nombreux rôles que les biographes lui attribuent classiquement (épistolier, styliste, traducteur, écrivain commentateur, romancier, guide spirituel, conférencier, redoutable satiriste, mordant polémiste) mais qui condense tout en un seul état (l'ardeur) voué au combat permanent avec à portée de main, les livres, sa propre chair. Lucrèce Luciani parle à un moment de « sa chair bibliothèque qu'il incarne lui-même.»

 

 

Médiologie

 

    L'auteur nous offre une brève mais passionnante exploration de l'histoire matérielle du livre, de son écriture, de sa lecture et de sa production. On apprécie les rappels sur les différents matériaux et supports (la victoire du parchemin auquel quelques lignes parfaites sont consacrées) comme sur leur emploi ( 2), sur les outils, les formes (le codex (dont on voit les étapes) fut une révolution), les types de fabrication (3). On lui est reconnaissant pour ses explications sur les dispositions successives du livre (la position debout fut tardive) comme pour la présentation de ses agents, les scribes, ces forçats de la tachygraphie qui ont besoin de deux ans de formation et dont les erreurs sont vertement dénoncées par Jérôme qui ne connaît que la dictée ultra-rapide et ne voit pas dans quel inconfort (quelle fatigue pour les genoux !) ils sont pour copier, collationner, corriger pour finir par être houspillés. On mesure combien il leur faut pour faire vite, abréger, écrire serré, sans espace, sans ponctuation.

   Dans toutes les étapes parcourues à pas d'ogre dévoreur d'anachronismes qui va et vient dans le temps abondent les remarques sur les repères d'innovations techniques (la pratique du volumen, ce qu'elle implique, le cousoir au XIIème, les chaînes si étonnantes) et le lecteur est sensible à la qualité du lexique "technique" (alumnus, notario, librarius, scribor, antiquarius, incumbo, etc.)) aussi bien qu'à l'attention prêtée au travail étymologique qui donne tellement à penser (notamment quand il s'agit de la proximité avec l'arbre). (4)

  On découvre encore la distribution du livre, sa diffusion immense (grâce au parchemin), sa circulation (en compagnie des lettres - en bateau, dans des ballots) et leurs effets, en particulier les polémiques et même les plagiats dont Jérôme ne s'exempte pas toujours.

 

Lieu

 

  Plus encore qu'en médiologue avisée,  Lucrèce Luciani, après avoir visité toutes les bibliothèque de Jérôme (il est comparé justement à un escargot), interroge la bibliothèque comme lieu (qui fait lien), lieu intime fabriqué par le livre (et non l'inverse), lieu à la fois atelier (aucun bureau, aucune étagère, nul dressoir) et, avant tout, espace non seulement physique (à la matérialité bien marquée mais avec des formes souvent variées (vous passez du fortin de papier apparemment solide à la bulle échographique  façon Jérome Bosch)) mais psychique et somatique dans lequel les notions de contact ou de contenant sont bousculées. Utilisant le présent de vérité générale (« Approcher un livre désiré, le toucher, l'ouvrir est une expérience délicieuse et délirante.»), Lucrèce Luciani ne laisse pas de doute sur la dimension sensuelle, affective, érotodémoniaque de l'expérience. Le désir règne en maître dans le prodigieux pays sans foi ni loi de la littérature. Dans cet essai, outre une belle intuition du temps de la bibliothèque, se faufilent avec virtuosité les motifs du colimaçon et de l'ombilic qui ont la force de l'image pensante. 

 

 

  Le démon de saint Jérome est vraiment un livre rare, indispensable au loisir lettré : il mérite une place dans votre bibliothèque enfin reconsidérée et il vous encourage à tous les contre-transferts....

 

 Rossini, le 29 mai 2018

 

 

NOTES

 

(1) Ajoutons que la distinction entre patristique et scolastique est lumineusement expliquée. (p101)

(2) Quelques conseils ?

«Pour économiser l'achat des matériaux aussi bien que les services d'un scribe professionnel, vous disposez d'au moins trois moyens : 

 Utiliser le verso d'un rouleau déjà utilisé, sur un opisthographe.

 Écrire sur un rouleau ou codex dont le texte a été effacé, sur un palimpseste.

 Transcrire personnellement le texte en commençant votre chapitre par le pied-de-mouche (signe de forme arrondie) et en le poursuivant par trois points de trèfle ou moucheture avec leur petit trait vertical (afin de mieux attirer l'attention de votre lecteur).

 N'omettez pas de tracer la réglure à l'aide du mistara, appareil-peigne muni d'une pointe.

À vos plumes!»

(3) On lit avec bonheur le petit éloge de la bricole. (p 69)

(4) «Très féru d'étymologie lui-même, Jérôme ne manque pas de vous signaler la vôtre, toujours admise : librarius vient de l'arbre dont le bois et l'écorce servent à la fabrication du livre (...)»

 


 

Partager cet article
Repost0
21 novembre 2017 2 21 /11 /novembre /2017 05:52

 

 «Qu'est-ce qu'on fait, là? On vit comme pas des hommes ; on meurt comme pas des morts. Ah la la!» 

 

          En 1849, Fiodor Dostoïeski est arrêté par la police du Tsar pour avoir comploté contre l’État au cours de réunions (autour de Pétrachevski) où l’on lisait beaucoup Fourier, Saint-Simon. Si son frère est innocenté, Fiodor, lui, après avoir subi un simulacre d'exécution doit, les fers aux pieds, rejoindre le bagne de Omsk en Sibérie où il restera quatre ans sans aucune réduction de peine malgré un comportement exemplaire. Il bénéficiait alors d'une certaine notoriété pour quelques romans et surtout pour ses Pauvres gens.

 Privé de livres (sauf une Bible qu'on lui volera), il rédigea quelques notes qu'il utilisa plus tard lors de son séjour militaire à Sémipalatinsk où il renoua aussi avec le roman dont le très drôle Bourg de Stépanchikovo et ses habitants. Enfin, c'est à Saint-Pétersbourg (qu'il retrouvait après dix ans d'absence), que parut en revueà partir de 1860, Carnets de la maison morte.

 

  Titre            "La maison morte!" me disais-je. 

   On sait que jusqu'à André Markowicz on donnait comme titre à cette œuvre Souvenirs (ou Récits) de la maison des morts ou, plus gogolien  (auteur aimé de Dostoïevski et cité dans son texte) La maison des âmes mortesL'expression russe dit plus exactement : maison morte. Et c'est cette formulation qu'il faut méditer. 

 Dans le souvenir du narrateur, le bagne est très tôt assimilé aux ténèbres. Il raconte : «Et c'est pourquoi (...) - une angoisse terrible, oppressante me torturait de plus en plus. "La maison morte!" me disais-je, observant parfois dans les ténèbres, depuis l'entrée de notre caserne, les détenus qui rentraient du travail et traînaient paresseusement sur l'esplanade du pénitencier, des casernes à la cuisine, et retour.» Pourtant, il concède qu'au bout de quelque temps, par habitude, « [il]marchai[t] dans le pénitencier comme [s'il] était chez lui.» et il reconnaît qu'«une fois notre caserne fermée, elle a pris soudain une sorte d'apparence particulière - l'apparence d'une vraie maison, d'un foyer familial. C'est seulement là que je pouvais voir les détenus, mes camarades, entièrement comme chez eux.»(j'ai souligné) Malgré l'horreur que nous verrons en détail, c'est un foyer. Dans la mesure où cesse pour la nuit toute intervention extérieure, où se relâche la surveillance. Cependant, beaucoup plus loin, il corrigera : «J'ai déjà dit également que, pour ce qui est de s'habituer à cette vie, même les autres prisonniers ne le pouvaient pas. (...) J'ai déjà dit que tous les prisonniers vivaient au bagne comme pas chez eux, mais comme à l'auberge, ou comme des soldats en campagne, comme un peu à l'étape. Les gens déportés pour la vie, eux aussi, s'agitaient ou se sentaient bouleversés, et chacun d'eux, sans aucune exception, rêvait en secret à quelque chose de presque impossible.» Il parlera plus tard des (trois) grandes tortures du bagne. Le titre Carnets de la maison morte met en avant la torture fondamentale : vivre (avec la sensation de passage !) dans le foyer de l'extériorité même (à part, allons nous lire), espèce de mort vécue de façon anticipée, à petit feu. Lequel foyer initie au plus profond, pour le pire et, parfois, le meilleur.

La maison morte est définie à la première page : "Chez nous, il y avait un monde absolument à part, qui ne ressemblait plus à rien, il y avait des lois à part , des costumes, des mœurs et des coutumes, et une Maison morte en vie, une vie - comme nulle part ailleurs et des gens à part.»(j'ai souligné) Maison morte en vie, maison animée de mort mais maison pas tout à fait morte à l'humanité. C'est justement, malgré l'abaissement de tous, l'objet des Carnets qui montreront que la maison morte tue aussi (lentement ou vivement) des êtres exceptionnels que ce foyer n'a pas empêché de révéler. Seuls ceux qui en sortent ayant droit à « La liberté, une vie nouvelle - cette résurrection d'entre les morts...(...)»(Je souligne)

 

Foi  

  Le lecteur mesurera vite la place de la croyance dans les souvenirs de la maison morte. De fréquentes exclamations (comme mon Dieu !), une pratique rituelle aux grandes fêtes (Noël, jeûne pour carême),  quelques phrases frappantes (sous le regard de Dieu) et quelques références implicites attestent la présence d’un système théologique et  moral qui résiste au pire des désordres et qui semble même renaître au contact de l'enfer en réorientant la pensée de l'écrivain dans le sens d'une foi populaire.(1)

 

Une ouverture romanesque : un cahier, assez volumineux, laissé inachevé...

 Dans une introduction de quelques pages, un narrateur inconnu évoque avec beaucoup d'ironie la Sibérie, ses fonctionnaires de passage, ses sages qui ne veulent pas la quitter. Il a fait connaissance   avec Alexandre Pétrovitch Goriantchikov (désormais ici, Alexandre Pétrovitch), colon né en Russie qui passa dix ans au bagne pour avoir, à vint-cinq ans, tué (par jalousie) sa femme et qui, libéré, survivait en donnant des cours. Prématurément vieilli, il parlait peu mais tout prouvait qu'il était cultivé. Son choix de vivre isolé, indifférent à l'actualité locale faisait qu'on le soupçonnait de folie. Malgré les réticences de l'ex-bagnard qui se croyait épié sans cesse, le narrateur, intrigué et attiré, lui parla mais il fut pris de honte à le voir terrorisé par ses questions. Après une courte absence, le narrateur apprend que Pétrovitch est mort. Il cherche encore à le mieux connaître en interrogeant sa logeuse et sa petite-fille Katia. Il les quitte avec des papiers du défunt parmi lesquels il découvre un cahier, «peinture, quoique sans plan, des dix ans qu'[il] avait passés au bagne.», parfois interrompue par des passages délirants. Il décide de publier ce tableau d'«un monde entièrement nouveau, jusque-là inconnu» et dont «l'étrangeté de certains faits, certaines remarques particulières sur un peuple perdu [le] captivèrent

  Ce personnage de Pétrovitch est une invention. Dans les faits, il n'est pas exactement Dostoïevski (la durée du passage au bagne est différente et il n'a rien laissé de délirant) même si au camp il est traité avec respect comme quelqu'un qui a beaucoup lu et si, vers la fin de son emprisonnement, il bénéficie de privilèges. Le narrateur que nous allons suivre lui doit beaucoup pourtant, à commencer par la qualité des observations et des réflexions. Mais si on compare Les Carnets avec la lettre de Dostoïevski adressée à son frère et parlant du bagne au moment de sa libération il est évident que les impressions du livre, tout en étant très sévères («les ragots, les intrigues, les commérages, la jalousie, les haines, la méchanceté restaient toujours au premier plan de cette vie de ténèbres») sont nettement moins critiques envers les bagnards traités alors d'"ennemis" (à cause de leur haine des nobles) et dans l'ensemble moins plaintives (il ne parle jamais de ses crises d'épilepsie (il en connaissait plusieurs par mois), de ses rhumatismes). Une distance est venue avec l'écriture : certes, il insiste sur la persécution qu'il dut subir au quotidien (la première année étant la plus douloureuse) mais en cherchant à l'expliquer et il développe largement le portrait des natures profondes, fortes, merveilleuses qu'il vanta rapidement à son frère. (2)

  Une chose encore est à retenir de cette ouverture : le narrateur anonyme de l'introduction (l'inventeur du cahier)) a envers Pétrovitch la même curiosité presque sauvage pour autrui que le narrateur des Carnets pour bien des prisonniers. Ce qui nous vaudra de grands portraits. 

 

Le livre de l'étonnement et de la curiosité «Ici personne ne pouvait étonner personne.»

  Jeté dans un univers élaboré pour détruire de toutes les façons les prisonniers, le narrateur, malgré ses souffrances, sa fatigue et ses découragements et sans qu'il le décide un jour précis, entreprit de tout regarder, de tout saisir, de tout capter avec une curiosité avide (c'est son mot). Il devint tout le contraire du vagabond de cinquante ans qu'il évoque à l'infirmerie et qui contemple tout tranquillement jusqu'à l'idiotie. Il voulut tout voir, tout savoir, tout éprouver jusqu'à scruter l'insupportable inhumain qui n'est jamais que de l'humain et à observer la résistance des hommes aux ténèbres. Comment et pourquoi tient-on le coup dans cet univers? En tout, le mystère des comportements l'attira, y compris celui du sordide. À l'hôpital, il tint à se rapprocher des prisonniers condamnés aux terribles coups de cannes comme Orlov (il fallait arrêter à deux mille coups, sur ordre du médecin, sinon c'était la mort). Ce qui était comme une nécessité au départ se transforma plus tard en projet où la mémoire tiendrait son rôle.

 

Des carnets

  Ce livre n'est pas un journal (on ne trouve aucune date (« Je suis entré au bagne en hiver, en plein mois de décembre») et Dostoïveski n'a rapporté du bagne que quelques feuillets) et la chronologie n'est pas exactement respectée. L'auteur propose deux grandes parties que, dans l'idéal, il faut mentalement rabattre l'une sur l'autre. La première cherche à restituer patiemment les sensations et l'apprentissage du premier jour, puis des trois suivants et du premier mois  : comme dans tout récit d'apprentissage, il aime raconter les premières fois (la première fois où il apprend à se déshabiller, à Tobolsk, la toute première impression («Ma première impression quand je suis entré dans la prison a été dans l'ensemble des plus détestables ; pourtant, malgré cela - étrangement ! - il m'a semblé qu'il était beaucoup plus facile de vivre en prison que je ne me l'étais imaginé en route.»), le premier matin à la caserne, le premier travail, le premier bain, le premier homme châtié par les cannes etc.), et il se remémore avec émotion les jours de fête et les soirs de représentation. Il parle de la première année parce c'est celle qui a le plus douloureusement marqué sa mémoire : « Le premier mois, et, en général, tout le début de ma vie au bagne se représentent vivement, aujourd'hui, à mon imagination. Les années de bagne qui ont suivi repassent dans ma mémoire d'une façon plus confuse. Certaines se sont comme complètement effacées, se sont fondues les unes dans les autres, ne laissant qu'une impression globale : quelque chose de lourd, de monotone, d'étouffant.» Il y revient quatre cents pages plus loin : «J'ai déjà dit que j'avais enfin fini par me faire à ma situation au pénitencier. Mais cet "enfin" a été très pénible, douloureux, trop lent à s'accomplir.» 

La seconde partie est plus thématique : on découvre tout d'abord les coutumes de l'hôpital, le sort des vrais malades et la souffrance des victimes des punitions corporelles commandées par quelques sadiques, la présence de quelques fous, le traitement des morts. Si l'on est un peu mieux à l'hôpital («C'était pénible pour nous là-bas, encore plus pénible qu'à l'hôpital, moralement plus pénible. La rage, la haine, les disputes, la jalousie, les attaques incessantes envers nous, les nobles, les visages méchants, menaçants.»), les soirées y sont d'un ennui mortel et les récits de chacun servent surtout à se désennuyer. L'auteur consacre même un chapitre à une aventure qui a la qualité d'une nouvelle très profonde (LE MARI D'AKOULKA), plongée éclairante dans le quotidien du peuple. Il évoque aussi le printemps et l'été, leur influence sur les prisonniers (la nature, la rivière Irtysh), consacre un chapitre entier aux animaux du camp puis raconte une esquisse de rébellion appelée Doléance qui ne mène à rien. Il offre aussi quelques portraits de camarades polonais, évoque le déclin de l'autorité du major et les effets limités de sa destitution. C'est ensuite le grand événement, la tentative d'évasion de deux compagnons, narrée de façon précise et faisant comprendre la joie secrète des autres bagnards et leur besoin de rêve. Enfin, racontée de façon sobre mais émouvante, c'est la libération de l'auteur.

 

Le narrateur 

  Le narrateur appartient donc à la classe des nobles (il a droit à plus d'argent), ce qui n’est pas sans effet (malgré lui) sur son rapport aux autres bagnards qui toute leur vie ont été regardés comme des serviteurs et des inférieurs (ce que continuent de faire les nobles Polonais) et qui, en retour, considéraient les anciens nobles d'un œil mauvais, sans sympathie. Ce que comprend le rédacteur sans pouvoir oublier la violence du rejet qu'il a toujours mal vécu, au début surtout. Il parle assez peu de son passé (rien sur sa famille, sur sa jeunesse, hormis une confidence sur la religion de son enfance dans la maison paternelle). Sa santé est fragile, il passe bien du temps auprès du médecin du camp sans jamais en donner de raisons précises (il se contente d'évoquer les nerfs) ; il parle brièvement de sa dépression du premier jour et peu à peu on découvre quelles souffrances et quelles angoisses il a connues. Avec finesse, il nous apprend sa joie mauvaise «qui touche parfois au besoin de se jeter soi-même du sel sur ses propres plaies, comme si l'on voulait contempler sa douleur, comme si la sensation de l'immensité de son malheur faisait en soi, réellement, une jouissance»,(3) sa recherche de l'abrutissement pour finir par ressembler à tous les bagnards («me couler dans le même moule que tous les autres»), sa quête de l'épuisement dans le travail pour pouvoir dormir parmi les puces, les poux, la puanteur et la saleté, sa lassitude devant la répétition des petits matins, la mélancolie permanente des interminables jours d'été mais aussi, dans les travaux très physiques, l'acquisition d'une force qui prolongea sa résistance.

C'est dans la partie II, qu'il revient sur ce qui était sous-jacent à ses premières sensations et à ses premières réactions, la haine poison : «Pendant ce premier été, j'ai erré dans le pénitencier pour ainsi dire comme une âme en peine. J'ai déjà dit que j'étais dans un état d'esprit tel que je ne pouvais apprécier et distinguer ceux des bagnards qui pouvaient m'aimer, même si  jamais ils n'ont pu me considérer sur un pied d'égalité. J'aimais aussi des camarades, des nobles, mais cette camaraderie n'allégeait pas le poids qui me pesait sur le cœur. J'aurais voulu ne plus rien voir, je crois bien, mais où pouvait-on fuir?»

D'un même mouvement donc, le narrateur regarda tout avec avidité tout en cherchant à ne pas trop ressentir son évidente exclusion par le peuple. Il éclaire ainsi son injustice envers les camarades : «Cette première année à cause de cette angoisse, il y avait beaucoup de choses que je ne remarquais pas autour de moi. Je fermais les yeux et je ne voulais pas regarder. Parmi mes camarades de bagnes, si méchants, si haineux, je ne distinguais pas les braves gens, les gens capables de penser et de sentir, malgré toute l'écorce répugnante qui les couvrait à l'extérieur. Au milieu des paroles mordantes, je ne remarquais pas, parfois, la parole gentille, sympathique, qui devait m'être d'autant plus chère qu'elle s'exprimait sans la moindre affectation, souvent du fond du cœur, d'un cœur qui avait peut-être souffert et enduré bien plus que moi.»(j'ai souligné) Il écrira aussi :«Évidemment, à ce moment-là, il y avait beaucoup de choses que j'étais loin de remarquer ou même de soupçonner, alors que je les avais sous le nez : dans ce qui m'était hostile, je ne devinais pas encore ce qui allait pouvoir devenir une source de joie 

 On comprend quelle lutte contre les conditions de vie et contre lui-même il lui fallut mener pour arriver à cerner tous ces êtres qui l'observaient avec une curiosité féroce alors que, dès les premières pages du récit, il n’est question que de son regard à lui («j'essayais de savoir ce qu'ils étaient comme gens et quel était leur caractère»), de sa curiosité frénétique (c'est aussi son mot) pour un grand nombre de prisonniers («Les [prisonniers qui ont le caractère le plus sombre et le plus renfermé] croisant au cours de ces promenades, j'aimais scruter leurs visages lugubres, marqué au fer, et essayer de deviner à quoi ils pensaient.»(je surmarque) et parfois admirative comme avec Isaï Fomitch lors de son étonnante prière extatique.

 

     Pourquoi cette passion du regard?  Ces hommes, les a-t-il observés pour distraire son ennui, pour lutter contre la culpabilité inconsciente que provoquait cette incompréhension qui tournait à la haine? Sa mémoire si puissante a-t-elle reconstitué ce qu'il avait vu sans le vouloir? Peut-être. On doit aussi penser que c'est avant tout par passion obsédante de l'humain et, sans dessein volontaire, avec ce regard singulier qui constitue toujours le romancier attentif également au dire de chacun : «chacun portait son récit propre, un récit trouble et oppressant, comme un réveil avec la gueule de bois.».

     On ne peut guère parler de linéarité de son récit. Il restitue des faits marquants de ses premiers mois mais l’expérience mémorielle est si riche qu’il lui arrive souvent d'interrompre son propos par de nombreuses prolepses et de fréquents rappels. Il admet parfois ne pas pouvoir attendre de parler de certains (comme Anastasia et sa générosité infinie par exemple) ; Orlov rencontré à l'hôpital est évoqué  très tôt. Un personnage oublié pendant trois cents pages surgit soudain. Il lui arrive de constater, avant de reprendre le fil, qu’il a perdu de vue son sujet. Il convient fréquemment de ses redites en répétant qu’il se répète et il n'est pas avare de digressions.... Enfin,  quelques notations heureuses disséminées dans le texte (un rire, le beauté de la neige au matin, une chanson kirghize lointaine, une yourte aperçue pendant les chantiers à l'extérieur, un bout de ciel bleu entre des pieux) viennent trouer l'océan de noirceur qu'il subit.

  S'il est incontestable que le récit est globalement construit et que la monotonie a été évitée en artiste, il reste qu'une certaine urgence d'écriture semble présider à la rédaction de ces carnets pourtant travaillés bien après le bagne.(4) 

Le livre d'un témoin

    Même si le narrateur concède qu'il est parfois victime d'oubli et que, pour ceux qui le liront, son récit peut sembler daté par rapport à certaines évolutions du bagne, ces carnets d'un prisonnier qui regarda tout et écouta avec passion rumeurs et histoires vraies ont une incontestable dimension documentaire. (5) 

  On apprécie la précision de l'auteur à propos des différents statuts des prisonniers (criminels civils, militaires, ceux des sections spéciales), de leur apparence (les vêtements, les coiffures disent qui ils sont), de l'étendue de leurs crimes (ils sont tous bien représentés), de la dureté de l'enfermement et des travaux, de la hiérarchie des contraintes (les fabriques, les mines, plus favorables que les forteresses), de la durée des séjours (peines courtes, peines longues (quinze ou vingt ans et au-delà)). Apparaissent aussi les distinctions régionales, sociales et ethniques (Kirghiz, Tsiganes, Tatar)).

 Sans aucune volonté d'exhaustivité balzacienne (ce ne fut jamais le souci du romancier Dostoïevski), le narrateur fait rapidement imaginer la forteresse et son environnement (toute la ville est sur une hutte, la forêt est assez loin), le centre de l’ensemble où se fait l’appel plusieurs fois par jour, l'hôpital (sale mais accueillant), les casernes (des dortoirs suffocants), la cuisine (à la nourriture presque correcte, hormis la soupe aux cafards (on la retrouve dans Crime et châtiment)), les nombreux ateliers et les différents travaux qu'ils abritent, les bureaux pour de rares privilégiés. Sans oublier les espaces facilitant de discrets rendez-vous pour les négociations. Le lieu de culte est à l'extérieur. Seuls les plus âgés et les plus fervents prient régulièrement.

 Le quadrillage spatial se double d'un quadrillage temporel qui participe au conditionnement et à la répression au même titre que les fers : les saisons (les plus terribles, le printemps et l'été, créatrices de désir, de violence, d'angoisse du lointain) ; les rites de la journée type (le réveil en groupe et au tambour (l'hiver dans un froid glaçant), l’appel du soir et le repas dans un désordre effrayantles jeux (le maïdan), le travail nocturne en cachette (une sorte d'auto-défense) souvent au service des villages voisins, les nuits traversées de cris («Presque tous les prisonniers parlaient et déliraient la nuit. Les injures, le jargon des voleurs, les couteaux et les haches leur venaient sur la langue le plus souvent dans leur délire . "On est des gens gens battus, disaient-ils, on est tout battus au-dedans, pour ça qu'on crie la nuit."»), celles d'été si courtes, si chaudes, si torturantes avec l'invasion grouillante des puces qui poussent au délire fébrile. Le quotidien répétitif est restitué avec ses fouilles fréquentes et vaines, avec les grands moments d'ennui et d'oisiveté nourris des commérages, des discussions interminables sur de fausses rumeurs (qu'ils savent fausses), des disputes et des insultes jouées, de rares accès de violence (les bagarres sont limitées par la crainte des punitions cruelles («les ennemis eux-mêmes se disputaient pour se distraire, pour s'exercer la langue»). Dans ces cercles temporels s'inscrit la plate variation du samedi (le coiffeur), celle des visiteuses porteuses de pain quand il s'agit d'enfants et, pour d'autres faims, pauvres prostituées rejointes au prix des difficultés les plus insurmontables.

 Cependant, il est des moments exceptionnels qui donnent l'illusion de vaincre l'ennui : les fêtes religieuses (la Noël qu'il décrit longuement dans son aspect festif et sa fin mélancolique), la représentation théâtrale (la fierté du peuple des prisonniers) ou, beaucoup plus rares et moins prévisibles, la visite d'un revizor, l'achat d'un cheval par des prisonniers avertis, un conflit dans les cuisines, un jour de doléance qui tourne court, la sanction du major qui renforce la militarisation du camp mais sans rien changer.    

  Mémorable reste la sortie pour le bain - ce paradis pour Isaï, pour la plupart, un enfer dont on sort très peu lavé. Ces pages représentent un des sommets de l'œuvre comme le reconnut (avant bien d'autres) Tourgueniev, sommet d'une œuvre qui ne cherchait pas l'anthologie. Dans le même mouvement mais moins visibles, on doit aussi à Dostoïevski des suggestions d'une rare justesse sur la gestion du temps par le calcul des jours menant vers la sortie (pour ceux qui ont pris un temps limité), par le jeu, par l'alcool, par l'abrutissement dans le travail. Par le commerce et le vol comme on va voir bientôt.

  Dans les pas du narrateur, nous sommes à notre tour initiés à ce monde à part qu'il mit un peu de temps à saisir malgré l'aide d'Akim. Dans un espace forcément surveillé il convient de parfaitement maîtriser des codes non écrits mais puissants : se surveiller est indispensable. On distingue les hiérarchies (un grand criminel est respecté, ceux qui travaillent pour le village sont avantagés, les nobles ayant droit à plus d'argent peuvent avoir des serviteurs), on saisit la répartition des groupes, leurs rapports de force, leur organisation (avec des meneurs, ennemis entre eux, intelligents, peu diserts, bien vus des autorités), les "logiques" d'exclusion : sont rejetés (tout en attirant des "serviteurs" auto-désignés aussi zélés que parasites) les politiques, les nobles honnis par le peuple mais favorisés par l'encadrement militaire (6) et, toujours, les paysans... alors que la majorité des prisonniers est issue de cette classe....

   Plus riches encore sont les observations sur l'économie “souterraine” du bagne. À l'arrivée du prisonnier, son premier mobile relève de la récupération : tout peut servir («une couverture sera cousue de vieilles pièces de tissu réglementaire, des restes de vieux pantalons et de vestes que j'avais achetés aux autres détenus.») mais il comprend vite que tout peut être objet de marché : le plus délaissé, le plus cabossé, le plus usé a une valeur. L'invendable se négocie. L’argent est le cœur de la survie et il possède une importance terrible, un pouvoir immense : en être privé rendrait fou ou criminel («ils se lanceraient dans des crimes inouïs - les uns par ennui, les autres pour être plus vite exécutés et disparaître ou, d'une façon ou d'une autre, "changer de sort"(terme technique)». L’espoir d’économiser, de trafiquer, de gagner dans un échange, libère des forces qu’il ne fallait pas contrarier et ressemble même, si l'on suit la fine analyse du témoin, à une sensation (illusoire mais indispensable) de liberté. Il y a du jeu, vital, dans cette économie. Tout est tarifé dans le camp, on fait commerce de tout : tout se loue (un banc aux bains ; son dos pour porter un gros poids ou l'alcool) ou se vend (la peau d'un chien permet de fabriquer des bottines fourrées vendues a un gradé ; la viande de Vaska, le bouc du camp exécuté sur un caprice du major, fut achetée un rouble et demi par un prisonnier :«cet argent a servi à acheter des kalatchs et celui qui a acheté Vaska l'a revendu par morceaux, à ses propres camarades, sous forme de plat de viande. La viande s'est avérée, de fait exceptionnelle.») On achète aussi les régimes alimentaires à l'hôpital (celui du scorbut est enviable - ceux qui «n'avaient droit qu'à un régime maigre, achetaient de la viande ou le régime du scorbut, buvaient du kvas, de la bière d'hôpital, en les achetant à ceux qui en avaient besoin. Certains engloutissaient même deux portions. Ces portions se vendaient ou se revendaient pour de l'argent. La portion de bœuf s'estimait assez cher : elle coûtait cinq kopecks en assignats»). Les gardes facilitent gratuitement ces échanges. La pauvreté était générale mais la privation et la ruse permettaient de vrais gains, à l'échelle d'un camp. Plus étonnant encore : on pouvait vendre son identité, son destin, ce que fit Souchilov - le - simple qui s’échangea. Symbole fondamental de l'ensemble du système.

 Le marché est incessant, la négociation permanente, le risque pris donnant de la valeur à l’entreprise. Le narrateur rapporte précisément les modes de circulation et de régulation des produits comme l’alcool. Comme il dit, l'entreprise est téméraire car «elle peut vous coûter votre dos, la marchandise et le capital avec» mais le système force l'admiration par son ingéniosité et tous les calculs qu'il suppose. On mesure la qualité du travail avec l'abondance de l'alcool à la fête de Noël....Comme à l'extérieur, ces commerces font fi de l'éthique : dans ces circonstances, le vol est un devoir chez les prisonniers les plus sincèrement amicaux, comme le narrateur en fait assez vite l’expérience. Sauf rares exceptions, tout le monde exploite tout le monde et, en même temps, beaucoup s’entraident. Jamais personne n’en veut aux voleurs, aux espions ou aux délateurs. Dans cette institution du vol, une exception : les dons faits aux prisonniers par les villageois à l'occasion des grandes fêtes sont toujours partagés de façon juste.

 Le rythme de cette économie (lente accumulation, même modeste, tension de tous les instants puis dépense d'un coup) est assez simple mais sidérant pour le lecteur : il faut un projet, des réseaux, des calculs, de la patience. Poussant à un déséquilibre irrationnel, le bagnard peut pendant des semaines voire des mois suer sang et eau pour finir par dilapider jusqu’au dernier kopeck tout ce qu’il a patiemment cumulé (et qui était remis aux soins scrupuleux d’un  pieux vieil homme, sorte de banquier officieux). Ainsi, une bringue célébrant un anniversaire (sous la protection des autres prisonniers qui veillent à ce que des excès ne soient pas commis) gaspille tout en moins d’une journée d’une façon qui semble infantile (mot fréquent dans le livre, on y reviendra) à un regard objectif.  Comme le vol et le négoce, cette dilapidation paraît vitale aux yeux du narrateur qui ne cache pas son admiration pour les capacités, les inventions, les ruses mises en œuvre et pour la polyvalence de certains prisonniers qui entretiennent même une clientèle (voire des maîtresses) dans le village voisin....

 

            Si, à première lecture, Carnets est un témoignage c'est qu'il relève surtout d'une observation intense et d'une interrogation inquiète qui devint vite une volonté de savoir et de faire savoir sur l'homme. Sans doute fermé, au début, aux camarades de bagne, Alexandre Pétrovitch ne put pas ne pas ouvrir grand les yeux pour voir de mieux en mieux et pas seulement le pire. Il sut tout regarder, tout scruter, et prendre la mesure des capacités autant de résistance que de déformation de l'homme (par l'homme). Nous lisons aussi le livre d'un écrivain qui, passé le prologue, s'interdit le romanesque et la fiction et d'un croyant qui interroge la souffrance et le Mal qu'il a vécus au quotidien.

 

Le livre d'un écrivain 

 

  «Je voulais représenter tout notre pénitencier et tout ce que j'ai vécu au cours de ces années, dans un unique tableau, marquant et clair.»

   Témoin soucieux de rendre au plus juste son expérience douloureuse, l'auteur n'échappe pas à la conscience esthétique qui est  nécessairement la sienne. 

 Il lui arrive de penser au lecteur : «Dois-je décrire toute cette vie, toutes mes années au pénitencier ? Je ne le pense pas.» Il  affirme aussi qu'il a voulu éviter la monotonie (sans oublier de la rendre par d'autres moyens) et on a déjà dit qu'il avait une volonté de composition. Le plus intéressant est dans la diversité des composants des récits : il aime restituer d'amples scènes (Noël (le seul jour où perce, au matin, un sentiment d'amitié entre tous qui tourne au crescendo de bien ivres, ce qui, un temps, l'attriste), l'étuve, le théâtre (admirable passage où se complètent le descriptif (le décor, les acteurs, les spectateurs), le narratif (l'intrigue des pièces, les réactions du public), la réflexion (sur le Russe, le peuple, le bagnard)) qui structurent l'ensemble et qui prouvent son sens de la masse (la montée de l'ivresse soudaine à Noël, la vérité de l'ivrognerie de ce soir-là) et du détail (le cochon de lait d'Akim, la chanson de bagnard ; au théâtre, le "merveilleux "rideau faits de si nombreux matériaux). Il multiplie les registres (le pathétique comme le comique (lui-même parfois d'une profonde tristesse comme le rapprochement inédit de Varlamov et Boulkine autour de la répétition de l'expression "des craques"), la réflexion morale ou politique) et, sommet du livre, il offre de puissants portraits que nous lirons plus tard.

Toutefois, le plus frappant est l'attention prêtée à la langue, aux mots, aux accents, aux intonations. Autant que le regard, l'oreille est celle d'un écrivain qui écoute comme Hugo et, plus tard, Zola (qui s'aida aussi de livres). En de nombreux dialogues, il fait entendre aussi bien les dictons russes ("avec des si, même à Moscou y aurait des sous gratuits") que l'argot des prisonniers (filou pour couteau), les expressions locales («ou, comme on disait chez nous "on ne lui respectait que très peu"» ou « Vous avez tué la mort aux bêtes»), la répétition de pépère à tout bout de champ, les injures en leur ronde, les surnoms, les tics de langage, les problèmes de prononciation de tel ou tel, les maladresses de quelques-un (le jeune Aléi qui apprend pourtant si vite le russe, le vieux-croyant et son erreur avec le mot hont(r)e, la déformation de déportation en déFortation), les difficultés syntaxiques de certains (que rend bien le traducteur, par exemple dans le récit de Louka Kouzmitch qui imite l'ukrainien) ou sémantiques de quelques autres (Skouratov prend souvent un mot pour un autre), ou, mieux, les trouvailles involontaires mais significatives comme "un gars pour rien" appliquée à ce pauvre Skouratov. Ces dialogues souvent querelleurs (ainsi entre le musclé rougeaud et l'ancien greffier si diplomate pourtant), ces monologues (rejouant des dialogues, un acteur interprétant plusieurs rôles comme dans JE SUIS LE TSAR!)), leur quantité, leur longueur, leur richesse, leur dimension pleine d'esprit sont un des apports dynamiques du texte : chaque parole apparaît dans sa singularité, dans sa théâtralité et elle est parfaitement intégrée dans une dimension parfois chorale qui sera le grand apport des romans futurs de Dostoïevski. La "nouvelle" le MARI D'AKOULKA est une merveille de restitution de la langue populaire (ce qui vaut aussi pour la traduction).

  S'il parle de la soirée théâtrale avec ferveur c'est à la comédie que (se) jouent (volontairement ou inconsciemment) beaucoup de prisonniers qu'il nous rend sensible : on découvre qu'un bagnard peut jouer au dandy, qu'un autre (Skouratov) aime le rôle de bouffon méprisé, que tel assassin (Louka) manifeste une soif immense de reconnaissance jamais vraiment obtenue malgré ses grands efforts. Le narrateur traque le moindre signe, la plus petite nuance dans la voix ou le geste. Cette comédie de la plupart qui le retient tellement est la preuve que la société des bannis est encore une société.

 Toutefois, ce romancier qui s'interdit de faire du roman sait qu'il doit avant tout rendre au mieux les ténèbres de cet enfer.
 

Un livre de la souffrance et du Mal 

                «J'ai posé nombre de questions sur la douleur. » 

 •Torture : tôt dans son récit, le narrateur dégage les trois tortures qui accablent globalement l'arrivant : dominent la souffrance due à la privation de liberté, celle du travail forcé (qui peut-être moins pénible qu'un travail à l'extérieur mais qui reste forcé) mais surtout la cohabitation générale obligatoire («en prison, il se rencontre des gens avec lesquels tout le monde ne voudrait pas cohabiter»)(7) Cependant, la souffrance prend d'autres formes plus précises et hélas plus variées : elle permet ainsi d'étendre (de force) la connaissance de ce que peut un corps.

  La faculté de résistance de ces bagnards est à peine croyable (le XXème siècle ajoutera sa marque et montrera qu'il pouvait faire pire) et chaque page en donne la mesure. Certains visages déformés et terrifiants (qui ont effrayé Isaï et sans doute le narrateur) l'attestent. Résistance à quoi?

  On pense à la saleté, aux poux, punaises et puces, au manque d'hygiène (les peignoirs de l'hôpital !), aux conditions atmosphériques (chaud et froid extrêmes), aux odeurs étouffantes. On pense encore plus à la marque au fer rouge imposée sur le front de beaucoup, aux fers aux pieds de huit à douze livres (y compris pour les malades comme les phtisiques comme Mikhailov, endurant inutile qui est décrit dans son agonie et dans les premiers instants de sa mort), fers qu'il faut séparer du pied par des "protège-chevilles" sinon c'est une peine insoutenable.

  Même le passage par les bains (de la ville) qui devrait représenter un moment heureux (ce qu'il est pour le seul Isaï Fomitch qui se livre aux bras virils de fouetteurs (évidemment loués)) se transforme en enfer pour tous, faute d'espace acceptable (pas une paume de large libre) :  tous se bousculent entre des bancs, eux aussi loués, sous lesquels «il faisait sombre et sale et où une sorte de moisissure glauque avait presque un demi-doigt d'épaisseur.» Plusieurs épaisseurs d'hommes excités s'entrechoquant dans un bruit assourdissant et l'eau crasseuse giclant sur tous. La propreté supposée finit en saleté et en souillure.

  Pourtant, ce qui retient le lecteur c'est le regard du narrateur sur les victimes des cannes et des verges, battus presque à mort. Regard scrutateur. Regard admiratif : pour la fermeté extraordinaire des victimes qui pourtant tremblaient de peur avant la séance mais passaient vaillamment l'épreuve (Alexandre résistant à 4000 coups ! dont il raconte les étapes et qui, comme presque tous les battus, ne tient pas rigueur à ses bourreaux) ; regard incrédule pour le choix d'une punition de substitution (un homme maltraitant ses yeux volontairement pour éviter les mille coups de cannes et qui ainsi tend à s'infliger pire) ; regard incontestablement fasciné par la douleur : «J'avais parfois envie de savoir précisément à quel point cette douleur était grande, à quoi, finalement on peut la comparer. Vraiment, je me demande pourquoi j'essayais de le savoir. Je le répète, j'étais bouleversé, retourné. Mais j'ai eu beau demander, je n'ai jamais pu obtenir de réponse satisfaisante. Ça brûle, c'est comme une flamme, - voilà tout ce que j'ai pu savoir et c'était la seule réponse pour tout le monde.»(J'ai souligné) L'expérience lui a manqué et, en écrivain, il semble regretter la pauvreté de la restitution de cette unique image du feu comme s'il lui semblait qu'il y avait plus et mieux à dire....

 

 Vivant au milieu de ces tortures, en observateur et en écrivain (croyant mais torturé, véritablement), le narrateur se passionne pour les destins de ceux qui furent ses "proches" pendant dix ans (comme on sait, quatre en réalité) : assassins, débauchés, monstres patentés. Et il cherche à restituer les différentes réponses aux conditions du bagne d'une cinquantaine de personnes, réponses qui sont autant de formes d'adaptation (ou d'inadaptation) à l'invivable forcé.

 

•Portraits  «La réalité tend à la fragmentation.»

 

     Le nombre et la variété des portraits impressionnent le lecteur qui ne peut qu’admirer la richesse des observations et la profondeur des analyses sans nier qu'ils ne peuvent se comparer à ceux des romans de Dostoïevski si novateurs et tellement plus dynamiques et fouillés sur une durée plus ample. Ce lecteur n'étant pas tenu d'en partager les présupposés ou les valeurs comme celle de "nature" inséparable d'une théodicée : «Il existe des natures qui sont, par nature, si splendides, qui sont tellement bénies de Dieu que la seule pensée qu'elles puissent en quoi que ce soit se dégrader un jour ou l'autre me paraît impossible.» Nous le disions dès le départ : nul doute que le texte confirme en tout point une axiomatique profondément religieuse que chaque portrait concourt à installer. Quelques phrases l'attestent: «Mon Dieu! mais un traitement humain peut même rendre humain un homme qui, depuis longtemps, a laissé se ternir en lui l'image de Dieu.» Ou encore, au cœur d'une analyse du sadisme : «Qui a éprouvé une fois ce pouvoir, cette domination illimitée sur le corps, le sang et l'esprit d'un homme - d'un homme autant que lui, créé de la même façon, son frère selon la loi du Christ ; qui a éprouvé le pouvoir et la possibilité totale de rabaisser de la plus haute des humiliations un autre être qui porte en lui l'image du Seigneur, celui-là, malgré lui, cesse d'être maître de ses sensations.»  Classiquement mais avec des inflexions très personnelles ses observations se fondent sur trois éléments d'appréciation (le corps, l'esprit, le coeur) hiérarchisés de façon originale pour chacun des bagnards. Ainsi, tout portrait contribue-t-il indirectement à un autoportrait intellectuel et moral du narrateur. Mais on peut aussi le dire pour l'ensemble des Carnets.

 

    Ne craignant pas les généralisations, il lui arrive de dresser des portraits de groupes (nationaux (les nobles polonais), ethniques, sociaux ou idéologiques (les vieux-croyants sibériens par exemple), de caractériser les êtres par confréries en les cernant dans leurs actions et réactions mais aussi et surtout de façon très fine à l’aide des rêves secrets qu’il devinait sous le masque de leur intolérance et de leurs railleries. Il dégage ainsi les sombres et renfermés, les simplets (et les faux simplets comme Varlamov), les naïfs, les taciturnes et les méchants, les indifférents et apathiques, les gentils, les totalement désespérés (le vieillard du Starodoubié), les (rares) résolus comme Pétrov. Mais il nuance avec raison: «J'essaie, là, en ce moment, de diviser le bagne en catégories ; mais est-ce possible? La réalité est infiniment diverse, comparée à toutes les déductions, même les plus futées, de la pensée abstraite et elle ne souffre pas ses distinctions trop fortes, trop violentes. La réalité tend à la fragmentation.» et révèle ainsi la passion du singulier qui est à l'origine de ces portraits qui poussent à arrêter la lecture pour lever longtemps les yeux au-dessus du livre. Qu'il le perce ou pas, qu'il relève d'une catégorie ou non, qu'il ait pu provoquer des erreurs de jugement («mes opinions se sont beaucoup modifiées , même pour les assassins les plus terribles. Tel homme n'a tué personne, mais il est plus effrayant que tel autre, qui est là pour six meurtres.»), c'est le mystère de chacun des êtres qui le retient, mystère qu'il tente d'éclairer le plus possible...même si, parfois, le mystère demeure pour les purs et les pires.

