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26 juillet 2017 3 26 /07 /juillet /2017 11:00

  « Je marche, je marche, c'est tout ce que je sais faire.»

 

              Slavomir Rawicz (1915/2004), ancien officier de cavalerie polonais, publia en Grande-Bretagne (1956), The long Way, récit de son arrestation, de sa déportation au goulag (région d'Irkoutsk) et de son évasion (avril 1941) qui le mena, lui et quelques compagnons, en Inde en passant par le lac Baïkal, la Mongolie, le désert de Gobi, le Tibet et l’Himalaya. Le livre eut un succès immense mais il fut très vite contesté et même accusé d’être une escroquerie littéraire.

     À l'âge de quinze ans, Sylvain Tesson (né en 1972) avait lu avec passion la traduction française, À Marche forcée, publiée dans les années soixante. Au début des années 2000, il décide de partir d'un ancien goulag de Iakoutie et de suivre, sinon le même chemin, du moins d’aller dans la même direction que Rawicz  - celle du loup, la seule créature dans cette région à aller non vers l'est mais vers le sud, l'axe cardinal de la liberté. Sa marche durera de mai à décembre. Il s'était engagé à ne voyager que by fair means, autrement dit d'éviter les moyens mécaniques de transports - il y aura de rares exceptions bien excusables.

 Sans jamais vouloir tenir le rôle de procureur ou d’avocat, sans jamais prétendre à une reconstitution in situ, Tesson se lança dans une quête qu'il refusa de transformer en enquête. Il souhaitait avant tout célébrer l’esprit d’évasion qui anima «Moines orthodoxes, prêtres bouddhistes, dissidents politiques, zeks soldats perdus, Mongols, Juifs, Bouriates, Tibétains, ils ont été nombreux les candidats à la liberté qui se sont échappés de Sibérie sur un itinéraire comparable à celui de Rawicz»).Chaque fois que son parcours le permettra, il cherchera des témoignages (directs ou indirects) de toutes sortes d'évasion ayant eu lieu dans ces régions. Ce qui le mènera aussi vers d'autres marcheurs, d'autres clochards célestes.     Pour donner le la à son expédition, en passant par Berlin pour se rendre en Russie, il visitera le musée du Mur et sera impressionné par tous les moyens employés alors pour passer à l'Ouest.

  Le récit nous apprend tardivement que le voyageur sera rejoint provisoirement à Oulan-Bator par son cousin Nicolas Millet (un documentariste) puis par le photographe Thomas Goisque qui repartira après l'expérience de l'étroite bande sablonneuse de Gobi.  S.Tesson va aussi à la rencontre de Priscilla Telmon avec laquelle en 1999 il avait traversé montagnes et steppes du Turkestan ex-soviétique et qui, elle, remonte du Vietnam afin de «déceler si les chemins qu'emprunta Alexandra David-Néel recèlent encore, en quelques secrets recreux la trace du passage de l'antique pionnière, quatre-vingts ans plus tard.» À partir de Lhassa (et en passant par le monastère de Lachen) ils chemineront ensemble jusqu'à Darjeeling où leurs routes se sépareront à nouveau. 

 

Quand commence un tel voyage?  

          «Je me sens vagabond du monde occidental»(page 52)

   Le moment de la décision est moins précisé que les raisons. On connaît les préparatifs matériels que révèlent l'inventaire de son sac à dos et sa fouille à la frontière mongole : les cartes russes, américaines, allemandes y tiennent une place éminente. Il y a aussi tout le trajet qui le mène de son appartement parisien à Marka, soixantième parallèle de latitude nord, rive gauche sur le bord de la Lena.

 Intellectuellement, spirituellement c'est plus délicat à déterminer. Au moment où il part sur les pas de S. Rawicz, Tesson a derrière lui douze ans de voyages (déjà accompagnés de lectures - les grands textes religieux dans son tour du monde à vélo) et tous ont contribué (autant que sa vie entre temps sédentaire) à façonner son rapport au monde, ses exigences, ses refus, à renforcer ses attentes et à le préparer à toutes les surprises. Il a appris (sans toujours en tenir compte) la sûreté du geste, les défenses vitales, la patience, le déplacement mesuré : «le seul moyen de triompher de l'espace immense est d'aller lentement, sans répit, en comptant sur la valeur de la durée plus que sur celle de la vitesse.» Auparavant, il y a eu les études de géographe et on comprend très vite que chez lui la réflexion sur les rapports de l'espace et de l'Histoire est primordiale. S'y ajoutent les rencontres et, principalement, les lectures. On sait la place que le livre de Rawicz tient dans son projet comme dans son déplacement (dans un moment extrême, il lui arrive de rêver d'un passage tragique, la mort d'un compagnon de Rawicz, le  Lithuanien) et, plus profondément, quel rôle, depuis son adolescence, il a joué dans son imaginaire puisqu'il fut le premier à occuper ses nuits juste avant Céline, Lawrence, London, Hamsun et des romanciers russes, auxquels il ajoute plus loin, H. Hesse.  D'autres lectures ont orienté secrètement et depuis longtemps ses 6000 kilomètres de quête : on les devine ou il nous les confie. Il a en lui l'histoire de la Mongolie, de la Chine, du Tibet, l'histoire de la Russie et de l'URSS (et pas uniquement la question du goulag), toute la littérature des grands voyageurs explorateurs qui ne furent pas a priori des évadés (Rubrouck, Marco Polo, Prjelvalski, Hedin, Roerich, Flemming, Maillart), de tous les initiés (Alexandra David Néel par exemple) ou initiateurs, de toute la littérature de l'évasion (Tesson renvoie à celle rapportée par Joseph Martin Bauer dans Aussi loin que mes pas me portent), sans négliger la littérature des vagabonds (il se compare à un moment donné à un personnage de Kerouac («ma fonction, ma nature, ma raison d'être et d'être en paix, c'est le mouvement»)), y compris les vagabonds japonais, ceux de la tradition zen. Il rappelle aussi les pèlerins romantiques européens de la fin du XIXème que les Knulp et Golmund de Hesse représentent magnifiquement. Sans occulter ce qui dans les livres n'a aucun rapport (si on veut) avec le voyage, comme ces poésies que Tesson se récite grâce à l'anthologie embarquée.  Est-ce à dire que dès le départ, le pas du marcheur a la lourdeur d'une pyramide renversée ou d'une bibliothèque? C'est seulement dire qu'un pas (comme une phrase) est le produit d'une vie qui sera, du même coup, transformée. Et qu'on n'en a jamais fini avec pareil voyage comme d'autres œuvres de Tesson le prouveront assez.  À nous de tenter de rejoindre son pas.

