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21 novembre 2017 2 21 /11 /novembre /2017 05:52

 

 «Qu'est-ce qu'on fait, là? On vit comme pas des hommes ; on meurt comme pas des morts. Ah la la!» 

 

          En 1849, Fiodor Dostoïeski est arrêté par la police du Tsar pour avoir comploté contre l’État au cours de réunions (autour de Pétrachevski) où l’on lisait beaucoup Fourier, Saint-Simon. Si son frère est innocenté, Fiodor, lui, après avoir subi un simulacre d'exécution doit, les fers aux pieds, rejoindre le bagne de Omsk en Sibérie où il restera quatre ans sans aucune réduction de peine malgré un comportement exemplaire. Il bénéficiait alors d'une certaine notoriété pour quelques romans et surtout pour ses Pauvres gens.

 Privé de livres (sauf une Bible qu'on lui volera), il rédigea quelques notes qu'il utilisa plus tard lors de son séjour militaire à Sémipalatinsk où il renoua aussi avec le roman dont le très drôle Bourg de Stépanchikovo et ses habitants. Enfin, c'est à Saint-Pétersbourg (qu'il retrouvait après dix ans d'absence), que parut en revueà partir de 1860, Carnets de la maison morte.

 

  Titre            "La maison morte!" me disais-je. 

   On sait que jusqu'à André Markowicz on donnait comme titre à cette œuvre Souvenirs (ou Récits) de la maison des morts ou, plus gogolien  (auteur aimé de Dostoïevski et cité dans son texte) La maison des âmes mortesL'expression russe dit plus exactement : maison morte. Et c'est cette formulation qu'il faut méditer. 

 Dans le souvenir du narrateur, le bagne est très tôt assimilé aux ténèbres. Il raconte : «Et c'est pourquoi (...) - une angoisse terrible, oppressante me torturait de plus en plus. "La maison morte!" me disais-je, observant parfois dans les ténèbres, depuis l'entrée de notre caserne, les détenus qui rentraient du travail et traînaient paresseusement sur l'esplanade du pénitencier, des casernes à la cuisine, et retour.» Pourtant, il concède qu'au bout de quelque temps, par habitude, « [il]marchai[t] dans le pénitencier comme [s'il] était chez lui.» et il reconnaît qu'«une fois notre caserne fermée, elle a pris soudain une sorte d'apparence particulière - l'apparence d'une vraie maison, d'un foyer familial. C'est seulement là que je pouvais voir les détenus, mes camarades, entièrement comme chez eux.»(j'ai souligné) Malgré l'horreur que nous verrons en détail, c'est un foyer. Dans la mesure où cesse pour la nuit toute intervention extérieure, où se relâche la surveillance. Cependant, beaucoup plus loin, il corrigera : «J'ai déjà dit également que, pour ce qui est de s'habituer à cette vie, même les autres prisonniers ne le pouvaient pas. (...) J'ai déjà dit que tous les prisonniers vivaient au bagne comme pas chez eux, mais comme à l'auberge, ou comme des soldats en campagne, comme un peu à l'étape. Les gens déportés pour la vie, eux aussi, s'agitaient ou se sentaient bouleversés, et chacun d'eux, sans aucune exception, rêvait en secret à quelque chose de presque impossible.» Il parlera plus tard des (trois) grandes tortures du bagne. Le titre Carnets de la maison morte met en avant la torture fondamentale : vivre (avec la sensation de passage !) dans le foyer de l'extériorité même (à part, allons nous lire), espèce de mort vécue de façon anticipée, à petit feu. Lequel foyer initie au plus profond, pour le pire et, parfois, le meilleur.

La maison morte est définie à la première page : "Chez nous, il y avait un monde absolument à part, qui ne ressemblait plus à rien, il y avait des lois à part , des costumes, des mœurs et des coutumes, et une Maison morte en vie, une vie - comme nulle part ailleurs et des gens à part.»(j'ai souligné) Maison morte en vie, maison animée de mort mais maison pas tout à fait morte à l'humanité. C'est justement, malgré l'abaissement de tous, l'objet des Carnets qui montreront que la maison morte tue aussi (lentement ou vivement) des êtres exceptionnels que ce foyer n'a pas empêché de révéler. Seuls ceux qui en sortent ayant droit à « La liberté, une vie nouvelle - cette résurrection d'entre les morts...(...)»(Je souligne)

 

Foi  

  Le lecteur mesurera vite la place de la croyance dans les souvenirs de la maison morte. De fréquentes exclamations (comme mon Dieu !), une pratique rituelle aux grandes fêtes (Noël, jeûne pour carême),  quelques phrases frappantes (sous le regard de Dieu) et quelques références implicites attestent la présence d’un système théologique et  moral qui résiste au pire des désordres et qui semble même renaître au contact de l'enfer en réorientant la pensée de l'écrivain dans le sens d'une foi populaire.(1)

 

Une ouverture romanesque : un cahier, assez volumineux, laissé inachevé...

 Dans une introduction de quelques pages, un narrateur inconnu évoque avec beaucoup d'ironie la Sibérie, ses fonctionnaires de passage, ses sages qui ne veulent pas la quitter. Il a fait connaissance   avec Alexandre Pétrovitch Goriantchikov (désormais ici, Alexandre Pétrovitch), colon né en Russie qui passa dix ans au bagne pour avoir, à vint-cinq ans, tué (par jalousie) sa femme et qui, libéré, survivait en donnant des cours. Prématurément vieilli, il parlait peu mais tout prouvait qu'il était cultivé. Son choix de vivre isolé, indifférent à l'actualité locale faisait qu'on le soupçonnait de folie. Malgré les réticences de l'ex-bagnard qui se croyait épié sans cesse, le narrateur, intrigué et attiré, lui parla mais il fut pris de honte à le voir terrorisé par ses questions. Après une courte absence, le narrateur apprend que Pétrovitch est mort. Il cherche encore à le mieux connaître en interrogeant sa logeuse et sa petite-fille Katia. Il les quitte avec des papiers du défunt parmi lesquels il découvre un cahier, «peinture, quoique sans plan, des dix ans qu'[il] avait passés au bagne.», parfois interrompue par des passages délirants. Il décide de publier ce tableau d'«un monde entièrement nouveau, jusque-là inconnu» et dont «l'étrangeté de certains faits, certaines remarques particulières sur un peuple perdu [le] captivèrent

  Ce personnage de Pétrovitch est une invention. Dans les faits, il n'est pas exactement Dostoïevski (la durée du passage au bagne est différente et il n'a rien laissé de délirant) même si au camp il est traité avec respect comme quelqu'un qui a beaucoup lu et si, vers la fin de son emprisonnement, il bénéficie de privilèges. Le narrateur que nous allons suivre lui doit beaucoup pourtant, à commencer par la qualité des observations et des réflexions. Mais si on compare Les Carnets avec la lettre de Dostoïevski adressée à son frère et parlant du bagne au moment de sa libération il est évident que les impressions du livre, tout en étant très sévères («les ragots, les intrigues, les commérages, la jalousie, les haines, la méchanceté restaient toujours au premier plan de cette vie de ténèbres») sont nettement moins critiques envers les bagnards traités alors d'"ennemis" (à cause de leur haine des nobles) et dans l'ensemble moins plaintives (il ne parle jamais de ses crises d'épilepsie (il en connaissait plusieurs par mois), de ses rhumatismes). Une distance est venue avec l'écriture : certes, il insiste sur la persécution qu'il dut subir au quotidien (la première année étant la plus douloureuse) mais en cherchant à l'expliquer et il développe largement le portrait des natures profondes, fortes, merveilleuses qu'il vanta rapidement à son frère. (2)

  Une chose encore est à retenir de cette ouverture : le narrateur anonyme de l'introduction (l'inventeur du cahier)) a envers Pétrovitch la même curiosité presque sauvage pour autrui que le narrateur des Carnets pour bien des prisonniers. Ce qui nous vaudra de grands portraits. 

 

Le livre de l'étonnement et de la curiosité «Ici personne ne pouvait étonner personne.»

  Jeté dans un univers élaboré pour détruire de toutes les façons les prisonniers, le narrateur, malgré ses souffrances, sa fatigue et ses découragements et sans qu'il le décide un jour précis, entreprit de tout regarder, de tout saisir, de tout capter avec une curiosité avide (c'est son mot). Il devint tout le contraire du vagabond de cinquante ans qu'il évoque à l'infirmerie et qui contemple tout tranquillement jusqu'à l'idiotie. Il voulut tout voir, tout savoir, tout éprouver jusqu'à scruter l'insupportable inhumain qui n'est jamais que de l'humain et à observer la résistance des hommes aux ténèbres. Comment et pourquoi tient-on le coup dans cet univers? En tout, le mystère des comportements l'attira, y compris celui du sordide. À l'hôpital, il tint à se rapprocher des prisonniers condamnés aux terribles coups de cannes comme Orlov (il fallait arrêter à deux mille coups, sur ordre du médecin, sinon c'était la mort). Ce qui était comme une nécessité au départ se transforma plus tard en projet où la mémoire tiendrait son rôle.

 

Des carnets

  Ce livre n'est pas un journal (on ne trouve aucune date (« Je suis entré au bagne en hiver, en plein mois de décembre») et Dostoïveski n'a rapporté du bagne que quelques feuillets) et la chronologie n'est pas exactement respectée. L'auteur propose deux grandes parties que, dans l'idéal, il faut mentalement rabattre l'une sur l'autre. La première cherche à restituer patiemment les sensations et l'apprentissage du premier jour, puis des trois suivants et du premier mois  : comme dans tout récit d'apprentissage, il aime raconter les premières fois (la première fois où il apprend à se déshabiller, à Tobolsk, la toute première impression («Ma première impression quand je suis entré dans la prison a été dans l'ensemble des plus détestables ; pourtant, malgré cela - étrangement ! - il m'a semblé qu'il était beaucoup plus facile de vivre en prison que je ne me l'étais imaginé en route.»), le premier matin à la caserne, le premier travail, le premier bain, le premier homme châtié par les cannes etc.), et il se remémore avec émotion les jours de fête et les soirs de représentation. Il parle de la première année parce c'est celle qui a le plus douloureusement marqué sa mémoire : « Le premier mois, et, en général, tout le début de ma vie au bagne se représentent vivement, aujourd'hui, à mon imagination. Les années de bagne qui ont suivi repassent dans ma mémoire d'une façon plus confuse. Certaines se sont comme complètement effacées, se sont fondues les unes dans les autres, ne laissant qu'une impression globale : quelque chose de lourd, de monotone, d'étouffant.» Il y revient quatre cents pages plus loin : «J'ai déjà dit que j'avais enfin fini par me faire à ma situation au pénitencier. Mais cet "enfin" a été très pénible, douloureux, trop lent à s'accomplir.» 