    Malgré quelques exceptions (comme Pétrov ou les membres de la section militaire spéciale, tous d'une laideur extrême (monstrueux, loqueteux)), les portraits (d'inégales longueurs) des bagnards font peu de place aux détails physiques : quelques mots suffisent sur la taille, l’allure, et essentiels, obsédants, le visage, le regard ou le rire (clé  fréquente d'interprétation). Il s'attache principalement à l'intelligence et à la dimension morale (ou à son absence) de chacun : tout portrait présente une dominante qui oriente l'ensemble des remarques.

 

   Dans pareil lieu, une seule question se pose : celle de l'"adaptation" aux conditions que nous connaissons mieux maintenant. Que faire dans cette maison morte? Comment survivre? Le seul mot d'adaptation  (et ce qu'il représente) appartient à la torture.

  On rencontre un ensemble (attendu), celui du Pire d'où émergent, sur un fond religieux indiscutable (avec Akim on verra qu'il ne suffit pas toujours) et dans un fin nuancier de gammes morales, des prisonniers incarnant la pureté, la piété, la sainteté, la probité, l'innocence (distinctions qui parfois ont aussi leur part d'ombre). C'est par antithèse, sur fond de cloaque, que se détachent ces figures. Comment traversent-elles le bagne sans être atteintes et sans sombrer ? 

  Restons un instant sur le seuil du camp. Dans un faubourg de la ville voisine vivait Nastassia Ivanovna, une femme que le bagnard verra pour la première fois le jour de sa libération. Jusque-là, lui et ses camarades recevaient d’elle des nouvelles précieuses de l’extérieur et il est évident que le seul bonheur de cette femme très pauvre était de venir en aide aux détenus : «elle n’était ni vieille ni jeune, ni laide ni jolie ; il était même difficile de savoir si elle était intelligente ou cultivée. Ce qu’on remarquait seulement en elle, à chaque pas, c’était une bonté infinie, un désir irrépressible de rendre service, de soulager, de nous faire absolument quelque chose d’agréable.» Entendons qu'il s'agit ici, comme l’atteste le petit cadeau qu’elle lui remet, un être du don absolu derrière lequel certains veulent voir le masque de l’égoïsme, ce que le narrateur ne peut comprendre.(8) Forcément marginal, ce portrait modeste fait figure de centre décentré.

 

____•Les hors d'atteinte

 Mais revenons dans l'enceinte du bagne et voyons ceux qui sont là sans avoir rien fait ou peu. Parmi les visages enlaidis par la haine émerge le pieux, probe et naïf Nourrah, ce Caucasien "rallié" (surnommé "Le LION") si respectueux de la loi islamique (il prie et jeûne comme un fanatique) et qui ne tient debout que par l'espoir d'un retour dans sa région natale. Un sourire permanent, un simple geste d'accueil adressé au narrateur le résument parfaitement : le bagne ne peut rien contre lui. 

    Aleï, une des plus belles rencontres de l'auteur, incarne la pureté : venu du Dagestan, déporté avec ses frères assassins mais pour une durée plus courte qu'eux, lui n'ayant fait que les accompagner sans savoir ce qu'ils allaient entreprendre (meurtre d'un Arménien et de ses gardes). Toutes ses actions sont désintéressées, il demeure d'une gaieté bienveillante et, sans en méconnaître les formes qui grouillent autour de lui, il échappe à la perversité que sécrète le voisinage de criminels ou d'êtres déshumanisés («On a du mal à comprendre comment ce petit garçon, pendant tout le temps qu'il est resté au bagne, a su garder en lui cette tendresse de cœur, se forger une honnêteté si inflexible, une telle bienveillance, une telle sympathie, ne pas s'endurcir, se pervertir.») Ce jeune homme a tous les dons (manuels et intellectuels : il apprend à lire et écrire le russe à une vitesse incroyable, au théâtre, il sait n'être que regard et oreille, il entre facilement dans le message d'Issa (Jésus)) mais aux yeux du narrateur, il a surtout le don du coeur. Dans cet enfer de promiscuité et de noirceur, en soulignant à peine un geste, un silence, une gentillesse, le narrateur parvient à saisir en cette victime une lumière dont la pureté rend le mystère encore plus insondable. 

    Un peu différent est le cas du vieux-croyant de soixante ans, le trésorier secret du camp en qui tous avaient confiance sans que la vanité jamais l'atteigne. Il est l'un des hommes les plus doux et les mieux intentionnés qu'il ait été donné au narrateur de fréquenter et son rire clair et doux annonce selon lui un homme de bien. Et pourtant, dans un mouvement de résistance religieuse, il avait brûlé une église. Le bagne a pris un sens pour lui : toujours digne et discret, ne regrettant pas de vivre son «martyre pour la foi», il lui arrive au cours de ses prières et lectures nocturnes de pleurer l'éloignement définitif de sa famille. Mais jamais il ne manifestera de ressentiment. Il incarne à la fois le sacrifice pour des convictions et le refus (religieux, mais il en est d'autres) d'entrer dans la logique de la haine et du ressentiment. Sur ce plan, on voit à peine passer en ombres chinoises un fervent vieillard qui prie jour et nuit mais sur lequel il n'est presque rien dit.

 Réservons pour plus tard un cas presque incroyable que le livre n'élucide pas assez : celui d'un noble (parricide supposé) qui passa longtemps pour insensible et inhumain et qui, rétrospectivement, se révèlera une sorte de mélange de stoïcien et d'épicurien (au sens galvaudé), victime d'une erreur abominable et qui aura tout accepté sans mot dire.

 L'adaptation (la résistance) par l'amitié est si rare dans ce monde que la rencontre entre B (un noble d'une grande culture, au caractère généreux mais souffrant de la poitrine et fragile des nerfs que l'on mettait en double sur certains travaux pénibles) et un jeune homme frais, pétulant, fort, courageux (qui mourut assez vite) n'est pas développée mais inspire au narrateur une grande admiration. 

 

•_____ Autres cas d'"adaptation"

  L'adaptation peut prendre des formes moins valorisées par Alexandre Pétrovitch.

*les simples  

 Figure classique dans l'univers russe (elle s'imposera plus tard à Dostoïeski mais avec de plus amples ambitions), le simple paraît ici et là dans la galerie des bagnards : on voit un peu Kobilyne (obtus et limité, mais tendre et très gentil) qui sert de faire-valoir à Louka Kouzmitch le hâbleur mais finalement casse tous ses effets. Il offre, malgré lui, un force ironique. Ajoutons lui Ossip, gentil Hercule commis aux cuisines (et cuisinier attitré du narrateur), d'une parfaite honnêteté (quoique fou de contrebande) lâche en tout et présentant un âge mental de sept ans.

*les soumis

 Voisine (mais peut-être plus contestable aux yeux du lecteur) apparaît la catégorie des soumis "par nature"  : «Le trait distinctif de ces gens, c'est d'anéantir leur personnalité toujours, partout et presque devant tout le monde, et, dans les affaires communes, de ne pas même jouer des deuxièmes rôles des troisièmes. Ils sont ainsi de nature.» Se dégage nettement Souchilov, serviteur volontaire de Pétrovitch (auquel il n'a jamais rien demandé), écrasé par nature sans que jamais personne ne cherche à l'écraser. Il ne vivait que pour servir et c'est lui qui s'échangea (échangeant son nom et changeant de destin sur le chemin de la Sibérie) sans penser aux conséquences. Paradoxalement, c'est aussi lui qui pleura pour une maladresse du narrateur, lequel découvrit ce jour là les premières larmes du camp. Souchilov restera un mystère pour lui : alors que ce serviteur supportait toute la journée les lazzis des autres bagnards bien moins disposés à son égard il sera durablement offensé par un impair insignifiant de ce "maître" qu'il vénérait sans raison apparente. Plus loin, nous verrons Sirotkine.

  Face aux différentes modalités de l'adaptation la complexité du système axiologique du narrateur s'enrichit d'une figure troublante sur laquelle il insiste beaucoup à de nombreuses pages d'intervalle. La foi dostoïeskienne s'en trouve éclaircie.

 Parmi les quatre nobles russes, Pétrovitch distingue tôt Akim qui, bien que bon initiateur à cet enfer, lui déplut dès le premier jour. Il représente un cas intéressant  par sa richesse. Orphelin adopté, ancien lieutenant du Caucase, il est le toqué, le faible d'esprit, terriblement illettré, raisonneur terrible, capable d'emportements, l'un d'eux le menant au bagne (il fut puni pour avoir fait passer par les armes un noble caucasien qui avait brûlé une forteresse). Outre ses capacités manuelles et techniques exceptionnelles qu'il découvrait en autodidacte et appliquait à merveille, ce qui fascine notre témoin c'est la coexistence en lui de ce crime (que le criminel ne juge pas comme tel) et de son extrême probité au bagne : il ne vole jamais et tente (vainement) de convaincre les prisonniers de ne pas voler. Cependant les raisons morales d'Akim sont peu appréciées par le narrateur qui revient plusieurs fois sur son cas pour construire un portrait toujours plus sévère qu'il tente de rattraper vers la fin. Si Akim est l'adaptabilité faite homme dans tous les savoir-faire, il y a chez lui une morale étriquée, essentiellement formaliste, fondée sur la règle et le rituel conçus comme venant de l'extérieur pendant l'enfance et appliquée mécaniquement : «Il n'était pas non plus particulièrement religieux, parce que le désir d'honnêteté, semblait-il, avait englouti en lui tout ce qu'il avait de dons d'humanité et particulièrement toutes ses passions, les mauvaises comme les bonnes. (...) Une fois, une seule fois dans sa vie, il avait essayé de vivre selon son idée à lui - et il s'était retrouvé au bagne. Une leçon qu'il n'oubliait jamais»(j'ai souligné). Avec pareil portrait on comprend dès maintenant la singulière intransigeance religieuse que Dostoïevski développera dans d'autres grands textes.

Dans un monde où l'argent circule beaucoup, ses travaux et productions (des lanternes par exemple) mettaient Akim dans une situation favorable. Sa probité et son adaptation retiennent si peu son camarade de camp qu'il le fuit du mieux qu'il peut et qu'il se croit obligé d'inventer pour lui une catégorie qu'il est le seul à représenter dans ce bagne « celle des bagnards totalement indifférents (...) c'est-à-dire de ceux pour lesquels il était totalement égal de vivre au bagne ou de vivre libres.» Akim était en paix avec la réalité. On doit parler à son sujet de subordination profonde. Cet accommodement avec tout est attesté par la façon qu'il a eue de s'installer dans le camp comme si c'était pour la vie. On n'est guère étonné de constater que le pire des défauts d'Akim était dans son incapacité à raconter des éléments de sa vie....

 

_____• l'adaptation (apparemment) "heureuse"

  «Eux, ils traînaient devant moi, le front plissé, ou alors trop joyeux (ces deux types sont les plus fréquents et ils sont presque caractéristiques du bagne)(...)»

  Cette notion est plus que discutable mais elle convient pourtant à quelques camarades d'Alexandre Pétrovitch. Si beaucoup de personnages qui tirent "profit" de leur séjour n'ont pas droit à un portrait (intelligents, rusés, ils apparaissent comme des meneurs qui participent à l'entretien du système de survie) et si nous gardons pour plus tard l'adaptation cynique et odieuse de quelques-uns, certains prisonniers méritent une attention particulière.

 Au bagne, dans les conditions que nous avons découvertes grâce au narrateur (fatigue, fumée, suie, odeurs, air méphitique, tintement des chaînes, insultes, malédictions, cynisme inqualifiable, rires obscènes)  et parmi de si nombreux prisonniers sombres et renfermés, silencieux et jaloux, lançant des regards haineux tout alentour et qui avaient l'intention de continuer ainsi, de se renfrogner, de se taire et de haïr encore pendant de nombreuses années - pendant toute la durée de leur peine, apparaissent malgré tout des bagnards mémorables par leur gaieté. Alexandre Pétrovitch veut rendre hommage à ceux qui, sans aveuglement ou innocence, choisissent d'adopter une humeur égale (ainsi l'ancien artisan moscovite Chilkine, criminel des plus dangereux (condamné à perpétuité), prisonnier rusé, débrouillard, intelligent, peu loquace ayant adopté une conduite posée, égale même dans une saoulerie passagère) voire une stupéfiante bonne humeur qui ne fait la leçon à personne. D'ailleurs, Pétrovitch s'étonne souvent de la colère de ceux qui s'en prennent aux prisonniers gais baptisés à l'aide de l'expression " gars pour rien" à force de ne pas respecter la (fausse) dignité supposée convenir aux bagnards.

 
 

 On aperçoit Skouratovle joyeux drille qui dansait presque en marchant avec ses chaînes, «un de ces bouffons qui semblent se donner pour devoir d'égayer leurs taciturnes camarades qui, on le comprend, ne recevaient en échange que des insultes » ; on découvre  Baklouchine,  "le sapeur" à la verrue, cet ancien sous-officier qui paya (cher - 4000 coups  et section spéciale) pour un défi stupide dans une querelle amoureuse (une histoire à mourir de rire, lance-t-il) et pour une insulte à son capitaine en plein tribunal. Il incarne la gentillesse sans niaiserie (il sait se défendre quand il le faut - c'est un "mordeur") et passe, avec force grimaces et imitations pour le plus amusant des mortels que chacun accueille malgré tout avec plaisir. Dans cet enfer, méprisant les censeurs du rire, il ne perd jamais sa gaieté et demeure plein de vie et de feu. C'est lui qui encourage Alexandre Pétrovitch à aller au spectacle du camp.

 
 Le portrait d'Isaï, le seul juif du camp, est plus saisissant (plus ambigu aussi (9)) : « (...) affichant un contentement constant et inaltérable, et même de la béatitude, (...)» ce grand ami d'Alexandre Pétrovitch est âgé de 50 ans. Marqué au front et aux joues, il en a pris pour douze ans (un meurtre) et attend patiemment sa libération. Joaillier de métier (il négocie avec le village qui n'en a pas) et, prêteur émérite, il s'est pleinement accommodé de cet univers : il vit richement et se trouve tellement bien au bagne qu'il fait rire spirituellement tout le monde (il passa brillamment son test d'entrée dans la caserne). Malgré leur antisémitisme, tous les autres prisonniers lui gardent leur affection. Il aime fanfaronner y compris dans la préparation de ses rites et fascine le narrateur par sa capacité à passer dans ses prières des larmes à la joie extatique. La foi d'Isaï comme son masochisme patent dans l'étuve étonnent incontestablement. Mais ce que l'observateur préfère souligner, outre son absence de méchanceté, c'est son caractère mêlé de qualités en principes incompatibles («le mélange le plus comique de naïveté, de sottise, de ruse, d'audace, de simplicité, de modestie, de vantardise et d'innocence [qu'il ait] jamais connu.») mais qui ne contrarient pas, au contraire, une énergie joyeuse.

___• l'adaptation par la simulation

  Alexandre Pétrovitch accorde moins d'attention à la stratégie de l'adaptation par l'évitement. Par "paresse" (lui-même apprécie des séjours à l'hôpital, même s'ils sont ennuyeux), par fatigue, on joue la comédie de la maladie à l'hôpital et parfois même celle de la folie.  Vite démasqué, l'usurpateur n'était critiqué ni par les docteurs ni par les camarades. Il revenait peu de temps après pour soigner les séquelles du châtiment. Les fous authentiques peinaient terriblement le narrateur (malédiction divine qu'il ne peut regarder de sang-froid) et distrayaient un temps les autres prisonniers mais faisaient vite fuir ceux qui, à leur arrivée s'amusaient de leurs cris, de leurs chants et de leurs danses vigoureuses. Le narrateur évoque en passant un vieux sous-officier polonais qui les gardait, sympathique et raisonnable, grand lecteur de la Bible donnant une sensation de bonté et d'honnêteté mais qui devint fou et rendit invivable l'hôpital. Il disparut : on ne sait où...Tout comme ce prisonnier qui, se croyant aimé de la fille du colonel, se sentait à l'abri de toute sanction. Laquelle vint, terrible. 

____• l'adaptation par la résolution

Plus rare (à cause des conditions locales), est l'adaptation endurante qui repose sur un projetcelui de l'évasion par exemple. Dans ce cas, on devine toute la patience de ceux qui attendent l'occasion : ce sont les résolus, figure qui passionne de toute évidence le narrateur. Les candidats se recrutent parmi les plus dangereux. Nous retrouverons plus tard, A-v, noble issu de la bonne société (l'espion du pénitencier) et Koulikov, passionné, bouillant de vie, acteur né, sorte de dandy du bagne, prêt à tout.  

 Pour finir, considérons une dernière catégorie :

___•les inadaptés volontaires.  On doit dire deux mots des isolés par auto-exclusion choisie : c'est dans le groupe des nobles et surtout des nobles Polonais (qui entre eux ne s'appréciaient pas toujours) qu'on trouve quelques cas. Rejetant la vulgarité du bagnard russe en qui ils ne voyaient que bestialité et ne pouvaient pas ni ne voulaient distinguer le moindre trait positif, rien d'humain et en dehors des Tcherkesses, des Tatares, d'Isaï et du vieux-croyant, ils affichaient une grande intolérance qui avait pour conséquences leur isolement et leur mélancolie hargneuse. En dépit de réticences et avec le recul, Alexandre Petrovich (qui eut parfois des comportement proches des leurs) parvient à dégager des aspects positifs et même des qualités chez ces bagnards vivant un double enfermement.  

_________Avant de voir les prisonniers incarnant le Mal considérons les portraits insistant sur un moment décisif et ouvrant un autre champ d'observation ou de réflexion : celui du basculement qui structurera bien des destins des héros de romans de Dostoïevski. Il suffit de songer au crime puis plus tard à la mue salvatrice de Raskolnikov au bagne. Dans Les Carnets il s'agit des voltes qui poussèrent au crime et menèrent à l'enfermement.

 
  Autant que l'action et le comportement de certains prisonniers dans le camp c'est ce qui a présidé à l'orientation soudaine et brutale de quelques destins qui intéresse le narrateur. Une vie sans relief, presque programmée pour la plus plate insignifiance ; une autre promise à une tendre affection ; une troisième consacrée à la bonté et la générosité : soudain tout change. C'est l'écart entre le point de départ (l'avenir qu'il promettait) et le moment du coup de tête, du coup de sang qui arrête le narrateur. Sortir de ses gonds est une expression qui revient parfois pour cerner l'instant décisif qui engage toute une vie :
  «Si je dis cela, c'est que chez nous dans notre peuple, certains crimes sont commis pour les raisons les plus étonnantes. On voit, par exemple, et même très souvent, ce types d'assassins : un homme qui vit tranquille, sans histoire. Il a une vie très dure - il supporte. Soudain quelque chose cède en lui ; il n'y tient plus et donne un coup de couteau à son ennemi ou son oppresseur. C'est alors que commence l'étrangeté : un moment, l'homme sort de ses gonds. Le premier qu'il a assassiné, c'était son oppresseur, son ennemi ; c'est peut-être un crime mais ça se comprend.»(j'ai souligné) On songe à Akim ou au vieux-croyant qui paie sans mot dire toute sa vie un geste dont la violente justesse peut se plaider.
 Ailleurs, dans un récit qui garde une dimension comique, Baklouchine, celui qui aime tant faire rire les camarades, raconte l'enchaînement malheureux qui le voit tuer par amour contrarié un rival allemand et qui, pour faire bonne mesure, insulte un capitaine.  
  Sirotkine ne pouvait qu'intriguer le narrateur.  « Je m'étais demandé souvent : comment un être aussi simple, aussi doux, avait-il pu se retrouver au bagne?» Digne d'entrer dans la catégorie des paresseux habiles (il est souvent les mains dans les poches), ce n'est pas son adaptation qui retient Alexandre Pétrovitch : jeune (23 ans), beau (Pétrovitch est vraiment insistant - au théâtre, Sirotkine joue souvent les personnages féminins), doux, sage, réservé, simple comme un enfant de dix ans, ne se disputant avec personne, rougissant à certains sous-entendus, ne faisant rien mais toujours "à l'aise" et amateur de douceurs à manger, il appartient tout de même à la section spéciale des punis à perpétuité autrement dit aux plus dangereux des prisonniers militaires. En réalité, il avait été placé dans un régiment qu'il voulait quitter pour échapper à la persécution d'un capitaine : dans la même heure d'une nuit froide il tenta vainement de se suicider (le coup rate deux fois!) et refusant la colère de son capitaine qui l'insultait, il lui enfonça la baïonnette jusqu'à la garde. Ce furent 4000 coups (auxquels en principe rares sont ceux qui en réchappent) et le bagne.  
 
  La conséquence peut être tout autre et l'enfermement doit sanctionner une série et non un seul geste. Dans une méditation sur le pouvoir et l'abus de pouvoir, Pétrovitch évoque ceux qui pour avoir basculé un jour, deviennent assassins par caprices, comme ivres de leur liberté : « comme si ayant sauté une fois par-dessus un de ses interdits, il se mettait à s'admirer lui-même de ne plus rien avoir de sacré, comme si quelque chose le poussait à sauter d'un seul coup par-dessus toute idée de légalité et de pouvoir pour jouir de la liberté la plus débridée et la plus illimitée, en jouir avec ce coeur qui se creuse de plaisir, et jouir de cette horreur qu'il est impossible qu'il ne ressente pas au fond de lui.»(10) 
 
Un autre basculement peut avoir lieu au sein même de la forteresse (et on s'étonne que de tels passages à l'acte ne soient pas plus fréquents...) : «Le prisonnier reste soumis et obéissant jusqu'à un certain point : mais il y a une limite qu'il ne faut pas franchir. A propos : rien n'est plus curieux que ces explosions étranges d'impatience et de révolte. Souvent, les gens supportent plusieurs années durant, acceptent, supportent les châtiments les plus cruels, d'un seul coup, ils craquent pour un petit détail, une espèce de bêtise, presque rien du tout. Sous un certain regard, on pourrait appeler cela de la folie ; c'est ce que font certains.»(j'ai souligné)
 
  Un changement plus modeste, un basculement inattendu à l'intérieur du camp mérite mention : le Polonais M-cki, nature forte, et noble (pas au sens social) au plus haut point, profondément secret et amer qui était encore un peu curieux et communicatif à l'arrivée du narrateur devint, avec les années, mélancolique. L'aigreur prit possession de son âme : les braises se couvraient de cendre. Or, ce M-cki apprend un jour qu'il passe en résidence surveillée grâce une requête de sa mère. Il est resté dans la ville voisine et venait voir les camarades pour leur communiquer des nouvelles politiques....Comme si quitter des êtres qu'il haïssait tant était devenu difficile.

 Enfin, une catégorie spéciale retient notre observateur : celle des vagabonds qui ne peuvent pas ne pas partir un jour ou l'autre et font forcément la bascule, quel que soit le contexte. Partir de chez eux  (même s'ils sont mariés) et partir des pénitenciers pour vivre en forêt dans la plus austère des solitudes : en tout cas, «quand l'automne revient, s'ils n'ont pas été pris auparavant, ils se présentent généralement d'eux-mêmes, en foule compacte, dans les villes et les pénitenciers, en qualité de vagabonds, et entrent en prison, passer l'hiver, non sans l'espoir, bien sûr, de s'enfuir à nouveau l'été suivant

                            Dans Les Carnets, quelle que soit sa forme, le Mal tient une place centrale. C'est au bagne que Dostoïevski en découvre des facettes inédites pour lui. Quelques portraits sont mémorables et comme tous les partisans d'une théodicée il est interpellé dans sa conviction religieuse mais son texte ne dissimule pas toujours une troublante fascination. 

  Si on constate que, selon Alexandre Pétrovitch, nombre de prisonniers ont des "excuses", il reste que d'après lui «chacun reconnaîtra qu'il existe des crimes qui, toujours et partout, malgré toutes les formes de législation, restent des crimes incontestables depuis la création du monde, et resteront des crimes aussi longtemps que l'homme restera homme. C'est seulement en prison que j'ai entendu raconter les actes les plus terribles, les plus contre nature, les crimes les plus monstrueux, et cela avec le rire le plus irrépressible, le plus joyeux et le plus enfantin.» Au bagne, autour de lui, on parle de crimes qui n'émeuvent personne et pourtant, il tient quelques-uns pour impensables. Il lui faut parler des plus repoussants.

 Quelques cas extrêmes sont mis en avant où l'on retrouve les éléments de la tripartition axiologique de l'être humain (corps, intelligence, âme/cœur) telle que la conçoit Dostoïevski et qu'il poussera le plus loin possible dans ses romans.

• Tout d'abord, le Mal secrété et toléré par l'Ordre supposé régenter le bagne : figure pourpre, haineuse, criblée de points noirs, alcoolique notoire, le major (surnommé "Huit z'yeux") règne en maître absolu sur le camp (avec l'aide de son ordonnance Fedka) et impose par caprice, des punitions aussi sévères qu'arbitraires : «c'était comme une araignée haineuse qui se jetait sur une malheureuse mouche qui venait de se prendre dans sa toile.» Avant d'être repris par son passé, ce major odieux (sévère à la folie, il rendit malade Alexandre Pétrovitch le premier jour) aura un instant d'humanité envers quelques persécutés : sa démission forcée, sa fin minable enthousiasmèrent tout le bagne. Dans ses suggestions de réforme pénitentiaire le narrateur pensera souvent à lui.

• le narrateur distingue aussi deux aspects de ce qu'il nomme la bestialité (11): l'insensibilité au mal commis ; le corps, ses plaisirs et ses excès pris comme Loi unique. 

 

 L'insensible 

    Réservant une surprise pathétique, un cas s'impose très tôt dans les Carnets, celui d'un parricide (12) il n'est pas nommé (ce qui pouvait être un signe - les chercheurs ont trouvé facilement son nom, Dimitri Iliinski) tandis que les prisonniers, eux, ne parlent jamais de son crime (il décapita son père avant de replacer la tête précautionneusement près du tronc à l'aide d'un oreiller pour obtenir un héritage qui réglerait ses dettes). Il était toujours "d'une humeur excellente, des plus gaies. C'était un homme imprévisible, frivole, irréfléchi au plus haut point, même si c'était loin d'être un imbécile.» C'est son insensibilité bestiale (supposée) qui marqua à jamais le narrateur et le fit le ranger dans la catégorie du "phénomène ; il y a là une sorte de défaut de constitution, une espèce de difformité physique ou morale que la science ignore encore, et pas tout simplement un crime».  Échappant à l'humain, ce criminel ne semblait pas hanté par sa faute. Il résumait à lui seul cette absence de scrupules que le témoin constatait chez tous les prisonniers. Jusqu'au bout et malgré tous les témoignages irréfutables, Alexandre Pétrovitch tint ce cas pour impossible.

Surprise ! au chapitre VIII de la seconde partie, l'éditeur (fictif) des CARNETS (celui qui était supposé avoir trouvé le cahier) se voit tenu de révéler que l'accusé en question était innocent et que finalement l'intuition (c'est impensable, c'est impossible) du narrateur était la bonne. Autant le dire : l' accusé innocent demeure encore plus mystérieux après cette révélation. Cet être inspira le personnage de Dimitri Karamazov sans que, à notre connaissance, Dostoïevski ne revienne sur son récit des CARNETS et sans qu'il y développe la moindre réflexion sur une erreur judiciaire insupportable comme un crime d'État.(13)

 L'ogre sexuel 

Pourtant, même sans la rectification de l'éditeur, il y a eu pire : comparé à A-v, autre bagnard, le "parricide" sembla plus noble et plus humain. Dans cette galerie des horreurs, on doit donc lui adjoindre une sorte de damné (volontaire) dantesque ou jerômeboschien parce qu'au bagne, le Mal s'adapte parfaitement et, pour certains même, y prospère aisément. Parlons d'A-v.(14) Emprisonné pour dix ans, il incarne le comble de l'horreur. Le rédacteur ne peut pas ne pas en parler : «C'est l'exemple le plus répugnant du degré auquel un homme peut s'abaisser, se pervertir et tuer en lui-même [on note la part active, autonome, libre du sujet] tout sentiment moral, sans remords et sans difficultés.» Ce noble moscovite d'une grande beauté, rusé, intelligent, déjà odieux à l'extérieur (il vendit la vie de dix personnes), véritable ogre de plaisirs, corps sans âme mais non sans intelligence ou ruse, ce Quasimodo moral, s'adapta au mieux aux lois non écrites du bagne qui libéra encore plus ses vices et son appétit de dépravations. C'est à lui seul un symbole qui nous éclaire sur les critères moraux de Dostoïevski  :«Sous mes yeux, tout le temps de ma vie au bagne, A-v est devenu et est resté une espèce de morceau de viande, avec des dents et un estomac, et une soif insatiable des jouissances charnelles les plus grossières, les plus bestiales, pour la satisfaction de la plus minime, de la plus fugace desquelles il était capable, avec le sang-froid le plus total, d'assassiner, d'égorger, bref, il était capable de tout, pourvu qu'on ne puisse pas retrouver la traceA-v est «un exemple de ce que peut devenir la seule partie charnelle de l'homme quand elle n'est retenue intérieurement par aucune norme, aucune loi.»(j'ai souligné) Et la "loi" du bagne veut que les autres bagnards respectent cet ogre sexuel. La dimension sexuelle est sans doute la clé pour comprendre le dégoût du narrateur : d'autant que pour un temps, A-v fut le peintre du Major et ainsi, traitre à tous, devint le délateur patenté du camp. C'est cet homme capable d'égorger pour un verre de vin qui tenta de s'évader avec Koulikov. Sans commentaire, le narrateur précise que les médecins atténuèrent le nombre de coups qu'il dut recevoir en punition...Un complice moins actif dans l'échappée prendra plus cher.

 

La brute intermittente

 Gazine se rapproche des cas précédents mais éclaire un autre aspect de la réflexion de l'auteur. Comme A-vil se voit lui aussi traité de bestial et fait partie des plus odieux, des plus répugnants êtres jamais rencontrés : l'image d'une araignée grande comme un être humain et tissant sa toile convient à cet Hercule tatare à la tête disproportionnée qui terrorise le bagne bien plus que ne le feraient les pires criminels connus du narrateur (Kaménev, Sokolov). Anomalie de la nature, il s'était évadé de camps pourtant réputés pour leur dureté. Sa réputation génère d'horribles fables qui parlent de meurtres d'enfants pratiqués comme par plaisir, sans qu'on sache si elles ont un fondement, mais qu'il laissait dire pour asseoir son empire. Cependant, ce personnage qui fait craindre le pire au lecteur sert plutôt à décrire un système d'adaptation du bagne à ses dépens : en effet, Gazine était calme à jeun, distant presque méprisant pour autrui et finalement peu dangereux. Mais, une fois ivre, il devenait terrible pour tous. Peu à peu, le groupe trouvera un moyen pour réduire son agressivité : lors de ses excès avinés, ils se réunissaient à dix bagnards solides et le rouaient de coups à mort. Personne d’autre n’aurait pu survivre à pareil traitement. Le lendemain, guilleret, il reprenait une vie normale en attendant la prochaine cuite. Petit à petit, le camp prendra conscience du déclin de ce géant. Le groupe (et non le système de surveillance) a donc su limiter les actes d'un malfaisant extrême qu'il aurait pu éliminer mais qu'il garda en vie. Le récit semble mettre en valeur à la fois la violence inouïe (mais épisodique) de ce personnage et l'espèce de "sagesse" du groupe capable de respecter malgré tout une vie que certains bourreaux auraient éliminée...Et quelques pages montrent que la figure (double) du bourreau (le volontaire ou le forcé (un bagnard réquisitionné)) obsède le narrateur et pas seulement pour son jeu d'acteur dans un cérémonial cruel ou sa corruption avérée.

 Le cas d'Orlov, s'il complète des aspects déjà vus est encore différent. Il confirme bien la curiosité avide de l'auteur (entre deux séances de punition (huit jours), il se lia volontairement avec lui afin de le mieux cerner) mais révèle aussi une dimension troublante de cette curiosité attirée par des monstres incontestables. Soldat déserteur, bandit célèbre, terrible criminel, égorgeur sans scrupule, Orlov était un petit homme d'apparence fragile qui sidère complètement l'observateur par sa résistance "surhumaine" aux coups de cannes alors qu'il a déjà subi la préventive. Son portrait dessine, en creux, celui du narrateur : tout en comprenant qu'Orlov est insensible à la moindre valeur morale et au plus petit remords (il en rit), Alexandre Pétrovitch ne peut cacher sa fascination pour sa volonté de fer et la fière conscience de sa force, pour son caractère inflexible, sa victoire totale sur la chair : on ne voyait en lui qu'une énergie illimitée, une soif d'action, une soif de vengeance, une soif d'atteindre le but qu'il s'était fixé. Rien à voir avec la force aveugle, bestiale des autres : il est une énergie illimitée contrôlée absolument. On comprend que des passages semblables retiennent (et divisent) les spécialistes de Dostoïevski quand ils rencontrent dans son œuvre des personnages lui ressemblant.

  Le Mal observé par Alexandre Pétrovitch prend des formes variées : il peut être couvert par la Loi (le major) ; il peut naître d'un excès (l'alcool, la fureur sexuelle) ; il peut résider dans l'insensibilité (ce qu'on croit être le cas du parricide) voire dans le plaisir pris à la souffrance extrême qu'on inflige à autrui. Dans tous les cas, il s'agit d'un déséquilibre qui touche d'une façon ou d'une autre le corps, l'esprit, et parfois le cœur perverti. Orlov n'est que volonté quand Gazine n'est que corps brutal (en des circonstances précises) et A-v qu'abandon illimité au charnel.

  On devine ce que ces portraits doivent à l'attention du romancier mais aussi ce qui fera plus tard la grandeur de Dostoïevski, toujours plus libre de fouiller d'une façon inimitablement tortueuse des portraits toujours plus complexes.

 

Il reste à voir le cas de Petrov, un des plus travaillés et l'un des plus étonnants : il nous mène au bord du roman et nous rapproche d'un champ d'intérêt qui retient  Dostoïevski dès Les Carnets. 

 Ce prisonnier vit dans la caserne la plus éloignée de celle de Pétrovitch. Pourtant il vient souvent le voir et pendant des années. Âgé  de quarante ans (il fait plus jeune), peu sociable pourtant, il s'attache au narrateur sans avoir l'air d'insister et vient avec précaution lui poser des questions urgentes aux sujets variés (histoire, géographie, "anthropologie") tout en ne restant jamais longtemps à ses côtés et en donnant l'impression d'être de passage parce qu'il serait attendu ailleurs (ou, mieux encore, parce qu'il vivrait en dehors du camp!). Sa curiosité n'est pas loin de ressembler à une véritable indifférence aux réponses pourtant vivement sollicitées.

 Il entre partiellement dans bien des catégories : l'adaptation au camp par l'oisiveté délaissée (rarement) pour un peu de trafic d'alcool (qui lui vaut de fréquents coups de cannes parce qu'il n'est qu'un négociant manquant d'expérience), quelques vols (dont, entre autres, la Bible du narrateur) et beaucoup de curiosité vide. Son contact laisse la sensation d'un être qui est comme ailleurs.

 Intrigué, Alexandre Pétrovitch s'est renseigné sur lui. Un autre prisonnier, M, l'a mis en garde (tout en s'interrogeant sur son équilibre mental) : pire que Gazine, il serait même capable d'égorger par caprice.

De fait, le narrateur s'est longtemps interrogé à son propos : d'une part, il constatait qu'il était calme et raisonnable et que, jusque-là, malgré d'évidentes tentations de meurtre (un coup de sang contre Antonov (pour une nippe) qui ne tourna pas mal ; une menace contre le major qui fut sauvé miraculeusement d'un coup de couteau en tournant les talons), il n’a jamais rien fait de coupable. Certes, il avait bel et bien égorgé un colonel pour ce qu'il considérait comme une injustice mais rien ne prouve qu'au bagne il se départirait de son calme apparent. 

Et c'est là, après bien des pages, que le romancier se révèle : il se convainc peu à peu qu'«il était l'homme le plus résolu, le moins impressionnable - quelqu'un qui ne reconnaissait aucune contrainte. Pourquoi j'avais cette impression - là encore, je ne peux le dire.» ll est persuadé «qu'il cachait des passions et des passions profondes, brûlantes (...)» et, sans preuves réelles, il est certain que Pétrov va s'évader tôt ou tard et sa certitude annonce ce que bien des romans développeront d'une façon immense : « Pour des gens comme Petrov, la raison ne les dirige que tant qu'ils le veulent bien. Là, il n'y a plus d'obstacle à leur désir.(...) Mais visiblement, il n'était pas encore arrivé à cette idée et ne l'avait pas voulue entièrement. Je n'ai jamais remarqué en lui une grande intelligence, un bon sens particulier. Ce genre de personnes naissent ainsi menés par une seule idée, inconsciemment, toute leur vie durant, de lieu en lieu ; ils errent ainsi toute leur vie durant, jusqu'au moment où ils tombent sur quelque chose qui corresponde pleinement à leur désir ; et, là, leur tête ne leur sert plus de rien.» 

 Ce portrait étonne évidemment par le basculement (volontaire, résultat d'une patience infinie) qu'il prévoit (il ne sait pas s'il est mort dans son lit mais il est sûr qu'il n'a pas pu connaître de bonne fin), par la catégorie qu'il met en avant («ces gens-là, il leur arrive dans la vie, soudain, d'une façon brutale et impérieuse de s'affirmer et de se montrer pendant un événement violent et général, ou un bouleversement, et ils se retrouvent ainsi dans leur pleine activité.»). Il ajoute une remarque qui a une dimension politique inattendue dans ce contexte : « Ce ne sont pas des hommes de discours, ils ne peuvent pas être des inspirateurs ou des meneurs réels : mais ils sont les exécutants principaux, ce sont eux qui commencent. Ils commencent simplement, sans éclats de voix  particuliers, mais ce sont eux qui sautent par-dessus l'obstacle principal, sans s'y attarder, sans peur, défiant le danger le plus directement - et tous les autres se précipitent derrière eux et marchent aveuglément, marchent jusqu'au tout dernier mur, là où, généralement, ils se font tuer.»

 Dernier fait, rare dans Les Carnets : le narrateur insiste sur une relation en miroir entre ce Petrov et lui. Chacun des deux cherche à cerner l'autre au point qu'Alexandre Pétrovitch veut deviner comment Pétrov le considère (le voit-il comme un être inachevé resté en enfance? Un simple ?) Pourquoi attache-t-il de l'intérêt à ce que Petrov pense de lui ? Pourquoi Petrov l'aide-t-il de façon insistante dans l'épisode du bain collectif? En tout cas, c'est à Pétrov qu'il doit d'avoir compris, le jour de la doléance, que son statut de noble l'excluait à jamais du reste des prisonniers («Comment vous pourriez être un camarade?»). Que cette révélation définitive soit placée en fin de chapitre n'est pas insignifiant. Pas plus que l'intérêt prêté à un homme résolu comme aucun et qui lui inspire une des rares réflexions politiques du texte. Et le plus résolu n'est-il pas celui qui écrira sur le bagne et continuera une carrière interrompue par l'enfermement?

 

         Ce regard passionné sur l'humain saisi sous beaucoup d'aspects extrêmes se double d'une autre découverte, disons plutôt, redécouverte, celle du peuple russe. 

 

 Le livre d'un noble russe 

   «Quel peuple merveilleux ! Bref je n'ai pas perdu mon temps ; j'ai appris à connaître sinon la Russie, du moins son peuple, à le connaître bien, comme peu le connaissent peut-être ! Voilà, c'est mon petit orgueil. C'est pardonnable, j'espère Lettre à son frère, février 1854.

 

   Au bagne, Pétrovitch est et reste un privilégié qui a compris combien le noble est détesté et jugé inassimilable par ses compagnons d'exil et d'enfermement. Il fréquente quelques nobles, croise beaucoup d'ethnies et côtoie des assassins en tout genre : l'échantillon du pays est limité mais instructif. Il permet à un intellectuel comme lui relégué en Sibérie pour opinions subversives de mesurer l'ignorance qui écrase son peuple (le rebouteux est préféré au docteur), l'empire de la vodka et des jeux, l'emprise (rassurante pour lui) du religieux sur le moindre détail (l'impureté des chiens par exemple), l'étendue du vagabondage (l'armée du générai "Coucouchkine"), la fréquence de la violence dans les rapports humains et sociaux : il suffit de lire l'espèce de nouvelle (le mari d'Akoulka (II,5) rapportée sous forme de dialogue entre Chichkov et son auditeur Tcheriovine. Le greffier du bagne voit ainsi mieux le monde dont il est privé.

  Et pourtant, c'est aussi une Russie généreuse avec les bagnards au moment de Noël et de la semaine sainte (le village voisin donne ce qu'il peut), une Russie dont le narrateur célèbre dès qu'il le peut le corps médical (des internes aux médecins chefs) et certains membres du personnel d'encadrement, une Russie populaire, profonde, simple, venue de loin : la fête de Noël et les chants, la musique avant la représentation théâtrale et les pièces jouées lui révèlent une culture ignorée ou méprisée à laquelle il s'attache durablement et dont, en "ethnologue", il retrouve l'influence :«Ces pièces se sont conservées dans les villages, dans les villes les plus importantes, chez les domestiques des grandes maisons de maître. Je pense même que bien des pièces parmi les plus anciennes n'ont pu se répandre en copies à travers la Russie que par l'entremise des domestiques. Dans le temps, les propriétaires et les barines de Moscou possédaient leurs propres théâtres, composés d'artistes en servage. C'est ce théâtre-là qui est à la source de notre art populaire dramatique, un art parfaitement reconnaissable.» Il n'hésite pas à préférer le jeu d'acteur de ses camarades à d'autres qu'il a connus dans des théâtres plus réputés. En musique et en chants, il connaît d'autres découvertes : «C'est là que j'ai compris pour la première fois, et pleinement, cet élan débridé, cette fougue qu'il y avait  dans l'élan et l'entrain des chansons de danses russes.» Plus décisif encore : il célèbre «la caractéristique la plus haute et la plus forte de notre peuple - c'est le sentiment de la justice, et sa soif de la justice.» et ajoute : «Nos grands sages n'ont pas grand-chose à apprendre à notre peuple. Même, je le dirai positivement, c'est tout le contraire ; c'est nos grands sages qui devraient apprendre chez lui.» Au milieu des voleurs et des assassins qui, à Noël, respectent parfaitement le partage des cadeaux venus de l'extérieur,  il devine la dimension ludique de leur économie souterraine et souligne le désir fondamental de respect chez tous, y compris dans le vol entre eux.

 Certes, cette Russie marginalisée de force maintient les clivages sociaux mais, à son contact, l'auteur prend conscience  d'une humanité brisée, mutilée qui mérite mieux : cette conception s'appuie incontestablement sur des souvenirs d'enfance (les seuls du récit, à peine une page) où éclate la ferveur religieuse du peuple («Là-bas, à l'entrée, me semblait-il à ce moment-là, ils [les paysans de son enfance] ne priaient pas comme nous autres, ils priaient avec humilité, avec ardeur, s'inclinaient jusqu'à terre, avec une sorte de conscience totale de leur abaissement.» et qui se renforce dans le camp grâce à des scènes fusionnelles qu'il se plaît à raconter. Une seule suffit à fixer les esprits : «Les prisonniers priaient avec beaucoup de zèle, et chacun d'eux apportait à chaque fois dans l'église son kopeck de misère pour un cierge ou le tronc de l'église. "Moi aussi, je suis un être humain, se disait-il ou pensait-il peut-être quand il le donnait, - devant Dieu, tout le monde est égal..." Nous communiions à l'office du matin. Quand le prêtre, le calice dans les mains, disait : " ...mais reçois-moi tel le larron", tout le monde, ou presque, est tombé à genoux, faisant sonner ses fers, prenant ces paroles littéralement, semble-t-il, à son compte

 Dans ces conditions (fortement influencées aussi par la fréquentation des vieux-croyants - elle ne sera pas étrangère à l'évolution très "grand-russe" de sa foi essentiellement christique (il parlera d'un "Christ russe" et d'un "Occident qui a perdu le Christ")), on ne peut être surpris par quelques propositions.

 

Le livre d'un croyant  réformiste.