 

Un"idéal"

 

  Sans jamais quitter l'axe du loup Tesson pousse ses pas dans beaucoup de directions imprévues : rien ne le rebute et quand il y a rejet c'est après expérience. À deux occasions, parmi bien des descriptions enthousiastes, il réfléchit à un rapport à l'espace qui a peut-être valeur de mythe personnel mobilisateur. Ayant débusqué deux cerfs il nous rappelle que son épaule s'orne d'un tatouage représentant un cerf à la course qui ornait une fibule d'or retrouvée dans le bassin d'expansion des Scythes royaux, en Ukraine méridionale. Il énumère alors les raisons de ce choix. Quelques-unes nous retiennent : le peuple scythe «savait mieux que tout autre maîtriser l'espace» (je souligne) ; sa technique d'orfèvre le fascine «pour leur science de la minutie développée devant la nécessité de déguerpir à la moindre alerte en étant capable de serrer dans un seul coffre de cuir la totalité de leur patrimoine artistique et de l'expression de leur génie.» (Je souligne) (1). Plus loin, dans le Gobi, au plus dur de la traversée, dans un campement où il passe la nuit, s'impose ce constat : "La lune, la yourte, la bête, la nuit : tout est en ordre. Le pastoralisme est la meilleure illustration de l'équilibre entre les hommes et le monde. Harmonie fragile, vie sur le fil, le nomadisme est un funambulisme.» (Je souligne, on verra vite pourquoi.»)

 

Un mot

 

   On vient de le lire. Plutôt rarement employé mais d'autant plus significatif car visiblement aimé : le fil. Le mot dit tantôt le lien (le fil de la piste, le fil de mon tracé), tantôt la ligne de crête (le fil de la vague de sable, le fil de la passe, le fil d'une montagne), tantôt le risque d'un équilibre instable, d'une situation compliquée dont l'issue peut être dangereuse (harmonie fragile, vie sur le fil). Le fil du rasoir. Le lien et le coupant. 

  Le long parcours qui attend le lecteur sera passé par des climats (incendies en Bouriatie, chaleur du Gobi, aridité de la Mongolie chinoise, terrible vent froid du Tibet), des espaces (boue absorbante de Iakoutie, horizontalité abrutissante de la steppe, hauteurs du Tibet), des situations (solitude, monotonie, menaces, rares moments dépressifs, sottise d'État, vide, beautés) extrêmes. Pendant quelques jours, le marcheur craindra même devoir rompre le fil de son voyage (à cause de son genou).

Avec ce fil, beaucoup se joue.

 

Lexique

 

  Comment Tesson parle-t-il de sa marche ? Peu de mots servent à dire l'ampleur du chemin parcouru : à vélo, arracher les cols de l'Himalaya à la pesanteur ; à pied, abattre ou enlever les kilomètres, les avaler (dans le Gobi c'est indispensable sinon c'est lui qui vous avale). Plus rarement : reprendre sa croix....

 

 Récit

           «Je tiens le cap au sud» (page 120)

 

  La présentation est simple, évidemment chronologique (les mois comme repères, quelques dates) mais elle respecte des rythmes spécifiques : un ou deux chapitres pour chaque étape majeure, de la Iakoutie aux jungles du Bengale puis en direction de Calcutta en suivant globalement l'axe du loup mais sans obéir à la ligne droite. Ne cédant jamais à l'encyclopédisme pédant ni au didactisme pesant, quel que soit le champ "scientifique", le lexique spécialisé est précis avec parfois l'apport d'une note éclairante. Chaque séquence possède une dominante (par exemple, la Sibérie comme espace de l'impossible élaboration durable, le Tibet comme terre de l'énergie, la descente vers Darjeeling comme retour à la vie) et, simultanément, nous sont rapportées les thématiques climatique (euphorie de l'été, fournaise du Gobi, rigueur de décembre dans l'Himalaya), géographique (avec un souci principal : suivre fleuves et rivières tantôt piégeurs (tels affluents de la Lena) tantôt salvateurs (la Selena pourtant accablée elle-même de chaleur), géologique (quelques explications sont aussi nécessaires que lumineuses - ainsi la formation de l'Himalaya), naturaliste. Les frontières entre écosystèmes sont parfaitement décrites. On retient de pertinentes remarques ethnologiques, de justes descriptions des types d'habitation (de la yourte nomade joliment définie («foetus de feutre, monde recréé, replié sur lui-même, avec pour seule ouverture le tunduk, cet orifice percé à la clé de voûte, ce nombril de l'œuf, cette fontanelle, par laquelle nos rêves s'échappent vers le ciel pour regagner la nuit.») au béton stalinien (la déception d'Oulan-Bator) ou chinois (à Lhassa) en passant par «le monastère de Siligotsang, ghompa du vertige, mont Athos du bouddhisme, nid d'aigle de la foi, symbole de l'architecture de la lévitation accroché à une paroi de 100 mètres de haut, surplombant la vallée comme un poste de haute garde destiné à des sentinelles de l'âme.» Nous sont confiés ses principaux moyens de déplacement (marche, vélo, cheval, exceptionnellement un GTT, un waz, le train (à cause d'un contournement forcé), une jeep à l'occasion), les régimes alimentaires adaptés aux espaces (ainsi les vivres steppiques : fromages et viandes séchés), les innombrables obstacles (même les brouillards (posés sur les marais de la Selena qui [lui] coûteront une journée d'errance dans une dépression de terrain plantée d'herbes coupantes)), les reliefs si contrastés (le passage de l'horizontal interminable à la verticalité vertigineuse), la nature des sols (marais menaçants, galets qu'il déteste, sol brûlé de Bouratie, étais des rails des trains), le déchaînement des éléments ou de la sottise humaine (la bureaucratie pour l'emprunt de la rive orientale du Baïkal, la Tartarie buzzatienne à la frontière sino-mongole). 