La seconde partie est plus thématique : on découvre tout d'abord les coutumes de l'hôpital, le sort des vrais malades et la souffrance des victimes des punitions corporelles commandées par quelques sadiques, la présence de quelques fous, le traitement des morts. Si l'on est un peu mieux à l'hôpital («C'était pénible pour nous là-bas, encore plus pénible qu'à l'hôpital, moralement plus pénible. La rage, la haine, les disputes, la jalousie, les attaques incessantes envers nous, les nobles, les visages méchants, menaçants.»), les soirées y sont d'un ennui mortel et les récits de chacun servent surtout à se désennuyer. L'auteur consacre même un chapitre à une aventure qui a la qualité d'une nouvelle très profonde (LE MARI D'AKOULKA), plongée éclairante dans le quotidien du peuple. Il évoque aussi le printemps et l'été, leur influence sur les prisonniers (la nature, la rivière Irtysh), consacre un chapitre entier aux animaux du camp puis raconte une esquisse de rébellion appelée Doléance qui ne mène à rien. Il offre aussi quelques portraits de camarades polonais, évoque le déclin de l'autorité du major et les effets limités de sa destitution. C'est ensuite le grand événement, la tentative d'évasion de deux compagnons, narrée de façon précise et faisant comprendre la joie secrète des autres bagnards et leur besoin de rêve. Enfin, racontée de façon sobre mais émouvante, c'est la libération de l'auteur.

 

Le narrateur 

  Le narrateur appartient donc à la classe des nobles (il a droit à plus d'argent), ce qui n’est pas sans effet (malgré lui) sur son rapport aux autres bagnards qui toute leur vie ont été regardés comme des serviteurs et des inférieurs (ce que continuent de faire les nobles Polonais) et qui, en retour, considéraient les anciens nobles d'un œil mauvais, sans sympathie. Ce que comprend le rédacteur sans pouvoir oublier la violence du rejet qu'il a toujours mal vécu, au début surtout. Il parle assez peu de son passé (rien sur sa famille, sur sa jeunesse, hormis une confidence sur la religion de son enfance dans la maison paternelle). Sa santé est fragile, il passe bien du temps auprès du médecin du camp sans jamais en donner de raisons précises (il se contente d'évoquer les nerfs) ; il parle brièvement de sa dépression du premier jour et peu à peu on découvre quelles souffrances et quelles angoisses il a connues. Avec finesse, il nous apprend sa joie mauvaise «qui touche parfois au besoin de se jeter soi-même du sel sur ses propres plaies, comme si l'on voulait contempler sa douleur, comme si la sensation de l'immensité de son malheur faisait en soi, réellement, une jouissance»,(3) sa recherche de l'abrutissement pour finir par ressembler à tous les bagnards («me couler dans le même moule que tous les autres»), sa quête de l'épuisement dans le travail pour pouvoir dormir parmi les puces, les poux, la puanteur et la saleté, sa lassitude devant la répétition des petits matins, la mélancolie permanente des interminables jours d'été mais aussi, dans les travaux très physiques, l'acquisition d'une force qui prolongea sa résistance.

C'est dans la partie II, qu'il revient sur ce qui était sous-jacent à ses premières sensations et à ses premières réactions, la haine poison : «Pendant ce premier été, j'ai erré dans le pénitencier pour ainsi dire comme une âme en peine. J'ai déjà dit que j'étais dans un état d'esprit tel que je ne pouvais apprécier et distinguer ceux des bagnards qui pouvaient m'aimer, même si  jamais ils n'ont pu me considérer sur un pied d'égalité. J'aimais aussi des camarades, des nobles, mais cette camaraderie n'allégeait pas le poids qui me pesait sur le cœur. J'aurais voulu ne plus rien voir, je crois bien, mais où pouvait-on fuir?»

D'un même mouvement donc, le narrateur regarda tout avec avidité tout en cherchant à ne pas trop ressentir son évidente exclusion par le peuple. Il éclaire ainsi son injustice envers les camarades : «Cette première année à cause de cette angoisse, il y avait beaucoup de choses que je ne remarquais pas autour de moi. Je fermais les yeux et je ne voulais pas regarder. Parmi mes camarades de bagnes, si méchants, si haineux, je ne distinguais pas les braves gens, les gens capables de penser et de sentir, malgré toute l'écorce répugnante qui les couvrait à l'extérieur. Au milieu des paroles mordantes, je ne remarquais pas, parfois, la parole gentille, sympathique, qui devait m'être d'autant plus chère qu'elle s'exprimait sans la moindre affectation, souvent du fond du cœur, d'un cœur qui avait peut-être souffert et enduré bien plus que moi.»(j'ai souligné) Il écrira aussi :«Évidemment, à ce moment-là, il y avait beaucoup de choses que j'étais loin de remarquer ou même de soupçonner, alors que je les avais sous le nez : dans ce qui m'était hostile, je ne devinais pas encore ce qui allait pouvoir devenir une source de joie 

 On comprend quelle lutte contre les conditions de vie et contre lui-même il lui fallut mener pour arriver à cerner tous ces êtres qui l'observaient avec une curiosité féroce alors que, dès les premières pages du récit, il n’est question que de son regard à lui («j'essayais de savoir ce qu'ils étaient comme gens et quel était leur caractère»), de sa curiosité frénétique (c'est aussi son mot) pour un grand nombre de prisonniers («Les [prisonniers qui ont le caractère le plus sombre et le plus renfermé] croisant au cours de ces promenades, j'aimais scruter leurs visages lugubres, marqué au fer, et essayer de deviner à quoi ils pensaient.»(je surmarque) et parfois admirative comme avec Isaï Fomitch lors de son étonnante prière extatique.

 

     Pourquoi cette passion du regard?  Ces hommes, les a-t-il observés pour distraire son ennui, pour lutter contre la culpabilité inconsciente que provoquait cette incompréhension qui tournait à la haine? Sa mémoire si puissante a-t-elle reconstitué ce qu'il avait vu sans le vouloir? Peut-être. On doit aussi penser que c'est avant tout par passion obsédante de l'humain et, sans dessein volontaire, avec ce regard singulier qui constitue toujours le romancier attentif également au dire de chacun : «chacun portait son récit propre, un récit trouble et oppressant, comme un réveil avec la gueule de bois.».

     On ne peut guère parler de linéarité de son récit. Il restitue des faits marquants de ses premiers mois mais l’expérience mémorielle est si riche qu’il lui arrive souvent d'interrompre son propos par de nombreuses prolepses et de fréquents rappels. Il admet parfois ne pas pouvoir attendre de parler de certains (comme Anastasia et sa générosité infinie par exemple) ; Orlov rencontré à l'hôpital est évoqué  très tôt. Un personnage oublié pendant trois cents pages surgit soudain. Il lui arrive de constater, avant de reprendre le fil, qu’il a perdu de vue son sujet. Il convient fréquemment de ses redites en répétant qu’il se répète et il n'est pas avare de digressions.... Enfin,  quelques notations heureuses disséminées dans le texte (un rire, le beauté de la neige au matin, une chanson kirghize lointaine, une yourte aperçue pendant les chantiers à l'extérieur, un bout de ciel bleu entre des pieux) viennent trouer l'océan de noirceur qu'il subit.

  S'il est incontestable que le récit est globalement construit et que la monotonie a été évitée en artiste, il reste qu'une certaine urgence d'écriture semble présider à la rédaction de ces carnets pourtant travaillés bien après le bagne.(4) 

Le livre d'un témoin

    Même si le narrateur concède qu'il est parfois victime d'oubli et que, pour ceux qui le liront, son récit peut sembler daté par rapport à certaines évolutions du bagne, ces carnets d'un prisonnier qui regarda tout et écouta avec passion rumeurs et histoires vraies ont une incontestable dimension documentaire. (5) 

  On apprécie la précision de l'auteur à propos des différents statuts des prisonniers (criminels civils, militaires, ceux des sections spéciales), de leur apparence (les vêtements, les coiffures disent qui ils sont), de l'étendue de leurs crimes (ils sont tous bien représentés), de la dureté de l'enfermement et des travaux, de la hiérarchie des contraintes (les fabriques, les mines, plus favorables que les forteresses), de la durée des séjours (peines courtes, peines longues (quinze ou vingt ans et au-delà)). Apparaissent aussi les distinctions régionales, sociales et ethniques (Kirghiz, Tsiganes, Tatar)).

 Sans aucune volonté d'exhaustivité balzacienne (ce ne fut jamais le souci du romancier Dostoïevski), le narrateur fait rapidement imaginer la forteresse et son environnement (toute la ville est sur une hutte, la forêt est assez loin), le centre de l’ensemble où se fait l’appel plusieurs fois par jour, l'hôpital (sale mais accueillant), les casernes (des dortoirs suffocants), la cuisine (à la nourriture presque correcte, hormis la soupe aux cafards (on la retrouve dans Crime et châtiment)), les nombreux ateliers et les différents travaux qu'ils abritent, les bureaux pour de rares privilégiés. Sans oublier les espaces facilitant de discrets rendez-vous pour les négociations. Le lieu de culte est à l'extérieur. Seuls les plus âgés et les plus fervents prient régulièrement.

 Le quadrillage spatial se double d'un quadrillage temporel qui participe au conditionnement et à la répression au même titre que les fers : les saisons (les plus terribles, le printemps et l'été, créatrices de désir, de violence, d'angoisse du lointain) ; les rites de la journée type (le réveil en groupe et au tambour (l'hiver dans un froid glaçant), l’appel du soir et le repas dans un désordre effrayantles jeux (le maïdan), le travail nocturne en cachette (une sorte d'auto-défense) souvent au service des villages voisins, les nuits traversées de cris («Presque tous les prisonniers parlaient et déliraient la nuit. Les injures, le jargon des voleurs, les couteaux et les haches leur venaient sur la langue le plus souvent dans leur délire . "On est des gens gens battus, disaient-ils, on est tout battus au-dedans, pour ça qu'on crie la nuit."»), celles d'été si courtes, si chaudes, si torturantes avec l'invasion grouillante des puces qui poussent au délire fébrile. Le quotidien répétitif est restitué avec ses fouilles fréquentes et vaines, avec les grands moments d'ennui et d'oisiveté nourris des commérages, des discussions interminables sur de fausses rumeurs (qu'ils savent fausses), des disputes et des insultes jouées, de rares accès de violence (les bagarres sont limitées par la crainte des punitions cruelles («les ennemis eux-mêmes se disputaient pour se distraire, pour s'exercer la langue»). Dans ces cercles temporels s'inscrit la plate variation du samedi (le coiffeur), celle des visiteuses porteuses de pain quand il s'agit d'enfants et, pour d'autres faims, pauvres prostituées rejointes au prix des difficultés les plus insurmontables.

 Cependant, il est des moments exceptionnels qui donnent l'illusion de vaincre l'ennui : les fêtes religieuses (la Noël qu'il décrit longuement dans son aspect festif et sa fin mélancolique), la représentation théâtrale (la fierté du peuple des prisonniers) ou, beaucoup plus rares et moins prévisibles, la visite d'un revizor, l'achat d'un cheval par des prisonniers avertis, un conflit dans les cuisines, un jour de doléance qui tourne court, la sanction du major qui renforce la militarisation du camp mais sans rien changer.    