  Sa conviction profonde : l’homme est une créature qui s’habitue à tout. Autrement dit au pire. Malgré une conviction avancée dans les premières pages («Bien sûr, les prisons et les systèmes de travaux forcés ne corrigent pas le criminel ; ils ne font que le punir et garantissent la tranquillité de la société contre tout attentat du criminel. Chez le criminel, la prison et le travail forcé le plus pénible ne font que développer la haine, la soif de jouissances interdites et une frivolité terrible.»), on constate que pour l'auteur ce n'est pas une raison pour tolérer les horreurs du bagne et ne pas agir pour améliorer le statut des prisonniers. Afin de lutter contre ce qu'il appelle, de façon complexe, la nature déformée.

 Ici et là, on lit des propositions qui voudraient aider à repenser la question carcérale en tenant compte des modifications assez récentes (alors). Rien de révolutionnaire dans l'ensemble : ainsi n’est-il pas pour le système des cellules personnelles («il suce toutes les forces vitales de la personne, énerve son âme, l'affaiblit, l'effraye et finit par présenter une momie moralement desséchée, à moitié folle, comme un modèle de redressement et de repentir.») mais croit heureux la présence d'animaux au bagne et, surtout, insiste beaucoup sur la nécessité d’un encadrement intelligent, qui, refusant la vengeance masquée sous la raison d’État, ne serait pas sottement pour le tout répressif mais plutôt pour une autorité “humaine”. Il fait de justes remarques sur le sentiment exagéré de crainte du personnel encadrant à l’égard des détenus toujours vécus comme menaçants ainsi que sur la sociologie de la brutalité des chefs (les officiers issus de grades inférieurs sont les pires et se laissent aller à un despotisme sans limite). Il défend pour tout prisonnier le respect de sa dignité : «aucun fer rouge, aucune chaîne ne peuvent lui faire oublier qu’il est un être humain.» La figure du major est à elle seule l’antithèse de ce que défend l'auteur et le respect vétilleux de la lettre de la loi lui semble une sottise : «Ces médiocres exécutants de la loi ne comprennent  résolument rien, ne sont pas en état de comprendre, que l'observation de la lettre, sans intelligence, sans compréhension de son esprit, mène tout droit aux désordres, et n'a jamais mené à rien d'autre. La loi dit ça, qu'est-ce qu'on demande de plus? disent-ils, et ils s'étonnent sincèrement qu'on exige d'eux, en plus de l'observation de la loi, un peu de bon sens et la tête froide. Ce dernier point apparaît à bon nombre d'entre eux comme un luxe révoltant, une contrainte, une chose insupportable.» À l’opposé, il rapporte le passage très bref du commandant de brigade G-kov, attentif à tous, jamais soucieux de bénéficier des avantages d’un formalisme inepte, et qui était adoré de tous les prisonniers à l’égal d’un... père. Nombre de passages le laissent entendre : c'est par les plus hauts gradés qu'une amélioration pourrait se faire. Dans le même ordre d'idée, tout au long du texte, le narrateur célèbre les médecins du camp [leur] humanité, [leur] gentillesse, [leur] compassion fraternelle et leur générosité qui allait parfois jusqu’à la complicité provisoire avec des simulateurs. On comprend qu'il s'étonne que personne n'ose atténuer l'emploi des fers aux pieds en particulier pour les malades : au bagne, les phtisiques mouraient enchaînés ! Pour ne rien dire des baquets réservés aux besoins et qu'on ne sortait pas de nuit, sans aucune justification sécuritaire, ce qui empestait toute la caserne.

  La conception dostoïevskienne relève incontestablement d’une politique de la raison (pourquoi ce système met-il dans les mêmes conditions des êtres dont les crimes n'ont rien à voir entre eux?) mais aussi du respect et de la compassion avec une dimension, reconnaissons-le, paternaliste et presque infantilisante. Certaines remarques sur le peuple au théâtre («Bref c'étaient des enfants, des enfants absolus, même si certains de ces enfants avaient plus de quarante ans ») et surtout tel passage, dans sa naïveté même, ne laissent aucun doute sur les limites de son attente ou, d'un point de vue dostoïevkien, la profondeur de cet état pour lui : «Mon Dieu! mais un traitement humain peut même rendre humain un homme qui, depuis longtemps, a laissé se ternir en lui l’image de Dieu. Ce sont ces “malheureux” qu’il faut traiter le plus humainement. Cela, c’est leur salut et leur joie. J’ai rencontré des commandants de ce genre, bons et nobles. J’ai vu l’influence qu’ils exerçaient sur ces humiliés. Quelques paroles gentilles - et les détenus ressuscitaient presque moralement. Comme des enfants, ils se réjouissaient et, comme des enfants, ils se mettaient à aimer.»(je souligne) La maison morte (sorte de tombeau) pourrait œuvrer à la "résurrection" des bagnards. Le complément ne se fait pas attendre : le détenu n’aime ni la faiblesse ni la familiarité des chefs et il serait même partisan d’un décorum et de médailles affichées qui certifient une autorité respectée, à condition qu’elle soit juste.

 

  Prêchant par l’exemple mais sans se mettre en avant, le narrateur souligne pour lui mais en pensant aux autres l’importance du travail au bagne (n’importe quoi : piler l’albâtre (ce que fera Raskolnikov dans Crime et châtiment), tourner sur bois, dégager la neige), du moins pour ceux qui ont, comme lui, la possibilité d’en sortir un jour. La soirée théâtrale complète sa conception d’occupations dignes qui rehaussent en chacun l’estime de soi : «Imaginez le pénitencier, les fers, l’absence de liberté, les longues et tristes années devant vous, une vie monotone comme l’eau de pluie par une lugubre journée d’automne - et, brusquement, tous [s?sic?]es gens opprimés, emprisonnés, sentent qu’on leur permet, pour une heure, de se redresser, de se réjouir, d’oublier le lourd sommeil, de faire tout un théâtre, et de le faire comment encore -  en faire la fierté  et l’étonnement de toute la ville - regardez, n’est-ce pas, comment ils sont, nos détenus!» Il croit pour beaucoup en la transformation morale par le théâtre (on devine l'emprise du fusionnel chez l'auteur) quand bien même elle s'avère souvent trop courte et éphémère («Pendant juste un petit peu de temps, on a permis à ces pauvres gens de vivre à leur façon, de se réjouir comme des hommes, de vivre une heure ailleurs que dans le pénitencier - et l'homme, moralement, se transforme, ne serait-ce pour quelques minutes»). Sa foi en l'homme (rené) transparaît au théâtre avec Baklouchine, cet acteur - né et c'est pourquoi on ne comprend pas que l'auteur ne se montre pas partisan d'une instruction de tous dès l'enceinte de la forteresse alors qu'il se félicite de voir que la moitié des bagnards n'est pas illettrée. Ne joue-t-il pas à l'instituteur avec Isaï qui a tous les dons? Et pourquoi ne pas généraliser l'idée pour les moins capables? Et, comment oublier sa conviction (certes, fidèle à l'Évangile) au sujet des miséreux "par nature " (des "baïgouches" (mot d'origine kirghiz)) qui sont destinés (ontologiquement et non pas seulement sociologiquement) à tout supporter : «De fait, partout dans notre peuple, et quelles que soient les circonstances, quelles que puissent les conditions, il y a toujours eu et il y aura toujours  des personnalités étranges, tranquilles et parfois pas du tout fainéantes, mais pour lesquelles c'est réellement une prédestination fatale, dans les siècles des siècles, de rester dans la misère. Ces gens sont toujours des vieux garçons, ils sont toujours sales, ils ont toujours l'air comme écrasés, comme oppressés par quelque chose, et ils dépendent toujours du bon vouloir de tel ou tel, ils sont toujours à leur service, surtout au service des fêtards, ou bien de ceux qui se sont enrichis et élevés d'un coup. Toute entreprise, toute nouvelle initiative, pour eux, c'est un malheur, un fardeau. C'est comme s'ils n'étaient nés qu'à cette condition de ne jamais rien entreprendre par eux-mêmes et de ne faire que servir, de ne pas vivre selon leur volonté à eux, de suivre la musique des autres ; leur destination, c'est de n'accomplir que le désir des autres. Qui plus est, il n'y a pas de circonstance, pas de révolution qui puise les enrichir. Ils sont toujours dans la misère. J'ai remarqué que ces personnes n'existent pas que dans le peuple, mais dans toutes les compagnies, dans toutes les couches sociales, les partis, les journaux et les associations.»?(j'ai souligné)

 Pourtant au moment de la représentation théâtrale («Que de forces et de talents disparaissent, meurent, chez nous, en Russie, presque pour rien, privés de liberté, écrasés par la vie») et, un peu avant de sortir, il a un regard plus ample qui, d'une part, annonce certains grands personnages du romancier («Et que de jeunesse avait-on enterré entre ces murs, que de forces immenses étaient donc mortes pour rien! parce qu’il faut bien que je le dise : les gens d’ici, c’étaient des gens extraordinaires. C’étaient peut-être eux, au fond, les gens les plus doués, les plus puissants de notre peuple. Mais ces forces gigantesques, elles étaient mortes pour rien, mortes anormalement, illégalement, mortes à jamais.»(Je souligne, parfois deux fois) et, d'autre part, frôle une prise de conscience plus aiguë, moins réformiste (ne vient-on pas de lire l'illégalité de la loi?). Mais la chute du paragraphe ne franchit nullement le pas politique ou le laisse franchir par son lecteur:« Et qui donc est coupable?

   Oui, certes, oui -  qui est coupable?»

 

Et sa propre libération maintient le schéma religieux dans cette maison morte:«Oui, à la grâce de Dieu! La liberté, une vie nouvelle - cette résurrection d'entre les morts...Ah, la belle minute!» (j'ai souligné)

  

         Sa peine terminée au début de 1854 et après avoir été affecté comme simple soldat (il deviendra sous-officier) dans un régiment de Semipalatinsk (en Sibérie) puis rétabli dans ses titres de noblesse, Dostoïevski travaillera, entre autres, à son livre de souvenirs sur le bagne qui paraîtra en revue à partir de 1860. Peu après sa sortie, il écrivit à son frère : il lui annonçait que ces années de bagne ne passeraient pas sans porter de fruits  et que, désormais, il n'écrirait plus de bagatelles. Il lui confiait qu'il avait emporté du bagne un grand nombre de types de caractères et qu'il avait de quoi remplir des volumes à partir de récits de vagabonds et de bandits et de toute cette vie noire et misérable.

 Même si les spécialistes de Dostoïevski débattent encore pour savoir quelle place tient ce livre dans l'orientation de sa carrière on peut le croire sur parole quand il écrit :« Bref, je n'ai pas perdu mon temps

 

Le 21 janvier 2018

 

NOTES

(1)On sait combien la foi de Dostoïevski prit plus tard des formes hétérodoxes. 

(2)Les passages délirants ne sont évidemment pas restitués : ils suggèrent tout de même sur quel abîme le récit se construisit.

(3)Jusque dans sa vocation christique, il est difficile de ne pas deviner la dimension masochiste de l'écrivain.

(4)Mais n'est-ce pas aussi une dominante de son écriture romanesque?

(5)Quelques décennies plus tard, Tchékhov, lecteur du texte de Dostoïevski, demeurant quelques mois de 1890 dans un lieu qui fut pour les Russes à la fois prison et processus de colonisation, depuis un autre observatoire et sur d'autres bases livrera un document aussi saisissant mais plus systématique avec L'Île de Sakhaline.

(6)Parmi eux des Polonais qui ne cachent pas le dégoût que leur inspirent des gens du peuple.

(7)L'envahissante promiscuité n'interdit pas les moments de solitude qu'il bénit et raconte parfaitement vers la fin du livre, au moment des bilans, des résolutions et plus généralement d'une autocritique sévère.

(8) Vieux débat philosophique "réactualisé" par Nietzsche et qui divise les économistes depuis Mauss.

(9)On sait combien la question juive est complexe chez Dostoïevski et il y aurait beaucoup à dire sur ce portrait, rien que sur la lecture de la seule page 215.

(10)Ces quelques lignes préfacent quelques personnages majeurs des grands romans à venir de Dostoïevski. 

(11)Dostoïevski n'a pas connu le spécisme...

(12)On sait depuis Freud que cette question hante Dostoïevski.

(13)On aurait pu espérer quelques notes de l'éditeur.

(14)Il servit partiellement de base à Svidrigaïlov dans Crime et Châtiment.

 

Partager cet article
Repost0
18 octobre 2017 3 18 /10 /octobre /2017 10:35

« L'auteur : Non, car je ne pense pas que le De rerum natura soit un poème épicurien au sens où vous l'entendez.»p.128

 

    Voilà un travail d’historien qui devrait bouleverser bien des domaines : apparemment destiné aux spécialistes et aux lecteurs de Lucrèce, ses propositions, par effets de dominos, risquent de travailler bien des certitudes, de détruire bien des croyances et, peut-être, d’abattre quelques remparts universitaires. 

  Déjà connu pour d'autres travaux (La philosophia et ses pratiques d'Ennius à Cicéron et Droiture et mélancolie) Pierre Venturini, avec une érudition sidérante (cinquante pages de notes serrées où il lui arrive même de confier ce qui ne lui a pas été possible de lire !) et une verve polémique incontestable, s’attaque ici à toutes les facilités qui, depuis plus d'un siècle s'attachent spontanément à l’évocation du nom Lucrèce et qui constituent un mythe. 

  Le sous-titre (Archéologie d'un classique européen) mérite attention : archéologie définit bien le projet et annonce combien de strates textuelles il faudra traverser (et reconstituer) ; le mot classique est, pour partie, ironique : Lucrèce passe aujourd’hui pour un classique mais un classique qu’on aurait longtemps maudit, chassé, caché, un classique de la subversion. C’est l’archéologie d’un mythe moderne qui nous attend. Parce que, pas plus qu'ailleurs, le mythe n'a de place dans les humanités.

 

Un mythe comme cible

 

   Vesperini résume dès l‘introduction le mythe auquel il veut s’attaquer. « Ce mythe raconte qu’il y eut à Rome, à la fin de la République, un homme -  philosophe ou poète, on ne sait pas bien - animés de convictions épicuriennes, qui, désireux de transmettre sa foi à ses contemporains, aurait composé un poème didactique: le De rerum natura (“Sur la nature des choses”). Ce poème, trop “radical” pour son temps, trop “moderne” serait passé inaperçu, comme son auteur. Il aurait suscité aussi la méfiance du régime impérial, puis de l’Église, ce qui expliquerait qu’il ne soit jamais cité au Moyen Âge. Heureusement, à la Renaissance, la redécouverte du poème par les humanistes aurait permis à l’Europe de s’initier aux théories d’Épicure, contribuant ainsi à la destruction du monde médiéval, et donc à l’avènement du monde moderne.» Un écrivain "radical", constamment “négligé”, “rejeté”, “censuré” pour des thèses qui choquaient et dont la “modernité” éclata heureusement à partir de la Renaissance. S'esquisse alors progressivement une version "scientiste" du mythe : Lucrèce serait un précurseur du rationalisme moderne.

 

  Une autre cible, occasionnelle, réactualisa récemment le mythe : «un grand savant américain», S.Greenblatt, obtint au début des années dix de notre siècle un beau succès éditorial et public avec THE SWERVE, véritable condensé de tout ce qui constitue le mythe auquel s’attaque précisément P. Vesperini - Greenblatt n'étant dans cette querelle que le représentant d'une certaine conception de l’histoire que l'historien français combat avec vigueur. D'autres auteurs auront droit à un examen sévère  : E. Garin et son hégélianisme puis Alison Brown grâce à laquelle il nous livre une réflexion sur le travail d'historien tel qu'il le conçoit. On a compris que ce livre se veut aussi un manifeste. Et s'il traite de Lucrèce c'est justement pour dénoncer la spécialisation sur un seul auteur et la récente mode qui s'attache à un poète qui mérite mieux que d'être un nom et une légende.

 P. Vesperini fixera le moment de l'émergence du mythe  en se fondant sur un article célèbre de Casimir-Alexandre Fusil : tout est préparé par le XVIIIème siècle mais, au-delà de la culture romantique (V. Hugo est pris comme témoin et rêveur éloquents), ce sont les universitaires à partir de 1850 qui imposent la figure mythique de l'auteur du De rerum natura. Il occupe soudain une place considérable dans l'édition comme dans les réformes des lycées. Ce phénomène est européen. Il convient donc de relire Lucrèce (ou de le lire enfin) et de parcourir le destin de son œuvre en traquant contre-sens historiques, lectures biaisées et idées reçues.

L'enjeu de la bataille

  La bataille est rude : l'auteur (qui se choisit de nombreux alliés de qualité) attaque principalement des historiens, des spécialistes des textes classiques et semble délaisser les philosophes qui depuis plus d'un siècle sont pourtant tombés eux aussi dans les pièges du mythe  dont il nous détaille les aspects.

 

  L'enjeu est immense : au-delà des connaissances fondamentales qu'il apporte sur l'originalité du monde romain (ne serait-ce que la notion de butin ou le principe de "civilisation par les autres"), l'enjeu est à la fois méthodologique (promouvoir le suspens (presque "phénoménologique") de nos “catégories” trop familières (comme l'opposition culture savante / culture populaire), de nos “a priori historiques”, de notre vocabulaire impropre (conviction, sincérité, conversion) ; emprunter à la pragmatique  à laquelle l'auteur tient beaucoup et qu'il pratique avec art ; construire un savoir en partant d'une déconstruction minutieuse). L'enjeu est également esthétique (les œuvres sont avant tout œuvres d'art et notre mode traditionnel de lecture (fond/forme) les trahit), culturel et civilisationnel (lutter contre nos illusions et nos facilités et pour la connaissance de la culture dialectique qui domina si longtemps et qui manque tellement aujourd'hui) voire anthropologique (préférer reconnaître les différences plutôt que de s’accommoder par paresse des fausses ressemblances et des récits à la téléologie facile). Un exergue empruntant à J. Brodsky condense la position de Vesperini «For aesthetics is the mother of ethics.»

 

Progression

 

  Le livre avance avec rigueur. Pour commencer, il répond à la question Qui était Épicure?  La construction d'ensemble en dépend beaucoup. 

 Ensuite, l'ouvrage présente deux grandes parties : dans la première, pour arriver au De rerum natura, l'auteur restituera patiemment (et savamment)

 

1-les contextes biographique, historique, culturel, artistique et littéraire de l'œuvre et de son auteur. Viendront ensuite

 

2-l’analyse du poème, sa poétique ainsi que les modes de sa réception.

 

Dans la seconde grande partie du livre (LUCRÈCE APRÈS LUCRÈCE), il sera question de la diffusion et de la réception de cet auteur réputé "radical" avec un passage plus dense et plus polémique autour de la redécouverte de son poème (à la Renaissance), étape majeure du récit mythique dont on regardera les derniers avatars (Contre-Réforme, Lumières, Romantisme) avant de prendre connaissance du moment exact de sa fabrique.

 

 

Épicure

 
    Dès le prologue du livre, adoptant une distinction qui en appellera d’autres (la doctrine est ici nettement séparée de son exercice réel qui ferait sens à lui seul), P. Vesperini traite Épicure de gourou dominant (y compris par la répression et la délation) une secte très archaïque, la plus archaïque même des écoles athéniennes. P. Vesperini ne traîne pas pour surprendre le lecteur “moderne” que nous sommes : il rappelle qu’à Athènes, une école philosophique, quelle qu’elle soit, était religieuse à l’intérieur d’un riche polythéisme et que le projet de chacune était de mener ses disciples à devenir dieu (1): entendons, à se hisser au-dessus des limites de la condition humaine comme le firent les héros de la mythologie que tout le monde connaissait. Une des clés du livre tient dans cette affirmation : «Épicure est un philosophe profondément religieux.» Sur le modèle des mystères d’Éleusis et de l'illumination qu'ils rendaient possible, les écoles (celle de Platon comme celle d’Aristote) tendaient à mener quelques-uns vers le bonheur et la connaissance, P. Vesperini parlant d’expérience dans les deux cas.

 Ce n’est pas tout : il y avait, de son vivant, un culte de la personne d'Épicure célébrant sa sagesse, culte encourageant des cérémonies d’anniversaires et de fêtes, sans pour autant négliger les rituels de la religion athénienne. Ce fait se “justifiait” par une sagesse qu’Épicure possédait à sa naissance. Si bien que le sage ne reconnut aucun maître, aucune dette philosophique et pratiqua l’insulte sans retenue (ses adversaires ne l'épargnèrent guère, et pour longtemps, ce que ne dit pas assez notre auteur). La dimension de transe oraculaire digne d’Éleusis se rencontrait aussi chez lui. L’idée que nous nous faisons alors de cette secte est celle d’une grande famille commandée de façon autoritaire et répressive particulièrement dure (l'auteur parle de terreur) avec ceux qui osaient la quitter. Une rude orthodoxie régnait et promettait au disciple l’accès à une condition divine mais de son vivant. Pour P.Vesperini, l'épicurisme n'est pas exempt d'archaïsme et ne met pas à l'abri de l'irrationnel.

   Assez longtemps, l’école d’Épicure en raison de sa doctrine (de ses principaux dogmes) ou de sa dimension communautaire ou encore de ses pratiques mystériques fut exclue à Rome. En revanche, au temps de Lucrèce, deux siècles après, elle était à la mode et on rencontrait Épicure «sur les bustes et les hermès des villas, sur les tableaux, la vaisselles, les bagues, les mosaïques.» Et, pour un fondateur de secte aussi peu fréquentable, Ciceron écrira à Memmius (le commanditaire de Lucrèce, exilé alors) afin qu'il ne tente pas une opération immobilière en se débarrassant des ruines de la maison d'Épicure qu'il possédait et que les Romains de passage visitaient.

 

Le monde de Lucrèce, Lucrèce en son monde : «quel sens pouvait avoir dans ce monde le fait de composer le De rerum natura ?»

 

  En deux forts chapitres l'historien nous offre tous les éléments qui constituent le contexte de l’écrivain (politique, social, cultuel et culturel) et rappelle des données qu’on néglige beaucoup alors qu’elles expliquent bien des aspects de l’œuvre et de sa réception. Il s’agit de nettement isoler, à tous les niveaux, les ordonnancements et les pratiques d’alors pour les démarquer de ce que nous confondons avec notre “modernité”. Il veut lentement nous mener vers les activités d’écriture et de lecture.

 

    Lucrèce était citoyen romain d’une république fortement hiérarchisée avec deux ordres (sénateurs et chevaliers) qui avaient, entre eux, pour les premiers, des rapports toujours menacés par des compétitions orientées par le souci de la gloire et, avec le reste de la population (la plèbe), un rapport clientélaire (des services en échange de nourriture, d’argent et de protection). Ainsi l’aristocrate romain se devait-il d’être juriste et orateur comme on verra mieux plus loin. La dimension politique est alors inséparable de la religion qui sert la carrière : il convient de ménager les dieux mais un docte romain ne peut être «un homme divin». À l’époque de Lucrèce, les guerres de conquête ont enrichi Rome mais l’ont orientée vers des guerres civiles qui feront tomber la République. 

  Ce cadre posé, le quotidien du Romain mérite d’être examiné pour voir que sa priorité est l’inverse de la nôtre : l’otium prime largement sur le negotium et, dans le domaine de l'otium (essentiel de la vie civilisée, c'est-à-dire de la "vie en ville", urbanitas (2)), un modèle domine : le modèle grec que P.Vesperini décrit parfaitement et énumère dans toutes ses  nombreuses composantes.(3) Toutefois, il relativise cet élément en définissant une inflexion déterminante : le Romain emprunte beaucoup au Grec (dont il connaît la langue - il se passe des traductions) mais il accommode toujours cet emprunt à son univers et même il lui arrive souvent d’inventer ses emprunts. Autrement dit (et bien dit) «la Grèce de l’otium et de l’urbanitas était une Grèce imaginaire, une Grèce de Romains.» Une Grèce savante idéalisée dont il donne beaucoup de preuves et qu’il faut concevoir comme médiée (c'est son mot) par toutes les formes du savoir grec (lettres, culture, études, amour et recherche des discours, philologie, philosophie) qui étaient perçues de façon liée et donc supposaient une visée encyclopédique qui touchait aussi la philosophia (ce que notre chercheur a démontré dans d'autres travaux) : idéal aristotélicien qui n’est plus le nôtre mais qu’il faut avoir toujours en tête pour en reconnaître l'étendue et la portée. De même qu'il faut se convaincre que tous les savoirs grecs impliquaient la notion de plaisir (delectatio) (pris ou recherché).

Vesperini décrit alors, à l’aide d’un dialogue de Cicéron, ce qu’il appelle les pratiques de sociabilité des élites hellénistiques (à une exception majeure que nous apprendrons bientôt) et qui sont particulièrement codées. Où que l’on soit (banquet, rue, thermes...etc.), l’échange né d'une rencontre, commence par un «étonnement, une question, un problème.» À partir de là, puisant dans leur mémoire (culturelle), les interlocuteurs vont se saisir dans la "réserve" de tous les savoirs disponibles (autant de “lieux”) d’un élément pertinent porté par une parole aussi élégante, habile, joueuse que savante qui met en valeur le sujet, l’interlocuteur et l’échange. L’amorce, le développement de l’entretien font appel à des savoirs connus et lance une apparente "improvisation" bien canalisée qui circule (comme un met ou une coupe) pour le plaisir. Point majeur qui nous prépare à l'entrée en scène de Lucrèce et de son De rerum natura : personne ne cherche la vérité et cette réserve abondante de savoirs convoqués selon un certain ordre n’implique aucune conclusion définitive, aucune hiérarchie, aucun système. Plutôt une prolifération potentiellement infinie mais tout de même construite, et avant tout, vouée à l'agrément.

 P.Vesperini ajoute un autre élément que le moderne refuse de prendre en compte chez le Romain: le plaisir qui accompagne tout l’échange a, en plus de tout ce qui a été dit, une dimension esthétique qui, selon lui, met l’accent prioritairement sur “l’imitation illusionniste des phénomènes” aussi bien en sculpture, en peinture qu'en poésie. L’exemple qu’il prend, la sphère d’Archimède, montrerait l’inséparabilité des plaisirs encyclopédique, ludique et esthétique.(4) En même temps, deux éléments significatifs ne doivent pas être négligés :

1-Tout d'abord, une exception majeure entre le monde grec et le monde romain : le savoir grec a un rapport aux Dieux que les Romains ignorent. La curiosité détachée du divin n'était pas acceptée par les Grecs.

 

 

 

 

2-Ensuite, chez les Romains, volonté de savoir et plaisir pris au savoir animent toute la ville, y compris le peuple. Rome était une ville savante qui avait fait l’éducation des Romains par les spectacles, les conférences où tous se pressaient avec enthousiasme : dans leurs rivalités, les aristocrates romains fortement socialisés par la lecture entretenaient de cent façons le plaisir que le peuple prenait à la culture. Dans ce sens, P.Vesperini met en exergue un mot (ornamentum) et une pratique (les dons à la ville de tous les objets pillés qui faisaient de Rome la ville-univers, cadeaux que faisaient même les plus petits édiles) et il fait même du butin une clé de l’originalité romaine : avec l’élimination de la dimension cultuelle des objets, on verrait apparaître chez les Romains, la notion de valeur esthétique des œuvres d’art  et celle de «culture lettrée et artistique telle que nous la connaissons encore : un domaine de l’esprit entièrement profane, et aussi (…) entièrement autonome et indépendant de la vie sociale et politique.»(5)

 

 

 Le butin touchait aussi les humains, à commencer par les otages et les esclaves lettrés qu’on affranchissait sans qu’ils perdent leur dépendance réelle.

     L’esclave lettré avait une grande valeur marchande : dans le plaisir de la connaissance et dans le souci des carrières, il permettait aux aristocrates de maîtriser les savoirs grecs qu’on sait si importants à Rome. Un orateur soucieux de son rang devait se distinguer par une culture «recherchée» que venait initier ou compléter une précieuse "prise de guerre"....D'autant qu'existait la forte concurrence des orateurs de province (Cicéron en était un au départ), eux aussi formés par le savoir grec. La connaissance des livres de philosophie cherchant plus à obtenir un ensemble d'opinions (bien formulées et qui permettent de "briller") sur tous les sujets qu'à opter pour une seule de ces philosophies.

  Ouvrant largement le panorama historique, P.Vesperini dégage alors une des singularités de la culture romaine qui veut que l'on soit civilisé par les autres. La passion pour la Grèce qui pouvait connaître des excès et devait être modérée s'inscrit dans cette tradition. L'indiscutable hellénisation des Romains n'a pourtant jamais permis les cultes initiatiques, la pédérastie ni jamais connu, point majeur dans la construction de la thèse, d'école philosophique.

 

Bibliothèque 

 

  Pour bien comprendre ce qui nous attend, isolons un élément sur lequel Vesperini revient souvent : l’importance du musée d’Alexandrie et de sa bibliothèque comme modèle de savoir encyclopédique et comme creuset de créations poétiques prenant le sillage des grands poètes recueillis et commentés. Dans les deux cas (encyclopédie, “poétique”), on s’approche de Lucrèce et de son poème. Les poésies  qui émergèrent alors avaient un caractère éminemment livresque, et les poètes ne cachaient pas le côté «non “naturel”, artisanal, artificiel et artistique de leur poème.» Aucun doute: «la poésie hellénistique multiplie les citations, les allusions, les variations, les gloses, les remplois de mots disparus, mais aussi les passages réflexifs, métapoétiques (…) et ne cherche pas à convaincre : elle cherche à procurer un plaisir esthétique et ludique.» Plus tard dans le livre, il sera question des livres-bibliothèques (Pline, Diodore, Strabon, Problèmes d'Aristote, Questions de Sénèque) qui permettront aussi de distinguer l'originalité de Lucrèce.

Poète Épicure pourtant, avait interdit au sage de composer des poèmes»)

 Enfin approche Titus Lucretius Carus. L’historien, après avoir rappelé la distinction entre littterae et libri, nous apprend ce qu’est à Rome un poeta, mot qui englobe la création aussi bien de poèmes que de pièces de théâtre mais également de productions "mineures" (éloges, épitaphes, traductions etc.). Depuis longtemps, la réputation du poeta n’est guère flatteuse parce qu’il appartient à l’univers du banquet dans lequel il dit ses vers et met sa parole au service d’un autre, indignité majeure. P.Vesperini détaille parfaitement les aspects de cette condition qui changea avec le temps au point qu’après Ennius (longtemps considéré comme le nouvel Homère - l’étude ici est précieuse d'autant plus que Lucrèce dans son poème s'attaquera à lui et à son autorité), le poeta est un savant (Ennius sait tout, MAIS de façon encyclopédique (il écrit et commente avec une érudition universelle)) doublé d’un sage et que son domaine est immense : toutefois, l'idéalisation de certaines figures est souvent patente et tous les poetae ne profitaient pas toujours de ce régime de faveur.

 

  Nous sommes instruits ensuite sur le destinataire (et surtout, le commanditaire) du De rerum natura, le glorieux Memmius, sur sa carrière, sa famille et ses protégés (des poètes (dont Catulle), un sculpteur, des grammatici (nous y reviendrons) et des philosophes) et sur sa volonté de ne jamais oublier de se démarquer par les références grecques que nous savons obsédantes dans l’aristocratie romaine.  Memmius s’est donc construit une double image (celle du forum, celle de l’otium) d’orateur parfaitement romain et parfaitement hellénisé. Pour notre historien, on ne comprendrait rien à ignorer que Lucrèce fut «un poète parmi d'autres poètes» et que son commanditaire joua un rôle peu négligeable. 

 

 Pourquoi commander ce De rerum natura ? Pourquoi ce genre (l’épopée) a-t-il été choisi?

 

   Avec toute son érudition, l’auteur règle rudement plusieurs questions:

 

1-Lucrèce a sans doute derrière lui d’autres œuvres (perdues) et c’est en poète connu et reconnu qu’on lui passe cette commande. Le mythe voudrait qu'il ne soit l’auteur que d’une seule œuvre.

2-P.Vesperini réévalue la question des genres littéraires qui n’avaient pas les contraintes sévères que le moderne leur attribue fautivement : l’épopée à Rome n’est pas seulement narrative ou mythologique, elle embrasse à peu près tout. Dans la foulée,

3-il liquide la notion de poème didactique ou scientifique (invention du XVIIIè) qu’on accole toujours au poème de Lucrèce pour réduire la poésie au rôle d'auxiliaire servant à faire "passer" la complexité du savoir.... L'historien est tranchant : ce n’est pas le savoir à communiquer qui importe dans le genre de l’épopée c’est le plaisir qu’elle procure en tant qu’œuvre d’art (point majeur préparé depuis longtemps comme on a vu) tout en énonçant aussi du savoir, de la connaissance, de la vérité mais jamais de façon transparente comme le veulent les tenants de l'hypothèse didactique et jamais, faut-il le rappeler, de façon systématique. Entendons : si Lucrèce avait voulu seulement enseigner l’épicurisme, il n’aurait pas choisi l’épopée.

 

 Revenons au commanditaire : plutôt que de faire louer sa carrière militaire, Memmius, connaisseur raffiné des lettres, opta sans doute avec insistance pour une ambitieuse épopée sapientielle prenant «pour matière la sagesse et les savoirs grecs», genre «qui était à la mode» et qui impliquait autant d’amusement et d’émerveillement que de savoir. Et le prestige du sujet (la nature) rejaillirait sur son nom (but principal de la commande) en l’associant à la sophia.

 

   On apprécie alors les précisons qui nous sont données sur une autre question pratique, presque tactique : comment pouvait-on faire connaître et faire vivre à Rome une œuvre aussi imposante, un tel poème monumental? Nous apprenons beaucoup sur la ”promotion” d’un livre : lectures d’extraits faites à haute voix d’abord pour le commanditaire (lecture subtile, Lucrèce travaillant avant tout pour satisfaire l’oreille), circulation des “copies”, lectures dans les théâtres ou les maisons faites par un esclave, au bain ou au moment de la  sieste. La lecture portait plutôt sur des extraits aimés. Dans le cas d’un succès et d’une durable reconnaissance, l’œuvre entrait dans les “classiques” et, alors commençait le jeu presque infini des citations et des commentaires que pratiquaient les grammatici que nous définirons plus loin grâce à l'historien.

 

   La démonstration se poursuit. Ont été déterminés un genre haut et un sujet ambitieux qui touche à la sophia. Reste à régler la focale sur le choix du philosophe et, dans ce champ, sur la question de la conviction du Romain en général.

 Une confusion et une erreur de perspective sont à éviter : le Romain n’épouse pas les théories d’un philosophe mais prête attention à son éloquence, à ses capacités dialectiques, à son savoir (sans s’attacher à ses dogmes) et à ses qualités morales (sans qu’il soit un directeur de conscience). P. Vesperini est formel : le Romain ne croit pas au savoir des philosophes et il se distrait à leurs querelles. Les certitudes proférées par eux le font plutôt rire ; il garde en ce domaine un prudent scepticisme et accorde (provisoirement) son crédit à une proposition et jamais à un système. Le Romain, même celui qu’on sait proche de tel ou tel penseur, n’adhère jamais complètement à une théorie. Il garde toujours des distances. Un Romain n'est jamais converti par un penseur, il goûte simplement au plaisir d'un bel exemple, d'une  suite de beaux vers ou d'une image qu'il réutilisera.

 

 Dernière question : pourquoi choisir Épicure? Il était à la mode et apportait un gage d’hellénité. Memmius voulait profiter du courant grec  : l’épisode de la maison d’Épicure à Athènes dont il était propriétaire et que, dans son exil, il voulait faire fructifier prouve assez que Memmius n’était, en tout, qu’un opportuniste.

 

Dialogue 

 

 Avant de passer à la partie décisive de son travail (déjà très riche), P. Vesperini nous propose un intermède sous forme de dialogue plaisant qui prend en compte ce qui a déjà été avancé (aucun Romain ne croit en l’immortalité de l’âme et aucun n’a peur des fantômes et des centaures ; la création du monde par les dieux n’est plus une croyance romaine et la mortalité du monde est un lieu commun; il n’y a jamais eu de "censure" à Rome) et qui, avec une lecture à vol d'oiseau prépare à des propositions majeures sur le poème, sa composition, son fonctionnement.

 Outre beaucoup d'ironie, dans nombre d'affirmations de l'auteur on retient que Lucrèce ne suit pas certains dogmes d’Épicure (la nature de l'âme), qu’il s’inspire d’autres qui ne sont pas dans le corpus du sage et que, dans l’ensemble, il ne fait guère cas de ses grands énoncés qu'il expédie (comme les articles majeurs de l’éthique d'Épicure qui concernent la pluralité des mondes, l'univers infini, l'indifférence des dieux). Il lui arrive aussi de les contredire (dès la prière à Vénus (6)) voire de les trahir (sur la sexualité, «il peint l'acte sexuel en soi comme une folie, une frénésie») et de préférer s’appesantir sur des points secondaires ou emprunter beaucoup aux problèmes aristotéliciens (l’auteur y reviendra). Sans oublier que notre poète passe son temps à polémiquer avec des philosophes présocratiques qui étaient bien loin des préoccupations de  ses lecteurs ou à soutenir des propositions que tout Romain partageait. Dit rapidement : Lucrèce oublie, néglige, passe vite sur le corps de la doctrine ou consacre de longs passages à des éléments qui n’ont pas ou peu de rapport avec elle. En se limitant pour l'heure à ces seuls déséquilibres, l'auteur juge bon d'avancer que le De rerum natura n'est pas un poème épicurien et encore moins un manuel d'épicurisme.

Nous allons apprendre que «l'épicurisme ne devait être que l'amorce, l'occasion du parcours de toutes les res.»(je souligne)

 

 

L’art de Lucrèce, le poète  «Chaque discours, presque chaque mot du De rerum natura, appelle d'autres discours, d'autres mots.»

 

   Nous entrons dans la partie la plus instructive de l’étude et abordons le cœur de toute la démonstration. Le De rerum natura s’inscrit dans une tradition hellénistique déjà ancienne qui n’a rien à voir avec le poète de la Grèce archaïque et encore moins avec la conception moderne que nous avons de lui. Tout aurait basculé avec la bibliothèque d’Alexandrie prise comme modèle : dès lors, le poète joue volontiers la carte de l’artifice, du jeu citationnel.

 

  Ce poète n’est pas celui qui dit JE dans le texte de Lucrèce : ce JE renvoie à son double fictif qui assume seul des convictions politiques qui ne sont pas celles de l'auteur.

 P.Vesperini met alors en avant une des grandes hardiesses de Lucrèce : il distingue les quarante-neuf premiers vers (consacrés à l'hymne à Vénus, à "l'imitation" des épopées archaïques) auxquels succède soudain une énonciation loin de l'épique, familière et assez peu noble, destinée à Memmius : elle annonce presque une conférence (dissertatio) sur une doctrine philosophique qui mériterait plutôt la prose, ce qu’on rencontrait souvent chez des auteurs soucieux aussi de travailler le rythme de leur éloquence….L'historien attire l’attention sur un genre poétique qui à Rome mettait en hexamètres des discours normalement destinés à la prose : la satura qui  n’avait pas grand-chose à voir avec la satire moderne et était la recréation romaine de différents genres énonciatifs grecs comédies, mimes, images, dialogues et [point décisif], discours de philosophes grecs.» Une preuve : le succès de Lucilius s’appuyait sur des éléments du savoir encyclopédique des philosophes et «les modèles grecs de la satura étaient liés à la philosophia.» 

   C’est ce choix qu’aurait fait Lucrèce qui jouera, dans «un geste poétique inouï», de «deux énonciations poétiques très éloignées l'une de l'autre», l’épopée (un chant «prenant pour matière l'univers») et la satire (qui expose et enseigne). Se propose donc un dispositif à la fois épique et philosophique en un seul mètre mais avec deux registres de discours.(7) Tour à tour, Lucrèce (si on peut dire) chante et parle, touche et enseigne et promeut ainsi «une palette de figures (figurae) aussi variée que l’univers.» Ce qui explique pourquoi il sera imité aussi bien par des épiques (Virgile, Ovide, Stace, etc.) que par des poètes satiriques (Horace, Perse, Juvénal, etc.). Passant avec beaucoup de nuances de l'épopée à la satire, et inversement, le poème promeut la variété comme principe esthétique. À la conclusion de sa première grande partie, ce sera l'acquis le plus remarquable du travail de l'auteur.(8)

 

 

 

  Cette distinction faite entre cette double persona, P.Vesperini se demande quelle figure du philosophe le poète Lucrèce a choisi de proposer. Nous sommes alors sur une scène de théâtre où apparaît un penseur dogmatique qui n’épargne pas ses adversaires et croit en la vérité de ses thèses : or, l'historien nous a dit que les Romains n’adhéraient pas à ce type de discours, au mieux, les trouvaient inutiles et s’en amusaient même le plus souvent. Pourtant depuis longtemps la question de la guerre contre la religio trouble les lecteurs de Lucrèce : s’agit-il de la religion ou de la superstition ? Pour Vesperini aucun doute n’est permis : Lucrèce propose un épicurisme hostile à la religion (mythes, rites, croyances), ce qui serait en contradiction avec ce qui nous a été rappelé au début des pratiques encouragées par Épicure dans son école et ce qui ressemblerait plutôt aux discours du cynique ou plutôt des «paracyniques». Avec toutes ses affirmations virulentes, Lucrèce donnerait seulement dans la littérature parce qu’il sait bien que personne à Rome ne croyait aux mythes qu’il attaque. Mieux : on le prétend souvent «âpre, amer, “sinistre et sévère”» (le romantisme a beaucoup aidé à installer cette conviction que tous les philosophes reprennent), figure qui s’applique traditionnellement au philosophus qui s’en prenait aux conventions sociales (la religion, le plaisir, la politique) et qui ravissait le public par de puissants paradoxes. «C’est à ce type-là qu’appartient le philosophus de Lucrèce.» Autrement dit : à l’opposé du philosophus épicurien. Il y a aurait dans cette série de scènes comme un jeu de masques. Lucrèce n'avance pas masqué mais il joue du masque.

      C’est le moment où P.Vesperini s’interroge sur la matière du poème dont il faut bien entendre le titre dans lequel rerum compte autant que natura. Non seulement les res désignent tous les êtres animés et inanimés mais aussi «toute matière de pensée, de savoir, de connaissance. C’est tout ce qu’on a dans la tête, dans le cœur, dans la mémoire, et qui se rend par des mots.» Et, en particulier les opinions des philosophes. Comme un mot, une idée est une res. Et la matière du poème peut se définir de deux façons : d’une part, avec ce qui relève de la physique des choses (la nature (mais dans l’Antiquité la nature est d’emblée culturelle nous dit l'auteur)) et, d’autre part, avec ce qui renvoie à ce que nous appelons “culture”, le domaine des choses qui “surviennent” sans transformer la nature des chosesmœurs, cultes, guerres, techniques, institutions»). P. Vesperini met bien en évidence un verbe archaïque (cluere) parce qu'il attire l’attention sur l’ensemble du projet de Lucrèce. Le poète aurait deux ambitions : 1-il veut faire sonner, retentir tout ce qui existe déjà de grand, de mémorable («la dimension épique à la hauteur de laquelle il doit s’élever») et 2-«il veut élever par son art tout ce qui en apparence ne devrait pas retenir l’attentionatomes, toiles d’araignée, moustiques etc. ou encore de la vie quotidienne, moyennes, humaines (…)).» Il ne s’agit pas d’accueillir toutes les choses dans le poème mais, avec la natura, de tenir «le fil qui relie la totalité des choses». Chez d'autres, le fil sera la géographie (Strabon), l'Histoire (Diodore de Sicile), le recueil d'épigrammes (l'Anthologie Palatine) et, évidemment, chez Pline l'Ancien, la nature. En tout cas, il n'est pas question d'œuvre totalisante (jamais aucun auteur n'a voulu une œuvre systématique (reposant sur un système)) mais plutôt d'œuvre potentiellement totalisante, avec la complicité du lecteur, et pas n'importe lequel. Nous ne sommes pas au bout de nos surprises avec les mouvements que recèlent l’écriture et la lecture romaines et que nous allons bientôt encore mieux connaître. Mais retenons l'idée de potentialité à l'œuvre.

 

  Adoptant, après beaucoup d’autres auteurs, l’attitude du guide (périégète) commis à la visite des savoirs de la Bibliothèque (nous y revoilà), Lucrèce va prendre prétexte (prophaseis) des propositions majeures d’Épicure (il ne cite son nom qu'une fois) sur la nature pour produire des énoncés selon une “logique” proliférante de discours savants renvoyant à tous les savoirs disponibles (en particulier dans la mémoire) et qui en appellent d’autres, beaucoup d’autres - SI l’œuvre retient l’attention d’un grand nombre de lecteurs et de grammatici.....Cette œuvre «où les théories d'Épicure servent d'amorces au déploiement de tout le savoir, de tous les savoirs lettrés, matière infinie offerte au plaisir des auditeurs et au profit des autres poètes, orateurs et autres professionnels des lettres.»(j'ai souligné)

    -•Des Grammatici  «Il y a par conséquent, dès le départ, un lien indissociable, essentiel, entre les poètes et ceux qu'on appelle les grammatici.»