 Respectant l'orientation qu'on sait, le voyageur ne s'interdit aucune improvisation ni aucun détour : pensons à l'île de Manar sur le lac Kokotel et à l'irrationnelle envie née à l'écoute d'un Lituanien, à demi fou et totalement soûl ; pensons encore à la ruine d'église que Sacha lui indiqua à la limite de la Mongolie, un de ces lieux où l'on sent l'âme qui monte à la peau. À l'inverse, il évite parfois des lieux plus que tentants : ainsi Dunhuang et ses merveilles bouddhistes dénaturées par les Chinois.

 De séquence en séquence il souligne les éléments de transition (ou leur absence : « Le rideau de bouleaux et de pins s'ouvre brutalement sur les grandes steppes : en Eurasie la géographie ne s'embarrasse pas de transitions. Ici pas de nuances. Les frontières entre les écosystèmes sont comme les caractères des hommes et les coups de l'Histoire : tranchés.»), les seuils bioclimatiques, les zones franches et leurs populations mêlées, les indices cultuels («Je lance un dernier regard au clocher de Kiahkta, cette manifestation érectile du vieux monothéisme européen, dressée à l'orée du monde nomade. Les Mongols eux, fils des plaines, fidèles à l'horizontalité, ne savent élever rien d'autre vers le ciel que le filet de fumée qui s'échappe de l'ouverture de leur yourte.») Sont ainsi notés les signes de ce qui disparaît (lentement ou brutalement (le passage de la lisière méridionale du Gobi au Gansu si typique de la vieille Chine agricole!)) et les signes de ce qui vient (à Datsan, principal monastère bouddhiste de Bouriatie (...) Après les bulbes: des pagodes sur la terre sibérienne). Et, avant Lhassa, nous nous plions à son attente volontairement prolongée.

  Cet immense parcours est l'occasion d'une centaine de rencontres  plus ou moins longues (fortement arrosées de vodka en Russie, surtout le jour de la fête de... l'eau) -  souvent autant de destins des boutés hors de la grande Histoire, celle des vainqueurs. Soit des "locaux" qui surgissent sur son chemin (avec le plus souvent un sens étonnant (perdu pour nous) de l'hospitalité), soit des témoins dont on lui a parlé en chemin (on partage son regret d'avoir manqué le rendez-vous avec Tserendoulam (elle fut une évadée âgée de cinq ans) à Oulan-Bator), soit d'autres voyageurs (des Américains sur le Baïkal qui le prennent pour... un vagabond échappé du goulag, des Suisses), des pénitents qu'il rejoint en direction de Lhassa. Même une pause forcée est une chance de découvertes et d'échanges improvisés. 

  Le récit est toujours enrichi par l'image : en peu de mots, Tesson sait capter et restituer parfaitement la sensation d'un lieu et d'un être. Songeons à la région médiane de la Selenga et à son échappéeIl y a dans le paysage, par un triple effet de l'immensité du ciel, de la pureté de l'air et de l'uniformité du socle, une illusion de basculement du panorama vers le lointain. En Sibérie, le paysage aussi s'échappe par ses lignes de fuite.» ) comme à l'image de la herse (ou de la haie d'honneur) attribuée à l'Himalaya ou encore à l'impression de chute du décor aux abords du Sikkim (un potager perché).

 Si le descriptif et le narratif dominent ces pages on remarque aussi  un grand sens de la scène comique (le comptage des cochons, les conséquences de l'entretien avec un chaman mongol, ses combats contre taons et moustiques, bien d'autres) autant qu'un goût pour l'humour (son regard sur les Anglais, justement), l'ironie (des situations - dans cette quête de la liberté il se retrouve souvent placé sous la protection de... Staline et de Mao et il passe même par l'état indien à la plus forte coloration communiste (le Bengale)) et, parfois, l'autodérision. 