  Mémorable reste la sortie pour le bain - ce paradis pour Isaï, pour la plupart, un enfer dont on sort très peu lavé. Ces pages représentent un des sommets de l'œuvre comme le reconnut (avant bien d'autres) Tourgueniev, sommet d'une œuvre qui ne cherchait pas l'anthologie. Dans le même mouvement mais moins visibles, on doit aussi à Dostoïevski des suggestions d'une rare justesse sur la gestion du temps par le calcul des jours menant vers la sortie (pour ceux qui ont pris un temps limité), par le jeu, par l'alcool, par l'abrutissement dans le travail. Par le commerce et le vol comme on va voir bientôt.

  Dans les pas du narrateur, nous sommes à notre tour initiés à ce monde à part qu'il mit un peu de temps à saisir malgré l'aide d'Akim. Dans un espace forcément surveillé il convient de parfaitement maîtriser des codes non écrits mais puissants : se surveiller est indispensable. On distingue les hiérarchies (un grand criminel est respecté, ceux qui travaillent pour le village sont avantagés, les nobles ayant droit à plus d'argent peuvent avoir des serviteurs), on saisit la répartition des groupes, leurs rapports de force, leur organisation (avec des meneurs, ennemis entre eux, intelligents, peu diserts, bien vus des autorités), les "logiques" d'exclusion : sont rejetés (tout en attirant des "serviteurs" auto-désignés aussi zélés que parasites) les politiques, les nobles honnis par le peuple mais favorisés par l'encadrement militaire (6) et, toujours, les paysans... alors que la majorité des prisonniers est issue de cette classe....

   Plus riches encore sont les observations sur l'économie “souterraine” du bagne. À l'arrivée du prisonnier, son premier mobile relève de la récupération : tout peut servir («une couverture sera cousue de vieilles pièces de tissu réglementaire, des restes de vieux pantalons et de vestes que j'avais achetés aux autres détenus.») mais il comprend vite que tout peut être objet de marché : le plus délaissé, le plus cabossé, le plus usé a une valeur. L'invendable se négocie. L’argent est le cœur de la survie et il possède une importance terrible, un pouvoir immense : en être privé rendrait fou ou criminel («ils se lanceraient dans des crimes inouïs - les uns par ennui, les autres pour être plus vite exécutés et disparaître ou, d'une façon ou d'une autre, "changer de sort"(terme technique)». L’espoir d’économiser, de trafiquer, de gagner dans un échange, libère des forces qu’il ne fallait pas contrarier et ressemble même, si l'on suit la fine analyse du témoin, à une sensation (illusoire mais indispensable) de liberté. Il y a du jeu, vital, dans cette économie. Tout est tarifé dans le camp, on fait commerce de tout : tout se loue (un banc aux bains ; son dos pour porter un gros poids ou l'alcool) ou se vend (la peau d'un chien permet de fabriquer des bottines fourrées vendues a un gradé ; la viande de Vaska, le bouc du camp exécuté sur un caprice du major, fut achetée un rouble et demi par un prisonnier :«cet argent a servi à acheter des kalatchs et celui qui a acheté Vaska l'a revendu par morceaux, à ses propres camarades, sous forme de plat de viande. La viande s'est avérée, de fait exceptionnelle.») On achète aussi les régimes alimentaires à l'hôpital (celui du scorbut est enviable - ceux qui «n'avaient droit qu'à un régime maigre, achetaient de la viande ou le régime du scorbut, buvaient du kvas, de la bière d'hôpital, en les achetant à ceux qui en avaient besoin. Certains engloutissaient même deux portions. Ces portions se vendaient ou se revendaient pour de l'argent. La portion de bœuf s'estimait assez cher : elle coûtait cinq kopecks en assignats»). Les gardes facilitent gratuitement ces échanges. La pauvreté était générale mais la privation et la ruse permettaient de vrais gains, à l'échelle d'un camp. Plus étonnant encore : on pouvait vendre son identité, son destin, ce que fit Souchilov - le - simple qui s’échangea. Symbole fondamental de l'ensemble du système.

 Le marché est incessant, la négociation permanente, le risque pris donnant de la valeur à l’entreprise. Le narrateur rapporte précisément les modes de circulation et de régulation des produits comme l’alcool. Comme il dit, l'entreprise est téméraire car «elle peut vous coûter votre dos, la marchandise et le capital avec» mais le système force l'admiration par son ingéniosité et tous les calculs qu'il suppose. On mesure la qualité du travail avec l'abondance de l'alcool à la fête de Noël....Comme à l'extérieur, ces commerces font fi de l'éthique : dans ces circonstances, le vol est un devoir chez les prisonniers les plus sincèrement amicaux, comme le narrateur en fait assez vite l’expérience. Sauf rares exceptions, tout le monde exploite tout le monde et, en même temps, beaucoup s’entraident. Jamais personne n’en veut aux voleurs, aux espions ou aux délateurs. Dans cette institution du vol, une exception : les dons faits aux prisonniers par les villageois à l'occasion des grandes fêtes sont toujours partagés de façon juste.

 Le rythme de cette économie (lente accumulation, même modeste, tension de tous les instants puis dépense d'un coup) est assez simple mais sidérant pour le lecteur : il faut un projet, des réseaux, des calculs, de la patience. Poussant à un déséquilibre irrationnel, le bagnard peut pendant des semaines voire des mois suer sang et eau pour finir par dilapider jusqu’au dernier kopeck tout ce qu’il a patiemment cumulé (et qui était remis aux soins scrupuleux d’un  pieux vieil homme, sorte de banquier officieux). Ainsi, une bringue célébrant un anniversaire (sous la protection des autres prisonniers qui veillent à ce que des excès ne soient pas commis) gaspille tout en moins d’une journée d’une façon qui semble infantile (mot fréquent dans le livre, on y reviendra) à un regard objectif.  Comme le vol et le négoce, cette dilapidation paraît vitale aux yeux du narrateur qui ne cache pas son admiration pour les capacités, les inventions, les ruses mises en œuvre et pour la polyvalence de certains prisonniers qui entretiennent même une clientèle (voire des maîtresses) dans le village voisin....

 

            Si, à première lecture, Carnets est un témoignage c'est qu'il relève surtout d'une observation intense et d'une interrogation inquiète qui devint vite une volonté de savoir et de faire savoir sur l'homme. Sans doute fermé, au début, aux camarades de bagne, Alexandre Pétrovitch ne put pas ne pas ouvrir grand les yeux pour voir de mieux en mieux et pas seulement le pire. Il sut tout regarder, tout scruter, et prendre la mesure des capacités autant de résistance que de déformation de l'homme (par l'homme). Nous lisons aussi le livre d'un écrivain qui, passé le prologue, s'interdit le romanesque et la fiction et d'un croyant qui interroge la souffrance et le Mal qu'il a vécus au quotidien.

 

Le livre d'un écrivain 

 

  «Je voulais représenter tout notre pénitencier et tout ce que j'ai vécu au cours de ces années, dans un unique tableau, marquant et clair.»

   Témoin soucieux de rendre au plus juste son expérience douloureuse, l'auteur n'échappe pas à la conscience esthétique qui est  nécessairement la sienne. 

 Il lui arrive de penser au lecteur : «Dois-je décrire toute cette vie, toutes mes années au pénitencier ? Je ne le pense pas.» Il  affirme aussi qu'il a voulu éviter la monotonie (sans oublier de la rendre par d'autres moyens) et on a déjà dit qu'il avait une volonté de composition. Le plus intéressant est dans la diversité des composants des récits : il aime restituer d'amples scènes (Noël (le seul jour où perce, au matin, un sentiment d'amitié entre tous qui tourne au crescendo de bien ivres, ce qui, un temps, l'attriste), l'étuve, le théâtre (admirable passage où se complètent le descriptif (le décor, les acteurs, les spectateurs), le narratif (l'intrigue des pièces, les réactions du public), la réflexion (sur le Russe, le peuple, le bagnard)) qui structurent l'ensemble et qui prouvent son sens de la masse (la montée de l'ivresse soudaine à Noël, la vérité de l'ivrognerie de ce soir-là) et du détail (le cochon de lait d'Akim, la chanson de bagnard ; au théâtre, le "merveilleux "rideau faits de si nombreux matériaux). Il multiplie les registres (le pathétique comme le comique (lui-même parfois d'une profonde tristesse comme le rapprochement inédit de Varlamov et Boulkine autour de la répétition de l'expression "des craques"), la réflexion morale ou politique) et, sommet du livre, il offre de puissants portraits que nous lirons plus tard.

Toutefois, le plus frappant est l'attention prêtée à la langue, aux mots, aux accents, aux intonations. Autant que le regard, l'oreille est celle d'un écrivain qui écoute comme Hugo et, plus tard, Zola (qui s'aida aussi de livres). En de nombreux dialogues, il fait entendre aussi bien les dictons russes ("avec des si, même à Moscou y aurait des sous gratuits") que l'argot des prisonniers (filou pour couteau), les expressions locales («ou, comme on disait chez nous "on ne lui respectait que très peu"» ou « Vous avez tué la mort aux bêtes»), la répétition de pépère à tout bout de champ, les injures en leur ronde, les surnoms, les tics de langage, les problèmes de prononciation de tel ou tel, les maladresses de quelques-un (le jeune Aléi qui apprend pourtant si vite le russe, le vieux-croyant et son erreur avec le mot hont(r)e, la déformation de déportation en déFortation), les difficultés syntaxiques de certains (que rend bien le traducteur, par exemple dans le récit de Louka Kouzmitch qui imite l'ukrainien) ou sémantiques de quelques autres (Skouratov prend souvent un mot pour un autre), ou, mieux, les trouvailles involontaires mais significatives comme "un gars pour rien" appliquée à ce pauvre Skouratov. Ces dialogues souvent querelleurs (ainsi entre le musclé rougeaud et l'ancien greffier si diplomate pourtant), ces monologues (rejouant des dialogues, un acteur interprétant plusieurs rôles comme dans JE SUIS LE TSAR!)), leur quantité, leur longueur, leur richesse, leur dimension pleine d'esprit sont un des apports dynamiques du texte : chaque parole apparaît dans sa singularité, dans sa théâtralité et elle est parfaitement intégrée dans une dimension parfois chorale qui sera le grand apport des romans futurs de Dostoïevski. La "nouvelle" le MARI D'AKOULKA est une merveille de restitution de la langue populaire (ce qui vaut aussi pour la traduction).

  S'il parle de la soirée théâtrale avec ferveur c'est à la comédie que (se) jouent (volontairement ou inconsciemment) beaucoup de prisonniers qu'il nous rend sensible : on découvre qu'un bagnard peut jouer au dandy, qu'un autre (Skouratov) aime le rôle de bouffon méprisé, que tel assassin (Louka) manifeste une soif immense de reconnaissance jamais vraiment obtenue malgré ses grands efforts. Le narrateur traque le moindre signe, la plus petite nuance dans la voix ou le geste. Cette comédie de la plupart qui le retient tellement est la preuve que la société des bannis est encore une société.