  Arrêtons-nous un peu et parlons des commentateurs sur lesquels P. Vesperini attire tellement notre attention depuis le début de son LUCRÈCE. Il les évoque souvent et regrette qu’il n'en soit jamais fait grand cas alors qu’ils nous transplantent «dans une épistémè qui n'a rien à voir avec la nôtre.» Il est vrai que les commentaires du livre de Lucrèce ont disparu mais notre auteur reconstitue parfois (comme sur l'exemple du dogma ("Rien ne naît de rien")) ce que le grammaticus idéal aurait pu dire.

  Parmi les nombreux lecteurs présents dans Rome existe une catégorie indissociable de la production poétique : ces grammatici, des lecteurs professionnels (des professionnels des lettres (grammata))  qui savent tout sur tout, dont la mémoire est phénoménale et qui sont les commentateurs savants des œuvres. Ces lecteurs disaient parfois les textes mais surtout les commentaient d'une façon qui nous semblera étonnante mais n’était pas sans effet sur les productions des livres et sur la lecture du "Romain moyen". Autant dire que le grammaticus était celui qui lisait les œuvres en entier et  éduquait les élites romaines en leur fournissant le "canon" des classiques tout en intégrant les livres récents dignes d’élargir ce canon. 

 La pratique du grammaticus consiste à isoler le moindre énoncé d'un texte, à l'interroger sur tous les plans (mythologique, philosophique, scientifique, technique, lexicographique, rhétorique, etc.), à le connecter à tous les domaines auxquels il peut appartenir, à le renvoyer à des formulations proches, lointaines, opposées qu'on peut rencontrer chez d'autres auteurs et qu'il citera avec un nombre considérable d'exemples à l'appui. Le grammaticus isole, transfère, décontextualise, compare, oppose, intègre à des listes et des sous-listes et, en  détachant un vers, une image, une figure, un mot, il les fait entrer dans des ensembles qui ne sont jamais clos et qui n'ont jamais une forme systématique....Borges aurait pu nous raconter le dialogue de deux grammatici...Mais il préférait la forme brève. 

 

   -• Écrire

 

Le moderne, déjà fortement "secoué", pas forcément à la façon romaine, entre dans le lieu le plus percutant du livre. Autant le répéter : «Les habitudes d’écriture et de lecture des poèmes anciens n’étaient pas les nôtres .»

  Voyons tout d’abord le travail poétique qui prend en compte le fait fondamental que nous venons de voir avec les lecteurs et les grammatici : l'écriture est appel incessant. En disant, un texte fait dire. «Lucrèce est périégète. Il fait le tour des opinions (dogmata) d'Épicure sur la nature. Mais ces "choses" fonctionnent toujours comme les "prétextes"(prophaseis) d'autres choses, qui deviennent elle-mêmes prétextes à d'autres choses encore, et ainsi de suite, à l'infini.»

   C'est de cette façon que «la totalité des savoirs de la Bibliothèque est contenue dans le poème. Il ne se réduit pas au contenu de ses vers. Il est aussi tout ce que le poème fait dire. Chaque discours, presque chaque mot du De rerum natura, appelle d'autres discours, d'autres mots.»(j'ai surmarqué)

 

  L'historien s’attache (jusque dans le détail) au mode de production textuel que Lucrèce met souvent en abyme (l'hymne à Vénus) et auto-désigne de façon métapoétique (ainsi des atomes et des lettres) selon un principe essentiel : «le texte fonctionne comme le monde, comme la nature.» Comme on a vu, Épicure et ses théories ne sont qu’un prétexte dans un texte qui n’aurait rien de doctrinal (en tout cas de façon unilatérale, on sait maintenant qu'on y trouve une dimension cynique et que les énoncés aristotéliciens sont de beaucoup les plus nombreux) et qui vaudrait surtout par sa composition en forme de mosaïque destinée au plaisir esthétique fondé sur la curiosité. Son art de poète rendant quasi présentes toutes les choses évoquées dans une fluidité admirée de tous. Lucrèce offre la varietas et son chatoiement dans un Livre-monde en mouvement qui nous mène de partie en partie sans prétendre imposer un "sens" global à l’œuvre (pas plus qu'il n'en faut aux Annales, ou à l'Énéide, etc.).

  On comprend mieux que P.Vesperini conteste comme réductrice l'idée de vouloir appliquer au De rerum natura la notion de poème épicurien. Proposition qui devrait mal passer auprès des philosophes qui ont tenté depuis longtemps de restituer la cohérence d'ensemble des livres où notre auteur voit au contraire Lucrèce «s'émanciper des dogmata épicuriens et [se faire] de plus en plus péripatéticien.» 

 

   -•Bien préparés par la question des grammatici et par la sociologie du lectorat à Rome nous pouvons mieux concevoir les conditions de réception qu’une œuvre telle que le De rerum natura suppose selon P.Vesperini. Incontestablement, c’est, avec la pratique du poème, sur la lecture romaine que notre connaissance progresse le plus.

En lisant, le Romain s’employait à “secouer” les textes «pour en faire sortir tout ce qui pouvait être utile, dans des contextes qui n'avaient  plus rien à voir avec eux». Pour un lecteur romain chaque séquence, chaque raisonnement, chaque proposition (technique, sapientielle, morale), chaque vers, chaque formule, chaque image, chaque mot («pour son originalité, son origine, sa propagation») etc. est un aiguillage en puissance qui ouvre une grande quantité de chemins possibles et d’enchaînements entre des choses (toutes les choses) que la mémoire du lecteur tisse d’une façon qui pourrait être infinie. Lire c'est entrer dans un mécanisme aléatoire de renvois à d’autres textes selon des séries multiples qui se croisent, se décroisent, se croisent à nouveau : lire, ce butinage pour un Romain, suppose un arrêt, un suspens, une méditation, une échappée loin du texte tuteur pour en détacher un élément qui devient à son tour point de départ d’une série de connexions avec d’autres passages chez d’autres écrivains. Le Romain extrait, greffe, relance, réécrit, cite sans jamais perdre de vue la dimension utilitaire. Et sans chercher, répétons-le, un sens global.

 L'historien utilise à plusieurs reprises l'image du texte comme stock (ou magasin ou collection) immense de mots, de réflexions, de tournures, dans lequel le commentateur prélève ce qui lui plaît, lui semble utile ou mémorable et qu'il pourra remployer dans une autre œuvre, dans une conversation où il veut briller ou dans une plaidoirie. Entendons-le comme on voudra : la lecture romaine est une opération avec comme principe dominant l’extraction qui ne cherche pas à pratiquer comme les Modernes le système de l’intertextualité et la reconnaissance des emprunts mais choisit surtout la réactivation.

 Grâce à de nombreux exemples (le concept d'homéométrie du pré-socratique Anaxagore, les errements de la phrase "tout ce qui est né meurt, tout ce qui grandit vieillit" qui vient de Salluste, le javelot emprunté  à Sueius que reprend Virgile, tant d'autres) on comprend mieux la conviction de Vesperini qui parle d'«apesanteur des choses, [d']absence de toute pré-assignation disciplinaire, [d'] irréductible autonomie d'unités singulières.» Et, au total, comme le suggérait le Dialogue entre auteur et lecteur (moderne), le poème s'affranchirait progressivement des dogmata épicuriens pour leur préférer le savoir aristotélicien. Le comble étant atteint par le livre VI. 

   Deux faits sont acquis :

1-la lecture romaine passe essentiellement par la pratique de l'extrait et «l'organisation du poème de Lucrèce repose sur des principes d'ordre et de cohérence qui n'étaient simplement pas les nôtres.»  

2-«La dogmatique épicurienne du De rerum natura n'est donc que l'échafaudage du poème. Elle en est la structure apparente. Sa structure profonde, véritable, est celle qui juxtapose les res les unes à côté des autres. C'est là-dessus que Lucrèce à fait porter son travail.» Son art.

 

 

 

 

 

 En tout cas, P. Vesperini donne assez de preuves du succès incontestable de ce poème dont on continue à dire qu'il a été passé sous silence par les poètes de l'Empire. On le commente, on l'utilise, on le remploie, on le cite - à la façon romaine. Fort de son érudition, notre historien s'amuse même à montrer sur pièces comment les modernes s'emploient à manipuler les textes pour nier ce succès.

 

_______________________________________

LUCRÈCE, LE DESTIN DE SON POÈME : Moyen Âge, Renaissance, Lumières...

____________________________________

 

   Après avoir regardé de près le texte et ses contextes, P. Vesperini suit les séquences historiques qui le rapprochent de nous pour voir comment fut traité Lucrèce dans un peu plus du premier millénaire. À chaque étape (celle des Pères de l’Église, celle des moines carolingiens (il dégage bien l’originalité de ce moment), celle du XIIème siècle), cernant les pratiques de lecture et d’écriture, il rectifie des propositions infondées, ne se contente pas de citations hors contexte (le texte célèbre de saint Jérôme est rendu à son Chronicon) et s’emploie à démontrer que le De rerum natura, sans être un texte tenu pour fondamental, n’a jamais disparu puisque, au pire, il servait par certains biais de repoussoir dans une culture éminemment dialectique (notion clé du livre, on l'a compris et on va le vérifier) qui avait besoin d’adversaires et qui se savait infaillible depuis la Révélation que n'avaient pas connue les païens. Il concède toutefois que l'enseignement des auteurs antiques sans être jamais interdit, «n'alla jamais non plus complètement de soi.» Enfin, il reconnaît que peu à peu, vers le douzième siècle, les références deviennent rares parce qu’alors s’opère une réorganisation du savoir, la scolastique imposant d’autres auteurs, en particulier Aristote, même sur la question des atomes....C'est plus loin qu'il rappellera tout de même que «l'épicurisme était aussi au Moyen Age le nom d'une hérésie.»

 

  Vient la deuxième séquence : en deux temps, P. Vesperini examine la place de Lucrèce parmi les humanistes. Moment capital dans le mythe qu’il examine depuis le début de son livre et qu’il souhaite éclairer en s’attaquant au mot et à la notion de Renaissance (elle-même mythe fondateur de notre “modernité” et pourtant amplement déconstruit depuis un siècle) et en précisant l’idée qu’il faut s’en faire en distinguant les médiévaux (qui songeaient à utiliser l’Antiquité pour la “dépasser”) des humanistes (qui, eux, veulent prendre pour modèles les auteurs anciens, leurs catégories, leur langue (en un latin imité), principalement les “classiques” (Ciceron, Virgile)). Il pointe alors le paradoxe d’une Renaissance tournée vers le passé et qui serait le creuset de la modernité.

Pour comprendre ce paradoxe il observe la figure de Poggio Bracciolini, humaniste de cour qui servit de base au livre THE SWERVE (QUATTROCENTO) dont on sait le grand succès récent. Dans le romanesque récit de S.Greenblatt, Poggio est le découvreur du manuscrit qui allait, selon l'historien américain, bouleverser le destin de Lucrèce et de l’âge moderne. Et il fallait que ce découvreur soit déjà lui-même un moderne.

   Dans une archéologie qui tient parfois du (bon) roman policier, le lecteur suivra pas à pas (la question des bains, la lettre sur la mort de Jérôme de Prague, la découverte du manuscrit de Lucrèce) la mise en pièces du roman proposé par S.Greenblatt, gratifié de conteur de “fiction savante” et d'inventeur d’un pseudo-crypto-païen se servant des hommes d’Église pour imposer ses vues secrètes. Certes, le Poggio que construit P.Vesperini se différencie des clercs carolingiens sur certains points mais reste tout de même un homme du Moyen Âge (les signes abondent) par son intérêt pour la redécouverte de la patristique et par des positions offensives qui ne tenaient guère de l’épicurisme pour lequel il avait seulement manifesté de la curiosité d’un humaniste de cour....

 Poggio n'était en rien un de ceux «qui eurent le courage de penser en dehors de l'ordre existant. Ces humanistes-là n'appartenaient pas à des cours.» Vesperini les nomme : «(...) Ils étaient artisans comme Paracelse ou Boehme, juristes comme Reuchlin, aristocrates comme Pic de la Mirandole ou Montaigne, religieux comme Luther ou Bruno

 

   Que devient le poème, quelle est son influence après la “découverte” de Poggio et son retour à Florence?  Nous entrons dans le volet le plus polémique : après Greenblatt est visée, outre Eugenio Garin, Alison Brown (c'est avec elle qu'il s'explique le plus longuement sur la méthode historienne et sur une certaine historiographie américaine). Le mythe se renforçant (Lucrèce serait à l'origine du "retour de l'épicurisme"), il faut  en examiner le fonctionnement.

  Quel est-il? Dans un ensemble immense et hétérogène, des chercheurs isolent Lucrèce (il serait le seul penseur ou écrivain subversif) et le lisent d’une façon peu “romaine” : où les Romains (acquis de la première grande partie) lisaient seulement une œuvre d’art et n’accordaient guère d‘importance au contenu philosophique, c’est désormais la dogmatique du texte qui compterait au détriment de la forme. Lucrèce devient le poète didactique qu’il n’a jamais été. Son poème serait reçu comme une sorte de manuel venant accompagner et renforcer le retour de l’épicurisme antique.
 Un renversement se serait mis en place : pourquoi pas, après tout?

 

 La déconstruction de ce moment du mythe se poursuit dans le même esprit et avec les mêmes moyens. Elle passe par :

 

1- la reconduction de la thèse énoncée à propos du Moyen Âge: «le monde chrétien orthodoxe, oppressif [il n’est pas possible en effet de proclamer en public qu’on était athée ou épicurien], inclut en lui aussi bien dans la formation des élites que dans la culture qu’il promeut, un monde païen, polythéiste, pluraliste, très généralement matérialiste, dont les valeurs se situent à l’opposé des siennes.»(je souligne) Mais il les inclut.

 

2- l'application de la méthode d’étude qui a fait ses preuves jusque là : elle implique une connaissance profonde de la langue et de la culture des Anciens (ce qui permet à Vesperini, avec sa pratique des actes de langage et sa science des textes antiques de signaler des erreurs de traduction et de faire émerger la dimension tactique ou ludique de certaines propositions que l’on a tendance à prendre très au sérieux (le cas de Marsile Ficin brûlant un commentaire de jeunesse consacré à Lucrèce est éloquent).

Enfin par

 3- la critique de toute une pratique historienne qui grossit un objet d'étude en le coupant de l’ensemble vaste et complexe auquel il appartient et dans lequel des nappes de discours interfèrent et co-existent : l’humanisme à Florence n’est pas homogène (celui de cour n’a rien à voir avec celui de l'université) et il suffit de savoir que les grammairiens qui formaient à la lecture des Anciens connaissaient et faisaient connaître dans l’apprentissage du latin les plus grands extraits d’Épicure et de ceux des auteurs qui les avaient discutés pour mesurer l'importance du contexte. L’oublier revient à méconnaître cette culture fondamentalement dialectique qui donne la parole à l’adversaire (tout le monde connaît l’atomisme (plutôt via Aristote) et depuis longtemps) et à ignorer (ou feindre d'ignorer) l’ensemble d’un corpus où certaines propositions de Platon, d’Aristote et des stoïciens pouvaient paraître au moins aussi subversives que celles de l’épicurisme.

 

Pour P.Vesperini, pas de doute : le «"retour de l'épicurisme"» à la Renaissance est bien une fiction historiographique.

 

 

  L'enquête historique examine ensuite la situation de Lucrèce entre Contre-réforme et Lumières : tout à la fois, il reprend ses analyses d’exemples significatifs (certains sont éclatants (l’abbé Cotin à la réception de la Reine de Suède par l’Académie française)) et ses propositions générales qui ont aussi une portée méthodologique.
 

 1-Au plan général, il met en avant le rôle capital de l’imprimerie qui  battra en brèche le monopole de l’Église (les textes “dangereux” menaçaient de tomber dans les mains et surtout dans l’esprit des "incultes" qui n’avaient pas la formation de la culture dialectique qui dominaient depuis des siècles) et celui encore plus déterminant des combats religieux qui représentent pour elle une crise mortelle : dans les faits, l’Église ne poursuit toujours pas (à quelques exceptions près) les grands textes antiques qui font partie de la culture lettrée mais s’attache à poursuivre les textes hérétiques. Celui qui prépara l’Index, Michele Ghislieri (pourtant le contraire d'un tendre) tient le poème de Lucrèce pour une fable. Le poète est au programme des jésuites comme à celui des protestants. Les traductions du De rerum natura ne sont pas l’œuvre de libertins.

Pourtant, il faut s’arrêter à cette catégorie hétérogène presque indéfinissable comme le montre une énumération (9) aussi drôle qu'instructive mais que réunit le rejet de l’ordre voulu par la Contre-Réforme. Les libertins peuvent avoir lu le poète romain mais moins que d’autres (Plutarque, Lucien, Pline l’Ancien et surtout Cicéron) et, parmi les auteurs antiques, ils sont largement plus attirés par les historiens (Tite-Live, Thucydide, Polybe, Salluste, Tacite, Diodore de Sicile) qui dominent de grands débats et, de toute façon, ils sont plus attentifs aux auteurs “modernes” (Machiavel, Pomponazzi, Cardan, Bodin, Montaigne, Charron etc.) et à leurs contemporains (Descartes, Gassendi, Spinoza). Même sur la question vivante alors (et passablement complexe) de l’atomisme, Lucrèce n’est pas une référence prioritaire. On admirera l'étude de l’affaire Marchetti qui prouve en même temps que Lucrèce cachait bien (pour une fois) une offensive atomiste des plus modernes et qu’elle choqua un aristotélicien de l’entourage de Cosme III qui obtint par de basses manœuvres son interdiction, la seule énoncée par l’Église.

2-Au plan méthodologique, il se livre à un examen judicieux de la délicate notion d'influence et il poursuit son analyse des textes dont il explique la stratégie : il insiste à juste titre sur la mobilité des penseurs et des écrivains, sur leurs changements (pas toujours opportunistes) d'options et, plus loin, au temps des Lumières, il l'appliquera subtilement dans un cas longuement étudié (l'architecte Antinori).

 

   Sur cette lancée et dans le même cadre d'analyse, l'historien en vient au Lucrèce des Lumières. Aucune surprise. Au XVIIIème siècle il est un compagnon (de combat, souvent), jamais un maître : ce sont les "modernes" (Descartes, Malebranche, Hobbes, Spinoza, Locke) qui sont les maîtres. Et quand Lucrèce devient un symbole il n’est pas plus lu pour autant. On l'apprécie mais moins que d'autres. On l’invoque mais on rit de sa physique et on se contente vaguement de son éthique.

Conclusion? «Lucrèce est donc essentiellement un nom, un nom à forte charge symbolique certes, mais un nom tout de même, dont il ne faut pas exagérer l'influence sur les philosophes modernes.» Une récapitulation frappante s'impose : «Cependant, quelle qu'ait été l'importance de ce nom aux yeux des philosophes, Lucrèce ne fut jamais menacé par les pouvoirs spirituels et temporels qu'il menaçait. Il fut toujours autorisé et joua par conséquent aussi un rôle de joker dans les échanges que les deux camps pouvaient avoir

 Le long parcours de P. Vesperini est terminé, peut-être pas son combat. Nous sommes alors au bord de la fabrique du mythe, à l'âge des romantiques et des universitaires des années 1850.

  Résumons  les acquis qui semblent les plus importants :

1-Lucrèce n'a jamais écrit un poème didactique au service de l'épicurisme et n'a jamais non plus été négligé voire "censuré", ni à Rome ni au Moyen Âge et s'il fut moins accessible à la fin du Moyen Âge, la découverte de Poggio Bracciolini (en 1417) n'a rien changé à cette situation : les penseurs du 17e et 18è aiment à le citer comme symbole ou comme arme sans le connaître vraiment. 

2-Pour renverser ce récit mythique (enfant du Romantisme et de l'université), il faut refondre toutes les catégories de l'Histoire et considérer le monde romain dans sa singularité et accepter de lire ses auteurs selon un mode de lecture et de pensée qui est étranger au nôtre. 

 

        On le voit à la dimension de notre compte-rendu, le travail de Vesperini est immense et l'examen fouillé de la fécondité d'une telle thèse et de ces méthodes revient aux historiens (et aux philosophes plutôt mis à l'écart (10)). Dans tous les cas on ne peut que lui savoir gré d'avoir proposé un livre de savant ayant la plus haute conscience politique : il connaît mieux que d'autres ce que signifie "l'appauvrissement intellectuel du public" et la menace qui pèse sur les humanités. Son combat pour la culture dialectique, pour le respect de l'originalité des mondes passés doit nous rendre plus lucides. La déconstruction des mythes instrumentalisant le passé ne peut que servir à décaper les mythes que nous impose notre présent.
 
 Pour finir, on nous permettra quelques questions d'amateur qui n'interdisent pas l'admiration. 

 

   Pourquoi brosser un portrait aussi noir de la personne d'Épicure alors que les auteurs romains (que l'auteur aiment souvent citer) le saluent de façon plutôt élogieuse et alors que finalement le sage et sa doctrine importent si peu à Lucrèce? 

   La pratique de lecture "romaine" était-elle compatible avec la fluidité  tellement vantée des vers de Lucrèce?

   Défendre une lecture seulement romaine d'une œuvre n'est-ce pas la réserver à de bons latinistes et à de grands érudits seuls capables de se délecter de la poésie lucrétienne, et ainsi, n'est-ce pas remplacer un mythe bien trop vivant par une œuvre presque morte?

  Supposer acquis et transparent le vouloir-dire et le vouloir-faire d'un texte n'est-ce pas freiner une déconstruction pourtant si bien engagée? La notion de contexte n'a-t-elle pas été elle aussi déconstruite avec pertinence dans les dernières décennies? Une œuvre se limite-t-elle au contexte qui l'a produite?

 

Rossini, le 15 novembre 2017

 

 

(1)En 2016 dans Philosophie magazine, une discussion eut lieu entre Marcel Conche et notre auteur. On doit absolument s'y reporter. Nous ne serions pas étonné qu'elle se prolonge longtemps avec quelques autres. Ajoutons que sur Épicure la lecture du livre remarquable de subtilité de Renée Koch Comment peut-on être dieu ? (la secte d'Épicure) chez Belin (2005) est d'un grand apport.

(2)Sa description est complète : «C'est assister aux jeux (ludi), spectacles, combats de gladiateurs ou courses de char, auquel sont consacrés à l'époque de Lucrèce pas moins de soixante-dix-sept jours par an. C'est aller aux thermes, où l’on se baigne, où l’on fait du sport, où l’on converse, où l’on écoute des conférences. C'est recevoir ou visiter ses amis, donner et rendre des banquets, où se renouvellent sans cesse les plaisirs des conversations et des plaisanteries, de l'amour, du vin, des parfums, de la musique et des vers, des concerts et des spectacles.»(page 29)

(3)Voir les très riches pages 31,32 sq.

(4)Sur ce point, l'auteur semble écarter le plaisir du savoir des Modernes et nier qu’une démonstration logique ou mathématique, par exemple, ait une valeur ludique et surtout esthétique. On peut penser le contraire. 

(5)Je souligne ici ce qui prouve que la discontinuité (souvent rappelée) entre les deux mondes connaît des exceptions notables.  

(6)L'auteur affirme que le sage, selon Épicure, ne doit pas engendrer. Et il renvoie en note à Diogène Laërce (10,119). Dans notre édition (Goulet-Cazé / Balaudé), nous lisons  : «En outre, le sage se mariera et fera des enfants, comme le dit Épicure dans les Difficultés et les livres Sur la nature

(7) Ici P. Vesperini nous livre son interprétation du célèbre passage de la potion d’absinthe et du miel qu’on comprend généralement comme le pouvoir de la forme poétique rendant moins amer le contenu philosophique et que Lucrèce utilise en plusieurs lieux de son poème : ce serait aux deux types de discours (epos, satura) que serait destinée cette image qui expliquerait enfin le tableau de la Peste qui embarrasse tellement les lecteurs modernes.

(8)On se reportera à la page 182 sq et à cette définition:«Cette qualité de fluidité constante du poème, c'est ce qu'il appelle la varietas, mot qui signifie à la fois la variété, la diversité, la pluralité infinie et la fluidité, l'animation, la variance si l'on veut, qui président au monde qu'il peint comme au poème qu'il compose

 

(9)Page 262.

 

(10)Le débat avec M. Conche reposait sur une opposition capitale : «Le philosophe peut faire usage des penseurs antiques sans accorder au monde de ces penseurs la même attention qu’à leurs textes. Mais l’historien de ces penseurs doit au contraire accorder la même attention à la fois à leurs textes et au monde dans lequel ils vivaient

 

 

 

Partager cet article
Repost0
28 août 2017 1 28 /08 /août /2017 06:38

 

«We have a wild savage in us, and a savage name is perchance somewhere recorded is ours.» 

 

«There are some intervals which border the strain of the wood thrush, to which I would migrate - wild lands where no settler has squatted; to which, methinks, I am already acclimated.» 

 

«Je considère ce texte comme une sorte sorte d'introduction à tout ce que je pourrais écrire désormais.»

 

  Comment être par avance acclimaté à l'inconnu, au sauvage? Le sommes-nous? Le sommes-nous tous ou seulement quelques-uns?Telles pourraient-être les questions que nous pose H.D. Thoreau dans son livre Walking. Il nous faudra le suivre pas à pas, au risque d'une paraphrase qui semblera, à juste titre, interminable.

 Le sens du titre ne doit pas tromper : s’il est bien question de la marche dans les pages qui nous attendent il y est aussi beaucoup question d'une autre marche, de la marche du monde, de son orientation et de son sens. Au bout de cette réflexion sur la marche où dominent comparatifs et superlatifs et qui prendra souvent la forme d'un procès et d'un appel, nous aurons peut-être appris à lever les yeux, après les avoir ouverts et sans doute saurons-nous ce qu'est une vie réussie (successful life) fondée sur un éveil et une autre pensée de la pensée. Et malgré l'ambition de l'orateur à vouloir éclairer son auditoire (il veut montrer le bon chemin) il ne faudra jamais oublier que, selon lui, le savoir contient à jamais une part d'ombre et que l'ignorance peut être belle et utile.

 

 Au départ, il s’agissait d’une conférence donnée au Concord Lyceum le 23 avril 1851 intitulée THE WILD et qu’il reprendra souvent : elle sera publiée de façon posthume (1862) dans l’Atlantic Monthey. Cette conférence devenue essai est donc postérieure à l’expérience de Walden qui eut lieu de 1845 à 1847 mais sa rédaction (non sa publication) contemporaine de la longue élaboration de son livre le plus connu (Walden (ou la vie dans les bois)).(1)

 

____________

Analogie

________

Sans chercher à lui donner une définition exacte, on peut dire que cette figure domine le style et, par conséquent, la pensée de Thoreau (l’idéaliste pourrait inverser l'ordre des termes). Rarement écrivain aura à ce point employé comparaison, métaphore voire allégorie au nom d’une transparence à visée didactique. Avec patience, avec ténacité, non sans lourdeur non plus, c'est sur l’analogie qu'est modelée son écriture et orientée sa réflexion. Analogie qui a une très longue histoire dans la pensée occidentale : par exemple, nous rencontrerons la notion très ancienne de sympathie.

Ce n’est pas le lieu de discuter de l’influence de celui qui fut, un temps, son maître, Ralph Waldo Emerson mais il serait douteux qu’elle n’ait pas été décisive sur ce point quand on lit son grand livre intitulé Nature (1836) et particulièrement son chapitre Langage. Parmi des centaines, contentons nous de l’une de ses affirmations qui résume toute sa pensée : «Le monde est symbolique. Une grande part du discours est métaphorique parce que la totalité de la nature est une métaphore de l’esprit humain

On ne s’étonnera pas qu’un discours sur la marche s’autorise autant les transports de la métaphore que les détours de la rhétorique. Ainsi s'appesant-il sur les vertus des peaux calleuses ou raffinées pour méditer les rapports de la pensée à l'expérience : il y aura ainsi d'autant plus d'air et de soleil dans nos pensées. On ne sera pas surpris non plus par l'évocation d'un chemin symbolique que nous aimons suivre dans le monde intérieur et idéal.

 

________________

 

Une dimension religieuse 

________________

 

 

  C’est le texte d’un homme de foi et d’un grand lettré (2) que nous lisons. Foi tolérante puisqu’il a le plus grand respect pour les penseurs “païens” et citera à un moment décisif de sa réflexion le Vishnou Purana. Tolérance qui ne l'empêche pas d'attaquer durement l'Église.

  L’Enfer et le Paradis reviennent souvent sous sa plume (dans une image, il raille ceux qui mettraient un poteau en Paradis et il affirme que le Prince des Ténèbres est géomètre). Les évangélistes sont cités  plusieurs fois (directement ou indirectement) et l'avant-dernier paragraphe renvoie à la Genèse. Disons que comme beaucoup alors il connaît par cœur les deux Testaments. Il est question de péché, d’expiation, de mal et ce traité de la marche s’achève sur la promesse de la Terre Sainte (Holy Land). Pour Thoreau, aucun doute n'est permis : la terre fut créée par Dieu et tout ce qui est beau et grand est dû à sa grâce. Ainsi de la Marche qui va occuper ces pages : On ne devient pas marcheur, on naît marcheur (Ambulator nascitur, non fit). Une dérogation spéciale des Cieux est indispensable pour devenir marcheur...(It requires a direct dispensation from Heaven to become a walker.) Il faut être né dans la famille des Marcheurs (You must be born into the family of the Walkers).» Nous apprendrons plus loin l'indiscutable inégalité (d'après Thoreau) régnant entre les hommes.

 Tout en remettant en cause les noms propres dans un passage singulier, ce texte célèbre de grands hommes et de grands noms. Il vénère les civilisateurs (Manu (il l'a lu très tôt), Moïse, Confucius, le Christ, Mahomet) et salue des philosophies majeures et des poètes comme Homère, Dante, Chaucer.

 Il reste que ce texte fervent mais très ouvert attend tout de «l’Évangile selon l'instant présent (the gospel according to this moment).» Nous verrons que sa foi ne lui interdit pas de bousculer certains legs et certaines de ses admirations littéraires. Ne perdons jamais de vue l'incipit de Walking : "Je voudrais me faire l'avocat de la Nature, de la liberté absolue et de la vie sauvage qu'on y trouve, par contraste avec la liberté et la culture simplement policées (I wish to speak a word for Nature, for absolute freedom and wildness, as contrasted with a freedom and culture merely civil (...).» Nature, absolute freedom and wildness. N'oublions pas non plus la suite : «Je désire faire une déclaration extrême, si tant est que je puisse ainsi lui conférer quelque énergie car il y a suffisamment de champions de la civilisation : le pasteur, le conseil scolaire et chacun d'entre vous [ses auditeurs] s'en chargent fort bien (I wish to make an extreme statement, if so I may make an emphatic one [fût-elle catégorique, radicale], for there are enough champions of civilization: the minister and the school committee and every one of you will take care of that).» Lisons donc cette plaidoirie virulente qui tiendra aussi parfois du prêche et de la prophétie et qui, d'emblée, étudie l'homme considéré comme un habitant ou une partie intégrante de la nature (or a part and parcel of Natureplutôt que comme un membre de la société.

 

_________

De la marche

_________

   «Vous pouvez faire le tour du monde / En suivant la vieille Route de Marlborough.»

 

 Qu’est-ce que la marche pour Thoreau?  

 

       Un art (noble) que peu d’êtres pratiquent selon lui : au cours de son existence il n’a rencontré qu’une ou deux personnes qui l’ont compris comme tel. Nous savons déjà pourquoi : il y faut un don. Ambulator nascitur, non fit.

À l’ouverture de son texte, après avoir employé promenade (le français hésite avec balade) il nous oriente vers le mot sauntering [saunter : se promener d’un pas nonchalant, walk in slow, relaxed manner] dont il sollicite beaucoup l'étymologie supposée - Sainte Terre) et qui s’applique (à tort) aussi bien aux vagabonds oisifs qu’aux pèlerins en partance pour la Terre Sainte. Mais on peut penser aussi que le mot dérive de sans terre, explication (lourde d’implications) qui ne lui plaît guère : il préfère retenir que chaque promenade est une sorte de croisade (…) pour aller reconquérir cette Terre Sainte qui est tombée aux mains des Infidèles.»! À l’autre bout du texte, forts de notre parcours et dans une certaine lumière, nous reviendrons vers cette Terre Sainte et sa promesse. Sera-t-elle la même?

 

 La vraie marche serait donc un départ sans retour (ce qui était un risque de la Croisade) et suppose que « vous êtes prêts à abandonner père et mère, frère et sœur, femme, enfants et amis [le traducteur nous signale avec pertinence que Thoreau renvoie à une phrase du Christ rapportée par Mathieu (19:29)] et à jamais les revoir ; si vous avez payé toutes vos dettes, rédigé votre testament, réglé toutes vos affaires et êtes un homme libre ; alors vous êtes prêts pour aller marcher

 

Mais qu’en est-il de la promenade de Thoreau ? Se soumet-il à pareille exigence? Rompt-il avec tout?

 

Lui et son compagnon de marche (il n'en sera plus jamais question jusqu'à une promenade d'automne) s’amusent et se prennent pour des chevaliers d’un nouvel ordre appartenant à une classe plus ancienne encore que celle des chevaliers, celle des Marcheurs errants. «Le Marcheur constitue une sorte de quatrième état - en sus de l’Église, de l’État et du Peuple. (He is a sort of fourth estate, outside of Church and State and People). Les deux marcheurs jouent à être des proto-chevaliers : étonnamment, ils appartiennent à un quatrième état situé outside [en sus ? aux côtés? à l’extérieur? on mesurera toujours plus la difficulté de cet outside qui est profondémentun inside]. Une analogie (la caractéristique première de l’écriture de Thoreau, comme on a vu) laisse une indication précieuse : «l’authentique (in the good sense) promeneur n’est pas plus vagabond (vagrant) que la rivière sinueuse qui ne cesse de chercher opiniâtrement le plus court chemin jusqu’à la mer.» L'orientation relèverait-elle du nécessaire et non du hasard? Une certitude pour Thoreau.

 

 Tout de même nous devons en rabattre. Le marcheur idéal tel qu'il l'a défini suppose beaucoup trop de si et de conditionnels. Si telle devrait être la marche selon Thoreau (et on sait qu'il lut beaucoup d'explorateurs (il parle plus loin de J. Dubuque)), ce ne sera pas la marche de Thoreau qui ne quitta guère sa région. Même bon marcheur, il n'est qu'un croisé au cœur défaillant (faint-hearted crusader). La moitié de la promenade consiste à revenir sur ses pas. On verra que s'il y a pèlerinage c'est dans un autre but.

 

 

    Avant de poursuivre, commençons par écarter ce que la marche ne doit pas être : il faut comprendre que tout en étant hautement bénéfique pour la santé physique et intellectuelle, elle ne saurait offrir un apport voisin de celui des salles de sport d’aujourd’hui : il est inutile de vouloir attendre de la marche l’effet du soulever des haltères (swinging of dumb-bells). Rien de rare, rien de sensationnel. Rien de sportif, rien d'extrême au sens moderne. Contentons-nous de savoir que « la marche est en soi l’entreprise et l’aventure de la journée (but is itself the enterprise and adventure of the day).» 

  Autre écueil à éviter : ne pas se trouver totalement en esprit sur le chemin, voir le parcours parasité par des préoccupations extérieures (le travail par exemple). Être comme absent à son propre pas. Alors, quand pareil désagrément le surprend, Thoreau n’est pas où se trouve son corps, il est à l’extérieur de ses sens («But it sometimes happens that I cannot easily shake off the village. The thought of some work will run in my head and I am not where my body is - I am out of my senses.) Qu'ai-je à faire dans les bois, si je pense à quelque chose qui se trouve hors d'eux? ( In my walks I would fain return to my senses. What business have I in the woods, if I am thinking of something out of the woods?)» Il faut avoir évacué tout ce qui concerne la ville et la civilisation. Se rendre disponible à la nature.

 

  Quelle est donc sa pratique ? Marcher à partir de Concord, sa ville natale, marcher tous les jours : il peut parcourir dix (16 kms), quinze (21 kms) voire vingt miles (32 kms) et parfois plus. Autant dire «marcher trois ou quatre heures au moins - et souvent davantage.»(je souligne) Ces chiffres ne représentant pas à ses yeux une prouesse mais seulement une nécessité vitale. Il n'est qu'un saunter au cœur défaillant. La marche est le cœur de sa journée. Se balader c’est pour lui au moins deux choses inséparables:

 

 

 

 1- Rejoindre «champs et bois en partant de chez [lui] sans passer devant la moindre maison, sans croiser de chemin sinon ceux qu’empruntent le renard et le vison((...)without going by any house, without crossing a road except where the fox and the mink do». Marcher c'est emprunter un type particulier de chemin. La route, la grand-route sont à éviter, routes communes, routes publiques qui ravalent si bas village (la ville c'est encore pire) et villageois («The word is from the Latin villa which together with via, a way, or more anciently ved and vella, Varro derives from veho, to carry, because the villa is the place to and from which things are carried. They who got their living by teaming (ceux qui gagnaient leur vie avec leurs attelages) were said vellaturam facere. Hence, too, the Latin word vilis and our vile, also villain. This suggests what kind of degeneracy villagers are liable to. Ce qui suggère de quelle sorte de dégénérescence les villageois sont susceptibles. They are wayworn by the travel that goes by and over them, without traveling themselves (Ils sont usés par la route qui passe par et sur eux, sans qu'eux-mêmes voyagent.)»(j'ai surmarqué)(3) Autant ne pas marcher que de marcher sur une route (faite pour chevaux et hommes d'affaires (men of business)....) Seule la vieille route délaissée est recommandée comme il le chante dans son poème intitulé Old Marlboro Road (Personne ne l’entretient / Car personne ne l’emprunte / C’est un chemin vivant / Comme disent les chrétiens (…)).»

  Du même pas, on l'a déjà compris, c’est forcément 2- tourner le dos à la ville et voir disparaître pour un temps (heureux) : «l’homme et ses affaires, l’Église et l’État, l’école, le négoce et le commerce, l’industrie et l’agriculture - et même la politique, la pire de toutes - je suis ravi de voir le si peu de place qu’elles occupent dans le paysage». Marcher c'est rompre avec la Cité (sa dimension politique) et tout ce qui en dépend. Y compris les bonnes œuvres (good works) ! Ce qui fait beaucoup. Nulle flânerie urbaine chez Thoreau qui n'est pas le "paysan" de Concord, de Boston ou de New York : pour reconquérir une liberté relative, il faut fuir tout lieu voué au déformé, à l'insipide (tame), au dévalué (cheap), entendons au privé, au clôturé, au domestiqué, au cultivé, au jardiné (bordures, gravier, allées, cette pauvre apologie de la Nature et de l'Art donnent la nausée au marcheur Thoreau - il va jusqu'à parler de dégoût (The most tasteful front-yard fence was never an agreeable object of study to me; the most elaborate ornaments, acorn tops, or what not, soon wearied and disgusted me.»). Que vienne «un peuple qui commencerait par brûler les clôtures et laisser croître les forêts! ( A people who would begin by burning the fences and let the forest stand!).» On imagine la réaction de son auditoire ! Mais il nous avait prévenu...Il sera extrême..(I wish to make an extreme statement, if so I may make an emphatic one (...)). Retardons la question : le sauvage peut-il passer dans un discours? Comment, sans être une facilité rhétorique?

  Une raison fondamentale est avancée : «Jouir d'une chose exclusivement va en général de pair avec le fait de se priver soi-même du plaisir qu'on en pourrait tirer (To enjoy a thing exclusive is commonly to exclude yourself from the true enjoyment of it).»

 L'inhabité et le peu habité constituent son espace nécessaire, un royaume digne du roi du Dahomey (le Bénin aujourd'hui) mais un royaume sans roi (ou alors où chacun serait son propre roi). Un espace donné à tous qui ne devrait être la propriété de personne.

 Conçue ainsi, la marche apporte ses surprises quotidiennes que nous savons mal apprécier parce que rares sont ceux qui saisissent la beauté singulière d’un paysage (How little appreciation of the beauty of the land-scape there is among us!). Dans son mouvement, elle a beau paraître répétitive, la marche offre toujours à Thoreau, pour son bonheur, un lieu inconnu (une ferme isolée), une perspective inédite. «An absolutely new prospect is a great happiness, and I can still get this any afternoon

Jamais le paysage qui n’aura pas été déformé par l’homme (construction de maisons, de routes, abattage de forêts - retenons bien ces points) ne lui semblera familier (4). Il nous réserve pour plus tard un autre regard qui confirmera cette proposition. Il sera alors question de mist.(5) 

 

Une remarque encore : quand, à une époque, Thoreau cherchait une ferme il nota que ce qui l’attirait c'était sa proximité avec «quelques perches carrées [une perche représentant environ cinq mètres] de tourbe imperméable et insondable.(…) Tel était le joyau qui m’éblouissait. Je tire d’avantage ma subsistance des marais qui entourent ma ville natale que des jardins cultivés dans le village.» Rien de plus fascinant à ses yeux que «les arbrisseaux qui se dressent dans la sphaigne tremblotante.» Il conseille à ses contemporains d'apporter leurs seuils jusqu'au bord du marais. Conscient de sa provocation, il reconnaît que le lecteur peut le qualifier de pervers (perverse)(6) mais maintient qu'au plus beau des jardins, il préférera toujours la proximité avec un marécage lugubre (Dismal Swamp).

 

Thoreau ne cherche pas à nous tromper : contrairement à sa remarque initiale sur l’étymologie de saunter, il n’est ni un grand voyageur ni un aventurier de l’extrême et on se dit que pour lui la Terre Sainte fut toujours bien loin - en termes géographiques s'entend. Ce qui rend accessible à tous ses auditeurs une marche aussi facile et aussi riche d'agréments. 

 

Toutefois, au moment où il s’interroge sur la direction que prend naturellement sa marche, il constate un fait inconscient, étrange et  fantasque (strange and whimsical) : une sorte de magnétisme subtil dans la Nature nous pousse vers la bonne direction (there is a right way), et pour lui c'est l'ouest ou le sud-ouest (il doit se forcer pour aller vers l'est, ne parlons pas du sud!)(7) On voit alors poindre l'idée (analogique) déjà vue d'un chemin symbolique que nous aimons suivre dans le monde intérieur et idéal  et il reconnaît que choisir telle direction plutôt que telle autre est délicat parce qu'elle est encore floue en nous. Pas pour lui, même s'il lui faut jusqu'à un quart d'heure pour se décider et finir par marcher vers l'ouest en suivant son instinct (instinct). The right way.

 

C'est le moment où son texte prend une orientation décisive.

____________________

La marche de l'Histoire 

 And that way the nation is moving, and I may say that mankind progress from
east to west.

____________________

 

    Pourquoi se dirige-t-il de préférence vers l’Ouest, vers l’Oregon? Pas seulement parce qu’il est sûr de ne pas tomber sur villes et villages qu’il tient à éviter pour les oublier un temps mais surtout parce que tel lui semble être le sens de l’Histoire pour l’Humanité. Rien moins. Comme le soleil va vers l'ouest, comme l’instinct migratoire mène des animaux (les écureuils l'intriguent), quelque chose guiderait sa nation (on verra qu'il parle en patriote) et l'Humanité. Sinon, vers où le monde irait-il, et pourquoi l'Amérique aurait-elle été découverte? 