Traversées

 Le trajet choisi par Tesson lui permet deux types de traversées souvent indissociables aussi bien à grande échelle comme dans son cas qu'à l'échelle plus réduite d'une ville : la traversée spatiale (douloureuse, monotone, illuminante) qu'il décrit avec talent (l'enfer de Gobi, le paradis de Darjeeling) mais aussi la traversée temporelle d'époques très différentes qui se juxtaposent et se télescopent. Au Tibet (qu'il considère comme éternel), le pélerinage dévolu au Karmapa (près du Lac Nam) lui semble comme la procession continue d'une tribu du début du monde qui se mettrait en branle vers les âges nouveaux. Dans la solitude sibérienne, si l'on a vécu les déchaînements du ciel sur la rive d'un fleuve, on ressent un peu de ce préhistorique effroi de l'âme devant la nature. Dans la steppe, les chiens nommés mastiffs, proches du loup, quand ils chassent poussent des aboiements catarrheux venus du fond des âges et des tripes.  Auprès des descendants mongols (fils du vent), sur la base de ses lectures et de ses connaissances, il se remémore l'une des forces impériales les plus sanguinaires de toute l'histoire de l'humanité et constate avec tristesse l'agonie du nomadisme. Dans la séquence russe, son point de départ correspondait aux restes d'un camp (Aldan) mais plus loin, il trouvera des traces de travaux datant des pionniers défricheurs de taïga, envoyés par les tsars soucieux de conquérir la Sibérie, et  découvrira même un village qu'un certain Vladimir reconstruit à l'identique d'une ville du XVIIIe : il attend le jour de l'édification du "bulbe". En plus d'un point il tombe sur de lointains descendants de décembristes déportés en Sibérie, amoureux de leur terrain d'exil et dont il trouve de nombreuses traces «dans l'élégance d'une maison, dans la silhouette d'une église dressée au milieu d'une clairière, dans la présence d'une bibliothèque au milieu d'un hameau.» Il est partout accablé par le lourdement symbolique béton stalinien ou brejnevien avec parfois la surprise des reliquats de la nomenklatura comme cette base touristique du «genre de celles qu'on trouvait en Europe de l'Ouest dans les années 1930 avec jeunes filles à chapeau, dames à porte-cigarette et messieurs buvant du vermouth. Sauf que là, c'est de la vodka.» Au Tibet, il éprouve le besoin de nous raconter la victoire des Anglais (en 1904) qui leur offrit Lhassa là où les espions, les diplomates, les aventuriers et les géographes avaient échoué. Il ne se laisse pas tromper par les reconstructions (politiques) à l'identique des monastères détruits par la révolution culturelle chinoise : les mystiques ancestrales (dont il ne sous-estime pas la dimension durement théocratiquene s'éliminent pas facilement. 

  Ces traversées successives montrent dans tous les cas la sensibilité aiguë et vigilante que Tesson manifeste à l'égard de l'État et de ses modes et moyens d'appropriation (simultanément expropriation et appropriation) de l'espace et à leurs conséquences sur l'existence des populations. Quelle que soit sa forme, quel que soit son degré, la colonisation le rend particulièrement virulent.

 

Écrire 
 
 
   Écriture et marche sont indissociables, en particulier chez Tesson. À la fin du livre, avant les remerciements, dans l'inventaire du matériel "embarqué", on repère la présence d'«un cahier en papier de riz népalais et un stylo.» Une photo du cahier central montre le voyageur écrivant à la bougie dans une yourte devant deux Mongols (dont un enfant) : la légende parle de «souvenirs et de récit fixé en temps réel» (je souligne). Au cours de son récit, le rédacteur confie ses notes du mercredi 18 juin (ce qu'il a vu et entendu, ce qu'il a fait, la nature qu'il a traversée, la distance qu'il a parcourue) et, plus tard, dans la steppe mongole il fait allusion à son cahier en papier de riz et décrit son cheval Slavomir «arrachant des bouquets de myosotis et de cytise à grands coups d'encolure.» Pendant le terrible épisode du désert de Gobi, expérience de vide, de solitude et de monotonie, il ne peut résister qu'à l'aide d'idées et il lui faut tenir pendant neuf jours, entre chaque puits, un journal afin de ne pas se perdre dans la mêlée des images confuses qui l'assaillent et qui pourraient égarer ou dissoudre ses souvenirs. Journal (où la parataxe domine) d'une grande précision (géologique notamment) qui donne une certaine idée des autres soirées du voyage où convergent selon les cas, informations, notations captant l'instant, mémoire des sensations, dialogues, portraits, descriptions méditatives, scènes, plus rarement, souvenirs. Dans son épilogue, Tesson nous confie :«Dans la barque de bois qui m'amenait à Calcutta, puis au cours de ma traversée de l'Inde à moto, jusqu'à Bombay, sur une Royal Enfield 500, je griffonnais quelques réflexions dont l'ensemble pourrait s'intituler "notes sur l'Impossible" et que je livre ici, tel quel.»(J'ai souligné) - réflexions que nous avons déjà lues en partie dans des passages antérieurs.
   Mesurant combien l'écriture compte dans sa vie et ses voyages, on voudrait savoir ce qui s'écrit entre le moment de la marche (pendant lequel on sait qu'il se récite souvent (sur tous les tons) des poèmes) et le moment du cahier. Au rythme (ô combien) varié des pas, y a-t-il une écriture mentale? Que se passe-t-il entre le pas et le signe? Quelle distance peut exister (si elle existe) entre le cahier et le livre achevé, quelle part prend la réécriture? Prolongement, accomplissement, retour à l'élan du pas comme dans l'ajout qui lui vient au retour («Je me souviens d'une soirée lugubre passée à 5000 mètres de haut...(...). Ce fut ma nuit sur l'Acropole.») ? En compliquant singulièrement la question il nous pousse à interroger le temps réel de l'écriture.
 
 
 

 

 

  

Écrire, marcher : marchant dans le sillage des mots de tellement de voyageurs écrivains, écrivant au plus près de ses pas, Tesson retrouve toute la puissance confondue des deux gestes.
 

N'écrit-il pas «(...) et [je] redescends pour continuer à tracer sur la route les lignes de la longue lettre d'amour que j'écris à l'Eurasie depuis que je suis parti de Iakoutie.»?