 Toutefois, ce romancier qui s'interdit de faire du roman sait qu'il doit avant tout rendre au mieux les ténèbres de cet enfer.
 

Un livre de la souffrance et du Mal 

                «J'ai posé nombre de questions sur la douleur. » 

 •Torture : tôt dans son récit, le narrateur dégage les trois tortures qui accablent globalement l'arrivant : dominent la souffrance due à la privation de liberté, celle du travail forcé (qui peut-être moins pénible qu'un travail à l'extérieur mais qui reste forcé) mais surtout la cohabitation générale obligatoire («en prison, il se rencontre des gens avec lesquels tout le monde ne voudrait pas cohabiter»)(7) Cependant, la souffrance prend d'autres formes plus précises et hélas plus variées : elle permet ainsi d'étendre (de force) la connaissance de ce que peut un corps.

  La faculté de résistance de ces bagnards est à peine croyable (le XXème siècle ajoutera sa marque et montrera qu'il pouvait faire pire) et chaque page en donne la mesure. Certains visages déformés et terrifiants (qui ont effrayé Isaï et sans doute le narrateur) l'attestent. Résistance à quoi?

  On pense à la saleté, aux poux, punaises et puces, au manque d'hygiène (les peignoirs de l'hôpital !), aux conditions atmosphériques (chaud et froid extrêmes), aux odeurs étouffantes. On pense encore plus à la marque au fer rouge imposée sur le front de beaucoup, aux fers aux pieds de huit à douze livres (y compris pour les malades comme les phtisiques comme Mikhailov, endurant inutile qui est décrit dans son agonie et dans les premiers instants de sa mort), fers qu'il faut séparer du pied par des "protège-chevilles" sinon c'est une peine insoutenable.

  Même le passage par les bains (de la ville) qui devrait représenter un moment heureux (ce qu'il est pour le seul Isaï Fomitch qui se livre aux bras virils de fouetteurs (évidemment loués)) se transforme en enfer pour tous, faute d'espace acceptable (pas une paume de large libre) :  tous se bousculent entre des bancs, eux aussi loués, sous lesquels «il faisait sombre et sale et où une sorte de moisissure glauque avait presque un demi-doigt d'épaisseur.» Plusieurs épaisseurs d'hommes excités s'entrechoquant dans un bruit assourdissant et l'eau crasseuse giclant sur tous. La propreté supposée finit en saleté et en souillure.

  Pourtant, ce qui retient le lecteur c'est le regard du narrateur sur les victimes des cannes et des verges, battus presque à mort. Regard scrutateur. Regard admiratif : pour la fermeté extraordinaire des victimes qui pourtant tremblaient de peur avant la séance mais passaient vaillamment l'épreuve (Alexandre résistant à 4000 coups ! dont il raconte les étapes et qui, comme presque tous les battus, ne tient pas rigueur à ses bourreaux) ; regard incrédule pour le choix d'une punition de substitution (un homme maltraitant ses yeux volontairement pour éviter les mille coups de cannes et qui ainsi tend à s'infliger pire) ; regard incontestablement fasciné par la douleur : «J'avais parfois envie de savoir précisément à quel point cette douleur était grande, à quoi, finalement on peut la comparer. Vraiment, je me demande pourquoi j'essayais de le savoir. Je le répète, j'étais bouleversé, retourné. Mais j'ai eu beau demander, je n'ai jamais pu obtenir de réponse satisfaisante. Ça brûle, c'est comme une flamme, - voilà tout ce que j'ai pu savoir et c'était la seule réponse pour tout le monde.»(J'ai souligné) L'expérience lui a manqué et, en écrivain, il semble regretter la pauvreté de la restitution de cette unique image du feu comme s'il lui semblait qu'il y avait plus et mieux à dire....

 

 Vivant au milieu de ces tortures, en observateur et en écrivain (croyant mais torturé, véritablement), le narrateur se passionne pour les destins de ceux qui furent ses "proches" pendant dix ans (comme on sait, quatre en réalité) : assassins, débauchés, monstres patentés. Et il cherche à restituer les différentes réponses aux conditions du bagne d'une cinquantaine de personnes, réponses qui sont autant de formes d'adaptation (ou d'inadaptation) à l'invivable forcé.

 

•Portraits  «La réalité tend à la fragmentation.»

 

     Le nombre et la variété des portraits impressionnent le lecteur qui ne peut qu’admirer la richesse des observations et la profondeur des analyses sans nier qu'ils ne peuvent se comparer à ceux des romans de Dostoïevski si novateurs et tellement plus dynamiques et fouillés sur une durée plus ample. Ce lecteur n'étant pas tenu d'en partager les présupposés ou les valeurs comme celle de "nature" inséparable d'une théodicée : «Il existe des natures qui sont, par nature, si splendides, qui sont tellement bénies de Dieu que la seule pensée qu'elles puissent en quoi que ce soit se dégrader un jour ou l'autre me paraît impossible.» Nous le disions dès le départ : nul doute que le texte confirme en tout point une axiomatique profondément religieuse que chaque portrait concourt à installer. Quelques phrases l'attestent: «Mon Dieu! mais un traitement humain peut même rendre humain un homme qui, depuis longtemps, a laissé se ternir en lui l'image de Dieu.» Ou encore, au cœur d'une analyse du sadisme : «Qui a éprouvé une fois ce pouvoir, cette domination illimitée sur le corps, le sang et l'esprit d'un homme - d'un homme autant que lui, créé de la même façon, son frère selon la loi du Christ ; qui a éprouvé le pouvoir et la possibilité totale de rabaisser de la plus haute des humiliations un autre être qui porte en lui l'image du Seigneur, celui-là, malgré lui, cesse d'être maître de ses sensations.»  Classiquement mais avec des inflexions très personnelles ses observations se fondent sur trois éléments d'appréciation (le corps, l'esprit, le coeur) hiérarchisés de façon originale pour chacun des bagnards. Ainsi, tout portrait contribue-t-il indirectement à un autoportrait intellectuel et moral du narrateur. Mais on peut aussi le dire pour l'ensemble des Carnets.

 

    Ne craignant pas les généralisations, il lui arrive de dresser des portraits de groupes (nationaux (les nobles polonais), ethniques, sociaux ou idéologiques (les vieux-croyants sibériens par exemple), de caractériser les êtres par confréries en les cernant dans leurs actions et réactions mais aussi et surtout de façon très fine à l’aide des rêves secrets qu’il devinait sous le masque de leur intolérance et de leurs railleries. Il dégage ainsi les sombres et renfermés, les simplets (et les faux simplets comme Varlamov), les naïfs, les taciturnes et les méchants, les indifférents et apathiques, les gentils, les totalement désespérés (le vieillard du Starodoubié), les (rares) résolus comme Pétrov. Mais il nuance avec raison: «J'essaie, là, en ce moment, de diviser le bagne en catégories ; mais est-ce possible? La réalité est infiniment diverse, comparée à toutes les déductions, même les plus futées, de la pensée abstraite et elle ne souffre pas ses distinctions trop fortes, trop violentes. La réalité tend à la fragmentation.» et révèle ainsi la passion du singulier qui est à l'origine de ces portraits qui poussent à arrêter la lecture pour lever longtemps les yeux au-dessus du livre. Qu'il le perce ou pas, qu'il relève d'une catégorie ou non, qu'il ait pu provoquer des erreurs de jugement («mes opinions se sont beaucoup modifiées , même pour les assassins les plus terribles. Tel homme n'a tué personne, mais il est plus effrayant que tel autre, qui est là pour six meurtres.»), c'est le mystère de chacun des êtres qui le retient, mystère qu'il tente d'éclairer le plus possible...même si, parfois, le mystère demeure pour les purs et les pires.

    Malgré quelques exceptions (comme Pétrov ou les membres de la section militaire spéciale, tous d'une laideur extrême (monstrueux, loqueteux)), les portraits (d'inégales longueurs) des bagnards font peu de place aux détails physiques : quelques mots suffisent sur la taille, l’allure, et essentiels, obsédants, le visage, le regard ou le rire (clé  fréquente d'interprétation). Il s'attache principalement à l'intelligence et à la dimension morale (ou à son absence) de chacun : tout portrait présente une dominante qui oriente l'ensemble des remarques.

 

   Dans pareil lieu, une seule question se pose : celle de l'"adaptation" aux conditions que nous connaissons mieux maintenant. Que faire dans cette maison morte? Comment survivre? Le seul mot d'adaptation  (et ce qu'il représente) appartient à la torture.

  On rencontre un ensemble (attendu), celui du Pire d'où émergent, sur un fond religieux indiscutable (avec Akim on verra qu'il ne suffit pas toujours) et dans un fin nuancier de gammes morales, des prisonniers incarnant la pureté, la piété, la sainteté, la probité, l'innocence (distinctions qui parfois ont aussi leur part d'ombre). C'est par antithèse, sur fond de cloaque, que se détachent ces figures. Comment traversent-elles le bagne sans être atteintes et sans sombrer ? 

  Restons un instant sur le seuil du camp. Dans un faubourg de la ville voisine vivait Nastassia Ivanovna, une femme que le bagnard verra pour la première fois le jour de sa libération. Jusque-là, lui et ses camarades recevaient d’elle des nouvelles précieuses de l’extérieur et il est évident que le seul bonheur de cette femme très pauvre était de venir en aide aux détenus : «elle n’était ni vieille ni jeune, ni laide ni jolie ; il était même difficile de savoir si elle était intelligente ou cultivée. Ce qu’on remarquait seulement en elle, à chaque pas, c’était une bonté infinie, un désir irrépressible de rendre service, de soulager, de nous faire absolument quelque chose d’agréable.» Entendons qu'il s'agit ici, comme l’atteste le petit cadeau qu’elle lui remet, un être du don absolu derrière lequel certains veulent voir le masque de l’égoïsme, ce que le narrateur ne peut comprendre.(8) Forcément marginal, ce portrait modeste fait figure de centre décentré.

 

____•Les hors d'atteinte

 Mais revenons dans l'enceinte du bagne et voyons ceux qui sont là sans avoir rien fait ou peu. Parmi les visages enlaidis par la haine émerge le pieux, probe et naïf Nourrah, ce Caucasien "rallié" (surnommé "Le LION") si respectueux de la loi islamique (il prie et jeûne comme un fanatique) et qui ne tient debout que par l'espoir d'un retour dans sa région natale. Un sourire permanent, un simple geste d'accueil adressé au narrateur le résument parfaitement : le bagne ne peut rien contre lui. 