 Thoreau met en place la grande opposition qui dirige autant ses pas que sa pensée (ce qui revient au même d'une certaine façon) : prendre vers l’Est (la région et la direction) c’est aller vers le passé, les œuvres d’art et la littérature, c'est remonter les traces de la race (c'est son mot). Au contraire, aller vers l’Ouest, c'est progresser (dans tous les sens du mot), c’est aller vers le futur avec un esprit d’entreprise et d’aventure, dans un espace incomparable de fertilité, de richesse et de variété à propos duquel Thoreau se plaît à rappeler les témoignages enthousiastes des voyageurs et géographes étrangers (Michaud (dont il ne retient que le providentialisme), Humboldt, Guyau, bien d'autres). L’Ouest est une chance historique parce qu’il est d'abord matériellement une chance géographique :1-le marcheur Thoreau est certain de ne rencontrer aucun obstacle aux paysages qui l'attirent ; 2-le milieu et son climat produiront un homme plus fort et plus riche intellectuellement. «Je crois que nous serons plus imaginatifs, que nos pensées seront plus claires, plus fraîches et plus éthérées, comme l'est notre ciel, que notre entendement sera plus compréhensif et plus large, que notre intelligence sera, généralement, sur une plus grande échelle, comme notre tonnerre et nos éclairs, nos fleuves, nos montagnes et nos forêts, et que nos cœurs correspondront en étendue et en taille à nos mers intérieures.»  Plus, plus, plus....(j'ai souligné) On le vérifiera encore : ce texte porté par un pronom personnel (nous) et des possessifs (notre, nos) est saturé de comparatifs et de superlatifs. 

 

Tout serait une question d'échelle et de correspondance. L’espace de l'ouest américain favorisera une autre histoire, une autre poésie, une autre pensée. Adam au paradis n'était pas mieux loti...(As a true patriote [proposition à méditer surtout quand il a dit peu avant : To Americans I hardly need to say :Westward the star of empire takes its way.], I should be ashamed to think that Adam in paradise was more favorably situated on the whole than the backwoodsman in this country.)»(j'ai souligné)

Marcher vers l'ouest c’est reprendre une marche qui partit il y a bien longtemps de l’est vers l'ouest et c’est donc la poursuivre, l’accomplir en la dépassant, en lui tournant le dos, en oubliant certains de ses legs.

 

 Le pas de Thoreau est modeste quand il sort de chez lui (et pourtant quelle perspective l'attend (et nous attend!)( Let me live where I will, on this side is the city, on that the wilderness, and ever I am leaving the city more and more, and withdrawing into the wilderness.)(je souligne) mais il participe d'un mouvement historique grandiose (qui doit transformer l'Histoire et notre conscience de l'Histoire (de son sens) et probablement notre conscience de la conscience (ce mot n'est pas celui de Thoreau). Avoir franchi l’Atlantique (devenu un autre Léthé) c’est avoir une chance d’oublier l’ancien monde et ses institutions (The Atlantic is a Lethean stream, in our passage over which we have had an opportunity to forget the Old World and its institutions).» Marchons vers l'Ouest, écoutons le sens des grands mythes grecs (il reviendra sur cette question de la mythologie et suggère (autre paradoxe) que le mythe de l'Ouest était déjà à l'Est une origine (foundation)), «suivons le soleil, le grand Pionner de l'Ouest que suivent les Nations.» Oublions le Vieux Monde qui alla pourtant vers l'ouest. Oublions l'est en respectant sa dynamique initiale. Et, pourquoi pas, délaissons l’apprentissage de l’Hébreu et préférons l’argot d’aujourd’hui («It is too late to be studying Hebrew; it is more important to understand even the slang of today.»)!(j'ai souligné). La question du temps sera traitée plus tard.  Mais retenons déjà qu'il y a urgence, le temps presse, il faut être à la pointe du Temps.

 

Pour Thoreau, quelque chose de grand, d'héroïque se devine entre bois et étangs de la Nouvelle-Angleterre, non pas seulement pour lui mais pour tous. C'est le sens de son discours. À condition de prendre la bonne direction : c'est une question de sympathie (Our sympathies in Massachusetts are not confined to New England ; though we may be estranged from the South, we sympathize with the West)(8) et d'héritage plus que paradoxal («There is the home of the younger sons, as among the Scandinavians they took to the sea for their inheritance.»)(j'ai souligné)

 Il suffit d’aller voir comme lui un panorama du Mississippi et d'apprécier les bateaux à vapeur remplis de bois, les villes érigées sur des ruines fraîches (Nauwoo, ville mormone), des Indiens allant vers l'ouest (!)), il suffit d'entendre des légendes indiennes (Wenona, la jeune fille qui sauta d'une falaise pour échapper à un mariage forcé) : tout concourt à faire comprendre que l’Ouest, devenu accessible grâce à des ponts, permet de vivre l’Âge héroïque en soi sans même que les acteurs en soient conscients. On mesure combien son enthousiasme ne le met pas à l'abri de contradictions. Dans l'Ouest qu'il célèbre on retrouve ce qu'il déteste : on abat les forêts, on construit des villes, on domine les fleuves et il se pourrait bien que les Indiens soient priés d'aller vivre ailleurs...

   Thoreau se doit d'éclairer ses auditeurs, ses voisins et ses contemporains (en ne s'adressant peut-être pas à tous...), encore trop tournés vers l'Est (et pourtant il reconnaît l'existence de jungle à l'Est et aimait la "sauvagerie" du Maine). C'était donc l'objet principal de sa conférence devenue essai : la marche certes mais la marche vers l'ouest et l'Ouest.

 

____________

WILD, WILDNESS :  «(...) in Wildness is the preservation of the World» (9)

___________

 

  Aller vers l’ouest et l’Ouest (il faut se faire à l'idée qu'à  très long terme  l'ouest compte plus que la région appelée l'Ouest bientôt colonisée de façon transcontinentale) c’est beaucoup plus que prendre une direction et assumer la poursuite d’une Histoire : c'est à la fois travailler à un certain oubli et, avant tout, trouver, retrouver la nature sauvage, sa sauvagerie en qui repose la sauvegarde du monde autrement dit sa protection, sa préservation, sa conservation - peut-être sa vérité. Il faut garder sauf le monde. (The West of which I speak is but another name for the Wild; and what I have been preparing to say is, that in Wildness is the preservation of the World.)  Savoir nommer est ici essentiel (et la dimension analytique de son rapport au langage mériterait réflexion). L'ouest est l'autre nom (another name) de nature sauvage (wild). Cette concordance historique est de la plus haute importance.

Pour Thoreau, il n’y a pas quatre chemins mais un seul, celui des trois W fondamentalement indissociables (West, Wild, World - le volontarisme énergique de Thoreau ne peut laisser loin Will), celui de la nature sauvage, de la sauvagerie (pas forcément métaphorique): Our ancestors [ dès l'Est donc] were savages [le mot anglais venant du sauvage français venu lui-même du latin] . De ce fait, il souhaite accorder son plein sens à l’histoire de Remus et Remulus allaités par une louve. 

    Il pense aussi aux Hottentots qui dévorent avec avidité la moelle (marrow) crue (raw) du koudou et d’autres antilopes, tout naturellement (as a matter of course). Il renvoie encore aux Indiens du Nord (nos Indiens du Nord (our northern Indians)) qui mangent la moelle crue du renne polaire ainsi que d'autres parties, y compris la pointe des merrains (including the summits of the antres)...on comprend toujours mieux son insistance sur le bois 

Après avoir affirmé (audacieusement - serait-il pour une Histoire sauvage, une relecture sauvage de l'Histoire ?) que l'Empire romain est tombé par l'oubli du lait de la louve (sans doute n'est-ce qu'une lecture analogique, allégorique) et que «tous les fondateurs d’États qui ont atteint une position éminente ont puisé leur nourriture et leur vigueur d’une source semblable au lait de la louve (The founders of every state which has risen to eminence have drawn their nourishment and vigor from a similar wild source).» (j'ai souligné), il lance un appel :« Donnez-moi une nature sauvage qu’aucune civilisation ne peut supporter de regarder, comme si nous vivions de la moelle des koudous dévorée crue. Give me a wildness whose glance no civilization can endure as if we lived on the marrow of koodoos devoured raw.»(j'ai souligné) La civilisation qu'il appelle de ses vœux, qu'il désire (qu'il appelle à fonder (de façon probablement interminable, à chaque instant) en quelque sorte en pointant l'ouest) a certes des précédents mais aucune civilisation existante ne pourrait supporter de la regarder les yeux grands ouverts (ce serait tellement inédit (par sa force) dans l'histoire des hommes) et surtout elle est encore et toujours à venir. Comme est encore à venir l'homme qu'il faut faire (make), qu'il faut bâtir. S'il veut être fidèle à son essence (ce n'est pas son mot), l'homme de Thoreau est toujours à venir. Il ne doit jamais oublier sa marche vers l'Ouest. Ni l'ouest, tout simplement. Ou bien alors c'en sera fini de la civilisation (selon Thoreau) qui sera vouée à la répétition, à la fadeur, à la mollesse, à la gloutonnerie et c'en sera la fin de la marche au profit du sur-place interminable dans des champs cultivés, dans de jolis jardins, dans de grandes bibliothèques, dans des villes, sur une terre qui ne transmettra plus de forces.

 

    Résumons provisoirement : tout à la fois et du même pas, il faut à l'Homme un espace (quasiment neuf, vierge, sauvage, a priori inextricable), un état d'esprit, une façon de vivre... L'Ouest est une chance géographique mais aussi et surtout spirituelle, ce qui étonne un peu avec ce parti-pris de wilderness (d'inculte, d'indompté, d'apparemment inhabitable - primitive, uncivilized). Ce sera l'enjeu de la troisième partie. 

  Auparavant, il convient de mieux préciser ce qu'est la nature pour Thoreau et la place de l'homme dans cette nature. Pour nous aider, on peut relire notre exergue et la parabole de la grive (il aimerait émigrer en lisière des intervalles du chant mélodieux de la grive des bois): notre auteur (le grand lettré, le connaisseur de l'histoire, le croyant ouvert et tolérant) est par avance acclimaté aux terres sauvages. La grive sera plus tard rejointe par le coq.

 Avant tout, admettons un postulat et un critère d'évaluation dont tout va dépendre, à commencer par le beau et le bien comme le prouve la réécriture d'une formule de Ben Jonson : «Comme est près du bien ce qui est sauvage How near to good is what is WILD!»).» Les dimensions morale et esthétique sont déjà là, dans le wild. Toutefois, remonter plus haut est nécessaire. Il faut commencer par définir la vie. Il propose : Life consists with wildness. La vie s'accorde à la Vie sauvage [une certaine sauvagerie, qui n'exclut pas le cru comme on a vu].  Thoreau n'hésite pas à écrire wild savage....

 

 The most alive is the wildest. Le plus vivant est le plus sauvage [le plus naturel]. Le critère, le degré d'appréciation chez Thoreau, rappelons-le, passent souvent par du comparatif et du superlatif. Le comble de la vie est le plus sauvage. Not yet subdued to man [uncivilized, uncontrolled)], its presence refreshes him. Pas encore soumise à l'homme, sa présence le revigore [ce mot a l'avantage de retrouver vigor (force vitale (physique et morale), jamais loin du végétal) bien présent dans le lexique de Walking; to refresh peut aussi signifier régénérer]. Insoumise mais présente en l'homme. Son ouest.

 

 À qui s'adresse Thoreau en parlant du plus vivant, du plus sauvage?Peut-être aussi au plus vivant de ses auditeurs (en attendant le plus vivant en ses auditeurs). À celui qui va [celui qui ira] sans cesse de l'avant (One who pressed forward  incessantly [ je souligne dans les deux cas] et jamais se repose de son travail (and never rested from his labors [plus spécialement le travail physique]), qui croît vite et sollicite la vie sans relâche (who grew fast and made infinite [infinite est tout de même plus parlant] demands on life), [à cet homme qui] devrait toujours se trouver dans un nouveau pays (a new country) ou une nouvelle nature sauvage (or wilderness), entouré par les matières premières de la vie ([one] would always find himself in a new country [pays ou région] or wilderness, and surrounded by the raw [in its natural state, brut, cru] material of life).» On peut s'étonner de l'importance prise par le nouveau et par la vitesse dans ce passage.... Le wild idéal serait sollicitable sans délai, sans relâche...Thoreau n'y voit aucun risque, aucune menace. Voilà comme une marche forcée. Son providentialisme égare-t-il le prophète?

 

La vie sauvage est devant l'homme, à l'ouest et vers l'Ouest : mais pas seulement. Elle est en l'homme (inégalement comme on verra) et c'est ce qui pousse vers l'avant de grands héros. Toujours devant et en nous se tient ce qui revigore (refreshes) l'homme (vigueur physique qui aura des conséquences spirituelles). Mouvement double par conséquent : les conditions géographiques (climatologiques et historiques) extérieures (non négligeables - Thoreau juge que les dimensions de la nature américaine auront des conséquences glorieuses sur la philosophie, la poésie et la religion de ses habitants (I trust that these facts are symbolical of the height to which the philosophy and poetry and religion of her inhabitants may one day soar)), les conditions donc, favorisent (éveillent) une orientation (si on peut dire) fondamentale (intérieure, antérieure, originale, originelle - comme un nom secret) qui dépasse et engage l'homme et devrait le pousser à avancer. Pourvu que la vie sauvage ne soit pas encore soumise. Un souhait est particulièrement éloquent :

I would have every man so much like a wild antelope, so much a part and parcel of nature, that his very person should thus sweetly advertise our senses of his presence, and remind us of those parts of nature which he most haunts. J'aimerais que chaque hommes soit [comme] une antilope sauvage, une partie intégrante de la Nature, que sa personne prévienne doucement nos sens de sa présence et nous rappelle ces endroits de la nature qu'il hante le plus.» (j'ai souligné)

Voilà ce qui permet de saisir un peu mieux encore la nature selon Thoreau, nature dont l'homme est partie intégrée et intégrante. Partie qui a tort d'oublier qu'elle est une partie et quelle partie elle est. Toute l'existence humaine (sensible, morale, esthétique) se joue là comme il l'a déjà suggéré. Avançons.

 

1-Tout d'abord, la nature fournit et entretient la force par le manger, le dévorer (cru, si nécessaire). Nous rencontrerons encore la moelle, si importante à ses yeux.

2-Ensuite la Nature communique en(tre) chacune de ses innombrables parties : elle n'est pas fusion, elle est participation générale à un même principe et chacun (parmi les vivants et les hommes) communique (à distance), exprime son appartenance naturelle, sa sympathie par une communication spécifique : par l'odeur ( la peau de l'élan [abattu](...) exhale un capiteux parfum [mélangé] d'arbres et d'herbes (emits the most delicious perfume of trees and grass; le trappeur sentira l'odeur du rat musqué), par la couleur de la peau (la peau tannée (ou vert olive) est bien plus respectable que la peau blanche). Nous venons de le lire : «that his very person should thus sweetly advertise our senses of his presence, and remind us of those parts of nature which he most hants.» Dans la wilderness existe une douce (sweetly) communication sensible..L'homme de l'Est, là, à Concord, juste à côté, sent (pue?)« la poussière des échanges commerciaux et des bibliothèques ((...)  dusty merchants' exchanges and libraries).» Thoreau attire notre attention sur  la correspondance, la sympathie entre l'intérieur et l'extérieur encore insoumis. Proposition qui mériterait une remontée généalogique parmi ses lectures....

Thoreau va plus loin, [il] frémit (shudder) devant la dégénérescence (mot particulièrement délicat d'emploi dans certains contextes) de son village, ce qui nous éclaire encore mieux sur sa pensée de la pensée  : «Il y a cent ans, ils [les hommes] vendaient dans nos rues de l'écorce arrachée aux arbres de nos forêts. Dans l'aspect même de ces arbres primitifs et frustes, il y avait selon moi un principe tannant qui durcissait et renforçaient les fibres des pensées humaines» (tanning principle which hardened and consolidated the fibers of men's thoughts)» (j'ai souligné) On retrouve cette participation et cette communication à distance. La pensée est bien l'un des enjeux de l'essai intitulé La Marche.

 

3-La nature non domestiquée est indispensable à Thoreau et aux fondateurs de civilisation comme au plus humble des citoyens qui, malheureusement, n'en a pas conscience. Des distinctions surviendront bientôt. Nous ne sommes pas tous égaux dans et devant le wild.

  À Thoreau tout d’abord : devant l’Océan, dans le désert ou la nature sauvage son âme (ou, plus sobrement, son moral (spirits)) s’élève infailliblement (My spirits infallibly rise [c’est de ce mouvement que tout dépend, il faudra y revenir dans la troisième partie] in proportion to [le dehors et le dedans sont dans un rapport de proportion] the outward dreariness. Give me the ocean, the desert, or the wilderness! [la monotonie de l’uniformité s’appliquant plus à l’océan et au désert]. La hauteur hante Thoreau : there is something in the mountain air that feeds the spirit and inspires.

 De façon plus ambitieuse : «Quand je veux me recréer [re-créer], je cherche le bois le plus sombre, le plus épais, le plus interminable et, pour les citadins, le plus lugubre marécage.»(When I would recreate myself, I seek the darkest woods the thickest and most interminable and, to the citizen, most dismal swap.)(j'ai soulignéExpérience radicale qui touche au sacré : «J’entre dans un marais comme en un lieu sacré - un sanctum sanctorum. Il y a la force  -  la moelle de la Nature.» Toujours le marécage, toujours la moelle (the marrow), au propre comme au figuré. 
 

Rien à voir avec le décor propret des villes et villages que Thoreau voudrait moins fréquenter : Hope and the future for me [toujours sa dimension de prophète] are not in lawns [au pluriel, point majeur] and cultivate fields, not in towns and cities, but in the impervious and quaking swamps (mais dans les marais impénétrables et mouvants.

 

 Ce qui vaut pour lui vaut donc pour une ville voire toute une civilisation : pourvu que la forêt demeure amplement en surface et que dans le sous-sol règne une forêt primitive (vierge et en décomposition) ; entre les deux, la ville, ses habitants, leur civilisation «sont sauvés non pas tant  ([ N. Mallet lit  : au moins autant] par des hommes vertueux (A town is saved, not more by the righteous men [ vertueux, droits, justes] in it than by the woods and swamps that surround it) que par les bois et les marais qui l'entourent». 

 

 Sur ce type de sol ont poussé Homère, Confucius et les autres (poètes et philosophes) : «et d’une nature sauvage semblable vient le Réformateur qui se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage (In such a soil grew Homer and Confucius and the rest, and out of such a wilderness comes the Reformer eating locusts and wild poney)» - entendons saint Jean-Baptiste.

Mais hélas! il arrive que l'humus végétal se tarisse, que la terre s'épuise. L'influence à distance mais à proximité de la nature n'opère plus. C'en est fini de la culture humaine (Alas for human culture !) qui devient simple culture livresque et perd son temps et surtout sa force, à commenter des livres. Il n'y a plus rien à attendre d'elle (They survive as long as the soil is not exhausted. Alas for human culture ! little is to be expected of a nation, when the vegetable mould is exhausted, and it is compelled to make manure of the bones of its fathers.There the poet sustains himself merely by his own superfluous fat, and the philosopher comes down on his marrow-bones.)» Deux remarques : dans les trois images que propose  ici Thoreau on devine quelque chose de sacrilège (et de morbide) dans l’auto-suffisance des sociétés qui se tiennent de plus en plus loin de la nature, du Wild.

En outre, Thoreau lie toujours plus clairement le milieu naturel et le milieu culturel voire civilisationnel. Priorité de l'espace, de l'étendue naturelle qui donne une "culture" vivante, pleine de moelle. Il n'est pas loin de conserver la vénération qui appartenait au colere latin.

 

 

Avant de considérer la littérature qu'il attend de la nature intacte (encore à coloniser mais si prometteuse malgré tout, rappelons - nous le panorama du Mississippi)), regardons de près un petit passage qui n'est pas sans poser problème.

 

_______________________________

L'Indien et le fermier

_______________

  Thoreau vient d’évoquer les nations (Grèce, Rome, Angleterre!) qui n’ont plus d’espace naturel et qui, de fait, ne peuvent plus produire des poètes et des philosophes de qualité. Sans nommer son auteur, il cite un texte qui dit en gros que ce que l’espace américain offre est sans équivalent dans l’Histoire. Et, sans hésitation, sans nuance, Thoreau tranche : je pense que le fermier supplante (displaces) l’Indien parce qu’il rachète (redeems) la prairie, et se rend ainsi plus fort, et dans une certaine mesure, plus naturel (I think that the farmer displaces the Indian even because he redeems the meadow, and so makes himself stronger and in some respects more nature)

Ses auditeurs, ses lecteurs sont au bord de la prairie encore largement sauvage (vierge): l’Indien (le natif) ne serait-il pas à même de vivre au plus près du monde naturel? Thoreau est formel : le fermier est bien supérieur à l’Indien, il le remplace [en le délogeant, en l'évinçant, en l'écartant], il prend sa place, mieux, il le supplante.(11) 

Mais pour quelle raison ? Pourquoi le fermier se révèle-t-il supérieur à l'Indien? Parce qu’il rachète (redeems) [N. Mallet propose réhabilite] la prairie, non pas au sens strictement économique (encore qu’il se l’approprie indument, avec l'aide d'arpenteurs par exemple)) mais parce qu'il la sauve en la mettant (durablement) en valeur et qu'il devient lui-même plus fort (and so makes himself stronger), et, chute inattendue, parce qu'il se rend plus naturel (more nature) que l’Indien, dans une certaine mesure (in some respects). Dans son milieu natif, dans son milieu naturel, l'Indien, in some respects, est moins naturel que le fermier. Il en sait moins que lui. Thoreau a besoin d’une petite anecdote pour faire passer ce qui ressemble à un coup de force (plus loin, il nommera ce qu'il appellera le vrai combat de l'homme, l'agriculture). Il se met en scène : arpenteur (ce qui n’est pas rien pour un avocat de la nature), il prend des mesures d’un marais, évidemment, et cite...Dante. Le propriétaire (Thoreau ne dit pas un mot sur tout ce qu’il a fallu faire pour devenir propriétaire) qui l’employait faillit sombrer à jamais, sous ses yeux, dans un marécage si aimé de son hôte (dramatisation bien faite pour persuader) : une fois sauvé, ce pionnier lui expliqua par quels travaux il allait en sauver deux autres, les réhabiliter en creusant un fossé de ceinture et ce par la magie de la bêche (redeem it by the magic of his spade) - to redeem à nouveau avec sa riche polysémie au croisement de la foi et de l'économie. À échelle réduite nous vivons la transformation (lourde de sens) de l'espace en territoire.

 Thoreau distingue donc clairement le fermier de l’Indien. Le premier (et dernier venu) possède la serpe, le louchet à tourbe, la bêche, la charrue, la houe à tourbière. L’Indien n’avait pas de meilleur outil avec lequel s’implanter dans le pays qu’une coquille de palourde. (He had no better implement with which to intrench himself in the land than a clam-shell.) Il ne suffirait donc pas d'être depuis toujours là (à l'ouest) pour bien œuvrer à l'ouest. Le fermier anglo-américain était mieux armé.

On voit le paradoxe : c’est donc l’outil (qui est une arme qui ensanglante la terre (rusted with the blood of many a meadow) et un objet magique (magic stade)) et, plus largement le progrès technique, même rudimentaire, qui convenaient et reléguèrent l'Indien. L'Artefact n'est pas en soi dangereux.Thoreau mettra tout de même des limites : il ne veut pas entendre parler d'engrais, d'outils et méthodes de culture améliorés. Mais au début de son discours n'avait-il pas dénoncé les prétendus progrès de l'homme (construction de maisons, abattage des forêts et des grands arbres) qui, soudain aux yeux du calculateur qu’est l’arpenteur (il y a peu, souvenons-nous il voulait qu'on brûle les clôtures), rendent le fermier (qui a de l'instinct) plus fort et plus naturel (plus fidèle à la nature de la nature) que l’Indien? Indien qui n’était pas assez avancé bien qu’il ait été là avant. «Les vents soufflaient sur les champs de maïs dans la prairie et lui indiquaient la voie qu'il n'eut pas la capacité [l'aptitude, l'habileté] de suivre.» (The very winds blew the Indian's cornfield into the meadow, and pointed out the way which he had not the skill to follow). L'Indien n'a pas su entendre les vents qui soufflaient et lui pointaient si bien la voie (pointed out the way). Sa culture, ses techniques de culture (et pas seulement pour le maïs - mais il y avait bien une culture indienne du maïs) n'étaient pas les bonnes parce qu'il n'avait pas cette capacité (skill).... Plus loin, Thoreau s'étonnera que malgré les découvertes de la science et du savoir accumulé par le genre humain, le poète ne tire aucun profit d'Homère. On comprend bien que sa position sur le savoir et les sciences change selon le contexte argumentatif qu'il se choisit.(12)

 

  Cette  courte remarque sur l’Indien et le wild étant faite, Thoreau peut enchaîner sur l'autre culture.
___________________

WILD ET LITTÉRATURE 

 

    «In literature it is only the wild that attracts us(je souligne)

__________________

 

  Où est la littérature qui nous ravit (delights us)?  Qui peut-on ranger dans ce wild  qui nous attire? Il y a Hamlet, l’Iliade, les textes sacrés, les mythologies (qu'on n'enseigne pas dans les écoles) : on voit quelle extension Thoreau donne au mot littérature dans laquelle il recherchera liberté non civilisée et pensée sauvage (the uncivilized free and wild thinking - on imagine la complexité de cette notion qui occupa bien plus tard un célèbre anthropologue). Ces textes, toujours comparés au meilleur de la nature, apportent selon lui beauté et lumière.

 

 En comparaison, la littérature anglaise apparaît comme essentiellement apprivoisée et civilisée, reflétant la Grèce et Rome (It is an essentially tame and civilized literature, reflecting Greece and Rom) - il ne nous dit pas de quelle théorie du reflet il s'agit....Mais, de toute évidence, la branche anglaise de la culture mérite d'être amplement coupée.

  Selon Thoreau, jamais n’apparaît dans la littérature anglaise (depuis les ménestrels jusqu’aux poètes du Lac (Chaucer, Milton, Shakespeare inclus - mais pourquoi isoler Hamlet ?) la nature en soi (Nature herself)  - on est en droit de se demander ce que signifie ici nature en soi, quelle part (réduite) revient au wild. En réalité, malgré des concessions (quelques grands noms, une certaine insistance sur Homère (il ne précise pas si dans l'Iliade il songe aux peuples des confins, aux sacrifices humains, à la violence des combats, à la colère d'Achille, à sa férocité, à son acharnement, au défi d'Hector (le casque de Patrocle) etc.), aucune poésie ne convient, aucun récit ne correspond à son attente si exigeante et on se dit qu’il demande l’impossible comme le prouve la métaphore filée (au conditionnel) des mots cloués à leurs sens primitifs [naïveté apparente qui dit pourtant beaucoup sur l'écriture de Thoreau (souvent méditée dans Walden)] et de la terre passant (transplantée comme directement, immédiatement !) sur la page moisie des livres laissés dans une bibliothèque et qui par symbiose [sympathie, encore] (in sympathy with the surrounding Nature) renaîtrait à chaque lecture comme fleur au printemps. Le verdict tombe : «Je ne saurais citer aucune poésie qui exprime convenablement cette aspiration à  la Vie sauvage (I do not know of any poetry to quote which adequately expresses this yearning for the Wild.)» 

 

 En bref, aucune culture historique connue (même parmi les plus admirées) (You will perceive that I demand something which no Augustan nor Elizabethan age, which no culture, in short, can give.ne répond à ce qu’il attend parce que la culture (s’)éloigne toujours plus de ce qui s’approchait un peu de cette aspiration (yearning) : les mythologies et leurs fables (Mythology comes nearer to it than anything) si proches de cette nature qui lui est tellement familière ((...)  that Nature with which even I am acquainted) et qu'il détache du reste de la littérature et de la culture. Y compris les mythologies du vieux monde quand il y avait encore un sol fertile (comme en Gèce, tellement plus riche qu'en Angleterre (!)), quand la nielle ne parasitait pas son imagination et sa fantaisie (n'insistons pas sur l'analogie). S’il en reste encore (mais Thoreau ne dit pas encore où, en tout cas pas en Angleterre) c’est que certaines conditions ont conservé une certaine virginité, une certaine vigueur (entendons : force, énergie) virginale. La mythologie est le produit d'un sol et il se pourrait qu'elle seule (ou en tout cas plus que d'autres formes) demeure. Les autres aspects de la littérature se fanent, déclinent mais la mythologie est comme le grand dragonnier des îles occidentales [il pense sans doute à celui des Canaries, si fascinant], aussi vieux que l’humanité et, quel qu’en soit le terme, elle durera aussi longtemps ; car la déchéance (the decay [plutôt la décomposition, le dépérissement] des autres littératures forme le sol dans lequel elle prospère (thrives). Il se confirme qu'un même mouvement anime les deux cultures, du moins quand il s'agit de la mythologie. Et seulement d'elle. Et que la mythologie venue de l'Est a encore un peu d'avenir. 

 L'Est ne produit plus rien, ses "récoltes" littéraires sont passées, seules demeurent les mythologies : « Les vallées du Gange, du Nil et du Rhin [Chine dans la version pdf que nous utilisons] ayant donné leur récolte (having yielded their crop)il reste à voir ce que les vallées de l'Amazonie, du Plata, de l'Orénoque, du Saint-Laurent et du Mississippi produirontIl reste à voir : peut-être que la mythologie américaine (il n'est pas question de la mythologie amérindienne qu'il connaît plutôt bien pourtant et aime) inspirera les poètes du monde qui auront en même temps bénéficié de la décomposition, de la dévitalisation implacables des autres littératures. On observe que l'Ouest de Thoreau inclut l'Amazonie, la Plata, le Saint-Laurent...Il se confirme que l'ouest (comme direction, celle du wild) ne se résume pas forcément à l'Ouest (comme espace).

Que se passera-t-il? Dans une généreuse anticipation Thoreau croit possible que les Poètes de l'Est soient inspirés par la mythologie américaine, fondée principalement sur la Liberté. Pour la poésie européenne et pour celles qui l'ont précédée, il n'y a d'avenir qu'à l'ouest ou plutôt vers le Wild. L'ouest revitalisera d'autres mythologies desséchées. Pense-t-il à l'emprunt, à l'adaptation, à la réécriture ?

 

 Il y faudra du temps, bien des générations et il faudra tenir compte des différents moyens d'accès à la vérité (la mémoire, la sensation, la prophétie) qu'il illustre de préférence avec trois exemples et trois formes de savoir (médecine, géologie, mythologie), vérité (sauvage) qui ne s'adresse pas au sens commun et qui prend des formes multiples. Vérité qui bouscule l'ordre du Temps : il avoue son «faible pour les fantaisies sauvages qui transcendent l'ordre du temps et de l'évolution.»

 

 

 Pour ne pas perdre l'économie de sa marche et de sa démarche, retenons une image (une analogie de plus) qui n'intervient pas par hasard : au moment de définir la pensée sauvage (wild thought), Thoreau la compare au malard (mallard) et la trouve plus belle dans la rosée qui tombe au moment où [comme l'oiseau] elle prend son envol par-dessus les fougères.

As the wild duck is more swift and beautiful than the tame, so is the wild--the mallard--thought, which 'mid falling dews wings its way above the fens.
 

L'envol nous attend.

_________

L'inégalité

__________

  Délaissant un peu littérature et mythologie, Thoreau réaffirme sa thèse : In short, all good things are wild and free.

 

  Thoreau aime entendre un air de musique (instrument (technique donc) ou voix humaine ("instrument naturel") qui lui permet d'appréhender, de comprendre (understand - nous approchons de la question du savoir) le caractère sauvage des animaux (It is so much of their wildness as I can understand)). Par exemple le son d'un bugle par une nuit d'été lui rappelle, par sa sauvagerie les cris émis par les bêtes sauvages dans les forêts dont ils sont natifs (which by its wildness,  reminds me of the cries emitted by wild beasts in their native forets ): il a aussi besoin d'approcher le sauvage de toutes les façons et voudrait que ses amis et voisins soient des sauvages Give me for my friends and neighbors wild men (...)) [ voisinage et sauvagerie sont compatibles]. Il prend plaisir à voir certains animaux domestiques retrouver par moments leur sauvagerie, «réaffirmer leurs droits natifs»(reassert their native rights) [notons bien : droits natifs, de natifs, droits naturels] alors que dans l'ensemble ils ont été asservis, domestiqués comme la plupart des hommes qu'il compare à une locomotive. Entreprise paralysante due au Diable. Et il lui semble que la sauvagerie du sauvage n'est qu'un faible symbole de l'atroce férocité avec laquelle se rencontrent les hommes bons et les amoureux (The wildness of the savage is but a faint symbol of the awful ferity with which good men and lovers meet). Ce qui, ironie mise à part, relativise soudain la sauvagerie du sauvage....  

 

 Thoreau élargit son propos et, sur le modèle du cheval qu'il faut rompre, il opère une distinction entre les hommes qui ne sont pas tous des sujets également adaptés à la civilisation (Undoubtedly, all men are not equally fit subjects for civilization) mais «qui sont pourtant dans l’ensemble identiques» (Men are in the main alike). Identiques mais différents. Ils ont été créés multiples afin de pouvoir être différents (but they were made several in order that they might be various).

Il veut distinguer ceux (la majorité) qui sont voués à l’apprivoisement par prédisposition héréditaire, comme les chiens et les moutons (the majority, like dogs and sheep, are tame by inherited disposition) et les autres en qui les graines de l’instinct sont préservées. Pour ces derniers il n’y a pas de raisons de voir leur nature rompue afin d’être réduite au même niveau (this is no reason why the others should have their natures broken that they may be reduced to the same level).

Entendons bien l'opposition low/high : «pour un emploi subalterne (low use), un homme fera l’affaire aussi bien que l’autre ; s’il s’agit d’une fonction élevée, l’excellence individuelle doit être prise en compte (if a high one, individual excellence is to be regarded).» 

 Contredisant Confucius et revenant aux différences entre les animaux, il estime qu’il n’incombe pas à une vraie culture (a true culture) d’apprivoiser les tigres, pas plus que de rendre les moutons féroces. Déjà, au sein du wild, des distinctions s'opèrent et il faut en tenir compte. Dans le wild (présent en tous mais réparti de façon très inégale) il y a des "graines" de séparation, de classement, de hiérarchie.  

Thoreau distingue donc à la fois entre les civilisations (celles d'hier comme celle qui s'annonce) et entre les membres d'une même civilisation comme celle qui doit pouvoir naître à (ou de) l'Ouest.

__________________

 

Du Nom

____________________________

 

  Ne perdons pas de vue que l’essai traite en principe de la marche. La marche ici demeure celle de l'homme dans sa naturelle humanité trop souvent réprimée, étouffée. Toutefois, Thoreau fait soudain un pas de côté et réfléchit à la difficile question philosophique du Nom. Digression?

Sa conviction est vite énoncée : un nom propre (pas plus qu’un prénom) n’est rien en soi et la comparaison avec un vacher donnant des noms à ses animaux n’a rien de flatteuse. Dans son arbitraire, le nom des hommes est dérisoire (cheap) et insignifiant (meaningless). Il rêve d’un nom (voire plus) qui dirait la personne dans sa variété et sa complexité et voudrait qu’on tienne compte de la pratique indienne qui consiste à donner un nouveau nom à chaque exploit d’un héros. Notre nom et notre prénom ne nous définissent pas dans toutes les circonstances de la vie (certaines extrêmes - colère, passion, inspiration - nous y revenons), beaucoup moins qu’un surnom. Le propre du nom propre est de cacher celui qui le porte, en tout cas il ne communique rien sur lui : «A familiar name cannot make a man less strange to me.» Un nom familier ne me rend pas autrui plus proche, moins étranger. Vient ensuite l’explication de l’allusion à l’Indien: It [le nom] may be given to a savage who retains in secret his own wild title earned in the woods. Le nom propre [arbitraire] peut cacher un titre [un titre - nom] qu’il gagna dans les bois. Un nom arbitraire peut cacher un nom secret, la vérité (provisoire, momentanée) d’un être. Conséquence : We have a wild savage in us, and a savage name is perchance somewhere recorded as ours.

We [chacun de nous] have [les traducteurs proposent abrite, pour dire le secret] a wild savage [le pléonasme en dit long, le superlatif ne suffit plus] in us [ in, point décisif], and a savage name [il y a donc une langue, il y vient vite] is perchance somewhere recorded (où? Comment?) as ours. Les exemples de la colère, de la passion ou de l’inspiration ajoutés à celui de l’endormissement au sujet de son voisin montrent qu’une langue est accessible qui définirait de façon rugueuse (in some jaw-breaking [N.Mallet propose une langue à vous décrocher la mâchoire] ou mélodieuse (or else melodious tongue) ce nom sauvage originel (his original wild name)....En nous se dit un nom sauvage originel où la vérité d'un être s'énonce et se révèle à autrui. Le nom secret ne serait-il pas en chacun la marque profondément enfouie (même inégalement) de l'ouest? Et combien d'apparences faut-il traverser pour y accéder?

_________________________________________________________

Wild, nature, culture, savoir : un autre  procès 

____________________________________

 

  Thoreau reprend son chemin : s'ouvre alors une nouvelle partie de son exposé qui prolonge son procès. Il part de la métaphore fondamentale : «la Nature, Mère immense, sauvage, hurlante, qui se déploie autour de nous, avec autant de beauté et d’affection pour ses enfants que le léopard (Here is this vast, savage, hovering mother of ours, Nature, lying all around, with such beauty, and such affection for her children, as the leopard).»

Forts des paragraphes précédents et de la constante analogie entre nature et culture nous voyons poindre l'accusation suivante : nous sommes trop tôt sevrés de la nature (so early weaned from her breast) et jetés dans la société dont la culture n’est rien d’autre qu’une interaction entre l’homme et l’homme (to that culture which is exclusively an interaction of man on man). D'homme à homme s'exclut la nature première (et "maternelle").

La culture (interaction of man on man), culture mal comprise, dangereuse, pernicieuse nous sépare de la nature et du naturel (sauvages) au point de ressembler à un élevage intensif (on dirait encore aujourd’hui en batterie), ou à une surexploitation de la terre. «Ce qui produit au mieux une noblesse simplement anglaise, une civilisation destinée à vite trouver son terme.((...) which produces at most a merely English nobility, a civilization destined to have a speedy limit.)» Il se confirme que le legs britannique (dans sa dimension politique aussi bien) est la cible principale de Thoreau. 

Prolongeant son obsédante analogie entre les deux cultures, tel un prophète (du pire), Thoreau voit venir ceux qui font confiance à l’engrais, aux outils et aux méthodes améliorées de culture. Au contraire, il ne faut pas forcer la nature avec des méthodes qui accélèrent son rendement ; de la même façon, l’étudiant ne doit pas veiller tard. Il est nécessaire que la terre et l’homme connaissent la jachère qui prépare un humus pour un futur lointain (preparing a mould against a distant future), grâce à la décomposition annuelle due à la végétation qu'elle porte (by the annual decay [mot clé comme on sait] of the vegetation which it supports.)»

Son exposé prend soudain un tour décisif. Thoreau vient de dire que certaines cultures (et partant certaines civilisations toutes à l'est, l'anglaise en particulier) s'épuisent avec le temps. On cherche alors à améliorer le rendement des terres, de façon artificielle. Au plan du savoir l'excès et l'artifice guettent également. On a tendance d'une part à oublier un savoir (a kind of mother-wit [sens commun, bon sens originel, sagesse première (mother ne devant pas être oublié)] derived from that same leopard to which I have referred) (je souligne), un savoir d'avant les lettres, et, d'autre part, à privilégier un autre savoir gravement néfaste à ses yeux. Sachons-le : «There may be an excess even of informing light.» Prenons garde à ne pas trop diffuser de connaissances et à négliger «le savoir sombre et sauvage ( [ this ] wild and dusky knowledge.).» Attendons un peu pour voir si Thoreau, sur la base de ce wild et dusky knowledge s'en prend aux Lumières et s'il ne leur préfère pas une autre lumière.

Thoreau enchaîne avec une société créée en 1829 à Boston sur le modèle anglais et intitulée Société pour la Diffusion du Savoir Utile : elle lui donne l'occasion d'une de ses plus belles provocations, lui qui cite souvent comme on a vu les savants (comme Humboldt - il admirera très tôt Darwin) et qui travaillait comme un naturaliste. Laquelle ? Il préférerait une Société pour la Diffusion de l'Ignorance Utile, ce que nous appellerons le Beau Savoir, un savoir utile au sens élevé du terme (Methinks there is equal need of a Society for the Diffusion of Useful Ignorance, what we will call Beautiful Knowledge [notre édition indique pour cette notion un possible emprunt à l'Indien Navajo], a knowledge useful in a higher sense Avec des connaissances prétentieuses on nous vole notre véritable ignorance ainsi que toute la force et la beauté du wild.

A man's ignorance sometimes is not only useful, but beautiful--while his knowledge, so called, is oftentimes worse than useless, besides being ugly.

 Il s'adresse aux membres de cette Société en leur demandant de faire comme les animaux : cessez de manger du foin et allez vous mettre au vert («Go to grass»), c'est le printemps.

 Avant de se prononcer sur le Savoir, il prend comme cible, parmi les soi-disant savants, le spécialiste d’un domaine qui prétend tout savoir en dehors de ce domaine (he who really knows something about it, but thinks that he knows all). Autant faire confiance (un classique de la philosophie) à celui qui sait qu'il ne sait rien (knows that he knows nothing). De toute façon, la conviction de Thoreau est inébranlable : «Le plus haut point que nous puissions atteindre n’est pas le savoir, mais la sympathie avec l’Intelligence (The highest that we can attain to is not Knowledge, but Sympathy with Intelligence).»(j'ai souligné) Définir ce point revient à admettre une soudaine révélation (sudden revelation), celle de l’insuffisance de tout ce que nous appelions savoir auparavant, la découverte qu’il y a plus de choses aux cieux et sur terre qu’on en a rêvé dans notre philosophie (nous retrouvons Hamlet mais pour une autre raison). Une formule s'impose : It is the lighting up of the mist by the sun: c’est l’illumination de la brume dans [par] le soleil. Cette brume, ce mist auront un écho dans quelques lignes.

  Pour l'homme, il n’y a pas de savoir plus élevé que cette sympathie avec l’Intelligence. Cette limite n'est pas du pessimisme, elle relève profondément de l'interdit. Au-delà de cette sympathie, c’est l’aveuglement punitif : « Man cannot KNOW in any higher sense than this, any more than he can look serenely and with impunity in the face of the sun.»(j'ai souligné) Attention à l'excès de lumière et à l'oubli du savoir sauvage et sombre. Ne soulevons pas totalement le voile d'Isis, fût-il presque transparent, hormis peut-être à l'aide de l'écriture et de la mythologie.

 Thoreau fait alors un nouveau pas à l'aide d'un passage singulièrement elliptique. Pas qui implique, comme on vient de voir, un privilège de la tête sur les pieds : my desire to bathe my head in atmospheres unknown to my feet is perennial and constant. Dans son mouvement terrestre, le marcheur Thoreau s'intéresse à l'élevé.

 

Il aborde la question de la loi sans la définir a priori mais en définissant son effet sur un homme comme lui et peut-être sur tous les hommes. «Il y a quelque chose de servile dans l’habitude que nous avons de chercher une loi à laquelle obéir. (There is something servile in the habit of seeking after a law which we may obey).» L’homme cherche une loi à laquelle obéir. Étonnante proposition, sorte de loi de notre comportement, à laquelle tout le monde se soumet - à tort. Par concession, Thoreau admet que l’homme peut étudier les lois de la matière à et pour notre convenance (We may study the laws of matter at and for our convenience) mais une vie réussie ne connaît pas de loi (but a successful life knows no law) et pas seulement celle qui serait de l’ordre des lois de la matière... Thoreau énonce en quelque sorte son commandement (Live free), sa loi fondamentale, celle qui ne s'adresse pas aux esclaves mais à l’enfant de la brume que nous connaissons depuis peu, celui qui ne doit tendre que vers la sympathie avec l’Intelligence afin d’éviter l’aveuglement: «Vis libre, enfant de la brume, et, en ce qui concerne le savoir, nous sommes tous des enfants de la brume (Live free, child of the mist--and with respect to knowledge we are all children of the mist.)» Il édicte en quelque sorte une loi, celle de l’absence de loi. Et pourtant, il y a un législateur : « l’homme qui prend la liberté de vivre est au-dessus de toutes les lois [tant celles des cieux que celles de la terre], par la vertu de sa relation avec le législateur.(The man who takes the liberty to live is superior to all the laws [le traducteur ici définit le champ supposé des lois (cieux et terre), ce que, sauf erreur, ne fait pas du tout Thoreau], by virtue of his relation to the lawmaker).»