 
À sa manière, l'écriture est aussi fil. (2)
 
 

Chiffres, nombres et lettres

    «J'escalade les pentes du dernier col avant Lhassa et bivouaque la nuit venue juste au dessous de l'isotope 4000 après une étape  de soixante-cinq kilomètres.» (je souligne) 

 

     Au milieu des noms de lieux, assez vite leur présence impressionne le lecteur. Les dates exactes du voyage ne sont pas envahissantes : la saison et le mois suffisent. Parfois un bilan s'impose (le sixième mois, le cent cinquantième jour). Le voyageur indique plutôt des heures de la journée, des degrés (température, situation (tel jour, au 44ème parallèle de latitude nord) ou orientation), des durées (du trajet, du sommeil (quand il dort dix-sept heures de suite), des distances franchies (précieuse aide de son GPS), avalées d’une traite (souvent sidérantes) ou parfois très lentement (au bord du Baïkal «Il me faut une heure et demie pour franchir le kilomètre que la falaise occupe. L'un des plus durs kilomètres de ma vie.»). Distances parcourues aussi par d'autres comme ces pénitents qui en un jour vont à Lhassa en rampant sur cinq à sept kilomètres. Chiffres de l'absurde contournement, chiffres des altitudes (pour leurs effets), des quantités de calories (avec un éloge de la tsampa) 225 (3), des anti-inflammatoires (2,5 grammes), des calculs indispensables pour l'eau:«Le secret de la traversée que j'entreprends réside là : dans l'absolue nécessité de ne pas manquer un seul puits. Mes propres réserves d'eau me mettent à l'abri de la soif pendant trois jours mais mon cheval, aussi adapté soit-il  à la sécheresse, ne peut se passer de boire pendant plus de trente-six heures. Ce qui réduit à un jour et demi la période de temps vivable entre deux points d'eau.» On saisit l'importance des cartes et on comprend ses colères devant l'inexactitude de certaines cartes allemandes. 

 Pourquoi autant de précisions? La suspicion généralisée, signe de notre époque, les imposerait-elle au voyageur d’aujourd’hui? Ce n'est pas l'explication et seuls certains de ses hôtes de hasard doutent parfois de lui. Par fierté (légitime)? Pourquoi pas mais c'est douteux, Tesson ne cherchant pas l'occasion de se grandir : en tout cas, autant de mesures du temps, de l'espace franchi et des températures servent  incontestablement au lecteur qui peut se représenter mentalement ce que signifie réellement tel passage (parmi cent autres): « À force de ne rien faire d'autre qu'avancer d'une seule jambe, je viens quand même chaque jour à bout de trente à quarante kilomètres : et ce sont des kilomètres de grande importance car ils sont volés à une route alignée comme un fil à plomb sur le 180e degré de la rose du vent maudit

   C'est la proximité du récit avec le genre du journal (nous avons vu sa nécessité dans le Gobi, ajoutons le moment de sa convalescence pour reposer et soigner son genou) qui l'explique un peu mieux : il y revient avec Dans les forêts de Sibérie (qui est lui, à proprement parler, un journal) : « J'écris un journal intime pour lutter contre l'oubli, offrir un supplétif à la mémoire. Si l'on ne tient pas le greffe de ses faits et gestes, à quoi bon vivre : les heures coulent, chaque jour s'efface et le néant triomphe.» Une remarque nous mène plus loin, elle se situe lors de sa blessure au genou : «Entre les cols, je m'allonge sur le glacis, bras en croix, protégé du vent par mon sac et m'endors quelques minutes avant de reprendre le long dénombrement de mes pas. Car j'en suis à compter mes foulées pour tuer le temps. Quand vient le chiffre mille, je crie "un" dans le vent. Au chiffre "10", je sais que j'ai fait huit kilomètres  et m'autorise à dormir cinq minutes (Je compte 120 pas pour cent mètres). Tout marcheur au long cours sait que l'algèbre peut venir à sa rescousse et a tenu un jour dans sa vie ce genre d'arithmétique salutaire.» Nous sommes loin de l'idéal qu'il dessinait au début de son itinéraire : «Je veux mesurer pas à pas en lenteur et solitude, ce qu'il en coûtait aux naufragés du siècle rouge, aux bannis des années d'acier de naviguer sur les grandes terres centre-asiatiques pour gagner les côtes de la liberté.» (j'ai souligné). Un épisode nous éclaire encore mieux :«À l'aube, je suis victime du tour que me joue mon inconscient (à moi qui me targue de ne pas en avoir !). Par cinq fois , je me lève et me prépare à partir jusqu'au moment où je m'aperçois en sursautant  que ce n'était qu'un rêve cinq fois recommencé. Je suis en réalité si assommé de fatigue que mon psychisme invente ce stratagème pour calmer ma volonté qui, elle, hurle de s'en aller, de s'arracher au confort du bivouac.» (j'ai souligné)

  Quelques remarques autocritiques indiquées ici et là Dans les forêts de Sibérie s'expliquent mieux. Le double luxe vanté dans L'AXE (être seul et pas pressé) était parfois dilapidé. L'avancée n'apportait pas toujours la paix. Il y eut par moments de l'avancée pour l'avancée, quoi qu'il advienne. Parfois les heures de la marche finirent par ne plus ralentir les heures et une frénésie s'emparait de lui : «Je me souviens de mes voyages à pied dans l'Himalaya, à cheval dans les monts Célestes, à vélo, il y a trois ans dans le désert de l'Oustiourt. Cette joie, alors, de triompher d'un col. La rage carnassière à abattre les kilomètres. L'envie de mourir d'avancer. Parfois, j'allais tel un possédé, marchant jusqu'au délire, à l'épuisement. Dans le Gobi, je m'arrêtais pour passer la nuit, là, m'écroulant sous moi à l'endroit de mon dernier pas et repartais le lendemain, sitôt l'œil ouvert, machinalement. Je jouais au loup (...). J'étais enchaîné à l'obsession du mouvement, drogué d'espace. Je courais après le temps. Je croyais qu'il se cachait au fond des horizons.» (l'italique est de l'auteur)

  Le souci d'exactitude répond surtout à une conviction : les plus hauts  saisissements de la beauté et de la spiritualité sont inséparables de la plus lourde matérialité : « Je trouve parfois inepte cette marche imposée, mais j'efface vite ces doutes. Il me suffit de constater que pendant ces heures d'effort stériles, il n'y a pas d'espace pour une onde de bassesse. Pas de turpitude. Pas le moindre gramme de la boue du monde. Pas d'interstice pour une pensée néfaste. Il n'y a place que pour l'effort pur, fourni dans un décor de premier matin, pour la contemplation et pour l'obstination. La grandeur des jours nomades, c'est qu'ils sont clairs comme le cristal. Sur la montagne, Nietzsche célèbre la grande Santé. Dans le Tsaidam, je vis la grande Pureté.»