    Aleï, une des plus belles rencontres de l'auteur, incarne la pureté : venu du Dagestan, déporté avec ses frères assassins mais pour une durée plus courte qu'eux, lui n'ayant fait que les accompagner sans savoir ce qu'ils allaient entreprendre (meurtre d'un Arménien et de ses gardes). Toutes ses actions sont désintéressées, il demeure d'une gaieté bienveillante et, sans en méconnaître les formes qui grouillent autour de lui, il échappe à la perversité que sécrète le voisinage de criminels ou d'êtres déshumanisés («On a du mal à comprendre comment ce petit garçon, pendant tout le temps qu'il est resté au bagne, a su garder en lui cette tendresse de cœur, se forger une honnêteté si inflexible, une telle bienveillance, une telle sympathie, ne pas s'endurcir, se pervertir.») Ce jeune homme a tous les dons (manuels et intellectuels : il apprend à lire et écrire le russe à une vitesse incroyable, au théâtre, il sait n'être que regard et oreille, il entre facilement dans le message d'Issa (Jésus)) mais aux yeux du narrateur, il a surtout le don du coeur. Dans cet enfer de promiscuité et de noirceur, en soulignant à peine un geste, un silence, une gentillesse, le narrateur parvient à saisir en cette victime une lumière dont la pureté rend le mystère encore plus insondable. 

    Un peu différent est le cas du vieux-croyant de soixante ans, le trésorier secret du camp en qui tous avaient confiance sans que la vanité jamais l'atteigne. Il est l'un des hommes les plus doux et les mieux intentionnés qu'il ait été donné au narrateur de fréquenter et son rire clair et doux annonce selon lui un homme de bien. Et pourtant, dans un mouvement de résistance religieuse, il avait brûlé une église. Le bagne a pris un sens pour lui : toujours digne et discret, ne regrettant pas de vivre son «martyre pour la foi», il lui arrive au cours de ses prières et lectures nocturnes de pleurer l'éloignement définitif de sa famille. Mais jamais il ne manifestera de ressentiment. Il incarne à la fois le sacrifice pour des convictions et le refus (religieux, mais il en est d'autres) d'entrer dans la logique de la haine et du ressentiment. Sur ce plan, on voit à peine passer en ombres chinoises un fervent vieillard qui prie jour et nuit mais sur lequel il n'est presque rien dit.

 Réservons pour plus tard un cas presque incroyable que le livre n'élucide pas assez : celui d'un noble (parricide supposé) qui passa longtemps pour insensible et inhumain et qui, rétrospectivement, se révèlera une sorte de mélange de stoïcien et d'épicurien (au sens galvaudé), victime d'une erreur abominable et qui aura tout accepté sans mot dire.

 L'adaptation (la résistance) par l'amitié est si rare dans ce monde que la rencontre entre B (un noble d'une grande culture, au caractère généreux mais souffrant de la poitrine et fragile des nerfs que l'on mettait en double sur certains travaux pénibles) et un jeune homme frais, pétulant, fort, courageux (qui mourut assez vite) n'est pas développée mais inspire au narrateur une grande admiration. 

 

•_____ Autres cas d'"adaptation"

  L'adaptation peut prendre des formes moins valorisées par Alexandre Pétrovitch.

*les simples  

 Figure classique dans l'univers russe (elle s'imposera plus tard à Dostoïeski mais avec de plus amples ambitions), le simple paraît ici et là dans la galerie des bagnards : on voit un peu Kobilyne (obtus et limité, mais tendre et très gentil) qui sert de faire-valoir à Louka Kouzmitch le hâbleur mais finalement casse tous ses effets. Il offre, malgré lui, un force ironique. Ajoutons lui Ossip, gentil Hercule commis aux cuisines (et cuisinier attitré du narrateur), d'une parfaite honnêteté (quoique fou de contrebande) lâche en tout et présentant un âge mental de sept ans.

*les soumis

 Voisine (mais peut-être plus contestable aux yeux du lecteur) apparaît la catégorie des soumis "par nature"  : «Le trait distinctif de ces gens, c'est d'anéantir leur personnalité toujours, partout et presque devant tout le monde, et, dans les affaires communes, de ne pas même jouer des deuxièmes rôles des troisièmes. Ils sont ainsi de nature.» Se dégage nettement Souchilov, serviteur volontaire de Pétrovitch (auquel il n'a jamais rien demandé), écrasé par nature sans que jamais personne ne cherche à l'écraser. Il ne vivait que pour servir et c'est lui qui s'échangea (échangeant son nom et changeant de destin sur le chemin de la Sibérie) sans penser aux conséquences. Paradoxalement, c'est aussi lui qui pleura pour une maladresse du narrateur, lequel découvrit ce jour là les premières larmes du camp. Souchilov restera un mystère pour lui : alors que ce serviteur supportait toute la journée les lazzis des autres bagnards bien moins disposés à son égard il sera durablement offensé par un impair insignifiant de ce "maître" qu'il vénérait sans raison apparente. Plus loin, nous verrons Sirotkine.

  Face aux différentes modalités de l'adaptation la complexité du système axiologique du narrateur s'enrichit d'une figure troublante sur laquelle il insiste beaucoup à de nombreuses pages d'intervalle. La foi dostoïeskienne s'en trouve éclaircie.

 Parmi les quatre nobles russes, Pétrovitch distingue tôt Akim qui, bien que bon initiateur à cet enfer, lui déplut dès le premier jour. Il représente un cas intéressant  par sa richesse. Orphelin adopté, ancien lieutenant du Caucase, il est le toqué, le faible d'esprit, terriblement illettré, raisonneur terrible, capable d'emportements, l'un d'eux le menant au bagne (il fut puni pour avoir fait passer par les armes un noble caucasien qui avait brûlé une forteresse). Outre ses capacités manuelles et techniques exceptionnelles qu'il découvrait en autodidacte et appliquait à merveille, ce qui fascine notre témoin c'est la coexistence en lui de ce crime (que le criminel ne juge pas comme tel) et de son extrême probité au bagne : il ne vole jamais et tente (vainement) de convaincre les prisonniers de ne pas voler. Cependant les raisons morales d'Akim sont peu appréciées par le narrateur qui revient plusieurs fois sur son cas pour construire un portrait toujours plus sévère qu'il tente de rattraper vers la fin. Si Akim est l'adaptabilité faite homme dans tous les savoir-faire, il y a chez lui une morale étriquée, essentiellement formaliste, fondée sur la règle et le rituel conçus comme venant de l'extérieur pendant l'enfance et appliquée mécaniquement : «Il n'était pas non plus particulièrement religieux, parce que le désir d'honnêteté, semblait-il, avait englouti en lui tout ce qu'il avait de dons d'humanité et particulièrement toutes ses passions, les mauvaises comme les bonnes. (...) Une fois, une seule fois dans sa vie, il avait essayé de vivre selon son idée à lui - et il s'était retrouvé au bagne. Une leçon qu'il n'oubliait jamais»(j'ai souligné). Avec pareil portrait on comprend dès maintenant la singulière intransigeance religieuse que Dostoïevski développera dans d'autres grands textes.

Dans un monde où l'argent circule beaucoup, ses travaux et productions (des lanternes par exemple) mettaient Akim dans une situation favorable. Sa probité et son adaptation retiennent si peu son camarade de camp qu'il le fuit du mieux qu'il peut et qu'il se croit obligé d'inventer pour lui une catégorie qu'il est le seul à représenter dans ce bagne « celle des bagnards totalement indifférents (...) c'est-à-dire de ceux pour lesquels il était totalement égal de vivre au bagne ou de vivre libres.» Akim était en paix avec la réalité. On doit parler à son sujet de subordination profonde. Cet accommodement avec tout est attesté par la façon qu'il a eue de s'installer dans le camp comme si c'était pour la vie. On n'est guère étonné de constater que le pire des défauts d'Akim était dans son incapacité à raconter des éléments de sa vie....

 

_____• l'adaptation (apparemment) "heureuse"

  «Eux, ils traînaient devant moi, le front plissé, ou alors trop joyeux (ces deux types sont les plus fréquents et ils sont presque caractéristiques du bagne)(...)»

  Cette notion est plus que discutable mais elle convient pourtant à quelques camarades d'Alexandre Pétrovitch. Si beaucoup de personnages qui tirent "profit" de leur séjour n'ont pas droit à un portrait (intelligents, rusés, ils apparaissent comme des meneurs qui participent à l'entretien du système de survie) et si nous gardons pour plus tard l'adaptation cynique et odieuse de quelques-uns, certains prisonniers méritent une attention particulière.

 Au bagne, dans les conditions que nous avons découvertes grâce au narrateur (fatigue, fumée, suie, odeurs, air méphitique, tintement des chaînes, insultes, malédictions, cynisme inqualifiable, rires obscènes)  et parmi de si nombreux prisonniers sombres et renfermés, silencieux et jaloux, lançant des regards haineux tout alentour et qui avaient l'intention de continuer ainsi, de se renfrogner, de se taire et de haïr encore pendant de nombreuses années - pendant toute la durée de leur peine, apparaissent malgré tout des bagnards mémorables par leur gaieté. Alexandre Pétrovitch veut rendre hommage à ceux qui, sans aveuglement ou innocence, choisissent d'adopter une humeur égale (ainsi l'ancien artisan moscovite Chilkine, criminel des plus dangereux (condamné à perpétuité), prisonnier rusé, débrouillard, intelligent, peu loquace ayant adopté une conduite posée, égale même dans une saoulerie passagère) voire une stupéfiante bonne humeur qui ne fait la leçon à personne. D'ailleurs, Pétrovitch s'étonne souvent de la colère de ceux qui s'en prennent aux prisonniers gais baptisés à l'aide de l'expression " gars pour rien" à force de ne pas respecter la (fausse) dignité supposée convenir aux bagnards.

 
 

 On aperçoit Skouratovle joyeux drille qui dansait presque en marchant avec ses chaînes, «un de ces bouffons qui semblent se donner pour devoir d'égayer leurs taciturnes camarades qui, on le comprend, ne recevaient en échange que des insultes » ; on découvre  Baklouchine,  "le sapeur" à la verrue, cet ancien sous-officier qui paya (cher - 4000 coups  et section spéciale) pour un défi stupide dans une querelle amoureuse (une histoire à mourir de rire, lance-t-il) et pour une insulte à son capitaine en plein tribunal. Il incarne la gentillesse sans niaiserie (il sait se défendre quand il le faut - c'est un "mordeur") et passe, avec force grimaces et imitations pour le plus amusant des mortels que chacun accueille malgré tout avec plaisir. Dans cet enfer, méprisant les censeurs du rire, il ne perd jamais sa gaieté et demeure plein de vie et de feu. C'est lui qui encourage Alexandre Pétrovitch à aller au spectacle du camp.