Ce paradoxe le pousse à passer de façon encore plus elliptique à une citation (venue de l’Est) qui renvoie à l’univers brahmane (on se rappelle l’importance des mythologies dans les pages précédentes et on doit savoir son admiration pour la Bhagavad-Gita) et qui fait se côtoyer devoir et savoir, l’un comme l’autre ayant un rôle de libération  : « Le devoir actif (active duty) [il y a donc bien un devoir, un seul], dit le Vishnou Pourana, n’a pas pour dessein de nous asservir, le savoir [autre que le savoir utile de l’Association de Boston] tend à nous libérer». Sinon c’est l’ennui garanti avec d’autres devoirs, et au plan du savoir ce «n’est qu’habileté d’artiste all other duty is good only unto weariness; all other knowledge is only the cleverness of an artist).» Un seul devoir, un seul savoir pour l’homme du mist. Ici, Thoreau souligne le rôle éminent de la "conscience" qu'il ne nomme pourtant pas (la question mériterait analyse) et qui explique sa réflexion sur la désobéissance civile. 

Cette proposition majeure faite, l'orateur essayiste revient au procès de l’éducation et de la culture de son époque. Ses contemporains ont des vies pauvres en événements et en crises : quand ils en vivent quelques-unes, ils ne savent pas assez y réfléchir et se privent des leçons de l'expérience. Il va jusqu’à dire : « Ce serait bien si toutes nos vieétaient une tragédie divine, au lieu de cette comédie ou cette farce triviale.(«It would be well if all our lives were a divine tragedy even, instead of this trivial comedy or farce.») Quelques “héros” en ont connu (le Christ, Dante, Bunyan, bien d’autres) et ont médité plus que nous autres qui sommes trop soumis à l’étouffoir des écoles et des collèges du Massachusetts. Conscient de provoquer les Chrétiens, il cite même Mahomet qui a eu «beaucoup plus de raisons de vivre et même de mourir que nous n’en avons d’ordinaire.»

______________________

Retour à Concord et ses environs

_________________________

    Il est soudain question de marcher le long d’une voie de chemin de fer, non loin de sa ville natale : on se dit que nous voilà revenu à l’enjeu initial de l’essai, la marche. Il  s'agit pour Thoreau de pointer la venue (trop rare) de pensées qui nous détachent du bruit extérieur (un train par exemple) mais que nous oublions trop vite, comme mécaniquement. En raison d'une loi inexorable (inexorable lawqui ne nous surprend guère : l’homme serait attiré par la Société (an interaction of man on man) et ses pensées se tourneraient trop rarement vers la Nature. À quelques exceptions près (few are attracted strongly to Nature). Une nouvelle comparaison lui sert de blâme : notre relation avec elle est moins belle, exception faite des arts, que celle des animaux. «Que nous savons mal apprécier la beauté d’un paysage.» Tout aussi grave, nous n'entendons même plus ce que signifie le mot cosmos

 

Reparaissent alors le Marcheur (the Walker) et une certaine brume (mist). On observera peu à peu qu’il n’est plus exactement question de wild mais plutôt de pensée, d’élévation….Des pensées vous viennent, vous visitent (When, at rare intervals, some thought visits one). En avançant, le marcheur s’aperçoit que le familier soudain se trouble, il ne voit plus exactement ce qu'il voyait quotidiennement, il a la sensation de se trouver dans un autre lieu (in another land) ; Concord, ses alentours, ses fermes, ses limites que Thoreau a lui-même mesurées en tant qu’arpenteur «apparaissent faiblement comme à travers de la brume» (appear dimly still as through a mist) et rien ne saurait les fixer, pas plus la chimie que la peinture. Qu'on s'en convainque ! Le familier, notre familier (The world with which we are commonly acquainted)  disparaît et ne laissera jamais de traces. Concord n'est plus Concord (and the idea which the word Concord suggests ceases to be suggested). On se souvient de la méditation sur le nom propre.

Parce que le familier est flouté et parce que la nature est une personnalité si vaste et universelle que nous n'avons encore jamais vu le moindre de ses traits Nature is a personality so vast and universal that we have never seen one of her features) le bon marcheur a la chance de voir non un autre Concord mais quelque chose d'autre. 

 

 

 

 

 Ce qui amène notre marcheur Thoreau à raconter une sortie du côté du domaine de Spaulding. Sortie récente mais qui demande un effort de mémoire et qui ressemble à une "apparition" inscrite dans une sorte de fable. Là, il voit (sans brume) une scène admirable éclairée par le soleil (devenu domestique (servant) mieux : They seemed to recline on the sunbeams ...) et située dans un bois : il découvre la vie étonnante d’une famille inconnue, comme venue des temps anciens, silencieuse, ignorant tout de son voisinage et même du nom de Spaulding, semblant ne pas travailler (est-ce hasard si au cœur du récit, au moment de la question du travail apparaît une allusion à une citation de Mathieu : I did not perceive that they were weaving or spinning. (6:28)?) On retient que leurs greniers se trouvaient à la cime des arbres et, surtout, qu'il n'ont aucune obédience politique (They are of no politics.)...Le seul bruit venait peut-être du son de leur réflexion jamais creuse («un bourdonnement musical d’une ruche en mai»). Malgré l’effort (largement souligné :«They fade irrevocably out of my mind even now while I speak, and endeavor to recall them and recollect myself. It is only after a long and serious effort to recollect my best thoughts that I become again aware of their cohabitancy.») que suppose le souvenir d’une telle scène - et pour cause ! - c’est parce qu’il a de tels voisins (sont-ils vraiment des voisins? Ou plutôt sont-ils les seuls vrais voisins?) qu’il ne quitte pas Concord…Ce passage contient une précision stupéfiante (dans cette ferme la charrette du fermier passe directement par la grande salle, sans que cela les dérange le moins du monde)(je souligne) et une comparaison dont l'image retient l'attention par l'audace de la conjugaison des contraires (as the muddy bottom of a pool is sometimes seen through the reflected skies).

Alliée à la mémoire, la pensée, (ses meilleures pensées, le meilleur de ses pensées (my best thoughts)) est de plus en plus son objet de réflexion. Avec lui, comme lui, il nous faut prendre de la hauteur.

 

Comme souvent, il surprend (logique de la marche) par une remarque factuelle (mais le lecteur attentif se rappelle le vol du malard (assimilé à la pensée) au-dessus des fougères) : le constat de la quasi- disparition des pigeons dans sa région.  L’abattage des arbres en est la cause et, dans une rhétorique à laquelle nous nous sommes habitués (toujours le principe d’analogie), il va assimiler les pensées à des vols d’oiseaux devenus aussi rares que les pigeons dans sa contrée : «En une saison plus clémente (genial), peut-être, une ombre pâle volète dans le paysage de l’esprit (flits across the landscape of the mind), mue par les ailes d’une pensée dans sa migration vernale et automnale, mais en levant les yeux nous sommes incapables de distinguer la nature (substance) même de la pensée (but, looking up, we are unable to detect the substance of the thought itself).»(j'ai souligné l'original et sa traduction)

La chute est conforme à la métaphore filée : «Nos pensées se changent en volatiles [volailles] (Our winged thoughts are turned to poultry).» Nos pensées ne risquent pas de quitter la basse-cour...Toutefois, ne nous désespérons pas : le coq  va bientôt entrer en scène.. 

Et pourtant, de ce fait, nous avons toujours plus besoin de regarder vers le haut et de prendre de la hauteur comme le confirme la suite avec l’épisode du grand pin blanc aux fleurs rouges.

 Nous voilà donc devant l’oubli d’une autre orientation : après l’ouest dont il n’est plus question (en apparence seulement), considérons, reconsidérons le haut, l’élevé vers lesquels nos yeux et nos pas ne se tournent pas assez (We hug the earth - how rarely we mount!) Il ne faut pas seulement regarder les fleurs à nos pieds (We see only the flowers that are under our feet in the meadows.), ni s'extasier sur les seuls marécages, il convient (comme Thoreau le fit une fois (once), un jour de juin et y trouva son compte (on sait depuis Walden qu’il est toujours question d’économie)) de grimper aux arbres (Methinks we might elevate ourselves a little more. We might climb a tree, at least. I found my account in climbing a tree once). D’une part, il put voir des montagnes jamais aperçues (I discovered new mountains in the horizon which I had never seen before) et tant de choses en plus de la terre et des cieux (so much more of the earth and the heavens - toujours Hamlet, réécrit) mais, par dessus tout (above all), il découvrit «au bout des plus hautes branches uniquement (on the ends of the topmost branches only), de minuscules et délicates fleurs rouges en forme de cônes (a few minute and delicate red conelike blossoms), fleur fertile du pin blanc tournée vers le ciel (the fertile flower of the white pine looking heavenward).»(j'ai souligné dans l'original et sa traduction). Il y a bien un langage de la nature.

Et, soit dit en passant, on comprend toujours mieux que Thoreau n’ait jamais été un “grand” voyageur, ni un voyageur de l’extrême comme nous en connaissons aujourd’hui - songeons à Mike Horn et à tant d’autres. L’intense du marcheur Thoreau a peu à voir avec l’intense post-moderne....

Ce n'est pas tout. Il nous raconte encore une scène où importent à nouveau le haut, l’élevé : dans les rues de Concord (un jour où il y avait foule) il tendit à tous le bourgeon le plus haut (I carried straightway to the village the topmost spire) qu'il venait de cueillir (j'ai souligné). Ces fleurs étaient depuis des générations autant au-dessus de la tête des enfants rouges de la Nature que sur celle des enfants blancs (as well over the heads of Nature's red children as of her white ones) et personne n’en avait encore vu de pareilles. Ni fermier, ni chasseur. Dans la marche de Thoreau (comme dans le petit livre qu'il nous tend) il y a toujours en quelque sorte ce geste, ce don d'un rien capital qui est à portée de main. Que nous voilà loin de cette Society for the Diffusion of Useful Knowledge !

 

(R)éveil

 

 Par-dessus tout (above all) : Thoreau aime par-dessus tout, above all. Il en a besoin pour montrer la dernière orientation de la marche telle qu'il l'entend. Direction non plus seulement spatiale mais aussi temporelle : le présent.

    Nous ne pouvons pas nous permettre de ne pas vivre dans le présent. Above all, we cannot afford not to live in the present.

 

Le JE dominait, narratif, descriptif, méditatif : nous sommes invités à rejoindre le Nous désormais prescriptif. Thoreau fait l’éloge de celui qui oublie le passé et ne perd pas de temps avec lui. Il est béni …(He is blessed over all mortals who loses no moment of the passing life in remembering the past.). Se remémorer le passé est vain, c'est une perte de temps.

 Sans ménagement, le marcheur condamne la philosophie comme dépassée…(belated) - il oublie de nous dire que de nombreuses de ses propositions relèvent d'une philosophie qui vient de loin, en particulier d'une certaine Renaissance - il suffit de regarder sa foi en le magnétisme. Mais soit : à ses yeux l'heure de la philosophie est passée. À moins que (unless)…

Apparaît un animal inattendu mais surchargé de connotations et de symboles dans toutes les cultures. Quelques pages auparavant nous avions été placés (de façon peu flatteuse) parmi la volaille et nous nous retrouvons encore dans la basse-cour (barnyard). Mais, si nous écoutons le chant du coq, tout n’est pas perdu pour la pensée : «Ce bruit nous rappelle d’ordinaire que l’emploi et les habitudes de notre pensée deviennent obsolètes. Sa philosophie indique une époque plus récente que la nôtre. Ce qu’il suggère ne se trouve ni chez Platon ni dans le Nouveau Testament. C’est un testament encore plus nouveau, l’Évangile selon l’instant présent. (That sound commonly reminds us that we are growing rusty and antique in our employments and habits of thoughts. His philosophy comes down to a more recent time than ours. There is something suggested by it that is a newer testament,-the gospel according to this moment).» Chaque jour, un testament nouveau se rédige au matin avec le chant du coq. Un testament présent, toujours présent, à l'heure, au présent du présent. L’Évangile selon l’instant présent. Le Message (du) présent. Le syncrétisme de Thoreau se confirme. Apparaîtra bientôt une nouvelle fontaine des Muses. 

Même celui qui a peu lu Thoreau sait qu’il est l’homme de la célébration du matin, de l’éveil (il admet dans son texte marcher plutôt, dans l’après-midi - le matin étant en partie voué à la ...lecture) et du printemps.(13) Thoreau est l’homme de «la pure joie matinale (pure morning joy)». Le coq (animal assez peu nomade...) est son emblème vivant : levé avant tout le monde, il nous devance. En avance, «il a conservé son avance, pour être là où il est, au bon moment, à l’extrême pointe du temps (He has not fallen astern; he has got up early and kept up early, and to be where he is is to be in season, in the foremost rank of time).» (j'ai souligné) Avec vigueur et sans jamais se plaindre (la nostalgie n'est pas son fort - on devine cependant que chez Thoreau exista une tentation mélancolique à laquelle il s'opposa toujours), le coq plein de santé claironne qu’il faut aller vers le présent, être le présent, celui de l’Ouest qui s'aligne sur l'ouest fondamental, celui de l'élan, du wild et délaisser le passé, cet Est à jamais dépassé. Sans bouger ou presque, le coq est en avant, il est en avance, il pousse vers l’avant du Temps comme la marche privée de Thoreau et celle du monde mènent naturellement vers l’ouest et la liberté : Pierre a trahi Jésus au son du coq ? «Qui n'a pas trahi son maître depuis qu'il a enfin entendu cette note? Who has not betrayed his master many times since last he heard that note?» Plus politique, plus près du présent, de son présent, il ajoute  : «Là où il vit , on n'a voté aucune loi sur les esclaves.» Se balader non loin de Concord, écrire sur la marche dans ses environs c'est claironner (dans un discours par exemple) les vertus de l'éveil (le réveil surtout, en tout cas pour les meilleurs) à la Nature, à la liberté absolue et à la vie sauvage.

 

 _____________________________

Encore quelques pas.

_____________________________
 

  En guise de conclusion Thoreau nous offre une nouvelle scène et évoque un remarquable crépuscule d’un jour de la fin novembre (We had a remarkable sunset one day last November). Tout prépare à une marche vers un mythe mobilisateur : une prairie, la source d’un petit ruisseau.

  Le jour était gris jusqu’alors quand, soudain, de façon totalement inattendue, avant de se coucher, le soleil «atteignit une strate claire dans l’horizon (reached a clear stratum in the horizon), et ce fut comme «la matinée la plus douce, la plus lumineuse (the softest, brightest morning sunlight).»  Aucun doute : «rien ne manquait pour faire de cette prairie un paradis ((...)nothing was wanting to make a paradise of that meadow).» Le mythe s’écrit toujours un peu plus. Curieusement Thoreau (avec son compagnon inconnu) prend conscience d’un fait qui étonne après son évocation du coq et de son chant toujours en avance. Cette percée lumineuse est certes unique mais elle pouvait survenir sans cesse un nombre infini de soirs. Il y a dans la nature de la répétition, non parfaitement exacte mais éternelle. Ce qui infléchit tout ce qui a été écrit auparavant. Au cœur du soir, une lumière matinale peut faire effraction. Au cœur de novembre une chaleur estivale peut survenir (the air also was so warm and serene). Les contraires s’associent.  Auparavant, le marais et les nuages nous y avaient préparés. La scène "mythique" progresse.

Thoreau tire toutes les leçons de ce moment lumineux (sans mist) qui touche aussi bien une prairie inhabitée que des villes ou même des endroits peu fréquentés et peu ragoûtants pour l'homme des cités (chouette [faucon] des marais  [busard](marsh hawk)), rat musqué (si peu aimé sauf de Thoreau), ruisseau serpentant au milieu du marécage (marsh) [encore et toujours] et contournant un tas d'ordures en décomposition (winding slowly round a decaying stump [ plutôt : une souche pourrissante] comme le propose Nicole Mallet)

L’expérience de novembre (un bain de lumière dorée) est unique et universelle (elle peut survenir n’importe où, même dans des endroits peu fréquentés car jugés à tort peu fréquentables) L’eau et la lumière ne font qu’une : I thought I had never bathed in such a golden flood, without a ripple or a murmur to it.

 La scène (allégorique, mythique, réconciliatrice de mythologies) peut s’achever : «Le versant ouest de chaque bois et chaque butte de terre chatoyaient comme l’orée de l’Élysée, et le soleil dans nos dos ressemblait à un gentil berger nous ramenant chez nous le soir (The west side of every wood and rising ground gleamed like the boundary of Elysium, and the sun on our backs seemed like a gentle herdsman driving us home at evening.)»

 

Proposée depuis longtemps l’image du marcheur (un marcheur très particulier, souvenez-vous de saunter et de son étymologie forcée) prend un autre sens, évidemment spirituel comme le suggérait dès le début la référence à un cheminement symbolique. So we saunter toward the Holy Land. Un jour, le soleil (de la pensée) illuminant esprits et cœurs, nous réveillant avec une grande lumière (with a great awakening light) nous ouvrira the Holy Land, mais bien plus que la seule Terre Sainte arrachée aux Infidèles. Thoreau termine son discours par la prophétie d'un Éveil au présent éternel. 

 

 

 

C'est sur un ton de prédicateur que Thoreau achève sa réflexion sur la marche et la marche de l'humanité. Le marcheur de Concord, le marcheur américain a la chance de tenir une direction unique : chance géographique et passablement politique (rappelonsAs a true patriot, I should be ashamed to think that Adam in paradise was more favorably situated on the whole than the backwoodsman in this country.) qui sans céder à l'insouciance et à la stupidité (but we are very liable from heedlessness and stupidity to take the wrong one.) de certaine orientation doit demeurer spirituelle grâce à une conjonction du sauvage et de l'élevé (la tentative australienne ne lui convenant pas). Sinon de mauvais jours (Let us improve our opportunities, then, before the evil days come). pourraient se dessiner comme Thoreau, rappelez-vous, ne craint pas de le prédire avec l'extension de la propriété privée et avec cette "agriculture intensive" qu'il voit venir à quelques signes :

«The very cows are driven to their country pastures before the end of May; though I have heard of one unnatural farmer who kept his cow in the barn and fed her on hay all the year round.»(j'ai souligné)

 

 

     Aussi faut-il sans doute ne pas vivre seulement dans un Occident absolu comme les Tartares de l'Orient vivent dans un Orient absolu...

The eastern Tartars think that there is nothing west beyond Thibet." The world ends there," say they; "beyond there is nothing but a shoreless sea." It is unmitigated East where they live.
 
    Le wild (cette sauvegarde) nous le garantirait. Thoreau fut-il compris? Ou la sauvagerie n'a-t-elle pas pris une forme qui l'aurait désespéré?(14) Enfin, pourquoi, lui l'homme des confins, le maraudeur [moss-trooper, maraudeurs du XVIIIème, qui se cachaient dans les tourbières indique notre traducteur], l'amateur de tourbe et marécages n'a-t-il jamais trouvé à suivre un feu follet à travers d'inimaginables fondrières et pourquoi lune ni luciole ne lui en a indiqué le chemin? (15)
 

Rossini, le 9 octobre 2017

 

NOTES

 

(1)Il existe une autre bonne édition de Walking (Marcher) traduite par Nicole Mallet et présentée de façon excellente par un spécialiste de Thoreau, Michel Granger (éditions Le Mot et le Reste). Nous tiendrons compte des deux traductions quand c'est nécessaire.

 On constate entre les deux éditions un désaccord sur le titre de la conférence de 1851. Michel Granger explique la tension que tout lecteur constate dans cet essai par le titre initial, selon lui, de cette première conférence : alors que Thierry Gillybœuf, le traducteur et postfacier de notre édition affirme qu'elle s'intitulait The Wild (le centre apparent de la conférence), Granger avance que le premier titre était Walking or the Wild que Thoreau sépara l'année suivante en dissociant les deux thèmes (Walking, The Wild) mais qu'il reprit  ensuite sans les fondre.  Granger  précise encore : « Le manuscrit préparé avant sa mort rassemble les deux parties.»

(2)Un chapitre important de Walden est consacré à ses lectures.

(3)Ici, comme souvent, on retrouve la passion de Thoreau pour  l'étymologie (plus ou moins exacte (sauvage?)).

(4)Pour connaître le marcheur Thoreau on doit lire aussi ses grands textes descriptifs et narratifs comme Promenade en hiver ou une semaine sur les rivières Concord et Merrimack ou encore Les forêts du Maine (Rivages poche) proposant aussi Une excursion au Wachusett et La succession des arbres en forêt.

(5) Homme du wild et de la nature, Thoreau n'est jamais loin du calcul (pour s'en convaincre on se reportera au chapitre Économie de Walden) : dans Walking on relève ce passage significatif : Il y  a en fait une sorte d'harmonie qui se peut découvrir entre les possibilités du paysage, à l'intérieur d'un cercle d'un rayon de dix miles, en d'autres termes les limites d'un après-midi de marche, et les quelques soixante - dix années d'une existence humaine. Cela ne vous deviendra jamais [complètement] chose familière.

There is in fact a sort of harmony discoverable between the capabilities of the landscape within a circle of ten miles' radius, or the limits of an afternoon walk, and the threescore years and ten of human life. It will never become quite familiar to you(Je souligne dans les deux cas)

(6)Faut-il insister sur la dimension analytique de cette préférence?

(7)Il n'ignore pourtant pas la fascinante Amazonie mais d'autres raisons (historiques et politiques) le rendent méfiant à l'égard du Sud.

(8)Sympathie, mot très en faveur à l'époque médiévale et qui reviendra plus loin à un moment déterminant.

(9)On nous accordera que l'enthousiasme de Thoreau ne le met pas à l'abri de contradictions...

(10)Reconnaissons que ces trois mots posent de grands problèmes de traduction et gardent, malgré leur apparente simplicité, une large part d'intraductibilité. 

(11)Que nous dit le TLF ?Supplanter qqn. Faire perdre à quelqu'un, par des manœuvres qui le desservent, son crédit, sa faveur, sa place, afin d'en profiter soi-même et de l'éliminer à son profit ; se mettre à la place de quelqu'un dans l'esprit, le cœur de quelqu'un d'autre. Synon. évincer, prendre la place de.

(12) On trouvera difficilement parmi les contemporains de Thoreau quelqu’un qui ait consacré autant de temps et d’attention aux Amérindiens. Sur eux, il a beaucoup lu et beaucoup recopié pour écrire près de 3000 pages (appelées Indians Notebooks) : il projetait de rédiger un opus qui aurait été un travail d’ethnologue avant l’heure, même si l’enjeu exact du livre reste débattu. Dans ses autres livres l'Indien apparaît souvent (pensons aux Forêts du Maine où en peu de pages on passe des Indiens tombés dans la déchéance forcée à une noble personnage avançant dans un canoë en écorce (page 146/7), sorte de figure idéale du primitivisme). Il est facile aujourd'hui de faire le procès de Thoreau (ethnocentrisme, racisme (pour lequel il faut prendre en compte ce qu'il nomme la différence entre tous les hommes, quelle que soit leur "race"), colonialisme etc.) : sur cette question de la culture indienne, nous nous contentons de pointer les contradictions (ou hésitations) de son discours. Contradictions qui ne vont pas sans des conséquences qu'il faudrait analyser de façon plus ample et avec patience.

(13)On peut se reporter aux pages 104 et sq de Walden (éditions Gallimard, l'Imaginaire, traduction Fabulet) où il cite les Védas. Un chapitre entier est consacré au printemps : « Si chaque saison à son tour nous semble la meilleure, l'arrivée du printemps est comme la création du Cosmos sorti du Chaos, et la réalisation de l'Âge d'Or
(14) Ne désespérons pas. Thoreau estime qu'il y a encore un autre Léthé, celui du Pacifique..., trois fois plus large....Toutefois, est-ce plus rassurant?
(15) «Unto a life which I call natural I would gladly follow even a will-o'-the-wisp through bogs and sloughs unimaginable, but no moon nor firefly has shown me the causeway to it
Partager cet article
Repost0
26 juillet 2017 3 26 /07 /juillet /2017 11:00

  « Je marche, je marche, c'est tout ce que je sais faire.»

 

              Slavomir Rawicz (1915/2004), ancien officier de cavalerie polonais, publia en Grande-Bretagne (1956), The long Way, récit de son arrestation, de sa déportation au goulag (région d'Irkoutsk) et de son évasion (avril 1941) qui le mena, lui et quelques compagnons, en Inde en passant par le lac Baïkal, la Mongolie, le désert de Gobi, le Tibet et l’Himalaya. Le livre eut un succès immense mais il fut très vite contesté et même accusé d’être une escroquerie littéraire.

     À l'âge de quinze ans, Sylvain Tesson (né en 1972) avait lu avec passion la traduction française, À Marche forcée, publiée dans les années soixante. Au début des années 2000, il décide de partir d'un ancien goulag de Iakoutie et de suivre, sinon le même chemin, du moins d’aller dans la même direction que Rawicz  - celle du loup, la seule créature dans cette région à aller non vers l'est mais vers le sud, l'axe cardinal de la liberté. Sa marche durera de mai à décembre. Il s'était engagé à ne voyager que by fair means, autrement dit d'éviter les moyens mécaniques de transports - il y aura de rares exceptions bien excusables.

 Sans jamais vouloir tenir le rôle de procureur ou d’avocat, sans jamais prétendre à une reconstitution in situ, Tesson se lança dans une quête qu'il refusa de transformer en enquête. Il souhaitait avant tout célébrer l’esprit d’évasion qui anima «Moines orthodoxes, prêtres bouddhistes, dissidents politiques, zeks soldats perdus, Mongols, Juifs, Bouriates, Tibétains, ils ont été nombreux les candidats à la liberté qui se sont échappés de Sibérie sur un itinéraire comparable à celui de Rawicz»).Chaque fois que son parcours le permettra, il cherchera des témoignages (directs ou indirects) de toutes sortes d'évasion ayant eu lieu dans ces régions. Ce qui le mènera aussi vers d'autres marcheurs, d'autres clochards célestes.     Pour donner le la à son expédition, en passant par Berlin pour se rendre en Russie, il visitera le musée du Mur et sera impressionné par tous les moyens employés alors pour passer à l'Ouest.

  Le récit nous apprend tardivement que le voyageur sera rejoint provisoirement à Oulan-Bator par son cousin Nicolas Millet (un documentariste) puis par le photographe Thomas Goisque qui repartira après l'expérience de l'étroite bande sablonneuse de Gobi.  S.Tesson va aussi à la rencontre de Priscilla Telmon avec laquelle en 1999 il avait traversé montagnes et steppes du Turkestan ex-soviétique et qui, elle, remonte du Vietnam afin de «déceler si les chemins qu'emprunta Alexandra David-Néel recèlent encore, en quelques secrets recreux la trace du passage de l'antique pionnière, quatre-vingts ans plus tard.» À partir de Lhassa (et en passant par le monastère de Lachen) ils chemineront ensemble jusqu'à Darjeeling où leurs routes se sépareront à nouveau. 

 

Quand commence un tel voyage?  

          «Je me sens vagabond du monde occidental»(page 52)

   Le moment de la décision est moins précisé que les raisons. On connaît les préparatifs matériels que révèlent l'inventaire de son sac à dos et sa fouille à la frontière mongole : les cartes russes, américaines, allemandes y tiennent une place éminente. Il y a aussi tout le trajet qui le mène de son appartement parisien à Marka, soixantième parallèle de latitude nord, rive gauche sur le bord de la Lena.

 Intellectuellement, spirituellement c'est plus délicat à déterminer. Au moment où il part sur les pas de S. Rawicz, Tesson a derrière lui douze ans de voyages (déjà accompagnés de lectures - les grands textes religieux dans son tour du monde à vélo) et tous ont contribué (autant que sa vie entre temps sédentaire) à façonner son rapport au monde, ses exigences, ses refus, à renforcer ses attentes et à le préparer à toutes les surprises. Il a appris (sans toujours en tenir compte) la sûreté du geste, les défenses vitales, la patience, le déplacement mesuré : «le seul moyen de triompher de l'espace immense est d'aller lentement, sans répit, en comptant sur la valeur de la durée plus que sur celle de la vitesse.» Auparavant, il y a eu les études de géographe et on comprend très vite que chez lui la réflexion sur les rapports de l'espace et de l'Histoire est primordiale. S'y ajoutent les rencontres et, principalement, les lectures. On sait la place que le livre de Rawicz tient dans son projet comme dans son déplacement (dans un moment extrême, il lui arrive de rêver d'un passage tragique, la mort d'un compagnon de Rawicz, le  Lithuanien) et, plus profondément, quel rôle, depuis son adolescence, il a joué dans son imaginaire puisqu'il fut le premier à occuper ses nuits juste avant Céline, Lawrence, London, Hamsun et des romanciers russes, auxquels il ajoute plus loin, H. Hesse.  D'autres lectures ont orienté secrètement et depuis longtemps ses 6000 kilomètres de quête : on les devine ou il nous les confie. Il a en lui l'histoire de la Mongolie, de la Chine, du Tibet, l'histoire de la Russie et de l'URSS (et pas uniquement la question du goulag), toute la littérature des grands voyageurs explorateurs qui ne furent pas a priori des évadés (Rubrouck, Marco Polo, Prjelvalski, Hedin, Roerich, Flemming, Maillart), de tous les initiés (Alexandra David Néel par exemple) ou initiateurs, de toute la littérature de l'évasion (Tesson renvoie à celle rapportée par Joseph Martin Bauer dans Aussi loin que mes pas me portent), sans négliger la littérature des vagabonds (il se compare à un moment donné à un personnage de Kerouac («ma fonction, ma nature, ma raison d'être et d'être en paix, c'est le mouvement»)), y compris les vagabonds japonais, ceux de la tradition zen. Il rappelle aussi les pèlerins romantiques européens de la fin du XIXème que les Knulp et Golmund de Hesse représentent magnifiquement. Sans occulter ce qui dans les livres n'a aucun rapport (si on veut) avec le voyage, comme ces poésies que Tesson se récite grâce à l'anthologie embarquée.  Est-ce à dire que dès le départ, le pas du marcheur a la lourdeur d'une pyramide renversée ou d'une bibliothèque? C'est seulement dire qu'un pas (comme une phrase) est le produit d'une vie qui sera, du même coup, transformée. Et qu'on n'en a jamais fini avec pareil voyage comme d'autres œuvres de Tesson le prouveront assez.  À nous de tenter de rejoindre son pas.

 

Un"idéal"

 

  Sans jamais quitter l'axe du loup Tesson pousse ses pas dans beaucoup de directions imprévues : rien ne le rebute et quand il y a rejet c'est après expérience. À deux occasions, parmi bien des descriptions enthousiastes, il réfléchit à un rapport à l'espace qui a peut-être valeur de mythe personnel mobilisateur. Ayant débusqué deux cerfs il nous rappelle que son épaule s'orne d'un tatouage représentant un cerf à la course qui ornait une fibule d'or retrouvée dans le bassin d'expansion des Scythes royaux, en Ukraine méridionale. Il énumère alors les raisons de ce choix. Quelques-unes nous retiennent : le peuple scythe «savait mieux que tout autre maîtriser l'espace» (je souligne) ; sa technique d'orfèvre le fascine «pour leur science de la minutie développée devant la nécessité de déguerpir à la moindre alerte en étant capable de serrer dans un seul coffre de cuir la totalité de leur patrimoine artistique et de l'expression de leur génie.» (Je souligne) (1). Plus loin, dans le Gobi, au plus dur de la traversée, dans un campement où il passe la nuit, s'impose ce constat : "La lune, la yourte, la bête, la nuit : tout est en ordre. Le pastoralisme est la meilleure illustration de l'équilibre entre les hommes et le monde. Harmonie fragile, vie sur le fil, le nomadisme est un funambulisme.» (Je souligne, on verra vite pourquoi.»)

 

Un mot

 

   On vient de le lire. Plutôt rarement employé mais d'autant plus significatif car visiblement aimé : le fil. Le mot dit tantôt le lien (le fil de la piste, le fil de mon tracé), tantôt la ligne de crête (le fil de la vague de sable, le fil de la passe, le fil d'une montagne), tantôt le risque d'un équilibre instable, d'une situation compliquée dont l'issue peut être dangereuse (harmonie fragile, vie sur le fil). Le fil du rasoir. Le lien et le coupant. 

  Le long parcours qui attend le lecteur sera passé par des climats (incendies en Bouriatie, chaleur du Gobi, aridité de la Mongolie chinoise, terrible vent froid du Tibet), des espaces (boue absorbante de Iakoutie, horizontalité abrutissante de la steppe, hauteurs du Tibet), des situations (solitude, monotonie, menaces, rares moments dépressifs, sottise d'État, vide, beautés) extrêmes. Pendant quelques jours, le marcheur craindra même devoir rompre le fil de son voyage (à cause de son genou).

Avec ce fil, beaucoup se joue.

 

Lexique

 

  Comment Tesson parle-t-il de sa marche ? Peu de mots servent à dire l'ampleur du chemin parcouru : à vélo, arracher les cols de l'Himalaya à la pesanteur ; à pied, abattre ou enlever les kilomètres, les avaler (dans le Gobi c'est indispensable sinon c'est lui qui vous avale). Plus rarement : reprendre sa croix....

 

 Récit

           «Je tiens le cap au sud» (page 120)

 

  La présentation est simple, évidemment chronologique (les mois comme repères, quelques dates) mais elle respecte des rythmes spécifiques : un ou deux chapitres pour chaque étape majeure, de la Iakoutie aux jungles du Bengale puis en direction de Calcutta en suivant globalement l'axe du loup mais sans obéir à la ligne droite. Ne cédant jamais à l'encyclopédisme pédant ni au didactisme pesant, quel que soit le champ "scientifique", le lexique spécialisé est précis avec parfois l'apport d'une note éclairante. Chaque séquence possède une dominante (par exemple, la Sibérie comme espace de l'impossible élaboration durable, le Tibet comme terre de l'énergie, la descente vers Darjeeling comme retour à la vie) et, simultanément, nous sont rapportées les thématiques climatique (euphorie de l'été, fournaise du Gobi, rigueur de décembre dans l'Himalaya), géographique (avec un souci principal : suivre fleuves et rivières tantôt piégeurs (tels affluents de la Lena) tantôt salvateurs (la Selena pourtant accablée elle-même de chaleur), géologique (quelques explications sont aussi nécessaires que lumineuses - ainsi la formation de l'Himalaya), naturaliste. Les frontières entre écosystèmes sont parfaitement décrites. On retient de pertinentes remarques ethnologiques, de justes descriptions des types d'habitation (de la yourte nomade joliment définie («foetus de feutre, monde recréé, replié sur lui-même, avec pour seule ouverture le tunduk, cet orifice percé à la clé de voûte, ce nombril de l'œuf, cette fontanelle, par laquelle nos rêves s'échappent vers le ciel pour regagner la nuit.») au béton stalinien (la déception d'Oulan-Bator) ou chinois (à Lhassa) en passant par «le monastère de Siligotsang, ghompa du vertige, mont Athos du bouddhisme, nid d'aigle de la foi, symbole de l'architecture de la lévitation accroché à une paroi de 100 mètres de haut, surplombant la vallée comme un poste de haute garde destiné à des sentinelles de l'âme.» Nous sont confiés ses principaux moyens de déplacement (marche, vélo, cheval, exceptionnellement un GTT, un waz, le train (à cause d'un contournement forcé), une jeep à l'occasion), les régimes alimentaires adaptés aux espaces (ainsi les vivres steppiques : fromages et viandes séchés), les innombrables obstacles (même les brouillards (posés sur les marais de la Selena qui [lui] coûteront une journée d'errance dans une dépression de terrain plantée d'herbes coupantes)), les reliefs si contrastés (le passage de l'horizontal interminable à la verticalité vertigineuse), la nature des sols (marais menaçants, galets qu'il déteste, sol brûlé de Bouratie, étais des rails des trains), le déchaînement des éléments ou de la sottise humaine (la bureaucratie pour l'emprunt de la rive orientale du Baïkal, la Tartarie buzzatienne à la frontière sino-mongole). 

 Respectant l'orientation qu'on sait, le voyageur ne s'interdit aucune improvisation ni aucun détour : pensons à l'île de Manar sur le lac Kokotel et à l'irrationnelle envie née à l'écoute d'un Lituanien, à demi fou et totalement soûl ; pensons encore à la ruine d'église que Sacha lui indiqua à la limite de la Mongolie, un de ces lieux où l'on sent l'âme qui monte à la peau. À l'inverse, il évite parfois des lieux plus que tentants : ainsi Dunhuang et ses merveilles bouddhistes dénaturées par les Chinois.

 De séquence en séquence il souligne les éléments de transition (ou leur absence : « Le rideau de bouleaux et de pins s'ouvre brutalement sur les grandes steppes : en Eurasie la géographie ne s'embarrasse pas de transitions. Ici pas de nuances. Les frontières entre les écosystèmes sont comme les caractères des hommes et les coups de l'Histoire : tranchés.»), les seuils bioclimatiques, les zones franches et leurs populations mêlées, les indices cultuels («Je lance un dernier regard au clocher de Kiahkta, cette manifestation érectile du vieux monothéisme européen, dressée à l'orée du monde nomade. Les Mongols eux, fils des plaines, fidèles à l'horizontalité, ne savent élever rien d'autre vers le ciel que le filet de fumée qui s'échappe de l'ouverture de leur yourte.») Sont ainsi notés les signes de ce qui disparaît (lentement ou brutalement (le passage de la lisière méridionale du Gobi au Gansu si typique de la vieille Chine agricole!)) et les signes de ce qui vient (à Datsan, principal monastère bouddhiste de Bouriatie (...) Après les bulbes: des pagodes sur la terre sibérienne). Et, avant Lhassa, nous nous plions à son attente volontairement prolongée.

  Cet immense parcours est l'occasion d'une centaine de rencontres  plus ou moins longues (fortement arrosées de vodka en Russie, surtout le jour de la fête de... l'eau) -  souvent autant de destins des boutés hors de la grande Histoire, celle des vainqueurs. Soit des "locaux" qui surgissent sur son chemin (avec le plus souvent un sens étonnant (perdu pour nous) de l'hospitalité), soit des témoins dont on lui a parlé en chemin (on partage son regret d'avoir manqué le rendez-vous avec Tserendoulam (elle fut une évadée âgée de cinq ans) à Oulan-Bator), soit d'autres voyageurs (des Américains sur le Baïkal qui le prennent pour... un vagabond échappé du goulag, des Suisses), des pénitents qu'il rejoint en direction de Lhassa. Même une pause forcée est une chance de découvertes et d'échanges improvisés. 

  Le récit est toujours enrichi par l'image : en peu de mots, Tesson sait capter et restituer parfaitement la sensation d'un lieu et d'un être. Songeons à la région médiane de la Selenga et à son échappéeIl y a dans le paysage, par un triple effet de l'immensité du ciel, de la pureté de l'air et de l'uniformité du socle, une illusion de basculement du panorama vers le lointain. En Sibérie, le paysage aussi s'échappe par ses lignes de fuite.» ) comme à l'image de la herse (ou de la haie d'honneur) attribuée à l'Himalaya ou encore à l'impression de chute du décor aux abords du Sikkim (un potager perché).

 Si le descriptif et le narratif dominent ces pages on remarque aussi  un grand sens de la scène comique (le comptage des cochons, les conséquences de l'entretien avec un chaman mongol, ses combats contre taons et moustiques, bien d'autres) autant qu'un goût pour l'humour (son regard sur les Anglais, justement), l'ironie (des situations - dans cette quête de la liberté il se retrouve souvent placé sous la protection de... Staline et de Mao et il passe même par l'état indien à la plus forte coloration communiste (le Bengale)) et, parfois, l'autodérision. 

Traversées

 Le trajet choisi par Tesson lui permet deux types de traversées souvent indissociables aussi bien à grande échelle comme dans son cas qu'à l'échelle plus réduite d'une ville : la traversée spatiale (douloureuse, monotone, illuminante) qu'il décrit avec talent (l'enfer de Gobi, le paradis de Darjeeling) mais aussi la traversée temporelle d'époques très différentes qui se juxtaposent et se télescopent. Au Tibet (qu'il considère comme éternel), le pélerinage dévolu au Karmapa (près du Lac Nam) lui semble comme la procession continue d'une tribu du début du monde qui se mettrait en branle vers les âges nouveaux. Dans la solitude sibérienne, si l'on a vécu les déchaînements du ciel sur la rive d'un fleuve, on ressent un peu de ce préhistorique effroi de l'âme devant la nature. Dans la steppe, les chiens nommés mastiffs, proches du loup, quand ils chassent poussent des aboiements catarrheux venus du fond des âges et des tripes.  Auprès des descendants mongols (fils du vent), sur la base de ses lectures et de ses connaissances, il se remémore l'une des forces impériales les plus sanguinaires de toute l'histoire de l'humanité et constate avec tristesse l'agonie du nomadisme. Dans la séquence russe, son point de départ correspondait aux restes d'un camp (Aldan) mais plus loin, il trouvera des traces de travaux datant des pionniers défricheurs de taïga, envoyés par les tsars soucieux de conquérir la Sibérie, et  découvrira même un village qu'un certain Vladimir reconstruit à l'identique d'une ville du XVIIIe : il attend le jour de l'édification du "bulbe". En plus d'un point il tombe sur de lointains descendants de décembristes déportés en Sibérie, amoureux de leur terrain d'exil et dont il trouve de nombreuses traces «dans l'élégance d'une maison, dans la silhouette d'une église dressée au milieu d'une clairière, dans la présence d'une bibliothèque au milieu d'un hameau.» Il est partout accablé par le lourdement symbolique béton stalinien ou brejnevien avec parfois la surprise des reliquats de la nomenklatura comme cette base touristique du «genre de celles qu'on trouvait en Europe de l'Ouest dans les années 1930 avec jeunes filles à chapeau, dames à porte-cigarette et messieurs buvant du vermouth. Sauf que là, c'est de la vodka.» Au Tibet, il éprouve le besoin de nous raconter la victoire des Anglais (en 1904) qui leur offrit Lhassa là où les espions, les diplomates, les aventuriers et les géographes avaient échoué. Il ne se laisse pas tromper par les reconstructions (politiques) à l'identique des monastères détruits par la révolution culturelle chinoise : les mystiques ancestrales (dont il ne sous-estime pas la dimension durement théocratiquene s'éliminent pas facilement. 

  Ces traversées successives montrent dans tous les cas la sensibilité aiguë et vigilante que Tesson manifeste à l'égard de l'État et de ses modes et moyens d'appropriation (simultanément expropriation et appropriation) de l'espace et à leurs conséquences sur l'existence des populations. Quelle que soit sa forme, quel que soit son degré, la colonisation le rend particulièrement virulent.

 

Écrire 
 
 
   Écriture et marche sont indissociables, en particulier chez Tesson. À la fin du livre, avant les remerciements, dans l'inventaire du matériel "embarqué", on repère la présence d'«un cahier en papier de riz népalais et un stylo.» Une photo du cahier central montre le voyageur écrivant à la bougie dans une yourte devant deux Mongols (dont un enfant) : la légende parle de «souvenirs et de récit fixé en temps réel» (je souligne). Au cours de son récit, le rédacteur confie ses notes du mercredi 18 juin (ce qu'il a vu et entendu, ce qu'il a fait, la nature qu'il a traversée, la distance qu'il a parcourue) et, plus tard, dans la steppe mongole il fait allusion à son cahier en papier de riz et décrit son cheval Slavomir «arrachant des bouquets de myosotis et de cytise à grands coups d'encolure.» Pendant le terrible épisode du désert de Gobi, expérience de vide, de solitude et de monotonie, il ne peut résister qu'à l'aide d'idées et il lui faut tenir pendant neuf jours, entre chaque puits, un journal afin de ne pas se perdre dans la mêlée des images confuses qui l'assaillent et qui pourraient égarer ou dissoudre ses souvenirs. Journal (où la parataxe domine) d'une grande précision (géologique notamment) qui donne une certaine idée des autres soirées du voyage où convergent selon les cas, informations, notations captant l'instant, mémoire des sensations, dialogues, portraits, descriptions méditatives, scènes, plus rarement, souvenirs. Dans son épilogue, Tesson nous confie :«Dans la barque de bois qui m'amenait à Calcutta, puis au cours de ma traversée de l'Inde à moto, jusqu'à Bombay, sur une Royal Enfield 500, je griffonnais quelques réflexions dont l'ensemble pourrait s'intituler "notes sur l'Impossible" et que je livre ici, tel quel.»(J'ai souligné) - réflexions que nous avons déjà lues en partie dans des passages antérieurs.
   Mesurant combien l'écriture compte dans sa vie et ses voyages, on voudrait savoir ce qui s'écrit entre le moment de la marche (pendant lequel on sait qu'il se récite souvent (sur tous les tons) des poèmes) et le moment du cahier. Au rythme (ô combien) varié des pas, y a-t-il une écriture mentale? Que se passe-t-il entre le pas et le signe? Quelle distance peut exister (si elle existe) entre le cahier et le livre achevé, quelle part prend la réécriture? Prolongement, accomplissement, retour à l'élan du pas comme dans l'ajout qui lui vient au retour («Je me souviens d'une soirée lugubre passée à 5000 mètres de haut...(...). Ce fut ma nuit sur l'Acropole.») ? En compliquant singulièrement la question il nous pousse à interroger le temps réel de l'écriture.
 
