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17 décembre 2018 1 17 /12 /décembre /2018 07:27

          Publié en mai 1860 dans La Revue contemporaine ce poème est, avec LE CYGNE, LES SEPT VIEILLARDS, et LES PETITES VIEILLES, un des plus importants de la section TABLEAUX PARISIENS, introduite dans l'édition 1861.

Présentation Le poème est composé de deux parties d'inégales longueurs ( treize quatrains puis deux quatrains d'octosyllabes). Les rimes sont alternées (rimes féminines et masculines). Sa composition apparente est amplement déséquilibrée.

Au fil des strophes nous découvrons une fête de l'œil, les autres perceptions étant absentes.

La dédicace à Constantin Guys, peintre aimé et célébré par Baudelaire dans son grand texte d'esthétique intitulé LE PEINTRE DE LA VIE MODERNE a de quoi surprendre même si le vocabulaire de la peinture est bien présent (peintre, tableau, paysage) : Guys est le peintre de l'esquisse qui saisit l'éphémère alors que le rêve que nous lisons est dominé par le hiératique, le figé, animé, il est vrai, de miroitements et de reflets.

1/UN MONDE ONIRIQUE SINGULIER

    Il se distingue par des absences marquantes que nous verrons bientôt mais aussi par trois aspects significatifs

  a) par sa taille, ses dimensions : bien de ses composantes sont d'une grandeur inédite et imposante. Rien que Babel d'escaliers et d'arcades (v.13) ou gigantesques naïades (v.23) est éloquent. Les glaces sont immenses (v31), le palais est infini (v14) et on a même dompté un océan (v 40). L'eau court Pendant des millions de lieues, /Vers les confins de l'univers (v27/28). Ce monde est celui de la quantité et d'une certaine expansion (contenue, maîtrisée). Les pluriels abondent : les étangs (v 22) ; des nappes d'eau (v 25); des pierres inouïes / et des flots magiques (v29/30). DES Ganges (v34) n'est pas le moins étonnant.

 

  b) par ses matières privilégiées :"du métal, du marbre et de l'eau" (v12) au détriment de la plus attendue.

L'organique domine dans un monde d'où le végétal est absent car banni : on voit des métaux rares (l'or) voire inconnus (pierreries inouïes), des constructions de pierre (marbre, murailles de métal) et domine une impression de cristallisation qui vaut aussi, paradoxalement parfois pour l'eau (cataractes pesantes, comme des rideaux de cristal (v13/14) ou, plus loin, Le liquide enchâssait sa gloire / dans le rayon cristallisé (moment  crucial de métamorphose) .

L'autre élément est donc liquide (bassins, cascades, étangs (eux, dormants), nappes d'eau, flots magiques, Ganges, océan dompté) et c'est lui qui, avec l'étonnante lumière, introduit la sensation de mouvement (nappes d'eau s'épanchaient (couler, se déverser) (v 25), mouvantes merveilles (v.49), tombant dans l'or mat ou bruni (v.16)) dans un ensemble par ailleurs parfaitement régulier et donnant ici ou là l'impression curieuse de suspens (des cataractes pesantes (...) se suspendaient v19). L'eau n'empêche pas le devenir cristal de ce monde.

On notera  l'insistance sur la verticalité (avec l'absence d'élévation ! si chère à Baudelaire), le nombre limité d'objets et le peu d'attention prêtée aux détails : les masses importent par dessus tout.

    c) par sa lumière :

Point capital et riche en suggestions symboliques: aucun soleil (astre pourtant capital dans la mythologie personnelle de Baudelaire), nul astre, nuls vestiges/de soleil (...)). Il y a bien une lumière mais il s'agit d'un feu intérieur à ce monde et à chacun de ses aspects (un feu personnel) : ce qui donne des cataractes (...) éblouissantes, des étangs où des naïades (...) se miraient (24); des glaces paradoxalement éblouies par tout ce qu'elle reflétaient (v31/32) ; plus rare encore, le noir est lumineux, semblait fourbi, clair , irisé (v.42)

Il convient de voir maintenant le contemplateur de ce monde parfaitement construit.

2) LE RÔLE DU RÊVEUR

    a)encore réceptif, le sujet rêvant se souvient : il souligne son émerveillement et ses causes:

 Tranchant sur celui du réveil et de la conscience (horreur, taudis, soucis) son lexique est éloquent pour dire l’extra-ordinaire : il est question de miracle, de pierres inouïes (v29), de flots magiques (v30), de féeries (37), de prodiges (v47) et de merveilles. Vocabulaire du conte de l’enfance, du merveilleux voire du fantastique qui dit combien est varié l’effet de ce rêve. (1)
     On sait que CB croyait avant tout au pouvoir de l’imagination et on comprend qu’il peut ici mettre en valeur des manifestations d’origine inconsciente qu’il a plaisir à restituer. Toutefois, le rêveur n’est pas totalement passif, il s’en faut, et s’il y a l’ivresse (enivrante v11) c’est une ivresse incontestablement contrôlée et orientée - ce qui s'oppose à la passivité  du poète au réveil (partie II). Du moins, c’est ce dont il veut nous convaincre. Sa conscience poétique est à ce prix.

b) la part du rêveur : le poète tient à en souligner l’importance. À commencer par l'emploi des possessifs (mon génie, mon tableau)

    Le rêveur a beau être ravi (sous le charme ou comme happé par la magie de la vision), il est actif en tant que “peintre fier de [s]on génie” et mieux encore, comme architecte de [s]es féeries : il y a en lui du bâtisseur de palais, de tours, d’escaliers et d’arcades, dignes de Babel, du concepteur de paysages et de travaux immenses. (2) Les décisions lui reviennent : “Je faisais à ma volonté” ("de toutes les facultés la plus précieuse" a-t-il écrit ailleurs)….Il a banni de ces spectacles le végétal irrégulier.” Bref, il s'est fait démiurge. Les images venues de l'inconscient ou d'adjuvants artificiels ont été sélectionnées et reconstruites.

c) le monde du rêveur : un rêve parisien sans Parisiens...
  