 
 Le portrait d'Isaï, le seul juif du camp, est plus saisissant (plus ambigu aussi (9)) : « (...) affichant un contentement constant et inaltérable, et même de la béatitude, (...)» ce grand ami d'Alexandre Pétrovitch est âgé de 50 ans. Marqué au front et aux joues, il en a pris pour douze ans (un meurtre) et attend patiemment sa libération. Joaillier de métier (il négocie avec le village qui n'en a pas) et, prêteur émérite, il s'est pleinement accommodé de cet univers : il vit richement et se trouve tellement bien au bagne qu'il fait rire spirituellement tout le monde (il passa brillamment son test d'entrée dans la caserne). Malgré leur antisémitisme, tous les autres prisonniers lui gardent leur affection. Il aime fanfaronner y compris dans la préparation de ses rites et fascine le narrateur par sa capacité à passer dans ses prières des larmes à la joie extatique. La foi d'Isaï comme son masochisme patent dans l'étuve étonnent incontestablement. Mais ce que l'observateur préfère souligner, outre son absence de méchanceté, c'est son caractère mêlé de qualités en principes incompatibles («le mélange le plus comique de naïveté, de sottise, de ruse, d'audace, de simplicité, de modestie, de vantardise et d'innocence [qu'il ait] jamais connu.») mais qui ne contrarient pas, au contraire, une énergie joyeuse.

___• l'adaptation par la simulation

  Alexandre Pétrovitch accorde moins d'attention à la stratégie de l'adaptation par l'évitement. Par "paresse" (lui-même apprécie des séjours à l'hôpital, même s'ils sont ennuyeux), par fatigue, on joue la comédie de la maladie à l'hôpital et parfois même celle de la folie.  Vite démasqué, l'usurpateur n'était critiqué ni par les docteurs ni par les camarades. Il revenait peu de temps après pour soigner les séquelles du châtiment. Les fous authentiques peinaient terriblement le narrateur (malédiction divine qu'il ne peut regarder de sang-froid) et distrayaient un temps les autres prisonniers mais faisaient vite fuir ceux qui, à leur arrivée s'amusaient de leurs cris, de leurs chants et de leurs danses vigoureuses. Le narrateur évoque en passant un vieux sous-officier polonais qui les gardait, sympathique et raisonnable, grand lecteur de la Bible donnant une sensation de bonté et d'honnêteté mais qui devint fou et rendit invivable l'hôpital. Il disparut : on ne sait où...Tout comme ce prisonnier qui, se croyant aimé de la fille du colonel, se sentait à l'abri de toute sanction. Laquelle vint, terrible. 

____• l'adaptation par la résolution

Plus rare (à cause des conditions locales), est l'adaptation endurante qui repose sur un projetcelui de l'évasion par exemple. Dans ce cas, on devine toute la patience de ceux qui attendent l'occasion : ce sont les résolus, figure qui passionne de toute évidence le narrateur. Les candidats se recrutent parmi les plus dangereux. Nous retrouverons plus tard, A-v, noble issu de la bonne société (l'espion du pénitencier) et Koulikov, passionné, bouillant de vie, acteur né, sorte de dandy du bagne, prêt à tout.  

 Pour finir, considérons une dernière catégorie :

___•les inadaptés volontaires.  On doit dire deux mots des isolés par auto-exclusion choisie : c'est dans le groupe des nobles et surtout des nobles Polonais (qui entre eux ne s'appréciaient pas toujours) qu'on trouve quelques cas. Rejetant la vulgarité du bagnard russe en qui ils ne voyaient que bestialité et ne pouvaient pas ni ne voulaient distinguer le moindre trait positif, rien d'humain et en dehors des Tcherkesses, des Tatares, d'Isaï et du vieux-croyant, ils affichaient une grande intolérance qui avait pour conséquences leur isolement et leur mélancolie hargneuse. En dépit de réticences et avec le recul, Alexandre Petrovich (qui eut parfois des comportement proches des leurs) parvient à dégager des aspects positifs et même des qualités chez ces bagnards vivant un double enfermement.  

_________Avant de voir les prisonniers incarnant le Mal considérons les portraits insistant sur un moment décisif et ouvrant un autre champ d'observation ou de réflexion : celui du basculement qui structurera bien des destins des héros de romans de Dostoïevski. Il suffit de songer au crime puis plus tard à la mue salvatrice de Raskolnikov au bagne. Dans Les Carnets il s'agit des voltes qui poussèrent au crime et menèrent à l'enfermement.

 
  Autant que l'action et le comportement de certains prisonniers dans le camp c'est ce qui a présidé à l'orientation soudaine et brutale de quelques destins qui intéresse le narrateur. Une vie sans relief, presque programmée pour la plus plate insignifiance ; une autre promise à une tendre affection ; une troisième consacrée à la bonté et la générosité : soudain tout change. C'est l'écart entre le point de départ (l'avenir qu'il promettait) et le moment du coup de tête, du coup de sang qui arrête le narrateur. Sortir de ses gonds est une expression qui revient parfois pour cerner l'instant décisif qui engage toute une vie :
  «Si je dis cela, c'est que chez nous dans notre peuple, certains crimes sont commis pour les raisons les plus étonnantes. On voit, par exemple, et même très souvent, ce types d'assassins : un homme qui vit tranquille, sans histoire. Il a une vie très dure - il supporte. Soudain quelque chose cède en lui ; il n'y tient plus et donne un coup de couteau à son ennemi ou son oppresseur. C'est alors que commence l'étrangeté : un moment, l'homme sort de ses gonds. Le premier qu'il a assassiné, c'était son oppresseur, son ennemi ; c'est peut-être un crime mais ça se comprend.»(j'ai souligné) On songe à Akim ou au vieux-croyant qui paie sans mot dire toute sa vie un geste dont la violente justesse peut se plaider.
 Ailleurs, dans un récit qui garde une dimension comique, Baklouchine, celui qui aime tant faire rire les camarades, raconte l'enchaînement malheureux qui le voit tuer par amour contrarié un rival allemand et qui, pour faire bonne mesure, insulte un capitaine.  
  Sirotkine ne pouvait qu'intriguer le narrateur.  « Je m'étais demandé souvent : comment un être aussi simple, aussi doux, avait-il pu se retrouver au bagne?» Digne d'entrer dans la catégorie des paresseux habiles (il est souvent les mains dans les poches), ce n'est pas son adaptation qui retient Alexandre Pétrovitch : jeune (23 ans), beau (Pétrovitch est vraiment insistant - au théâtre, Sirotkine joue souvent les personnages féminins), doux, sage, réservé, simple comme un enfant de dix ans, ne se disputant avec personne, rougissant à certains sous-entendus, ne faisant rien mais toujours "à l'aise" et amateur de douceurs à manger, il appartient tout de même à la section spéciale des punis à perpétuité autrement dit aux plus dangereux des prisonniers militaires. En réalité, il avait été placé dans un régiment qu'il voulait quitter pour échapper à la persécution d'un capitaine : dans la même heure d'une nuit froide il tenta vainement de se suicider (le coup rate deux fois!) et refusant la colère de son capitaine qui l'insultait, il lui enfonça la baïonnette jusqu'à la garde. Ce furent 4000 coups (auxquels en principe rares sont ceux qui en réchappent) et le bagne.  
 
  La conséquence peut être tout autre et l'enfermement doit sanctionner une série et non un seul geste. Dans une méditation sur le pouvoir et l'abus de pouvoir, Pétrovitch évoque ceux qui pour avoir basculé un jour, deviennent assassins par caprices, comme ivres de leur liberté : « comme si ayant sauté une fois par-dessus un de ses interdits, il se mettait à s'admirer lui-même de ne plus rien avoir de sacré, comme si quelque chose le poussait à sauter d'un seul coup par-dessus toute idée de légalité et de pouvoir pour jouir de la liberté la plus débridée et la plus illimitée, en jouir avec ce coeur qui se creuse de plaisir, et jouir de cette horreur qu'il est impossible qu'il ne ressente pas au fond de lui.»(10) 
 
Un autre basculement peut avoir lieu au sein même de la forteresse (et on s'étonne que de tels passages à l'acte ne soient pas plus fréquents...) : «Le prisonnier reste soumis et obéissant jusqu'à un certain point : mais il y a une limite qu'il ne faut pas franchir. A propos : rien n'est plus curieux que ces explosions étranges d'impatience et de révolte. Souvent, les gens supportent plusieurs années durant, acceptent, supportent les châtiments les plus cruels, d'un seul coup, ils craquent pour un petit détail, une espèce de bêtise, presque rien du tout. Sous un certain regard, on pourrait appeler cela de la folie ; c'est ce que font certains.»(j'ai souligné)
 
  Un changement plus modeste, un basculement inattendu à l'intérieur du camp mérite mention : le Polonais M-cki, nature forte, et noble (pas au sens social) au plus haut point, profondément secret et amer qui était encore un peu curieux et communicatif à l'arrivée du narrateur devint, avec les années, mélancolique. L'aigreur prit possession de son âme : les braises se couvraient de cendre. Or, ce M-cki apprend un jour qu'il passe en résidence surveillée grâce une requête de sa mère. Il est resté dans la ville voisine et venait voir les camarades pour leur communiquer des nouvelles politiques....Comme si quitter des êtres qu'il haïssait tant était devenu difficile.

 Enfin, une catégorie spéciale retient notre observateur : celle des vagabonds qui ne peuvent pas ne pas partir un jour ou l'autre et font forcément la bascule, quel que soit le contexte. Partir de chez eux  (même s'ils sont mariés) et partir des pénitenciers pour vivre en forêt dans la plus austère des solitudes : en tout cas, «quand l'automne revient, s'ils n'ont pas été pris auparavant, ils se présentent généralement d'eux-mêmes, en foule compacte, dans les villes et les pénitenciers, en qualité de vagabonds, et entrent en prison, passer l'hiver, non sans l'espoir, bien sûr, de s'enfuir à nouveau l'été suivant

                            Dans Les Carnets, quelle que soit sa forme, le Mal tient une place centrale. C'est au bagne que Dostoïevski en découvre des facettes inédites pour lui. Quelques portraits sont mémorables et comme tous les partisans d'une théodicée il est interpellé dans sa conviction religieuse mais son texte ne dissimule pas toujours une troublante fascination. 

  Si on constate que, selon Alexandre Pétrovitch, nombre de prisonniers ont des "excuses", il reste que d'après lui «chacun reconnaîtra qu'il existe des crimes qui, toujours et partout, malgré toutes les formes de législation, restent des crimes incontestables depuis la création du monde, et resteront des crimes aussi longtemps que l'homme restera homme. C'est seulement en prison que j'ai entendu raconter les actes les plus terribles, les plus contre nature, les crimes les plus monstrueux, et cela avec le rire le plus irrépressible, le plus joyeux et le plus enfantin.» Au bagne, autour de lui, on parle de crimes qui n'émeuvent personne et pourtant, il tient quelques-uns pour impensables. Il lui faut parler des plus repoussants.

 Quelques cas extrêmes sont mis en avant où l'on retrouve les éléments de la tripartition axiologique de l'être humain (corps, intelligence, âme/cœur) telle que la conçoit Dostoïevski et qu'il poussera le plus loin possible dans ses romans.