 
 

 

 

  

Écrire, marcher : marchant dans le sillage des mots de tellement de voyageurs écrivains, écrivant au plus près de ses pas, Tesson retrouve toute la puissance confondue des deux gestes.
 

N'écrit-il pas «(...) et [je] redescends pour continuer à tracer sur la route les lignes de la longue lettre d'amour que j'écris à l'Eurasie depuis que je suis parti de Iakoutie.»?

 
À sa manière, l'écriture est aussi fil. (2)
 
 

Chiffres, nombres et lettres

    «J'escalade les pentes du dernier col avant Lhassa et bivouaque la nuit venue juste au dessous de l'isotope 4000 après une étape  de soixante-cinq kilomètres.» (je souligne) 

 

     Au milieu des noms de lieux, assez vite leur présence impressionne le lecteur. Les dates exactes du voyage ne sont pas envahissantes : la saison et le mois suffisent. Parfois un bilan s'impose (le sixième mois, le cent cinquantième jour). Le voyageur indique plutôt des heures de la journée, des degrés (température, situation (tel jour, au 44ème parallèle de latitude nord) ou orientation), des durées (du trajet, du sommeil (quand il dort dix-sept heures de suite), des distances franchies (précieuse aide de son GPS), avalées d’une traite (souvent sidérantes) ou parfois très lentement (au bord du Baïkal «Il me faut une heure et demie pour franchir le kilomètre que la falaise occupe. L'un des plus durs kilomètres de ma vie.»). Distances parcourues aussi par d'autres comme ces pénitents qui en un jour vont à Lhassa en rampant sur cinq à sept kilomètres. Chiffres de l'absurde contournement, chiffres des altitudes (pour leurs effets), des quantités de calories (avec un éloge de la tsampa) 225 (3), des anti-inflammatoires (2,5 grammes), des calculs indispensables pour l'eau:«Le secret de la traversée que j'entreprends réside là : dans l'absolue nécessité de ne pas manquer un seul puits. Mes propres réserves d'eau me mettent à l'abri de la soif pendant trois jours mais mon cheval, aussi adapté soit-il  à la sécheresse, ne peut se passer de boire pendant plus de trente-six heures. Ce qui réduit à un jour et demi la période de temps vivable entre deux points d'eau.» On saisit l'importance des cartes et on comprend ses colères devant l'inexactitude de certaines cartes allemandes. 

 Pourquoi autant de précisions? La suspicion généralisée, signe de notre époque, les imposerait-elle au voyageur d’aujourd’hui? Ce n'est pas l'explication et seuls certains de ses hôtes de hasard doutent parfois de lui. Par fierté (légitime)? Pourquoi pas mais c'est douteux, Tesson ne cherchant pas l'occasion de se grandir : en tout cas, autant de mesures du temps, de l'espace franchi et des températures servent  incontestablement au lecteur qui peut se représenter mentalement ce que signifie réellement tel passage (parmi cent autres): « À force de ne rien faire d'autre qu'avancer d'une seule jambe, je viens quand même chaque jour à bout de trente à quarante kilomètres : et ce sont des kilomètres de grande importance car ils sont volés à une route alignée comme un fil à plomb sur le 180e degré de la rose du vent maudit

   C'est la proximité du récit avec le genre du journal (nous avons vu sa nécessité dans le Gobi, ajoutons le moment de sa convalescence pour reposer et soigner son genou) qui l'explique un peu mieux : il y revient avec Dans les forêts de Sibérie (qui est lui, à proprement parler, un journal) : « J'écris un journal intime pour lutter contre l'oubli, offrir un supplétif à la mémoire. Si l'on ne tient pas le greffe de ses faits et gestes, à quoi bon vivre : les heures coulent, chaque jour s'efface et le néant triomphe.» Une remarque nous mène plus loin, elle se situe lors de sa blessure au genou : «Entre les cols, je m'allonge sur le glacis, bras en croix, protégé du vent par mon sac et m'endors quelques minutes avant de reprendre le long dénombrement de mes pas. Car j'en suis à compter mes foulées pour tuer le temps. Quand vient le chiffre mille, je crie "un" dans le vent. Au chiffre "10", je sais que j'ai fait huit kilomètres  et m'autorise à dormir cinq minutes (Je compte 120 pas pour cent mètres). Tout marcheur au long cours sait que l'algèbre peut venir à sa rescousse et a tenu un jour dans sa vie ce genre d'arithmétique salutaire.» Nous sommes loin de l'idéal qu'il dessinait au début de son itinéraire : «Je veux mesurer pas à pas en lenteur et solitude, ce qu'il en coûtait aux naufragés du siècle rouge, aux bannis des années d'acier de naviguer sur les grandes terres centre-asiatiques pour gagner les côtes de la liberté.» (j'ai souligné). Un épisode nous éclaire encore mieux :«À l'aube, je suis victime du tour que me joue mon inconscient (à moi qui me targue de ne pas en avoir !). Par cinq fois , je me lève et me prépare à partir jusqu'au moment où je m'aperçois en sursautant  que ce n'était qu'un rêve cinq fois recommencé. Je suis en réalité si assommé de fatigue que mon psychisme invente ce stratagème pour calmer ma volonté qui, elle, hurle de s'en aller, de s'arracher au confort du bivouac.» (j'ai souligné)

  Quelques remarques autocritiques indiquées ici et là Dans les forêts de Sibérie s'expliquent mieux. Le double luxe vanté dans L'AXE (être seul et pas pressé) était parfois dilapidé. L'avancée n'apportait pas toujours la paix. Il y eut par moments de l'avancée pour l'avancée, quoi qu'il advienne. Parfois les heures de la marche finirent par ne plus ralentir les heures et une frénésie s'emparait de lui : «Je me souviens de mes voyages à pied dans l'Himalaya, à cheval dans les monts Célestes, à vélo, il y a trois ans dans le désert de l'Oustiourt. Cette joie, alors, de triompher d'un col. La rage carnassière à abattre les kilomètres. L'envie de mourir d'avancer. Parfois, j'allais tel un possédé, marchant jusqu'au délire, à l'épuisement. Dans le Gobi, je m'arrêtais pour passer la nuit, là, m'écroulant sous moi à l'endroit de mon dernier pas et repartais le lendemain, sitôt l'œil ouvert, machinalement. Je jouais au loup (...). J'étais enchaîné à l'obsession du mouvement, drogué d'espace. Je courais après le temps. Je croyais qu'il se cachait au fond des horizons.» (l'italique est de l'auteur)

  Le souci d'exactitude répond surtout à une conviction : les plus hauts  saisissements de la beauté et de la spiritualité sont inséparables de la plus lourde matérialité : « Je trouve parfois inepte cette marche imposée, mais j'efface vite ces doutes. Il me suffit de constater que pendant ces heures d'effort stériles, il n'y a pas d'espace pour une onde de bassesse. Pas de turpitude. Pas le moindre gramme de la boue du monde. Pas d'interstice pour une pensée néfaste. Il n'y a place que pour l'effort pur, fourni dans un décor de premier matin, pour la contemplation et pour l'obstination. La grandeur des jours nomades, c'est qu'ils sont clairs comme le cristal. Sur la montagne, Nietzsche célèbre la grande Santé. Dans le Tsaidam, je vis la grande Pureté.»

 
 

ÉPICITÉ

  Le combat de l'homme avec les éléments est un des aspects traditionnels de l'épopée. Si l'on oublie une seconde les suspicions qui pèsent sur le témoignage de Rawicz on se convainc vite que ce parcours des indomptables relève en bien des endroits de l'épique et Tesson emploie lui-même le mot d'épopée à ce propos et il l'applique encore à des faits avérés «Certaines épopées d'évasion (comme celle de Clemens Forell ou bien celle des vingt et un vieux-croyants qui sont parvenus à Calcutta venant de l'Altaï) sont d'incontestables pages de l'Histoire que personne ne peut nier.» C'est avec l'émotion et l'admiration qui était déjà celle de l'adolescent qu'il était à la première lecture qu'il résume le Gobi, ce sommet mystique de l'évasion de Rawicz, si discuté justement. 

  Est-ce pour autant que Tesson adopte lui aussi ce registre? Certes, on vient de voir qu'il ne cache pas ses difficultés et ses souffrances. Parmi les éléments, si l'eau n'a pas toujours ses faveurs (il déteste la pluie et voit en l'eau une passivité qu'il rejette), si le feu le fascine, l'air sous la forme du vent déchaîné déclenche en lui des images de combat épique qu'il généralise vite pour ne pas se grandir : «(...) tête baissée, je me lance dans ma charge contre le vent. On est toujours perdant à ce genre de tournoi. Non content de vous ralentir, le vent (pour peu qu'il soit contraire) est un fluide délétère qui rampe dans l'âme et la vide de son énergie, il s'immisce dans l'esprit pour en devenir l'unique préoccupation, il caresse le corps entier, indifférent à la haine que lui vouent chacune des cellules de la peau, il sape l'élan vital de celui qui l'affronte. C'est le pire ennemi, le plus constant, suprêmement invisible.» (4) Cependant, il ne fait pas dans le dolorisme et n'entonne jamais pour lui les trompettes réservées aux "vrais" héros, les explorateurs du passé, les ouvriers sacrifiés aux grands travaux chinois (comparés à des titans et des damnés), les pénitents qui rampent jusqu'à Lhassa qui savent comme tous les croqueurs d'horizon que l'immensité spatiale finit toujours par capituler devant l'obstination.» et, naturellement, tous les évadés, connus ou inconnus. Il n'est dans certains moments d'épuisement qu'un fantôme qui court après d'autres fantômes. 

 De façon fréquente mais assez singulière c'est souvent au cœur des descriptions géographiques que Tesson place l'affrontement épique. Ainsi des «déserts de Sérinde [qui] ne veulent pas mourir. Vers le sud, pourtant, ils seront contraints de s'effacer pour laisser le rempart des hautes montagnes défendre le plateau tibétain. Le désert luttera jusqu'au bout. Il lancera des assauts perdus d'avance contre les versants.»(j'ai souligné). Le combat épique est alors dans le regard du voyageur revivant d'archaïques déchaînements géologiques. C'est au présent de vérité générale qu'il raconte le Sikkim: «Quant à descendre du Tibet pour s'enfoncer dans la forêt sempervirente, c'est entrer dans l'Éden après la traversée du désert. La jungle se lance à l'assaut de la montagne avec la vigueur d'une vague mordant le récif. Elle se maintient jusqu'à 3000 mètres d'altitude et capitule au-delà pour laisser la place aux cédraies.» Ce présent vaut pour tous les décors effrayants que traversèrent les fugitifs. 

 

"LE PANTHÉON DE MON CŒUR"

                       "Ici on vit comme des oubliés" (page 63)

 

  Ce panthéon est vaste : Tesson voulait refaire dans des conditions voisines le trajet épuisant de Slavomir Rawicz et de ses compagnons d'évasion. En même temps, en suivant cet itinéraire, il chercha les témoignages d'autres évadés du système soviétique qui auraient pu emprunter l'axe du loup  : beaucoup de familles anonymes cherchèrent le sud pour échapper à la collectivisation forcée de 1924 ; en Mongolie, des moines ont fui les purges de 1937 ; plus tard, des croyants ont cherché à échapper au système chinois colonisant le Tibet : «De nombreux Tibétains, religieux, paysans, citadins, simples citoyens, femmes et enfants continuent à fuir le communisme. Ils gagnent le Népal à travers des hauts cols enlacés (...). Beaucoup perdent leurs mains ou leurs pieds pendant la traversée.» Il nous apprend même le trajet en sens inverse d'un alpiniste allemand, Heinrich Harrer, qui remonta vers le nord pour échapper à un camp militaire des Indes britanniques en 1939 et demeura sept ans à Lhassa.

 De façon plus large il est ému par tous les naufragés du siècle rouge, par tous les anonymes marqués par le siècle (comme ce pauvre 194 à qui manque une phalange, et donc, le quatrième chiffre, celui de la date de son emprisonnement). Autant qu'aux évadés dont il recherche la trace, son intérêt le pousse à évoquer les anciens détenus devenus libres (certains ont même la nostalgie de ce statut), les vieux-croyants réprimés et dans l'ensemble tous ceux qui n'ont pas laissé de traces, tous les négligés du progrès, tous ces sacrifiés comme les zeks qui ont construit sous le knout d'immenses routes ou des voies ferrées et qui ne furent jamais réhabilités. Il retrouve au Tibet des ouvriers chinois qui ont les mêmes silhouettes : «Mêmes efforts et même peine en Russie et au Tibet pour recréer les montagnes d'après une autre volonté. Même prolétariat se mesurant à la nature à la seule force de ses mains, corvéable à mort et dont l'inépuisable effectif justifie qu'on n'en prenne pas grand soin.» On constate sa curiosité fraternelle pour toutes les constructions abandonnées (isbas, églises, kolkhozes) ou négligées (ce qu'il reste des travaux si élégants des décembristes), sa tendresse pour les fonctionnaires envoyés dans ces régions austères qui vivent dans un isolement extrême (comme au bord du Baïkal) et cèdent au charme consolant de la boisson ; son intérêt pour les "prisonniers" volontaires (comme les chercheurs d'or) ou pour ce couple (Vera et Sacha) qui vit seul dans la taïga. Sans parler du cas qu'on lui rapporte, ce soldat de Vlassov qui tirait sur ses poursuivants en ne touchant que leur casquette et qui survécut dans les forêts de la Mongolie pour n'en sortir que sous Gorbatchev, en 1986. 

 Dans sa recherche de l'homme évadé, l'oublié, l'abandonné, le délaissé, le vaincu qui ne demandait rien retiennent conjointement  Tesson. L'évasion apparaît d'autant mieux comme l'axe de son livre : évasion au sens étroit, évidemment plus tangible, entendue comme arrachement périlleux aux contraintes d'un système répressif ; mais aussi, plus généralement, comme mode d'être. Au Tibet, il annexe même à l'évasion, aussi bien les trois pénitents avec qui il chemina un temps, vers Lhassa («Il me semble côtoyer trois âmes pures en résidence provisoire dans trois corps. Ils me font penser à des évadés. Comme les fugitifs, ils n'ont que le ciel pour toit, ils méprisent les contingences, ils titubent dans leurs haillons, ils s'en remettent au ciel, ils sont tendus vers le but telles des flèches que rien ne pourrait faire dévier, ils s'estiment chez eux là où ils ont décidé de faire halte. Un évadé c'est une Volonté en marche. Eux c'est la Foi en mouvement.»)  que la vénération rituelle pour le jeune guide spirituel, le Karmapa à laquelle il assiste vers le lac Nam («Aussi ai-je beaucoup de mal à m'empêcher de voir dans ce pèlerinage consacré à la vénération d'un jeune fugitif autre chose qu'un hommage rendu à l'évasion») ou encore, après le Tibet,  que deux saddhus shivaïtes qu'il considère comme évadés du monde tangible en quête de la liberté de l'âme.

 Aux côtés de ceux dont les mots ont gardé la mémoire, son panthéon accueille tous ceux dont l'élan (grand ou réduit) est demeuré à jamais sans traces.

 Enfin, de façon très symbolique, au cœur de la beauté des Qinghai, il repense à un personnage qui le fascine doublement : Ferdinand Ossendowski, auteur du célèbre  Bêtes, hommes et dieux. Ce géologue polonais traqué par les rouges dans les années 20 (il parcourut des espaces qu'a pu emprunter plus tard Rawicz) aura connu deux évasions : celle qui lui permit d'échapper aux bolcheviks et surtout celle qui fit de ce savant rationaliste un initié à l'occultisme.(5)  

Évasion physique et surtout évasions intellectuelle et spirituelle, sauts audacieux qui comptent avant tout comme arrachement à tous les conforts, à toutes les habitudes, à toutes les certitudes sclérosantes. Ce n'est pas un hasard (Tesson multiplie les signes d'un sérieux doute envers le hasard) si Priscilla et lui passeront vers «le monastère de Lachen, non loin duquel Alexandra David-Néel séjourna pendant trois ans, réfugiée dans une grotte, s'initiant à la mystique bouddhiste.»

 

 Impossible ?  

 

   «Ils l'ont fait parce qu'ils ne savaient pas que c'était possible.» Mark Twain (p.266)

 

  Au départ, il s'agissait de suivre la direction empruntée par Rawicz : jamais le voyageur ne perd l'occasion d'y renvoyer. Avec honnêteté, dans la mesure où il ne cherche jamais à se mettre en avant et souligne au contraire les privilèges (très relatifs tout de même) de sa situation de marcheur qui a choisi son parcours et ses contraintes sans être traqué par personne. Avec lucidité et bienveillance : il ne ferme jamais les yeux sur les anomalies, les erreurs et approximations de l'évadé (à propos du Gobi, de l'"oubli" de la bande de Gansu, du couple de yétis). Dans son récit comme dans son épilogue il défend l'idée d'impossible possible pour des marcheurs (habitués à souffrir comme personne) pris entre deux types de mort et il tente d'expliquer les "erreurs" de Rawicz par les conditions d'écriture (il dicta son livre à un journaliste, Ronald Downing) et par le moment historique. Il considère que les absences de traces (il les constate dans le Sikkim et même en poussant jusqu'à Calcutta pour consulter des archives) ne prouvent rien. Trop de cas semblables dont on a les témoignages attestent d'une possibilité plausible. Tesson avait alors envie d'y croire par une affection naturelle pour les conquérants de l'impossible : trop d'entre eux ont repoussé les limites de l'impossible.(6)

  Cette marche fut donc aussi l'occasion d'une célébration de l'évasion qui mena au panthéon que nous venons de visiter. Évasions de toutes sortes dans un espace, «une terre immense où sont rendues possibles aux cœurs aventureux et aux âmes sauvages des destinées que n'autorisent pas les structures corsetées de notre Europe occidentale méticuleusement anthropisée».

 

   Enfin, cette descente le long de l'axe du loup nous laisse approcher du pas de Tesson. Elle confirme ses réticences, ses détestations, ses rejets (parfois violents (les Han, la phallocratie indienne)), mais révèle en lui avant tout des essais de soi qui prennent des proportions inédites dans sa vie de marcheur. Tôt, vers la Bargousine, il part sur des bases modestes : « Je découvre un nouveau sens à ma vie : marcher tout le jour durant, boire l'eau du lac, suivre la course des hérons au ras de sa surface, pêcher un poisson et passer de longues minutes à la préparer puis chercher un endroit où jeter mon bivouac. Et le sens de la nuit c'est de se reposer de cette belle vie-là.» Ce qui l'attendait était d'une autre dimension : expérience physique (souvent) exténuante (la fatigue abrutissante dans le bagne du Gobi ou dans le vent affamant du Tibet)) ou (plus rarement) gratifiante (comme par exemple la saisissante beauté minérale des Qinghai), parfois de façon simultanée comme ici dans un dédoublement : «mon corps meurtri par les coups de boutoir de la route cahoteuse la morsure des insectes  continue d'avancer pendant que mon esprit ; indifférent à la peine que j'endure, sort de son oothèque et vague, parfaitement étranger à l'enveloppe qui l'abritait jusqu'alors. Cet égarement dure pendant deux ou trois minutes au cours desquelles je ne perds pas ma lucidité mais, au contraire, me force à rester concentré pour que ne se rompe pas le fragile état de grâce, ce flottement ténu qui, s'il perdurait, me permettrait d'aller plus loin encore et sans souffrir sur le chemin.» ; expérience morale (la pureté  dans le Tsaidam et partout, fondamentalement, la Volonté), fulgurances intellectuelles (7) (ainsi le projet soviétique qu'il comprend soudain en direction de Macha :« mille races, une terre, un même but et toutes les forces fraternellement unies, toutes les énergies ensemble cotisées, tous les gens et toutes les Lioubov - Russes blonds et Asiates graciles - rassemblés pour bâtir.»), expérience spirituelle (Lhassa était l'un des buts les plus désirés de sa vie, royaume de l'énergie, noeud cosmogonique, tellurique et géomantique) qu'il ne développe guère sinon obliquement avec les pénitents (ils sont en marche depuis cinq mois) qu'il accompagne dix jours ou, bien avant, quand il parle de l'euphorie qui le prend un jour au bord du Baïkal: «Je pleure, je ris, j'avance, je lance au lac des versets poétiques. Je sens monter en moi l'impassibilité des vagabonds japonais de la tradition zen. Il s'agit pour eux de laisser les sensations leur traverser le corps sans s'y fixer jamais et d'accéder à l'imperméabilité, à l'image du martin - pêcheur qui réussit à plonger dans l'eau et à en ressortir sec. Ainsi seulement peut naître en l'âme l'apaisement final. L'acceptation totale du monde. Non pas une acceptation passive mais impassible. Réconciliée.» La phrase suivante amusante et profonde dit bien que son expérience n'est que passagère : «Peut-être le léger état de sous-alimentation dans laquelle je me trouve depuis quelques jours explique-t-il ces sensations aériennes qui montent de l'âme, sans crier gare.»...

  

 

   Essais de soi poussés aux limites sans jamais que soit atteinte (ni même recherchée) une unité mystique d'un soi fondamental ou son élimination - sinon par le sommeil («Au bout du quatrième jour, je n'éprouve de bien-être que dans l'annulation de moi-même par le sommeil.»)...

 

  Essais de soi à partir d'expériences hétérogènes discontinues et souvent sur le fil que seule la volonté rend possible et que le fil de l'écriture restitue dans leur souveraine variété.

 

  Initiation interminable que cette autre expérience (apparemment antithétique) de la cabane au bord du Baïkal n'annule pas mais complète heureusement en mettant en avant la dimension contemplative.

 

UN AUTRE MOT

 

 Presque aussi rare que fil, tout aussi symbolique, le mot royaume revient parfois sous la "plume" de S. Tesson. Il l'emploie au sens propre (« Les Chinois sont en train de porter le coup de grâce au Tibet qui n'est déjà plus que l'ombre de l'ancien royaume qu'il fut.») ; il s'en sert comme image (En Mongolie :«Cette année, le ciel s'épanche. Les orages sont à la mesure des steppes : titanesques. Ici, les nuages ont la taille de royaumes.» ou «La Russie est l'empire du bringuebalant»). Mais il y a plus frappant : « Je suis arrivé au bout de la terre russe. En face, à moins de quinze mètres, inaccessible : la Mongolie. Je vis en ces quelques secondes l'un de ces bonheurs qui justifient des mois de voyage  : celui d'avoir atteint les portes d'un royaume, le bord des falaises de marbre, les rives des îles de corail ...».

  Sous les pas, dans une évasion permanente dont on n'a jamais le dernier mot, le seul royaume qui compte.

 

  À Darjeeling, «à la demande du constable du pipe band de la compagnie de police armée du Bengale [il] sonne devant la silhouette du Kanchenjunga quelques airs de cornemuse. Il [lui] plaît de croire que c'est en l'honneur des évadés politiques que [leurs] laments s'élèvent, par-dessus la colline.» L'axe du loup n'aura pas été en reste...

 

Rossini, le 23 août 2017

 

NOTES

(1)On peut penser que Tesson néglige certains aspects de leur histoire.

(2)Dans une œuvre plus récente, Dans les forêts de Sibérie, en regardant les dessins de la glace, de façon très large, il s'inscrit dans une longue tradition, celle d'une écriture de la nature

(3) Avec Dans les forêts de Sibérie il reviendra sur la notion d'énergie grise.

(4)En une phrase nous tenons les plus grandes catégories de Tesson. Son axiologie.

(5) Ossendovski rencontra le terrible baron von Unger-Sternberg dont parle Tesson en passant par la Mongolie.

(6) Depuis la parution du livre de Tesson, une hypothèse est apparue :  Rawicz se serait contenté d'exploiter le témoignage d'un compatriote qu'il aurait romancé. Cette hypothèse est elle aussi contestée.

(7) Prouesses intellectuelles qu'interdit, selon lui, le vélo.

 

.

 

 

Partager cet article
Repost0
14 juillet 2017 5 14 /07 /juillet /2017 11:35

 

        «C'est mortel de voyager avec un convoi ou dans un char à bœufs ! On a beau rouler, Dieu me pardonne, chaque fois qu'on regarde devant soi, la steppe traîne toujours en longueur ; on n'en voit pas la fin ! Ce n'est pas un voyage, c'est un supplice!» (page 134)

        En 1888 quand il écrit en un mois cette longue nouvelle, La Steppe, Anton Tchékhov est déjà reconnu pour d'autres textes relevant de ce genre mais il vient de connaître un demi-échec avec Ivanov, sa première pièce. Bien que reprenant un procédé déjà classique cette œuvre (qui doit peut-être à un souvenir d'enfance) représente un défi esthétique : comment faire d'un espace très peu attrayant un acteur majeur ?  

 

    Un procédé connu 

 

  Un moyen de transport, une odieuse calèche menée par Déniska (vingt ans mais resté enfant) puis, pour quelques étapes, un charriot dans un long convoi. Un trajet assez long de quatre jours (pour un voyage de six au total) : on ne sait pas exactement les villes de départ et d’arrivée, on songe à l’Ukraine (1). Dans la calèche, quelques voyageurs assez typiques : le Père Christophe, vieux curé toujours émerveillé par le monde et arborant un sourire lumineux ; Kouzmitchov, marchand de laine, oncle du jeune “héros” Iégorouchka, orphelin de père, qui part pour aller faire ses études à la ville d’arrivée, peut-être Rostov sur le Don ; beaucoup d’autres dans le deuxième convoi : nombreux seront ceux qui nourriront le récit de récits. Des arrêts dans des auberges ou chez des paysans accueillants, des pauses dans la nature (une sieste généreuse (trois heures) en pleine chaleur, à l’ombre de la calèche, des bains), une messe dans un village, un repas de poissons au bord de l’eau (succulent malgré une hygiène douteuse), une méditation nocturne sur une tombe de marchands assassinés, des rencontres ici et là (un berger sorti de l’Ancien Testament, Constantin l’amoureux fou de bonheur) sur un chemin poussiéreux où tout le monde cherche l’insaisissable Varlamov, le riche propriétaire.

  Que fait Tchékhov à partir de ce procédé? Il nous restitue la géographie sociale d'un coin de Russie, peint subtilement un décor uniforme, raconte des climats extrêmes et parvient à rendre le rôle de révélateur de cette steppe qui mérite bien le titre de la nouvelle. 

 

Composition : les étapes du voyage

 

  Conscient de la difficulté de son choix, Tchekhov va s'employer à  jouer du rythme narratif et de la variété des objets, des incidents, des personnages qui entrent dans le champ d'attention des voyageurs et du plus jeune d'entre eux en particulier.

  Le premier jour, la calèche quitte le village de N., un matin de grand soleil : à midi, une longue pause s’impose à l’ombre de la voiture ; vers le soir, halte dans la sinistre “auberge” de Moïse Moïsséïtch; ensuite, c’est l’entrée dans la nuit (longuement évoquée) pendant laquelle son oncle Kouzmitchov confie l’enfant à des amis : Iégorouchka se retrouve sur le dernier charriot d’un long convoi. C’est sa première nuit dans la steppe.

 Le deuxième jour, un dimanche matin, réveil près d’un village ukrainien : le relief a disparu, la route devient très large et le décor est encore plus austère. On approche d’un autre village à l’heure de la messe. On saute dans une rivière, on pêche, on mange poissons et écrevisses. Iego visite l’église puis une boutique de Grand-Russien et, jusqu’au coucher de soleil, le convoi resta à l’arrêt ce qui permet un tableau du crépuscule.

 La deuxième nuit est l'occasion des récits et de l’arrivée de Constantin l’amoureux. La nuit avançant, le ciel nocturne s’éclaire peu à peu ; on voit mieux : en route pour le troisième jour. Le convoi découvre un village d’Arméniens, et surtout Varlamov dans toute sa sobre puissance. Rarement vu, toujours recherché, il fascine d'autant mieux tous les habitants de la steppe.

La narration se permet alors une grande ellipse temporelle et narrative  qui nous conduit vite vers la troisième nuit pendant laquelle monte une tristesse indéfinissable, sourdement prémonitoire. C’est la nuit terrible de la tornade et de l’orage dont le récit est centré sur le jeune garçon jusqu’à ce que le convoi découvre une isba accueillante : la fièvre saisit Iégorouchka et il comprend soudain qu’il ne rentrera plus à la maison maternelle.
L’orage terminé, on repart au matin du quatrième jour, avant la chaleur. Nouvelle ellipse narrative : la ville de destination, plus moderne (un train, des vapeurs, un débarcadère) est rejointe le soir. Halte dans une grande auberge : 
Iégorouchka retrouve alors oncle et pope qui soigne le garçon.

Au matin du cinquième jour, petit-déjeuner au caviar. L'enfant va mieux. Avec lui, les deux adultes cherchent et trouvent Nastassia Petrovna qui doit l’héberger tout le temps de ses études. Elle ne réside pas à l'endroit prévu et c'est un quartier excentré qui attend Iégorouchka. La négociation a lieu (dix roubles par mois). Après la soupe du soir, le garçon s'endort sur un coffre. Sa tristesse est immense. 

Le lendemain, à l’heure de la séparation définitive, même Ivan Ivanovich Kouzmitchov est ému....

 

Un  regard 

 

     Si le narrateur ne rend pas seulement compte de la vision de Iégorouchka (en réalité, il est comme un invisible voyageur qui en sait tout de même beaucoup plus que l'enfant et ne déteste ni l'énoncé gnomique (2) ni la méditation philosophique sur les étoiles ou l'âme des morts), c’est tout de même largement grâce au futur étudiant que nous percevons le plus souvent ce qui se passe en chemin : d'ailleurs, l'orage est entièrement centré sur ses réactions. Au départ, on ressent la peine qui l’accable quand s’éloigne sa ville natale. On le suit dans sa découverte de sensations souvent extrêmes (la chaleur de la steppe est à la limite du supportable, la tornade et l’orage sont effrayants, la fièvre de la dernière nuit peuple son rêve de cauchemars), parfois troublantes (le chant mélancolique de la paysanne aux longues jambes, les incertitudes de la nuit, les histoires de brigands dont il devine que certaines sont inventées ou arrangées) ou exquises (le filet d’eau sorti d’une tige de ciguë, son plongeon dans la pièce d’eau («Puis, pour ne perdre aucun des plaisirs que peut offrir l'eau, Iégorouchka se permit tous les luxes : il se prélassa en faisant la planche, fit voler des éclaboussures, barbota, nagea sur le ventre, sur le côté, à la verticale, enfin fit tout ce qu'il voulut jusqu'au moment où il se sentit fatigué.»), le froid du sol dans une église). On éprouve presque ses brûlures de soleil (la nuque, le cou, le dos), ses accès d'ennui, les assauts parfois cruels de sa mémoire. On vit de l'intérieur son rejet haineux de Dymov (qu'il envie secrètement) et Kiriouschka, sa rencontre avec le pauvre Tite, son étonnement devant Vassia aux pouvoirs presque animaux, sa pitié pour Émilien. On regarde l’immense route du dimanche matin avec ses yeux d’amateur de légendes et c'est encore avec lui qu'on découvre sa ville de destination qui frappe par sa "modernité". Malgré l'accueil de Nastassia Petrovna dominent son sentiment d'abandon et la certitude qu'il ne reverra jamais le pope. 

 

Une certaine Russie 

 

        Pareille traversée permet de connaître en passant bien des aspects de la Russie captés avec finesse. Isolons la pause à l'auberge de Moïse Moïsseïtch : tout est suggéré en une allusion (la foire, où un jeune juif vient raconter des histoires en exagérant son accent...), une scène (l'étalage de l'argent qu'on recompte devant des misérables ; l'incompréhension entre Salomon (le frère de Moïse) et le pope), un geste (ainsi l'emphase de Moïse - non dénuée d'un peu admissible stéréotype insinuant), un sourire (celui si étrange de Salomon, celui de la prestigieuse comtesse Dranitski), une chose (la couverture de la femme de Moïse), un mot (valet dans la bouche de Salomon qu'il est commode d'accuser de possession pour réduire la portée de son discours radical).    

  Ailleurs, les paysans dans les champs sont écrasés par la canicule et comme tenus à distance : même si la paysannerie riche n’est pas absente, être un moujik est le pire des sorts - l'heureux Constantin cherche tout de suite à s’en distinguer : à son avis, l’aisance commence avec trois couples de boeufs et deux ouvriers ; dans la troisième nuit, on comprend que des faucheurs travaillent tard dans la soirée et, s'il le faut, dorment dans la steppe. L’émancipation (très) relative commence avec l’artisanat comme le prouve le destin des frères de Pantéléi ; certaines auberges sont misérables (celle de Moïse Moïsseïtch), les petits marchands de village (dont un Grand-Russien) ne vivent pas dans l’aisance. Il est question d’usines insalubres (la briqueterie du village et sa poussière, plus tard, la fabrique d’allumettes si dangereuse pour la santé des ouvriers). Les progrès en médecine font sourire les plus âgés. Les voleurs de grands et petits chemins ne sont pas rares et ils hantent les conversations. On rencontre un village d'exilés comme les Arméniens. Plus rare dans ce décor est l’apparition de la fascinante comtesse polonaise (son luxe, ses bals) ; plus intrigant encore est le grand propriétaire Varlamov (des milliers d'hectares, cent mille moutons) aussi efficace que peu visible, sinon sous la forme d'un tourbillon. Maître de la steppe, toujours au travail, toujours en alerte, dur sans être injuste, son indépendance fascine : il incarne une sorte d'idéal de force, d'énergie au service d'une rationalité fanatique. Seul Salomon sut un jour le remettre à sa place. Peut-être que la gravure souillée par les chiures de mouches chez son frère l'aubergiste, "Inhumaine indifférence" n'est -elle pas là par hasard....

   L’omniprésence de la religion est frappante même si les formes de la foi sont variées et si les traces de schismes anciens affleurent souvent (Pantéléi est vieux-croyant, on parle souvent du Molokan, Salomon passe à tort pour fou). Le moindre détail du quotidien révèle son emprise totale (les interdits, l’obsession du mal, les limites imposées à la connaissance, l'encouragement d'une certaine crédulité). Son fatalisme impose un solide cadre de domination. Malgré la misère et la rudesse des êtres apparaît également une économie de la pitié et de la piété (la nouvelle s'ouvre presque sur des visites à la prison et un échange de dons) qui explique, en parallèle aux froids calculs des marchands, la permanente générosité de beaucoup (le partage de la pêche; le thé offert par le boutiquier; la vieille bossue dans l'isba).

 Le principe du voyage “en commun” l’exige et la steppe à elle seule génère des fables, des récits, des chants. Elle fait parler ou fait taire. Quelle que soit sa forme (quasi monologue, dialogue, récit (d’après le narrateur il y aurait une constante en tout Russe (jadis il fut heureux, maintenant il ne peut que se plaindre avec horreur de son présent), chant (celui ensorcelant de la paysanne du hameau, les efforts d'Émilien)), la parole compte beaucoup dans cette nouvelle et elle sert à compléter les beaux portraits (elliptiques ou amples) d’une dizaine de personnages :  à travers la couleur d’une voix («il y a des gens dont on peut deviner le degré exact d'intelligence d'après leur voix et leur rire»), les répétitions d’un tel (la vieille de l'isba, le pope), les difficultés d’un autre (les labiales pour Pantéléi, sa façon de manger les syllabes) comme à travers le moralisme étroit du pope ou le lyrisme de Constantin (il n’en revient pas de son bonheur (il est heureux à en être triste)), la parole peut être le meilleur moyen de connaître chacun d’eux. L’échange comme le silence (prémonitoire par exemple de l'ouragan) ou le rire, est pour tous l’expression de leur personnalité profonde : on ne peut qu’admirer à une extrémité le rendu du bavardage de Pantéléi qui n'est que bribes décousues et, à l'autre, le laconisme de Vassia qui sait désigner dans la nuit ce qu’il est le seul à voir. Mais c’est Émilien le roux qui, plus que pour sa grosseur spongieuse sous l’œil droit, est remarquable par son geste permanent de directeur de choeur imaginaire : il compense ainsi un peu la douloureuse perte de sa voix un jour de baignade dans le Donets («Il battit la mesure des deux mains, agita la tête en cadence, ouvrit la bouche, mais sa gorge ne laissa échapper qu'un souffle rauque et indistinct. Il chantait avec ses mains, avec sa tête, avec ses yeux, avec sa bosse même, il chantait avec passion, douloureusement, mais plus il tendait sa poitrine pour en arracher ne serait-ce qu'une seule note, plus son souffle s'amenuisait...»)

 

La steppe dans tous ses états

 

                 «Tout paraissait maintenant infini, pétrifié par l'ennui.»   

 

         La traversée a lieu en juillet : si ce qu’on sait de l’automne (aux nuits effrayantes où l'on ne voit rien que les ténèbres, où l'on n'entend rien d'autre que le vent fou qui mugit furieusement) et de l’hiver (ce sont les grands froids et les tempêtes de neige) est plus rapidement rapporté, l’épreuve de la steppe est redoutable en tout temps. Et pourtant, il arrive que narrateur emploie le mot beauté.

   Comme le montrent les choix de la composition, le voyage de quatre jours permet une certaine diversité et un rythme qui éloignent le lecteur de l’ennui qui accable le voyageur : tour à tour et sans répétition, nous vivons la steppe aux premiers rayons, en plein midi, au crépuscule rougeoyant, la steppe pendant la nuit mystérieuse et effrayante, la steppe dans la tornade et l’orage violent. Le narrateur souligne les constantes visuelles (le mauve, le violet, le calciné ou encore, le brumeux à certaines heures qui, pendant la nuit cède sa place à l’air transparent, frais et tiède) et, dans le même temps, restitue ce qui pousse le regard à capter le moindre élément nouveau en créant  une brève sensation de variété : des crânes ici, une singularité du relief, une ombre de croix, des pierres taillées païennes, quelques mouvements (celui des oiseaux ou d’un moulin qui change de place comme les clochers de Proust, celui d’une esquisse de tornade avec duel de chardons-volants).

    Dans certaines lettres Tchékhov s’en flattait : il est indéniable qu’il y a dans son texte une volonté presque encyclopédique. Le narrateur est soucieux de désigner avec précision toutes les formes de relief (de plus en plus rares avec le progrès du convoi), toute la flore (limitée - que d'arbres solitaires!) et toute la faune : tous les animaux sont comme inventoriés (mulots, moutons, sauterelles et insectes stridulants, pluviers, freux (experts en steppe), éperviers, vanneaux, canepetières, émerillons, rolliers, râles (volant bizarrement dans le vent), corbeaux, bécassines (à proximité de l’eau) et même le spliouk, ainsi nommé par les habitants de la steppe). Surtout, le narrateur exprime bien la chance unique de Vassia qui seul peut percevoir les animaux saisis très loin, dans leur élément quand ils ne sont pas dérangés par les hommes.

  Le récit qui prend parfois la forme d'un poème en prose manifeste parfaitement les effets de la steppe : globalement, elle est en elle-même ambivalente, faite de beauté et de force, animée (selon un anthropomorphisme facile mais instructif) d’un désir passionné de vivre mais aussi d’angoisse et de tristesse «parce que sa richesse et son pouvoir d’inspiration s’épuisent sans profit pour le reste de l’univers»: don sans fond, elle attend encore son poète.... Creuset de l’excès, elle inspire alors des sentiments contradictoires, ceux de peur, de tristesse, de violence et d’allégresse et on comprend l'insistance mise sur la répétition du mot mélancolie. La steppe agit aussi comme un révélateur de la nature à elle-même.

     Elle fait perdre ses repères au voyageur :  il y éprouve la sensation d’absence de commencement et de fin de l’espace. L’avancée ressemble parfois à du surplace ou même à de la marche arrière. Le temps s’étire, se fige, une heure paraît un siècle, la pétrification guette à peu près tout. Dans la nuit, par le jeu des ombres, on se trompe sur les formes, on prend l’arbre pour un moine ou un brigand menaçant. Tel hameau semble avoir péri étouffé dans l'air brûlant et s'être desséché. La beauté d’une nuit stellaire (effrayante et enjôleuse) vous fait tourner la tête. Même une nuit avec lune paraît impénétrable, hormis pour Vassia.

 

 

 

   La chaleur accablante, étouffante, brûlante (des dos sont écarlates), l’air stagnant (même de nuit) et l’espace réduit à quelques formes  identiques (le ciel, la plaine, les collines, l’insondable horizon) produisent de l’uniformité, de l’accablement, de l’engourdissement. La somnolence est un temps combattue de bien des façons mais noyé dans la monotonie de quelques sons, dans l'aveuglante lumière, dans d'assommantes répétitions comment ne pas s'y abandonner? 

  La sieste s’éternise. Dans la steppe, même un chien perd la force d’aboyer. Bien que légèrement interrompu par les pleurs d'un vanneau solitaire, par le piaillement de bécassines ou par un chant traînant et mélancolique, le silence domine.

  Malgré les arrêts et les modestes surprises du voyage la steppe sécrète avant tout de l’ennui parfois presque létal. Ses conséquences sont nombreuses : le bâillement généralisé, la remontée des souvenirs douloureux, le besoin de s’égayer à tout prix, l’abrutissement mais aussi la course folle de Iégorouchka à la poursuite de l'horizon qui fuyait, la joie féroce de Déniska battant des chiens, l’agressivité d’un Dymov (dont l’énergie est inemployée) qui cherche noise à tous (dont notre héros) pour finir par vouloir retourner la violence contre lui-même.

  On a compris l'originalité de la dimension épique placée dans un univers souvent stagnant : traverser la steppe relève d’un combat contre les éléments dont les formes sont variées et la dramaturgie bien réglée par l’auteur. Le jour, sous l'interminable violence solaire, c'est le combat au ralenti et ce sont les bouffées d’ennui contre lesquelles les armes défensives sont rares. Le combat nocturne est moins sensible mais bien réel : on lutte contre l'angoisse de la solitude cosmique mais également contre la peur des attaques nocturnes (avec coutelas, de préférence) en racontant des histoires amplement exagérées. Avec l’orage et la tornade de nuit, le froid prend l'avantage, la violence se fait plus directe et le crescendo mène de l’effrayant au sinistre et au maléfique. Dès les premières prémonitions qui les saisissent, les voyageurs devinent qu'ils sont condamnés au pire. Dans les deux cas, le feu agit. À l'inertie du jour s'opposent la virulence des éclairs, le fracas du tonnerre, l'énergie de la tornade. Comme sous la force du sommeil, les yeux (déjà pressés par la poussière) se ferment pour se préserver de l'éclair toujours plus blanc et aveuglant mais seulement pour un bref instant et, quand ils s'ouvrent, c'est pour voir des grossissements d’hallucination et, par moment, jusqu'à l'horizon retrouvé. Le jour de la steppe vous condamne à une sorte de mort lente ; la nuit et ses éclairs semblent vous condamner à brève échéance. Dans tous les cas vous guette, lente ou instantanée, la pétrification : «Peut-être Dieu souhaitait-il voir Iégorouchka, la calèche et les chevaux se pétrifier dans cette touffeur et rester éternellement à la même place?» Par contrecoup, on comprend, le prestige du tourbillonnant Varlamov.

 

 

             «Iégorouchka sentit qu'avec ces deux hommes, c'était toute sa vie passée qui s'envolait tout jamais en fumée. Épuisé, il se laissa tomber sur un banc et c'est avec des larmes amères qu'il accueillit la nouvelle existence qui commençait pour lui et dont il ignorait tout.

   Que serait-elle donc cette vie?»

 

               Ainsi s'achève cette longue nouvelle qui aurait pu être l'ouverture d'un grand roman d'apprentissage. L'épreuve de la steppe aura-t-elle une influence sur le destin de l'enfant qui jusque là se croyait à l'abri de la mort ? Ne sera-t-elle qu'une simple parenthèse vite oubliée? Surtout : Iégorouchka s'émancipera-t-il de toutes les dépendances entraperçues sur la route? Echappera-t-il à la pétrification sociale sans doute moins visible que la pétrification due au soleil de juillet ou à la glace hivernale mais, comme le prouvent La Steppe et tellement d'autres nouvelles de Tchékhov, au moins aussi redoutable sur la durée d'une vie?