 
 

ÉPICITÉ

  Le combat de l'homme avec les éléments est un des aspects traditionnels de l'épopée. Si l'on oublie une seconde les suspicions qui pèsent sur le témoignage de Rawicz on se convainc vite que ce parcours des indomptables relève en bien des endroits de l'épique et Tesson emploie lui-même le mot d'épopée à ce propos et il l'applique encore à des faits avérés «Certaines épopées d'évasion (comme celle de Clemens Forell ou bien celle des vingt et un vieux-croyants qui sont parvenus à Calcutta venant de l'Altaï) sont d'incontestables pages de l'Histoire que personne ne peut nier.» C'est avec l'émotion et l'admiration qui était déjà celle de l'adolescent qu'il était à la première lecture qu'il résume le Gobi, ce sommet mystique de l'évasion de Rawicz, si discuté justement. 

  Est-ce pour autant que Tesson adopte lui aussi ce registre? Certes, on vient de voir qu'il ne cache pas ses difficultés et ses souffrances. Parmi les éléments, si l'eau n'a pas toujours ses faveurs (il déteste la pluie et voit en l'eau une passivité qu'il rejette), si le feu le fascine, l'air sous la forme du vent déchaîné déclenche en lui des images de combat épique qu'il généralise vite pour ne pas se grandir : «(...) tête baissée, je me lance dans ma charge contre le vent. On est toujours perdant à ce genre de tournoi. Non content de vous ralentir, le vent (pour peu qu'il soit contraire) est un fluide délétère qui rampe dans l'âme et la vide de son énergie, il s'immisce dans l'esprit pour en devenir l'unique préoccupation, il caresse le corps entier, indifférent à la haine que lui vouent chacune des cellules de la peau, il sape l'élan vital de celui qui l'affronte. C'est le pire ennemi, le plus constant, suprêmement invisible.» (4) Cependant, il ne fait pas dans le dolorisme et n'entonne jamais pour lui les trompettes réservées aux "vrais" héros, les explorateurs du passé, les ouvriers sacrifiés aux grands travaux chinois (comparés à des titans et des damnés), les pénitents qui rampent jusqu'à Lhassa qui savent comme tous les croqueurs d'horizon que l'immensité spatiale finit toujours par capituler devant l'obstination.» et, naturellement, tous les évadés, connus ou inconnus. Il n'est dans certains moments d'épuisement qu'un fantôme qui court après d'autres fantômes. 

 De façon fréquente mais assez singulière c'est souvent au cœur des descriptions géographiques que Tesson place l'affrontement épique. Ainsi des «déserts de Sérinde [qui] ne veulent pas mourir. Vers le sud, pourtant, ils seront contraints de s'effacer pour laisser le rempart des hautes montagnes défendre le plateau tibétain. Le désert luttera jusqu'au bout. Il lancera des assauts perdus d'avance contre les versants.»(j'ai souligné). Le combat épique est alors dans le regard du voyageur revivant d'archaïques déchaînements géologiques. C'est au présent de vérité générale qu'il raconte le Sikkim: «Quant à descendre du Tibet pour s'enfoncer dans la forêt sempervirente, c'est entrer dans l'Éden après la traversée du désert. La jungle se lance à l'assaut de la montagne avec la vigueur d'une vague mordant le récif. Elle se maintient jusqu'à 3000 mètres d'altitude et capitule au-delà pour laisser la place aux cédraies.» Ce présent vaut pour tous les décors effrayants que traversèrent les fugitifs. 

 

"LE PANTHÉON DE MON CŒUR"

                       "Ici on vit comme des oubliés" (page 63)

 

  Ce panthéon est vaste : Tesson voulait refaire dans des conditions voisines le trajet épuisant de Slavomir Rawicz et de ses compagnons d'évasion. En même temps, en suivant cet itinéraire, il chercha les témoignages d'autres évadés du système soviétique qui auraient pu emprunter l'axe du loup  : beaucoup de familles anonymes cherchèrent le sud pour échapper à la collectivisation forcée de 1924 ; en Mongolie, des moines ont fui les purges de 1937 ; plus tard, des croyants ont cherché à échapper au système chinois colonisant le Tibet : «De nombreux Tibétains, religieux, paysans, citadins, simples citoyens, femmes et enfants continuent à fuir le communisme. Ils gagnent le Népal à travers des hauts cols enlacés (...). Beaucoup perdent leurs mains ou leurs pieds pendant la traversée.» Il nous apprend même le trajet en sens inverse d'un alpiniste allemand, Heinrich Harrer, qui remonta vers le nord pour échapper à un camp militaire des Indes britanniques en 1939 et demeura sept ans à Lhassa.