• Tout d'abord, le Mal secrété et toléré par l'Ordre supposé régenter le bagne : figure pourpre, haineuse, criblée de points noirs, alcoolique notoire, le major (surnommé "Huit z'yeux") règne en maître absolu sur le camp (avec l'aide de son ordonnance Fedka) et impose par caprice, des punitions aussi sévères qu'arbitraires : «c'était comme une araignée haineuse qui se jetait sur une malheureuse mouche qui venait de se prendre dans sa toile.» Avant d'être repris par son passé, ce major odieux (sévère à la folie, il rendit malade Alexandre Pétrovitch le premier jour) aura un instant d'humanité envers quelques persécutés : sa démission forcée, sa fin minable enthousiasmèrent tout le bagne. Dans ses suggestions de réforme pénitentiaire le narrateur pensera souvent à lui.

• le narrateur distingue aussi deux aspects de ce qu'il nomme la bestialité (11): l'insensibilité au mal commis ; le corps, ses plaisirs et ses excès pris comme Loi unique. 

 

 L'insensible 

    Réservant une surprise pathétique, un cas s'impose très tôt dans les Carnets, celui d'un parricide (12) il n'est pas nommé (ce qui pouvait être un signe - les chercheurs ont trouvé facilement son nom, Dimitri Iliinski) tandis que les prisonniers, eux, ne parlent jamais de son crime (il décapita son père avant de replacer la tête précautionneusement près du tronc à l'aide d'un oreiller pour obtenir un héritage qui réglerait ses dettes). Il était toujours "d'une humeur excellente, des plus gaies. C'était un homme imprévisible, frivole, irréfléchi au plus haut point, même si c'était loin d'être un imbécile.» C'est son insensibilité bestiale (supposée) qui marqua à jamais le narrateur et le fit le ranger dans la catégorie du "phénomène ; il y a là une sorte de défaut de constitution, une espèce de difformité physique ou morale que la science ignore encore, et pas tout simplement un crime».  Échappant à l'humain, ce criminel ne semblait pas hanté par sa faute. Il résumait à lui seul cette absence de scrupules que le témoin constatait chez tous les prisonniers. Jusqu'au bout et malgré tous les témoignages irréfutables, Alexandre Pétrovitch tint ce cas pour impossible.

Surprise ! au chapitre VIII de la seconde partie, l'éditeur (fictif) des CARNETS (celui qui était supposé avoir trouvé le cahier) se voit tenu de révéler que l'accusé en question était innocent et que finalement l'intuition (c'est impensable, c'est impossible) du narrateur était la bonne. Autant le dire : l' accusé innocent demeure encore plus mystérieux après cette révélation. Cet être inspira le personnage de Dimitri Karamazov sans que, à notre connaissance, Dostoïevski ne revienne sur son récit des CARNETS et sans qu'il y développe la moindre réflexion sur une erreur judiciaire insupportable comme un crime d'État.(13)

 L'ogre sexuel 

Pourtant, même sans la rectification de l'éditeur, il y a eu pire : comparé à A-v, autre bagnard, le "parricide" sembla plus noble et plus humain. Dans cette galerie des horreurs, on doit donc lui adjoindre une sorte de damné (volontaire) dantesque ou jerômeboschien parce qu'au bagne, le Mal s'adapte parfaitement et, pour certains même, y prospère aisément. Parlons d'A-v.(14) Emprisonné pour dix ans, il incarne le comble de l'horreur. Le rédacteur ne peut pas ne pas en parler : «C'est l'exemple le plus répugnant du degré auquel un homme peut s'abaisser, se pervertir et tuer en lui-même [on note la part active, autonome, libre du sujet] tout sentiment moral, sans remords et sans difficultés.» Ce noble moscovite d'une grande beauté, rusé, intelligent, déjà odieux à l'extérieur (il vendit la vie de dix personnes), véritable ogre de plaisirs, corps sans âme mais non sans intelligence ou ruse, ce Quasimodo moral, s'adapta au mieux aux lois non écrites du bagne qui libéra encore plus ses vices et son appétit de dépravations. C'est à lui seul un symbole qui nous éclaire sur les critères moraux de Dostoïevski  :«Sous mes yeux, tout le temps de ma vie au bagne, A-v est devenu et est resté une espèce de morceau de viande, avec des dents et un estomac, et une soif insatiable des jouissances charnelles les plus grossières, les plus bestiales, pour la satisfaction de la plus minime, de la plus fugace desquelles il était capable, avec le sang-froid le plus total, d'assassiner, d'égorger, bref, il était capable de tout, pourvu qu'on ne puisse pas retrouver la traceA-v est «un exemple de ce que peut devenir la seule partie charnelle de l'homme quand elle n'est retenue intérieurement par aucune norme, aucune loi.»(j'ai souligné) Et la "loi" du bagne veut que les autres bagnards respectent cet ogre sexuel. La dimension sexuelle est sans doute la clé pour comprendre le dégoût du narrateur : d'autant que pour un temps, A-v fut le peintre du Major et ainsi, traitre à tous, devint le délateur patenté du camp. C'est cet homme capable d'égorger pour un verre de vin qui tenta de s'évader avec Koulikov. Sans commentaire, le narrateur précise que les médecins atténuèrent le nombre de coups qu'il dut recevoir en punition...Un complice moins actif dans l'échappée prendra plus cher.

 

La brute intermittente

 Gazine se rapproche des cas précédents mais éclaire un autre aspect de la réflexion de l'auteur. Comme A-vil se voit lui aussi traité de bestial et fait partie des plus odieux, des plus répugnants êtres jamais rencontrés : l'image d'une araignée grande comme un être humain et tissant sa toile convient à cet Hercule tatare à la tête disproportionnée qui terrorise le bagne bien plus que ne le feraient les pires criminels connus du narrateur (Kaménev, Sokolov). Anomalie de la nature, il s'était évadé de camps pourtant réputés pour leur dureté. Sa réputation génère d'horribles fables qui parlent de meurtres d'enfants pratiqués comme par plaisir, sans qu'on sache si elles ont un fondement, mais qu'il laissait dire pour asseoir son empire. Cependant, ce personnage qui fait craindre le pire au lecteur sert plutôt à décrire un système d'adaptation du bagne à ses dépens : en effet, Gazine était calme à jeun, distant presque méprisant pour autrui et finalement peu dangereux. Mais, une fois ivre, il devenait terrible pour tous. Peu à peu, le groupe trouvera un moyen pour réduire son agressivité : lors de ses excès avinés, ils se réunissaient à dix bagnards solides et le rouaient de coups à mort. Personne d’autre n’aurait pu survivre à pareil traitement. Le lendemain, guilleret, il reprenait une vie normale en attendant la prochaine cuite. Petit à petit, le camp prendra conscience du déclin de ce géant. Le groupe (et non le système de surveillance) a donc su limiter les actes d'un malfaisant extrême qu'il aurait pu éliminer mais qu'il garda en vie. Le récit semble mettre en valeur à la fois la violence inouïe (mais épisodique) de ce personnage et l'espèce de "sagesse" du groupe capable de respecter malgré tout une vie que certains bourreaux auraient éliminée...Et quelques pages montrent que la figure (double) du bourreau (le volontaire ou le forcé (un bagnard réquisitionné)) obsède le narrateur et pas seulement pour son jeu d'acteur dans un cérémonial cruel ou sa corruption avérée.

 Le cas d'Orlov, s'il complète des aspects déjà vus est encore différent. Il confirme bien la curiosité avide de l'auteur (entre deux séances de punition (huit jours), il se lia volontairement avec lui afin de le mieux cerner) mais révèle aussi une dimension troublante de cette curiosité attirée par des monstres incontestables. Soldat déserteur, bandit célèbre, terrible criminel, égorgeur sans scrupule, Orlov était un petit homme d'apparence fragile qui sidère complètement l'observateur par sa résistance "surhumaine" aux coups de cannes alors qu'il a déjà subi la préventive. Son portrait dessine, en creux, celui du narrateur : tout en comprenant qu'Orlov est insensible à la moindre valeur morale et au plus petit remords (il en rit), Alexandre Pétrovitch ne peut cacher sa fascination pour sa volonté de fer et la fière conscience de sa force, pour son caractère inflexible, sa victoire totale sur la chair : on ne voyait en lui qu'une énergie illimitée, une soif d'action, une soif de vengeance, une soif d'atteindre le but qu'il s'était fixé. Rien à voir avec la force aveugle, bestiale des autres : il est une énergie illimitée contrôlée absolument. On comprend que des passages semblables retiennent (et divisent) les spécialistes de Dostoïevski quand ils rencontrent dans son œuvre des personnages lui ressemblant.

  Le Mal observé par Alexandre Pétrovitch prend des formes variées : il peut être couvert par la Loi (le major) ; il peut naître d'un excès (l'alcool, la fureur sexuelle) ; il peut résider dans l'insensibilité (ce qu'on croit être le cas du parricide) voire dans le plaisir pris à la souffrance extrême qu'on inflige à autrui. Dans tous les cas, il s'agit d'un déséquilibre qui touche d'une façon ou d'une autre le corps, l'esprit, et parfois le cœur perverti. Orlov n'est que volonté quand Gazine n'est que corps brutal (en des circonstances précises) et A-v qu'abandon illimité au charnel.

  On devine ce que ces portraits doivent à l'attention du romancier mais aussi ce qui fera plus tard la grandeur de Dostoïevski, toujours plus libre de fouiller d'une façon inimitablement tortueuse des portraits toujours plus complexes.

 

Il reste à voir le cas de Petrov, un des plus travaillés et l'un des plus étonnants : il nous mène au bord du roman et nous rapproche d'un champ d'intérêt qui retient  Dostoïevski dès Les Carnets. 

 Ce prisonnier vit dans la caserne la plus éloignée de celle de Pétrovitch. Pourtant il vient souvent le voir et pendant des années. Âgé  de quarante ans (il fait plus jeune), peu sociable pourtant, il s'attache au narrateur sans avoir l'air d'insister et vient avec précaution lui poser des questions urgentes aux sujets variés (histoire, géographie, "anthropologie") tout en ne restant jamais longtemps à ses côtés et en donnant l'impression d'être de passage parce qu'il serait attendu ailleurs (ou, mieux encore, parce qu'il vivrait en dehors du camp!). Sa curiosité n'est pas loin de ressembler à une véritable indifférence aux réponses pourtant vivement sollicitées.

 Il entre partiellement dans bien des catégories : l'adaptation au camp par l'oisiveté délaissée (rarement) pour un peu de trafic d'alcool (qui lui vaut de fréquents coups de cannes parce qu'il n'est qu'un négociant manquant d'expérience), quelques vols (dont, entre autres, la Bible du narrateur) et beaucoup de curiosité vide. Son contact laisse la sensation d'un être qui est comme ailleurs.

 Intrigué, Alexandre Pétrovitch s'est renseigné sur lui. Un autre prisonnier, M, l'a mis en garde (tout en s'interrogeant sur son équilibre mental) : pire que Gazine, il serait même capable d'égorger par caprice.

De fait, le narrateur s'est longtemps interrogé à son propos : d'une part, il constatait qu'il était calme et raisonnable et que, jusque-là, malgré d'évidentes tentations de meurtre (un coup de sang contre Antonov (pour une nippe) qui ne tourna pas mal ; une menace contre le major qui fut sauvé miraculeusement d'un coup de couteau en tournant les talons), il n’a jamais rien fait de coupable. Certes, il avait bel et bien égorgé un colonel pour ce qu'il considérait comme une injustice mais rien ne prouve qu'au bagne il se départirait de son calme apparent. 