 

Rossini, le 23 juillet 2017

 

NOTES

 

(1) Un des personnages distingue bien la Russie de l'Ukraine (page 100). L’éditeur estime que Tchékhov brouille les pistes mais précise que les voyageurs cheminent de l’est à l’ouest.

(2) Parmi une centaine : «Le Russe aime se souvenir, il n'aime pas vivre.»(p 93); «Quand on regarde longtemps la profondeur du ciel sans en détacher les yeux, les pensées et les sentiments se rejoignent inexplicablement dans une sensation de solitude infinie.»(p.95) ; « Une tombe solitaire a quelque chose de mélancolique d'infiniment poétique qui incline à la rêverie.»(p.97) ; «Les vieillards rayonnent toujours au retour de l'église»(p.138) ; «...il se mit à aboyer d'une voix de ténor (comme le font tous les chiens roux).»(p.143) etc....

Partager cet article
Repost0
6 juillet 2017 4 06 /07 /juillet /2017 10:48

 

« Sur tous les chemins Walser m'a accompagné.»

« Toutefois, la gloire à laquelle cet auteur a accédé post mortem ne saurait être comparée avec celle d'un Benjamin ou d'un Kafka, par exemple. Walser reste une figure unique, inexpliquée.» 

«Chez Walser, une chose toujours chasse l'autre

 

                 Dans Séjours à la campagne (Logis in einem Landaus), W.G. Sebald rend hommage à des écrivains aimés et admirés (Hebel, Keller, Walser) auxquels il a joint Rousseau et Mörike : ils ont en commun d'avoir vécu dans la même aire géographique (celle de Sebald aussi) et d'être passés à côté de la vie, avec une sûreté surprenante. Tous ont été hantés par l'écriture, en particulier Robert Walser qui choisira la tutelle d'un asile pour se libérer de sa servitude. Parmi «les pauvres écrivains prisonniers de leur monde de mots [qui nous] ouvrent parfois des perspectives d'une beauté et d'une intensité que la vie elle-même n'est guère en mesure de [nous] faire connaître», examinons Robert Walser, le Walser de W.G. Sebald. 

 

Comment parler de Robert Walser?

 

     «Comment saurait-on comprendre un auteur qui, harcelé par tant d'ombres menaçantes, répand néanmoins à chaque page la plus agréable des lumières, un auteur qui composait des pièces humoristiques par pur désespoir, qui écrivait presque toujours la même chose sans jamais se répéter, qui en venait à ne plus comprendre ses propres pensées, aiguisées aux détails les plus infimes, qui avait ses deux pieds sur terre et se perdait sans retenue dans des sphères éthérées, dont la prose a la propriété de se dissoudre à la lecture si bien que, quelques heures après on ne se rappelle déjà presque plus les personnages, les événements et les choses dont il était question?»

 

     D’évidence, la question se pose pour tout écrivain mais aux yeux de Sebald elle est beaucoup plus aiguë à son sujet que pour quiconque (même pour Kafka) parce qu’il n’était relié au monde que par un fil des plus ténus et que sans l’apport de Carl Seelig (et quelques autres) il aurait pu disparaître sans laisser de traces d’une vie d’errant qui ne posséda jamais rien, se tint à l’écart de l’Histoire et finit à l’asile. Pour Sebald, ce qu’on sait de Walser (il rappelle quelques faits notoires) tient moins de la biographie que de la légende. Et que dire de cette œuvre qui, plus elle avançait, semblait toujours plus volatile?

 

 La lecture de Sebald n’a rien de théorique ni d’universitaire, elle se refuse à tout systématisme et s’appuie sur une longue familiarité : il évoque sa première lecture dans les années soixante et on comprend que, s’il ne l’a jamais quitté, il l’a toujours lu sans souci d’ordre. Ainsi a-t-il découvert tardivement Le Brigand qu'il tenait en haute estime. Il parcourait Walser comme Walser se promenait. On devine que son intérêt allait plutôt aux œuvres de la “fin” mais que l'ensemble l'attirait toujours. Sa familiarité (entendue comme proximité étrange de et à l'autre) était telle qu’à plusieurs reprises il confie qu’il voit (réellement) Walser (entrant dans Fribourg par exemple) ou voit le Seeland avec ses yeux. Ce qui n'écartait en rien la difficulté d'en parler.

 

  Photos 

 

   Qui fréquente Sebald n’est pas surpris de découvrir dans cet essai des photos qui sont depuis toujours des composantes majeures de son œuvre. Portaits photographiques de Walser, «sept étapes physionomiques très différentes permettant de soupçonner la catastrophe muette qui s’est abattue dans l’intervalle séparant chacun d’eux.» (j'ai souligné) qui lui font immanquablement penser à son grand-père (quand je pense à sa mort que je n'ai jamais acceptée) et provoquent le rappel d’éléments que les surréalistes nommaient “hasard objectif” : l’un concerne une rencontre  entre Le Brigand et un passage de sa grande œuvre Les Émigrants dont il dégage la profondeur de l'écho («J'ai toujours tenté dans mon travail de rendre hommage à ceux par qui j'étais attiré, de mettre pour ainsi dit chapeau bas devant eux en empruntant une belle image ou quelque formule particulière , mais c'est autre chose de faire un signe à un collègue qui s'en est allé, et c'en est une autre d'avoir le sentiment que l'on vous en a dressé un, depuis l'autre rive.»)(je souligne) ; l’autre touche le premier texte qu’il lut de Walser, Kleist à Thoune (point de départ de ses excursions dans l'œuvre de Walser) et qui, relié à Keller en même temps qu’à une photo d’une maison où séjourna Kleist en 1802 (il y écrivit son drame sur la folie avant de devoir se rendre, lui-même malade, à Berne, pour y être soigné par le Dr Wyttenbach) renforce sa conviction :«Depuis, j’ai lentement compris que tout est lié par-delà les époques et l’espace, la vie de l’écrivain prussien Kleist et celle du prosateur suisse qui dit avoir été l’employé d’une société de brasserie par actions à Thoune, l’écho d’un coup de pistolet sur le Wannsee et le regard par une fenêtre de l’asile d’Herisau, les promenades de Walser et mes propres excursions, les dates de naissance et les dates de décès, le bonheur et le malheur, l’histoire naturelle et celle de notre industrie, celle de notre pays et celle de l’exil.» (j'ai souligné)

    La dernière photo (aéronef imposant une espèce de calligraphie) condense tout ce que Sebald devine de l’aspiration profonde de l'écrivain : «Walser espérait certainement à cette époque que les ombres assombrissant dès l’origine son existence, et dont il sent très tôt grandir la menace, pourraient être conjurées par l’écriture, par la transformation de la pesanteur en une entité presque impondérable. Son idéal était de vraince la gravitation

 

 

Écriture, style

    

 

   Sans recourir au cliché romantique, Sebald est persuadé que Walser a vécu à la limite de la souffrance («et fréquemment, je pense, au-delà») son rapport à l'écriture notamment à partir du milieu de sa vie : il écrivait sans s’arrêter pendant des heures et sa tâche ressemblait à une corvée. Sebald : «Il parle de prison d’écriture, de cachot, de plombs et du danger qui le guette de perdre tout reste de bon sens à force de s’escrimer ainsi.(…) Ce travail, ajoute-t-il, ne le rend ni heureux ni malheureux mais il a souvent le sentiment qu’il le mène à la mort.» Et pourtant avec un courage exceptionnel il continua longtemps à écrire par peur du déclassement et de l’indigence et Sebald, non sans audace, interprète son renoncement comme une réponse au nazisme et considère les “microgrammes” comme un «exercice préparatoire à la vie en clandestinité.» autant qu’un exercice d’auto-effacement au moyen d’«archives d’une véritable émigration intérieure.»

 

  Avant cette période ultime de Walser où les souvenirs et les éléments “réalistes” ont peu à peu disparu, ses premières manières d'écrire amènent déjà Sebald à d’éclairantes remarques : tout en cherchant à «être un voyant petit» et allant vite et sans rature au bout de chaque œuvre Walser, à l'instar des artistes du Jugendstil, se perd dans l’arabesque et la digression (revendiquée, par exemple, dans JAKOB VON GUNTEN et vitale (par peur d'en finir)) avec une langue que Sebald cerne admirablement (constructions participiales excentriques, néologismes, bizarreries, régionalismes) et défend face au lecteur pressé qui se précipiterait vers la facile explication pathologique…. Dans une page d’une incroyable tension, Sebald salue l’attention de Walser à l’insignifiant, la cendre, la plume, le crayon et l'allumette qui sont «les instruments de torture de l'auteur ou plus exactement, elles sont ce dont il a besoin pour organiser sa propre crémation et ce qui reste quand le feu est consumé

  Avec le temps, le pouvoir d’évanouissement des scènes et des personnages qui n'ont pas même la durée d’une vie de papillon s’accroît et c’est la parenté profonde avec Gogol (avec le truchement de Nabokov) qui retient Sebald dans un des passages les plus sombres (1) et les plus puissants de son essai : «(...) de même Gogol et Walser sont pour finir difficilement reconnaissables au milieu d'une multitude de leurs créatures, et ils le sont encore moins sur le fond sombre de la maladie qui se profile. En écrivant, ils ont accompli leur dépersonnalisation, en écrivant ils se sont coupés du passé. Leur état idéal est l'amnésie pure et simple.» (2)

 

 

Pathologie

 

       «Je ne parviens pas à me faire à l’idée que les textes du Territoire du crayon reflètent par l’intrication de leur aspect extérieur et de leur contenu la dégradation psychique de leur auteur.» 

   Sebald ne nie pas l’évidence et reconnaît des symptômes d’une écriture pathologique mais son regard sur Le BrigandS’il est un livre qui a été écrit sur le fil du rasoir, c’est bien le roman Le Brigand», «l’œuvre la plus osée et la plus sensée de Walser») témoigne d’une connaissance empathique absolument extraordinaire tournée vers un texte qui selon lui ne se rencontre nulle part ailleurs dans la littérature avec une telle compréhension du trouble mental. Sebald examine l’originalité du narrateur «qui est à la fois ami, avocat, tuteur, surveillant et ange gardien du héros menacé et presque brisé» et qui joue aussi au commentateur avec une distance ironique. Et ce que Sebald salue c'est la lucidité de Walser en politique et en art mais surtout dans la connaissance qu'il a eue de lui-même  : «(...) et je pense qu'en écrivant Le Brigand, il a plus d'une fois fait l'expérience que c'était précisément le danger de l'aliénation mentale qui lui permettait de développer une acuité d'observation impossible pour qui jouit d'une pleine santé. Il applique cette esthésie particulière non seulement à l'épreuve qu'il traverse mais aussi à d'autres marginaux, exclus et réprouvés, auxquels est lié son autre moi, le brigand. Son sort particulier est ce qui lui importe le moins.»

 

En souvenir de Robert Walser

 

    Ce très grand texte de Sebald, inséparable de ses œuvres majeures et leur empruntant la même logique singulière est le témoignage d’une admiration fascinée et d’une familiarité rare entre deux écrivains. Familiarité obtenue grâce à des lectures fréquentes et désordonnées, familiarité qui prouve, malgré la distance temporelle (mais tout est lié) une proximité radicale faite d’éléments qui parlent profondément de l’essayiste à la colère douloureuse irriguée en acharnement méticuleux et constructions patientes et savantes. On l’a vu avec la cendre. Pensons à la neige et au froid qui rapprochent la mort de Walser et celle du grand-père de Sebald et qui tient lieu de chute à son essai grâce à un souvenir de lecture de l'indispensable Nabokov (3), «tandis que le Mioche perdu que je continuais à envier grandement bien qu’il fût en fâcheuse posture, était entraîné vers un abîme de froid glacial et d’étoiles.»(j'ai souligné)

 

Une leçon de lecture - sans leçon.

 

 

 

Rossini, le 11 juillet 2017

 

NOTE

(1) On sera attentif au secret que Sebald définit.

(2) Pour le dire vite, Sebald est l'écrivain de la mémoire et du Temps.

(2) Extrait de Autres rivages. Autobiographie, Gallimard.

Partager cet article
Repost0
13 juin 2017 2 13 /06 /juin /2017 06:02

 « Je sais combien peu ce qu'on appelle monde me concerne, et comme ce que j'appelle silencieusement le monde, moi, me paraît grand et exaltant. (...) Tout est beaucoup pour moi, même les choses les plus infimes.» (page 173)

 

         Robert Walser qui, après une vie d'errance en Suisse et en Allemagne, entra à l'asile de Waldau (1929/1933) puis à celui de Herisau (jusqu'à sa mort en 1956), est l'auteur d'une des œuvres  les plus singulières du XXème siècle. Parmi des centaines de textes (sans compter les "microgrammes" heureusement décryptés), trois romans, écrits assez tôt, très vite et de façon rapprochée, sont un peu plus connus : Les Enfants Tanner en 1906, Le Commis en 1907 et L'Institut Benjamenta (le titre allemand étant Jakob von Gunten) publié en 1908 et que nous allons tenter de lire. (1) 

 

Un conte ?

 

   «Mon dieu, il m'arrive parfois de ressentir tout mon séjour ici comme un rêve incompréhensible.»

   «Notre enseignement comporte deux parties, l'une théorique, l'autre pratique. mais aujourd'hui encore, ces deux sections m'apparaissent comme un rêve, comme un conte de fées absurde et plein de sens tout à la fois.»

 

    Marthe Robert (qui traduit le texte) le rappelait dans sa préface : W. Benjamin a noté (2) qu'il y avait chez Walser des éléments de conte («Bien entendu, leurs personnages ne sont pas semblables à ceux de Walser,  ils luttent encore pour se libérer de la souffrance. Walser commence là où s'arrêtent les contes.») Formellement, dans L'Institut Benjamenta on retrouve comme une structure malmenée avec des éléments classiques du conte et même une l'allusion à un royaume idéal et, à deux reprises, une comparaison avec les paysans de chez Grimm.

 En dehors du narrateur et de ses camarades comparés aux gnomes des récits populaires, deux personnages semblent orienter l'"aventure" et préparer le héros (Jakob) à des épreuves (la  toute première, prosaïque, ayant trait à ...l'argent) : Benjamenta, le directeur (tour à tour irascible, violent et soudain amical) qui se donne pour une sorte de roi détrôné et fait souvent figure d'ogre (ou de tigre affamé) et Lise, sa sœur, une jeune damela fée bienfaisante, la princesse délicate, la créature supérieure qui parfois fait penser au passage d'un esprit. Son portrait, d'une grande complexité souligne tout à la fois sa beauté, son mystère (« (...) ces yeux paraissent tout à la fois ne rien dire et exprimer l'inexprimable, tant ils donnent l'impression d'être connus et inconnus en même temps»), sa souffrance injuste et les craintes qu'elle fait naître («Ces yeux ! Les regarde-t-on une fois on plonge dans quelque chose de profond, quelque chose qui provoque l'angoisse de l'abîme.» mais encore : «En regardant les joues de mademoiselle Benjamenta, ON PERD L'ENVIE DE VIVRE, ON A LE SENTIMENT QUE LA VIE NE PEUT ÊTRE QU'UN GROUILLEMENT INFERNAL OÙ SE CÔTOIENT LES BRUTALITÉS LES PLUS VILES. Quelque chose d'aussi délicat vous ouvre presque impérieusement des perspectives dures, menaçantes.»)(j'ai souligné)

 

  Dans la première partie, le narrateur héros évoquant son intégration rapporte ce qui se passe dans l'Institut, indique son mode de fonctionnement (de dysfonctionnements plutôt). Sa quête paraît modeste : après s'être adapté aux rites étranges de cet internat il lui faudra trouver un emploi de valet ou de serviteur - disons d'inférieur. Cet internat possédant en principe le Gotha dans sa clientèle (le doute est assez vite permis), il s'agit pour l'impétrant de s'endurcir (de façon stoïcienne, un grand mot) avant d'entrer dans le monde et de se former à l'exigence du renoncement et de la soumission la plus basse. Devant cette quête régressive (au mieux, stagnante), notre horizon d'attente devient vite celui d'une réussite passablement problématique. Au cœur d'un quotidien qui ne réserve guère de surprises le héros semble se diriger vers une quête mineure dont l'objet tient dans les appartements privés de l'Institut qui, finalement, n'auront rien d'exceptionnel ni de magique et se résumeront à deux poissons rouges et un ameublement du dernier bourgeois....

  La narration prend peu à peu une orientation imprévue car les deux dirigeants se rapprochent nettement du héros qui parvient à pénétrer les "secrets" de ce duo (le secret fascine le héros walserien). Les contrôleurs formateurs de cet univers perdent peu à peu de leur aura pour des raisons différentes : Benjamenta, tout en restant parfois menaçant et féroce, veut garder le jeune homme auprès de lui et dès lors lui réserve, malgré les coups violents, un traitement de faveur car il éprouve pour lui une inclination étrange et lui révèle ainsi son point faible - un fruit défendu se glisse entre eux. Lise, baguette blanche en main, l'initie à une sorte de connaissance globale des composantes du monde en lui faisant vivre une expérience unique où le concret et l'abstrait échangent leurs attributs : sous forme allégorique on découvre même des concepts-paysages. Mais toute cette puissante révélation le pousse à embrasser avec ferveur la Nécessité, à «entrer bravement dans l'inévitable.» et à admettre en tout le renoncement et l'abnégation. Une initiation étourdissante qui mène à un contentement réduit à très peu. L'avenir qu'elle lui prédit n'a rien d'exceptionnel. Et la princesse qui n'en était pas une, pleure beaucoup sur son sort (y compris au milieu d'une "leçon") et, surtout, meurt assez vite.

 

   Autrement dit, voilà un emploi bien particulier du conte : la dimension "réaliste" poussée parfois jusqu'au grotesque et d'une rare force critique comme on verra (l'enfermement dans l'inertie, les sévices, l'attente presque sans objet) relève plutôt du roman désenchanteur et définit d'avance la réalité d'un monde sans espoir de salut, dominé par la phrase, le mensonge et la vanité (je souligne) ; d'autre part, nous assistons au déclin (voire à la mort, celle de Lise) des deux figures tutélaires, le héros devenant un surprenant adjuvant pour le soi-disant Maître de ce microcosme léthargique. Qu'on songe à la volonté du nouveau au moment de son installation :«pénétrer le secret des Benjamenta. Les secrets laissent pressentir un enchantement intolérable, ils répandent l'odeur de quelque chose d'indiciblement beau.» Nous en sommes loin.

  Complétons : l'originalité du traitement walserien du conte réside enfin dans la liberté donnée au jeu instable des polarités prises dans des mouvements affolants. Aucune n'y échappe : le chaud / le froid, le propre / le figuré, la nature / la ville, la bonté / la beauté, la culture / l'inculture, la richesse / la pauvreté,  la nouveauté / le répétitif ( ce qu'il recèle - l'analyse en est très fine), la sottise / l'intelligence, le plaisir / le désagrément etc.. Voilà aussi un conte test pour nous, lecteurs.

 

  À la fin, ces lambeaux hantés d'éléments du conte s'achèvent sur un puissant rêve et sur un départ apparemment plein de promesses. Restons-en là pour l'instant et voyons pourquoi ce texte est à ce point complexe. Examinons une difficulté fondatrice.

 

 

L'énoncé

 

  «(...) ce que je ne souhaite pas, tout en le souhaitant malgré tout » (page 64)

 

 «Pour Walser la forme du travail est si peu secondaire que tout ce qu'il a à dire est totalement éclipsé par l'importance de l'acte d'écrire lui-même, on dirait presque que cela est balayé dans l'acte d'écrire » Walter Benjamin (ibid)

 

  Quelques lignes suffisent pour s'en assurer : très tôt, la lecture de Walser se révèle problématique. Pour toutes les raisons possibles : narrative, thématique, générique, “philosophique” (penser ou pas étant un objet cardinal de méditation). Mais ce qui impose le plus (et le plus vite) la sensation d’épreuve de lecture et qui entraîne à sa suite tous les autres aspects, c’est la phrase walserienne.

 Non que sa phrase soit agrammaticale mais, au sein d’un paragraphe, dans la logique attendue, elle bloque la lecture ou, au moins, la surprend et la suspend. A-t-on bien lu? Que penser de ce paragraphe :«Il faut absolument que je fasse encore une frasque aujourd'hui. Autrement je mourrais de joie, je mourrais de rire. Mais Mademoiselle pleure ? Qu'est-ce que cela veut dire? Suis-je fou?»? Et du sourire des femmes qui exprime deux choses à la fois : une habitude niaise et un morceau d'histoire mondiale.»? Le choix que le rédacteur vous laisse est souvent curieux : «Suis-je dans une maison des morts ou dans un palais de célestes délices?» Il lui arrive de remettre en cause ses affirmations : « Je ne me développe pas. J'affirme cela comme ça, en l'air.». Il a de fréquentes hésitations : «Qu'est-ce qui m'arrive? Parfois je me fais un peu peur mais pas longtemps. Non, non, j'ai confiance en moi. Mais n'est-ce pas vraiment comiqueCertains énoncés laissent pantois. Benjamenta le renvoie dans la classe auprès de Kraus. Une sensation s'impose soudain : «Je restai longtemps ainsi, car il y avait quelque chose, un quelque chose que je ne comprenais pas tout à fait. C'était comme si je me retrouvais chez moi. Non, comme si je n'étais pas encore né, comme si je flottais dans un élément d'avant la naissance !

 

 Lire Walser, c’est s'arrêter, revenir en arrière, de quelques lignes, de quelques pages. C’est le relire inévitablement. C’est buter sur une contradiction, se heurter à l’impression d’inconséquence et pas seulement dans les  beaux passages où l’imagination se fait vision (ainsi la foule «où les tramways ressemblent à des voûtes bourrées de mannequins» et «les omnibus clopinent comme de grands coléoptères lourdauds.»). Il est rare que ce qu’on croit acquis le soit longtemps : Jakob ne veut surtout pas voir son frère Johan ? Il le rencontre au moins deux fois. Il est rare qu’une affirmation ne soit pas rectifiée, remise en question. Le chroniqueur pousse très loin l'épanorthose. Pensons aux allusions à Dieu. Pensons à la comparaison avec Crésus qu'il est et n'est pas dans la même page. La palinodie pratiquée à des dizaines de pages de distance ne peut échapper qu'aux étourdis. 

 

  Affirmer est vital chez Walser. Le dire importe autant et peut-être plus que le dit. Oui, il faut le relire mais en sachant que chaque énoncé dans son instantMaintenant, c'est à M. Benjamenta que je pense. Mais je veux penser à autre chose, ou plutôt, je n'ai plus envie de penser du tout.») doit avoir une chance égale dans la nuit. Instant de l'énoncé (du oui gros d'un non, du non cryptant un oui - «Oui, oui, je l'avoue, j'aime bien être opprimé. Certes. Non, pas toujours certes. Que M. Certes disparaissent de ma vue.»), instant de la profération chez des héros qui, comme le note M.-L. Audiberti dans son beau livre (LE PROMENEUR IMMOBILE) «discourent plus qu'ils ne parlent.» 

 

Justesse de Walter Benjamin Dès qu'il prend la plume, c'est l'état d'esprit du desperado qui s'empare de lui ; tout lui paraît désespéré, un flot de paroles se déverse, chaque phrase n'ayant qu'un seul but, faire oublier la précédente.» 

 

 Ce constat, pas plus que les prophéties et les déroutantes chutes de paragraphe (ainsi « Un élève de l'Institut Benjamenta, par exemple, c'est quand il ne sait pas qu'il est sage qu'il l'est. Le sait-il, toute sa grâce et sa sagesse inconscientes sont parties, et il commet une faute quelconque. J'aime bien descendre les escaliers quatre à quatre. Quel verbiage!») - elles mériteraient une étude particulière), ne doit pas décourager, au contraire. Commençons par ce qui paraît à peu près incontestable. 

 

 Journal 

 

  «Un jour je recevrai un coup, l'un de ces coups qui vous anéantissent complètement, et tout sera fini, tout ce chaos, ce désir, cette ignorance, tout cela, cette reconnaissance et cette ingratitude, ces mensonges et ces illusions sur soi-même, ce croire-savoir et ce pourtant-je-ne-sais-jamais-rien. Mais je désire vivre, peu importe comment.» (page 148) 

 

   Ce roman jouant avec des débris du conte emprunte aussi au genre du journal (sans date). Dans ces confidences écrites le soir (parfois avec exaltation ou, vers la fin, avec précipitation) sur la grande table de classe et dont l'énoncé est, comme on a vu, parfois problématique, le narrateur raconte son quotidien dans l’Institut Benjamenta (rejoint au sortir du lycée) qui a perdu de sa bonne réputation (l'ameublement témoigne de lésine et la chambre de Jakob a quelque chose du trou à rats ou de la niche à chien) et dont la clientèle se réduit incontestablement. Nous suivons ainsi les étapes de l'installation du nouveau: il fut rétif à l'entrée (il refusa la chambre qu'on lui avait attribuée ; il s'amusa assez tôt à ne pas respecter certaines interdictions) mais s'adapta à sa manière en se faisant remarquer par les Benjamenta. Il décrit le bizarre fonctionnement de cette "machine" de formation-déformation-conformation qui n'enseigne rien et repose sur un formalisme extrême - coquille produisant du vide.

 

                 

                   

 

 

 

           

 

                    l'Institut Benjamenta (un nom opportun pour dresser les benjamins à vie et de la vie) selon l'analyse de Jakob qui croit pouvoir y apprendre par lui-même...

 

                   Un principe : “ peu, mais à fond”. «Apprendre peu mais toujours rabâcher la même chose!» Apprendre seulement le règlement en vigueur ou lire le manuel intitulé : “Quel est le but de l’école de garçons Benjamenta?” Il n’y a aucune autre matière (il est pourtant question d'un professeur de français, d'histoire naturelle, d'histoire romaine, d'un pasteur) que le cours qui se répète continuellement : “Comment un garçon doit-il se conduire?” Les devoirs sont rares. Accéder à la moindre connaissance est banni. Il arrive au chroniqueur de marquer de l’aigreur : «Nous nous trouvons toujours dans les griffes de fer des innombrables règlements et nous nous livrons toujours à nos répétitions sentencieuses et monotones

                  Sa clientèle  : le directeur soupçonne (à juste titre) de l'insolence dans la déclaration de son "disciple" préféré :« Vous recevez les patrons les plus distingués, des gens qui portent une couronne au revers de leur manteau, des officiers traîneurs de sabres tranchants, des dames dont la traîne s'approche avec un bruissement de vagues ricanantes, des femmes d'un certain âge pourvues d'une fortune énorme, des vieillards qui paient d'un demi-sourire d'un million, des gens de qualité, mais sans esprit, des gens qui roulent en automobile, en un mot, monsieur le Directeur, le monde vient chez vous.»

 

                      Son but déclaré : placer les élèves dans des maisons où ils seront serviteurs, valets ou autres variétés atténuées de l’esclavage. Pour ce faire, il faut les habituer à la soumission «notre honneur consiste tout au plus à être brimé et tenu en tutelle. Être dressé, voilà ce qui est honorable pour nous, c’est clair comme le jour.» Seuls comptent l’obéissance confiante, la dépendance la plus zélée, l’apprentissage de la privation et plus fondamentalement de la perte. Le résultat idéal? «Ce qu’est un élève de l’Institut Benjamenta, je le sais, cela saute aux yeux. Un pareil élève est un brave zéro tout rond, rien de plus.» (je souligne)

 

                  Ses moyens : sous le commandement des deux figures majeures et avec la collaboration d’"enseignants" peu respectés qui dorment la plupart du temps en "cours" (ont-ils oublié leur profession? Font-ils grève? Existent-ils  ?demande même le narrateur) s’effectue, en dehors des longues heures d’oisiveté (la moitié de la journée parfois) et en commençant par un rite d'attente tendue (jugé comique), un dressage du corps paré d’un uniforme (les passages sur nez, bouche (fermée férocement), yeux (dans l’idéal il faudrait les en priver), oreilles sont mémorables de vérité caricaturale) et de l’esprit qui doit savoir attendre, toujours attendre (ce qui n'est pas sans effet : «Ici on attend toujours quelque chose, et finalement cela vous affaiblit. Et d'un autre côté, on s'interdit d'écouter et d'attendre, parce que c'est inadmissible.») L'élève doit s’adapter à l’infériorité et à l’ennui, s’habituer au vide et à ne pas penser, à ne rien espérer tout en restant serein et gai. Le système est d'une rude perversité et sa dénonciation ici d'une grande intelligence : «La loi qui commande, la contrainte qui oblige, et les innombrables règlements impitoyables qui donnent le ton et nous montrent le  chemin : voilà ce qui est grand, et non pas nous autres élèves. Or chacun de nous sent, et moi le premier, que nous ne sommes que de pauvres petits nains sans indépendance, contraints à une obéissance perpétuelle. Et c'est bien ainsi que nous nous conduisons : humblement mais avec une extrême confiance. Nous sommes tous sans exception un peu énergiques, car la médiocrité et la misère dans laquelle nous vivons nous donnent sujet de croire fermement aux quelques conquêtes que nous avons pu faire. Notre foi en nous-mêmes est notre modestie. Si nous ne croyions à rien, nous ne saurions pas que nous sommes insignifiants.»(je souligne) 

Cette éducation passe nécessairement par l’inertie mais aussi, de façon plus surprenante, par l’activité voire la suractivité (leçons de danse, de maintien, de gymnastique dans une théâtralité supposée initier à la vie publique (dans la foule, à l’armée, dans des salons, l’église, partout)) ou tout simplement dans de petites pièces de théâtre. Le chroniqueur ne manque pas d'humour quand il suppose que dans ce cadre, même la sottise se développe...

 

 

   Le diariste évoque aussi ses principaux camarades dont il fait le portrait (physique, moral, intellectuel) détaillé (certains sont extraordinaires) ; il présente à tour de rôle les professeurs visiblement recrutés pour leur intelligence limitée : quelqu'un comme Bur, si génial, n'est pas à sa place dans cet élevage de marmottes. Jakob fait le récit de son (pauvre et rude) "apprentissage" et  rapporte de menus épisodes : il sort souvent dans la ville (notamment pour faire une photo d’identité à mettre dans son CV) et en éprouve un grande volupté  ; il rencontre son frère Johan qui l'enfonce dans sa nullité et complète ainsi son éducation benjamentienne d'abaissement («Reste pauvre et méprisé» «(...) le plus beau, le plus triomphal est d'être un pauvre diable»). Il détaille les étapes de son installation (il croit à un piège au départ), transcrit ses échanges toujours plus fréquents avec Benjamenta et Lise (la violence devenue aveu de faiblesse de l'un ; le déclin visible de l'autre après une initiation à la fois enchantée et désenchantante) et enfin l'effondrement de l'orgueilleux Institut où tout se réduit à rien. Il rapporte quelques-uns de ses rêves dont un, frôlant la folie, jugé par lui terrible, franchement sadique (et assez politique) mais à l'exact opposé des normes et de l'idéal benjamentin qu'il soutient ailleurs : il y agit comme un de ces maîtres qui attendent les purs produits de Benjamenta pour les exploiter ou en abuser. 

 Il revient sur des éléments de son passé (son père et sa mère, l'anecdote du valet Fehlman traitée de façon "politique" mais qui semble paradigmatique au plan psychique), consacre de longs passages à des distinctions (l'insolence du parvenu et la sienne; les variétés de sottise), à des réflexions générales ambitieuses et souvent contradictoires comme on a comprisIl aime à digresser (en reconnaissant son bavardage par pur remplissage comme il l'écrit), il réfléchit beaucoup par antithèses. Il lui arrive de développer ses rêveries : ce qu’il ferait s’il était riche (aucun achat, aucun voyage lointain, des promenades dans le brouillard ou la neige, des rencontres d'infortunés à qui il ferait des dons ou encore des festins orgiaques pour une dépense affolante qui le ruinerait et ferait venir sa mère auprès de lui) ; ce qu'il croit avoir été après l'an 1400 avec ses officiers, un grand capitaine habitué aux pires horreurs mais capable en même temps de générosité avec un traître et d'abandon de tous les avantages que sa victoire lui avait conférés - inutile de souligner un évident complexe de sabotage, un souverain désir d'échec ; ce qu'il ferait en grognard de Napoléon marchant interminablement en pleine Russie et devenant fou à l'évocation de son pays natal mais qui avancerait coûte que coûte parce que «la discipline et la patience militaires auraient fait de moi une masse compacte, solide, impénétrable (...). «Je ne serais plus un homme, mais une petite pièce de la machine travaillant à la grande entreprise» (idéal que reproduisait l'Institut Benjamenta, à sa façon)

 

 Ainsi, dans la même page, Jakob parle d'événements majeurs (à ses yeux) et d'autres, cocasses, singuliers qui pourraient sembler de peu d'importance mais où le réel et le fantasmatique se distinguent à peine, pas plus que le grave du futile et sont fréquemment traversés par des manifestations étranges (le rire) ou des réflexions lancinantes qui se contredisent ou plutôt qui s'ignorent. 

 

   Voilà donc un journal qui révèle une volonté de témoignage (il y a du chroniqueur chez Jakob - il est la bonne et fraîche mémoire de l'Institut comme le lui affirme le directeur Benjamenta) et d'auto-observation : pour quelle raison ? Parce que «depuis qu' [il est] à l'Institut Benjamenta, [il a] déjà  réussi à devenir une énigme pour [lui-même].» 

 

  Ses confidences opèrent ainsi comme un miroir, un miroir brisé, un miroir en train de se briser au fur et à mesure qu'il se construit.

 

 

 Auto-portrait

 

 

     Jakob von Gunten déclare dans son peu réglementaire curriculum vitae «n'espérer rien de la vie» mais reconnaît qu'en lui «une étrange énergie le pousse à connaître la vie à fond» : «J'ai une envie irrésistible de talonner êtres et choses pour qu'ils se révèlent à moi.» On comprend au détour de certains récits qu'il est le benjamin d’une vieille famille de guerriers, jadis, de négociants et de notables aujourd’hui (son père est Grand Conseiller, il a chevaux, voitures, laquais, les murs de sa maison respiraient le tact ; la mère avait une loge au théâtre !).  Il a vécu dans une toute petite capitale provinciale (vingt-huit mille habitants) mais a su se déprendre vite (en huit jours...) de l’attraction de la province et apprendre le goût de la vie urbaine dont il donne un puissant (et contradictoire) aperçu, parlant, là encore, de «l'impression de vivre un conte de fées, où tout serait sens dessus dessous »(je souligne) : selon lui, «la grande ville éduque car la vie y gagne un souffle plus délicieux Dans son tourbillon et son bouillonnement, elle est bien à l'opposé de l'Institut...mais ce n'est pas elle qu'il choisira pour finir. 

 

  Héritier (le mot rejeton revient de façon obsédante) de certaines qualités ancestrales (trop féodales) qu’il veut détourner de façon “moderne”, il a peu de rapports avec ses parents tendrement vénérés (il ne leur écrit jamais (c'est un des différences avec Kraus) car il ne veut pas en dépendre : ils devraient s’habituer à ne plus avoir de fils. On a vu qu'il a un frère Johann (une sorte d'artiste, bien installé, plutôt mondain (son analyse de la mondanité et du goût pour le nouveau est lumineuse), logé et meublé dans le goût des Gunten) aussi froidement réfléchi et calculateur que [lui] et tous les Gunten. Jakob veut renier complètement toute tradition orgueilleuse et rejette, en principe, une vie soumise aux principes héréditaires (dont il garde pourtant grandement la trace, justement, quand il rend visite à son frère). Avocat de la subordination, ses origines en font tout de même un rebelle (il s'intègre mal dans les premiers temps car il demeure vaniteux et fier) ; le directeur Benjamenta devine sa tendance à l'insolence (et même, au moment de son déclin, l'encourage, ce dont il ne se prive pas !) 

  Ses rêves, ses fantasmes révèlent une sourde violence. Il s'avoue parfois capable du pire : il a rossé un des ses "professeurs" et menace de descendre dans la rue pour tuer, anticipant sur les surréalistes (lui semble marqué par Ravachol) ; il est un indompté qui garde de la fierté mais qui ne veut qu’être dompté et soumis et met son honneur à ne pas avoir d'honneur ; il n'a pour fierté que celle d'être un homme ordinaire et, en même temps, il lui semble que dégénérer semble servir à régénérer : «J'ai changé d'orgueil et d'honneur. Comment en suis-je venu si jeune à dégénérer? Mais est-ce là dégénérer? En un sens oui, d'un autre côté c'est une façon de maintenir la race. Disparu, perdu quelque part dans la vie, je resterai peut-être plus vraiment, plus fièrement un von Gunten qu'à dépérir, à me décourager et à me dessécher à la maison, en frappant du doigt sur mon arbre généalogique.» (j'ai souligné)

 On connaît son but fidèlement benjamentien, déclaré à plusieurs reprises, non sans contradiction évidemment : «Les parvenus sont des messieurs, et moi, rejeton de ma race ou je ne sais quoi, je servirai un monsieur de ce genre, un monsieur peut-être arrogant, et je le ferai honnêtement, fidèlement, je serai un serviteur  à qui on peut se fier, solide, absolument sans pensée, absolument indifférent à tout avantage personnel, car ce n'est qu'ainsi, avec une correction absolue, que je pourrai servir quelqu'un, et je constate maintenant que je ressemble à Kraus en cela, et j'en ai presque honte.» Et il le ferait avec gaieté et rougirait de bonheur quand on lui dirait étourdiment merci. Toutefois, il est difficile de ne pas prendre en compte d'autres remarques. Certes, il déclare vouloir être un zéro, jouer les rôles de dixième ordre dans la vie, servir, servir, seulement servir. Et pourtant, l'existence de ce journal, ce vagabondage de la pensée, son comportement irrespectueux, ses provocations, son obsession à garder son sang-froid, son art de la feinte et de la comédie («"Es-tu toujours sincèrement zélé, Jakob" lui demande Lise») prouvent qu'il est loin d'atteindre à la perfection de Kraus, le "saint" sot.

                        Kraus• 

   Ressemblant à première vue à un singe, il est le disciple parfait de l'Institut, l'incarnation de la fidélité, du dévouement désintéressé et discret. Il ne désire que le juste et le bon et ses yeux sont d'une bonté effrayante. Il travaille à perdre toute conscience et œuvre si parfaitement qu'on ne remarque pas son action pourtant irréprochable.

Kraus est la négation de soi poussée à son paroxysme et le parfait représentant de la Loi benjamentienne (il est bien supérieur aux fondateurs, paradoxe typiquement walserien) que Jakob pousse à bout. Avant de quitter l'Institut, Kraus dresse le portrait de Jakob : selon luiil «vit tranquillement et insolemment dans l'impudeur, le défi, l'arrogance, la souriante nonchalance, la raillerie et toutes les inconvenances

    Ce personnage est-il vraiment l'objet d'un éloge ou d'un contre-éloge relevant de la seule caricature? Aucun doute n'est possible : il permet de mieux situer Jakob dont il est à la fois le double idéal et la cible privilégiée. En fait, pour se situer, le mémorialiste de l'Institut a plus besoin des deux pôles de Kraus que de l'autorité déclinante de Benjamenta. 

 

       En Jakob on croit deviner une sorte d'esclave hégelien guidé par une conviction : le faible, l'innocent possèdent une capacité d'affaiblir le fort. Ce que confirme Benjamenta à son sujet : «Oui, tu provoques positivement le laisser-aller, le relâchement, l'abandon de toute dignité.» Sans parler de sa propre remarque sur Kraus :  «(...) l'insignifiance de sa personne a quelque chose d'invisiblement dominateur.»(je souligne)  Il y a dans certaines déclarations de Jakob, sinon un désir d'être Kraus, du moins de prétendre servir comme lui (auto-négation masochiste, selon le principe "qui peut le plus vil peut le meilleur"), et, dans le même mouvement, de le contredire. L'important étant de jouer, en conscience, la comédie de la dépendance.  Toute autorité le fascine (il a besoin de la Loi) et le menace ; toute autorité lui commande un rôle de respect feint et de défi. D'où ses caprices, ses incartades, son irrespect, ses provocations. Comment trouver sa Loi? 

 

 

   S’il ne parle pas souvent de son père et de sa mère (il contemple d'elle une photo précieusement conservée (à un moment capital - il est menacé par l'ogre Benjamenta qui se rabaisse au rang d'adjudant), ils sont, en tant qu'instances, plus que présents dans son psychisme comme le prouvent dans ses réflexions son obsession du patriarcal il y a quelque chose de patriarcal dans [les] semonces de Kraus.» - n'oublions pas que la venue de Jakob dans l'Institut dépend, à l'origine, de la fuite de la perfection étouffante de son père (rien à voir avec la biographie de Walser, au contraire)) et le rêve d'agression violente qu’il a eu au sujet de sa mère dont les colères étaient redoutables. Ses fantasmes de sauvage chef de guerre, maître de l'Europe peu après 1400, ses renvois à la race des seigneurs qu'il veut pourtant abandonner ou détourner, ses accès maniaques de toute-puissance («oh! j'ai parfois l'impression qu'il est en mon pouvoir de jouer à mon gré avec la terre et toutes les choses qui sont dessus.»), comme ses conduites d'échec ou son rapport ambivalent à Benjamenta attestent que dans son rapport au symbolique tout est instable, friable, labile, contradictoirequ'on me jette nu dans une rue glaciale, et peut-être m'imaginerai-je être le bon Dieu tout-puissant »...) et on devine qu'avec l'écriture il joue forcément à qui perd gagne quand les dominants ne savent pas qu'ils jouent à qui gagne perd.

 

 Avec ce rêve d'affirmation (réactive) au cœur de la subordination s'explique mieux la difficulté que propose l'énoncé walserien, cette espèce de tourniquet qui pourrait ne jamais finir. 

 

 

Fin

 

    Au moment où l'Institut est vide (tous les élèves sont partis, ne restent que Jakob et Benjamenta), le roman s'achève en trois temps.  1 - La mort de Lise, 2 - un rêve de grande ampleur qui voit le duo (Benjamenta (devenu chevalier, armure d'un noir scintillant, noble et grave), Jakob, écuyer) arpenter dans un temps condensé les grandes régions de l'Orient (le désert, l'Arabie, l'Inde) - le commencement ; enfin 3 - la décision du départ est prise : ils partiront tous les deux pour le désert («Je verrai s'il n'y a pas moyen de vivre aussi au désert, de respirer, d'être, de vouloir sincèrement le bien et de le faire, de dormir la nuit et de rêver.»). Ce qui s'esquisse alors c'est l'abandon (pour très longtemps) de l'Europe et de sa culture (et sa tendance à l'interprétation). Le risque est mince, paraît-il : un zéro comme Jakob (il se définit ainsi «Et si je me brise et me perds, qu'est-ce qui sera perdu? Un zéro. Moi, individu, je ne suis qu'un zéro.») n'a rien à craindre. Mais cette attente représente fondamentalement un adieu à la pensée (procès commencé très tôt, par éclairs, dans le récit), aux mots, à l'écriture («Mais au diable maintenant la plume ! Au diable la pensée»; «Maintenant je ne veux plus penser à rien.») 

 

    Que veut dire cette expérience du zéro, du vide, du Bien dans le désert? Que signifie cet adieu à l'Institut ? La victoire du héros (Benjamenta ne sera jamais plus qu'un chevalier fantoche) ou la réussite parfaite du système Benjamenta, un reniement de soi absolu au service du fantoche? L'adieu au conte ou un retour à son illusion consolante (exotique voire mystique)?

 

 

         Roman d'apprentissage parfaitement paradoxal empruntant au journal et au conte, passant de la caricature au poème en prose (ou à la vignette de missel), de l'utopie fraternelle à la satire la plus féroce, L'Institut Benjamenta est la traversée douloureuse d'un écrivain qui, malgré un finale louant le silence, n'en aura jamais fini avec la phrase.(3)

 

 

                             

 

                                      «LA COUR EST LÀ, COMME UNE ÉTERNITÉ CARRÉE....» (page 114)

 

 

Rossini, le 5 juillet 2017

 

 

 

NOTES 

 

(1) Un quatrième roman bien plus tardif Le Brigand, écrit au milieu des années vingt, sera publié de façon posthume : dans un article sublime,  W.G.Sebald (in Séjours à la campagne, ACTES SUD) le met plus haut que tout. Trois autres romans ont été perdus ou égarés.

 

(2) Walter Benjamin, Œuvres II folio essais.

 

(3) Sur l'originalité stylistique de Walser qu'une traduction ne peut rendre on consultera le livre de M.-L. Audiberti et l'article de Sebald que nous avons déjà signalés.

 

Partager cet article
Repost0