 De façon plus large il est ému par tous les naufragés du siècle rouge, par tous les anonymes marqués par le siècle (comme ce pauvre 194 à qui manque une phalange, et donc, le quatrième chiffre, celui de la date de son emprisonnement). Autant qu'aux évadés dont il recherche la trace, son intérêt le pousse à évoquer les anciens détenus devenus libres (certains ont même la nostalgie de ce statut), les vieux-croyants réprimés et dans l'ensemble tous ceux qui n'ont pas laissé de traces, tous les négligés du progrès, tous ces sacrifiés comme les zeks qui ont construit sous le knout d'immenses routes ou des voies ferrées et qui ne furent jamais réhabilités. Il retrouve au Tibet des ouvriers chinois qui ont les mêmes silhouettes : «Mêmes efforts et même peine en Russie et au Tibet pour recréer les montagnes d'après une autre volonté. Même prolétariat se mesurant à la nature à la seule force de ses mains, corvéable à mort et dont l'inépuisable effectif justifie qu'on n'en prenne pas grand soin.» On constate sa curiosité fraternelle pour toutes les constructions abandonnées (isbas, églises, kolkhozes) ou négligées (ce qu'il reste des travaux si élégants des décembristes), sa tendresse pour les fonctionnaires envoyés dans ces régions austères qui vivent dans un isolement extrême (comme au bord du Baïkal) et cèdent au charme consolant de la boisson ; son intérêt pour les "prisonniers" volontaires (comme les chercheurs d'or) ou pour ce couple (Vera et Sacha) qui vit seul dans la taïga. Sans parler du cas qu'on lui rapporte, ce soldat de Vlassov qui tirait sur ses poursuivants en ne touchant que leur casquette et qui survécut dans les forêts de la Mongolie pour n'en sortir que sous Gorbatchev, en 1986. 

 Dans sa recherche de l'homme évadé, l'oublié, l'abandonné, le délaissé, le vaincu qui ne demandait rien retiennent conjointement  Tesson. L'évasion apparaît d'autant mieux comme l'axe de son livre : évasion au sens étroit, évidemment plus tangible, entendue comme arrachement périlleux aux contraintes d'un système répressif ; mais aussi, plus généralement, comme mode d'être. Au Tibet, il annexe même à l'évasion, aussi bien les trois pénitents avec qui il chemina un temps, vers Lhassa («Il me semble côtoyer trois âmes pures en résidence provisoire dans trois corps. Ils me font penser à des évadés. Comme les fugitifs, ils n'ont que le ciel pour toit, ils méprisent les contingences, ils titubent dans leurs haillons, ils s'en remettent au ciel, ils sont tendus vers le but telles des flèches que rien ne pourrait faire dévier, ils s'estiment chez eux là où ils ont décidé de faire halte. Un évadé c'est une Volonté en marche. Eux c'est la Foi en mouvement.»)  que la vénération rituelle pour le jeune guide spirituel, le Karmapa à laquelle il assiste vers le lac Nam («Aussi ai-je beaucoup de mal à m'empêcher de voir dans ce pèlerinage consacré à la vénération d'un jeune fugitif autre chose qu'un hommage rendu à l'évasion») ou encore, après le Tibet,  que deux saddhus shivaïtes qu'il considère comme évadés du monde tangible en quête de la liberté de l'âme.

 Aux côtés de ceux dont les mots ont gardé la mémoire, son panthéon accueille tous ceux dont l'élan (grand ou réduit) est demeuré à jamais sans traces.

 Enfin, de façon très symbolique, au cœur de la beauté des Qinghai, il repense à un personnage qui le fascine doublement : Ferdinand Ossendowski, auteur du célèbre  Bêtes, hommes et dieux. Ce géologue polonais traqué par les rouges dans les années 20 (il parcourut des espaces qu'a pu emprunter plus tard Rawicz) aura connu deux évasions : celle qui lui permit d'échapper aux bolcheviks et surtout celle qui fit de ce savant rationaliste un initié à l'occultisme.(5)  

Évasion physique et surtout évasions intellectuelle et spirituelle, sauts audacieux qui comptent avant tout comme arrachement à tous les conforts, à toutes les habitudes, à toutes les certitudes sclérosantes. Ce n'est pas un hasard (Tesson multiplie les signes d'un sérieux doute envers le hasard) si Priscilla et lui passeront vers «le monastère de Lachen, non loin duquel Alexandra David-Néel séjourna pendant trois ans, réfugiée dans une grotte, s'initiant à la mystique bouddhiste.»

 

 Impossible ?  

 

   «Ils l'ont fait parce qu'ils ne savaient pas que c'était possible.» Mark Twain (p.266)

 

  Au départ, il s'agissait de suivre la direction empruntée par Rawicz : jamais le voyageur ne perd l'occasion d'y renvoyer. Avec honnêteté, dans la mesure où il ne cherche jamais à se mettre en avant et souligne au contraire les privilèges (très relatifs tout de même) de sa situation de marcheur qui a choisi son parcours et ses contraintes sans être traqué par personne. Avec lucidité et bienveillance : il ne ferme jamais les yeux sur les anomalies, les erreurs et approximations de l'évadé (à propos du Gobi, de l'"oubli" de la bande de Gansu, du couple de yétis). Dans son récit comme dans son épilogue il défend l'idée d'impossible possible pour des marcheurs (habitués à souffrir comme personne) pris entre deux types de mort et il tente d'expliquer les "erreurs" de Rawicz par les conditions d'écriture (il dicta son livre à un journaliste, Ronald Downing) et par le moment historique. Il considère que les absences de traces (il les constate dans le Sikkim et même en poussant jusqu'à Calcutta pour consulter des archives) ne prouvent rien. Trop de cas semblables dont on a les témoignages attestent d'une possibilité plausible. Tesson avait alors envie d'y croire par une affection naturelle pour les conquérants de l'impossible : trop d'entre eux ont repoussé les limites de l'impossible.(6)

  Cette marche fut donc aussi l'occasion d'une célébration de l'évasion qui mena au panthéon que nous venons de visiter. Évasions de toutes sortes dans un espace, «une terre immense où sont rendues possibles aux cœurs aventureux et aux âmes sauvages des destinées que n'autorisent pas les structures corsetées de notre Europe occidentale méticuleusement anthropisée».