   Ce qui distingue ce terrible paysage / tel que jamais mortel n'en vit, c’est l’insistance mise sur la construction minérale (avec la volonté d'ordre, de cadre) et l’exclusion du végétal (“banni”), autrement dit l’expulsion de la Vie et du vivant, entendons de l'irrégulier, du désordonné, de l'anarchie végétale. Il n’est pas étonnant qu’il soit sans soleil et sans bruit (silence d’éternité - sans musique donc). Ce monde stérile est débarrassé des vivants (on sait que Baudelaire a horreur de la face humaine), des écarts, des anomalies, des maladies, de la vieillesse, des parasites, de toutes les corruptions matérielles et humaines (on note que seuls les Ganges sont Insouciants et taciturnes). C’est un monde mouvant, équilibré mais mort d'une certaine manière. Auto-régulé, se mirant en lui-même, il est le triomphe de la monotonie que CB déteste par ailleurs. Ce texte est, pour partie, l'anti-Charogne (putréfaction à la paradoxale vitalité exubérante) et il a peu à voir avec les CORRESPONDANCES.


  Ce texte en dit long sur une des aspirations du rêveur Baudelaire : certes, il a célébré ailleurs le soleil (3), les parfums, les beautés naturelles. Mais ici, il va au bout d’une certaine logique célébrant l’artifice et la cristallisation contre la laideur du monde qu’il retrouve au réveil (partie II) : ténèbres dénoncées dans de nombreux poèmes (dont les SPLEEN), bruits brutaux de la pendule (57) qui  soudain réintroduit le Temps inexistant dans le rêve et résume tous les sons heureusement disparus du rêve), engourdissement qui fait regretter les jeux de formes et de lumières.

 Il lui restait, les yeux (encore) pleins de flammes et fort de sa mémoire stimulée par l'inconscient, à construire en vers (c'est ici  toute sa recherche poétique (4) ) ce monde froidement idéal, ce terrible paysage (v1), à la pureté tranchante dont il n'a gardé que l'image / vague et lointaine.... (5)

   RÊVE PARISIEN est donc un rêve fait à Paris mais ne faisant aucune place aux Parisiens. Dans l'absence de bruit on doit aussi comprendre l'absence de parole...Si l'on oublie la parole poétique...la seule qui compte.(6)

 

Pour Antoine

 

NOTES

(1) Beaucoup de commentateurs renvoient aux PARADIS ARTIFICIELS. La tentation est grande mais sur bien des points elle est une facilité qui n'éclaire pas assez. L'absence du son (un silence d'éternité) n'est pas prise en compte et les parallélismes sont limités. L'insistance mise par Baudelaire sur la volonté dit combien, tout en tenant compte de certains aspects, il tient à s'éloigner de rapprochements convenus.

(2) L'édition Pichois propose une source possible, une composition picturale de Henry Edward Kendall fils qu'évoqua Baudelaire dans deux textes (l'auteur de la Pléiade ajoute Piranèse...) mais il en est bien d'autres chez Gautier, Poe, Swedenborg, Novalis etc.

(3) Dans la section TABLEAUX PARISIENS, cf LE SOLEIL.

(4)Pichois, avec d'autres, loue «les strophes d'octosyllabes à rimes croisées avec prédominance du vocalisme  i à la rime rendant un son cristallin et donnant l'impression que ces vers sont - selon l'expression de J. Crépet et G. Blin - taillés net comme du cristal»

(5)Il faudrait mettre en relation cet onirisme et l'attitude créatrice du poète avec les pages de Baudelaire consacrées au dandy et au dandysme.

(6) On se souviendra d'un passage du poème en prose intitulé ANYWHERE OUT OF THE WORLD « Dis-moi, mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d’habiter Lisbonne ? Il doit y faire chaud, et tu t’y ragaillardirais comme un lézard. Cette ville est au bord de l’eau ; on dit qu’elle est bâtie en marbre, et que le peuple y a une telle haine du végétal, qu’il arrache tous les arbres. Voilà un paysage selon ton goût ; un paysage fait avec la lumière et le minéral, et le liquide pour les réfléchir ! » Dans ce cas demeurent les Lisboètes...

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commentaires

S
c est une lecture analytique ca?
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S
J’aime beaucoup votre blog. Un plaisir de venir flâner sur vos pages. Une belle découverte et un blog très intéressant. Je reviendrai m’y poser. N’hésitez pas à visiter mon univers (lien sur pseudo) Au plaisir.
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M
Très bon article, bonne continuité !
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S
Beau blog. un plaisir de venir flâner sur vos pages. Une belle découverte. Un blog très intéressant. J'aime beaucoup. N'hésitez pas à visiter mon blog (lien sur pseudo). Au plaisir.
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H
Bien vu. Une analyse réussie.
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