 

   Enfin, cette descente le long de l'axe du loup nous laisse approcher du pas de Tesson. Elle confirme ses réticences, ses détestations, ses rejets (parfois violents (les Han, la phallocratie indienne)), mais révèle en lui avant tout des essais de soi qui prennent des proportions inédites dans sa vie de marcheur. Tôt, vers la Bargousine, il part sur des bases modestes : « Je découvre un nouveau sens à ma vie : marcher tout le jour durant, boire l'eau du lac, suivre la course des hérons au ras de sa surface, pêcher un poisson et passer de longues minutes à la préparer puis chercher un endroit où jeter mon bivouac. Et le sens de la nuit c'est de se reposer de cette belle vie-là.» Ce qui l'attendait était d'une autre dimension : expérience physique (souvent) exténuante (la fatigue abrutissante dans le bagne du Gobi ou dans le vent affamant du Tibet)) ou (plus rarement) gratifiante (comme par exemple la saisissante beauté minérale des Qinghai), parfois de façon simultanée comme ici dans un dédoublement : «mon corps meurtri par les coups de boutoir de la route cahoteuse la morsure des insectes  continue d'avancer pendant que mon esprit ; indifférent à la peine que j'endure, sort de son oothèque et vague, parfaitement étranger à l'enveloppe qui l'abritait jusqu'alors. Cet égarement dure pendant deux ou trois minutes au cours desquelles je ne perds pas ma lucidité mais, au contraire, me force à rester concentré pour que ne se rompe pas le fragile état de grâce, ce flottement ténu qui, s'il perdurait, me permettrait d'aller plus loin encore et sans souffrir sur le chemin.» ; expérience morale (la pureté  dans le Tsaidam et partout, fondamentalement, la Volonté), fulgurances intellectuelles (7) (ainsi le projet soviétique qu'il comprend soudain en direction de Macha :« mille races, une terre, un même but et toutes les forces fraternellement unies, toutes les énergies ensemble cotisées, tous les gens et toutes les Lioubov - Russes blonds et Asiates graciles - rassemblés pour bâtir.»), expérience spirituelle (Lhassa était l'un des buts les plus désirés de sa vie, royaume de l'énergie, noeud cosmogonique, tellurique et géomantique) qu'il ne développe guère sinon obliquement avec les pénitents (ils sont en marche depuis cinq mois) qu'il accompagne dix jours ou, bien avant, quand il parle de l'euphorie qui le prend un jour au bord du Baïkal: «Je pleure, je ris, j'avance, je lance au lac des versets poétiques. Je sens monter en moi l'impassibilité des vagabonds japonais de la tradition zen. Il s'agit pour eux de laisser les sensations leur traverser le corps sans s'y fixer jamais et d'accéder à l'imperméabilité, à l'image du martin - pêcheur qui réussit à plonger dans l'eau et à en ressortir sec. Ainsi seulement peut naître en l'âme l'apaisement final. L'acceptation totale du monde. Non pas une acceptation passive mais impassible. Réconciliée.» La phrase suivante amusante et profonde dit bien que son expérience n'est que passagère : «Peut-être le léger état de sous-alimentation dans laquelle je me trouve depuis quelques jours explique-t-il ces sensations aériennes qui montent de l'âme, sans crier gare.»...

  

 

   Essais de soi poussés aux limites sans jamais que soit atteinte (ni même recherchée) une unité mystique d'un soi fondamental ou son élimination - sinon par le sommeil («Au bout du quatrième jour, je n'éprouve de bien-être que dans l'annulation de moi-même par le sommeil.»)...

 

  Essais de soi à partir d'expériences hétérogènes discontinues et souvent sur le fil que seule la volonté rend possible et que le fil de l'écriture restitue dans leur souveraine variété.

 

  Initiation interminable que cette autre expérience (apparemment antithétique) de la cabane au bord du Baïkal n'annule pas mais complète heureusement en mettant en avant la dimension contemplative.

 

UN AUTRE MOT

 

 Presque aussi rare que fil, tout aussi symbolique, le mot royaume revient parfois sous la "plume" de S. Tesson. Il l'emploie au sens propre (« Les Chinois sont en train de porter le coup de grâce au Tibet qui n'est déjà plus que l'ombre de l'ancien royaume qu'il fut.») ; il s'en sert comme image (En Mongolie :«Cette année, le ciel s'épanche. Les orages sont à la mesure des steppes : titanesques. Ici, les nuages ont la taille de royaumes.» ou «La Russie est l'empire du bringuebalant»). Mais il y a plus frappant : « Je suis arrivé au bout de la terre russe. En face, à moins de quinze mètres, inaccessible : la Mongolie. Je vis en ces quelques secondes l'un de ces bonheurs qui justifient des mois de voyage  : celui d'avoir atteint les portes d'un royaume, le bord des falaises de marbre, les rives des îles de corail ...».

  Sous les pas, dans une évasion permanente dont on n'a jamais le dernier mot, le seul royaume qui compte.

 

  À Darjeeling, «à la demande du constable du pipe band de la compagnie de police armée du Bengale [il] sonne devant la silhouette du Kanchenjunga quelques airs de cornemuse. Il [lui] plaît de croire que c'est en l'honneur des évadés politiques que [leurs] laments s'élèvent, par-dessus la colline.» L'axe du loup n'aura pas été en reste...

 

Rossini, le 23 août 2017

 

NOTES

(1)On peut penser que Tesson néglige certains aspects de leur histoire.

(2)Dans une œuvre plus récente, Dans les forêts de Sibérie, en regardant les dessins de la glace, de façon très large, il s'inscrit dans une longue tradition, celle d'une écriture de la nature

(3) Avec Dans les forêts de Sibérie il reviendra sur la notion d'énergie grise.

(4)En une phrase nous tenons les plus grandes catégories de Tesson. Son axiologie.

(5) Ossendovski rencontra le terrible baron von Unger-Sternberg dont parle Tesson en passant par la Mongolie.

(6) Depuis la parution du livre de Tesson, une hypothèse est apparue :  Rawicz se serait contenté d'exploiter le témoignage d'un compatriote qu'il aurait romancé. Cette hypothèse est elle aussi contestée.

(7) Prouesses intellectuelles qu'interdit, selon lui, le vélo.

 

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