Et c'est là, après bien des pages, que le romancier se révèle : il se convainc peu à peu qu'«il était l'homme le plus résolu, le moins impressionnable - quelqu'un qui ne reconnaissait aucune contrainte. Pourquoi j'avais cette impression - là encore, je ne peux le dire.» ll est persuadé «qu'il cachait des passions et des passions profondes, brûlantes (...)» et, sans preuves réelles, il est certain que Pétrov va s'évader tôt ou tard et sa certitude annonce ce que bien des romans développeront d'une façon immense : « Pour des gens comme Petrov, la raison ne les dirige que tant qu'ils le veulent bien. Là, il n'y a plus d'obstacle à leur désir.(...) Mais visiblement, il n'était pas encore arrivé à cette idée et ne l'avait pas voulue entièrement. Je n'ai jamais remarqué en lui une grande intelligence, un bon sens particulier. Ce genre de personnes naissent ainsi menés par une seule idée, inconsciemment, toute leur vie durant, de lieu en lieu ; ils errent ainsi toute leur vie durant, jusqu'au moment où ils tombent sur quelque chose qui corresponde pleinement à leur désir ; et, là, leur tête ne leur sert plus de rien.» 

 Ce portrait étonne évidemment par le basculement (volontaire, résultat d'une patience infinie) qu'il prévoit (il ne sait pas s'il est mort dans son lit mais il est sûr qu'il n'a pas pu connaître de bonne fin), par la catégorie qu'il met en avant («ces gens-là, il leur arrive dans la vie, soudain, d'une façon brutale et impérieuse de s'affirmer et de se montrer pendant un événement violent et général, ou un bouleversement, et ils se retrouvent ainsi dans leur pleine activité.»). Il ajoute une remarque qui a une dimension politique inattendue dans ce contexte : « Ce ne sont pas des hommes de discours, ils ne peuvent pas être des inspirateurs ou des meneurs réels : mais ils sont les exécutants principaux, ce sont eux qui commencent. Ils commencent simplement, sans éclats de voix  particuliers, mais ce sont eux qui sautent par-dessus l'obstacle principal, sans s'y attarder, sans peur, défiant le danger le plus directement - et tous les autres se précipitent derrière eux et marchent aveuglément, marchent jusqu'au tout dernier mur, là où, généralement, ils se font tuer.»

 Dernier fait, rare dans Les Carnets : le narrateur insiste sur une relation en miroir entre ce Petrov et lui. Chacun des deux cherche à cerner l'autre au point qu'Alexandre Pétrovitch veut deviner comment Pétrov le considère (le voit-il comme un être inachevé resté en enfance? Un simple ?) Pourquoi attache-t-il de l'intérêt à ce que Petrov pense de lui ? Pourquoi Petrov l'aide-t-il de façon insistante dans l'épisode du bain collectif? En tout cas, c'est à Pétrov qu'il doit d'avoir compris, le jour de la doléance, que son statut de noble l'excluait à jamais du reste des prisonniers («Comment vous pourriez être un camarade?»). Que cette révélation définitive soit placée en fin de chapitre n'est pas insignifiant. Pas plus que l'intérêt prêté à un homme résolu comme aucun et qui lui inspire une des rares réflexions politiques du texte. Et le plus résolu n'est-il pas celui qui écrira sur le bagne et continuera une carrière interrompue par l'enfermement?

 

         Ce regard passionné sur l'humain saisi sous beaucoup d'aspects extrêmes se double d'une autre découverte, disons plutôt, redécouverte, celle du peuple russe. 

 

 Le livre d'un noble russe 

   «Quel peuple merveilleux ! Bref je n'ai pas perdu mon temps ; j'ai appris à connaître sinon la Russie, du moins son peuple, à le connaître bien, comme peu le connaissent peut-être ! Voilà, c'est mon petit orgueil. C'est pardonnable, j'espère Lettre à son frère, février 1854.

 

   Au bagne, Pétrovitch est et reste un privilégié qui a compris combien le noble est détesté et jugé inassimilable par ses compagnons d'exil et d'enfermement. Il fréquente quelques nobles, croise beaucoup d'ethnies et côtoie des assassins en tout genre : l'échantillon du pays est limité mais instructif. Il permet à un intellectuel comme lui relégué en Sibérie pour opinions subversives de mesurer l'ignorance qui écrase son peuple (le rebouteux est préféré au docteur), l'empire de la vodka et des jeux, l'emprise (rassurante pour lui) du religieux sur le moindre détail (l'impureté des chiens par exemple), l'étendue du vagabondage (l'armée du générai "Coucouchkine"), la fréquence de la violence dans les rapports humains et sociaux : il suffit de lire l'espèce de nouvelle (le mari d'Akoulka (II,5) rapportée sous forme de dialogue entre Chichkov et son auditeur Tcheriovine. Le greffier du bagne voit ainsi mieux le monde dont il est privé.

  Et pourtant, c'est aussi une Russie généreuse avec les bagnards au moment de Noël et de la semaine sainte (le village voisin donne ce qu'il peut), une Russie dont le narrateur célèbre dès qu'il le peut le corps médical (des internes aux médecins chefs) et certains membres du personnel d'encadrement, une Russie populaire, profonde, simple, venue de loin : la fête de Noël et les chants, la musique avant la représentation théâtrale et les pièces jouées lui révèlent une culture ignorée ou méprisée à laquelle il s'attache durablement et dont, en "ethnologue", il retrouve l'influence :«Ces pièces se sont conservées dans les villages, dans les villes les plus importantes, chez les domestiques des grandes maisons de maître. Je pense même que bien des pièces parmi les plus anciennes n'ont pu se répandre en copies à travers la Russie que par l'entremise des domestiques. Dans le temps, les propriétaires et les barines de Moscou possédaient leurs propres théâtres, composés d'artistes en servage. C'est ce théâtre-là qui est à la source de notre art populaire dramatique, un art parfaitement reconnaissable.» Il n'hésite pas à préférer le jeu d'acteur de ses camarades à d'autres qu'il a connus dans des théâtres plus réputés. En musique et en chants, il connaît d'autres découvertes : «C'est là que j'ai compris pour la première fois, et pleinement, cet élan débridé, cette fougue qu'il y avait  dans l'élan et l'entrain des chansons de danses russes.» Plus décisif encore : il célèbre «la caractéristique la plus haute et la plus forte de notre peuple - c'est le sentiment de la justice, et sa soif de la justice.» et ajoute : «Nos grands sages n'ont pas grand-chose à apprendre à notre peuple. Même, je le dirai positivement, c'est tout le contraire ; c'est nos grands sages qui devraient apprendre chez lui.» Au milieu des voleurs et des assassins qui, à Noël, respectent parfaitement le partage des cadeaux venus de l'extérieur,  il devine la dimension ludique de leur économie souterraine et souligne le désir fondamental de respect chez tous, y compris dans le vol entre eux.

 Certes, cette Russie marginalisée de force maintient les clivages sociaux mais, à son contact, l'auteur prend conscience  d'une humanité brisée, mutilée qui mérite mieux : cette conception s'appuie incontestablement sur des souvenirs d'enfance (les seuls du récit, à peine une page) où éclate la ferveur religieuse du peuple («Là-bas, à l'entrée, me semblait-il à ce moment-là, ils [les paysans de son enfance] ne priaient pas comme nous autres, ils priaient avec humilité, avec ardeur, s'inclinaient jusqu'à terre, avec une sorte de conscience totale de leur abaissement.» et qui se renforce dans le camp grâce à des scènes fusionnelles qu'il se plaît à raconter. Une seule suffit à fixer les esprits : «Les prisonniers priaient avec beaucoup de zèle, et chacun d'eux apportait à chaque fois dans l'église son kopeck de misère pour un cierge ou le tronc de l'église. "Moi aussi, je suis un être humain, se disait-il ou pensait-il peut-être quand il le donnait, - devant Dieu, tout le monde est égal..." Nous communiions à l'office du matin. Quand le prêtre, le calice dans les mains, disait : " ...mais reçois-moi tel le larron", tout le monde, ou presque, est tombé à genoux, faisant sonner ses fers, prenant ces paroles littéralement, semble-t-il, à son compte

 Dans ces conditions (fortement influencées aussi par la fréquentation des vieux-croyants - elle ne sera pas étrangère à l'évolution très "grand-russe" de sa foi essentiellement christique (il parlera d'un "Christ russe" et d'un "Occident qui a perdu le Christ")), on ne peut être surpris par quelques propositions.

 

Le livre d'un croyant  réformiste.

  Sa conviction profonde : l’homme est une créature qui s’habitue à tout. Autrement dit au pire. Malgré une conviction avancée dans les premières pages («Bien sûr, les prisons et les systèmes de travaux forcés ne corrigent pas le criminel ; ils ne font que le punir et garantissent la tranquillité de la société contre tout attentat du criminel. Chez le criminel, la prison et le travail forcé le plus pénible ne font que développer la haine, la soif de jouissances interdites et une frivolité terrible.»), on constate que pour l'auteur ce n'est pas une raison pour tolérer les horreurs du bagne et ne pas agir pour améliorer le statut des prisonniers. Afin de lutter contre ce qu'il appelle, de façon complexe, la nature déformée.

 Ici et là, on lit des propositions qui voudraient aider à repenser la question carcérale en tenant compte des modifications assez récentes (alors). Rien de révolutionnaire dans l'ensemble : ainsi n’est-il pas pour le système des cellules personnelles («il suce toutes les forces vitales de la personne, énerve son âme, l'affaiblit, l'effraye et finit par présenter une momie moralement desséchée, à moitié folle, comme un modèle de redressement et de repentir.») mais croit heureux la présence d'animaux au bagne et, surtout, insiste beaucoup sur la nécessité d’un encadrement intelligent, qui, refusant la vengeance masquée sous la raison d’État, ne serait pas sottement pour le tout répressif mais plutôt pour une autorité “humaine”. Il fait de justes remarques sur le sentiment exagéré de crainte du personnel encadrant à l’égard des détenus toujours vécus comme menaçants ainsi que sur la sociologie de la brutalité des chefs (les officiers issus de grades inférieurs sont les pires et se laissent aller à un despotisme sans limite). Il défend pour tout prisonnier le respect de sa dignité : «aucun fer rouge, aucune chaîne ne peuvent lui faire oublier qu’il est un être humain.» La figure du major est à elle seule l’antithèse de ce que défend l'auteur et le respect vétilleux de la lettre de la loi lui semble une sottise : «Ces médiocres exécutants de la loi ne comprennent  résolument rien, ne sont pas en état de comprendre, que l'observation de la lettre, sans intelligence, sans compréhension de son esprit, mène tout droit aux désordres, et n'a jamais mené à rien d'autre. La loi dit ça, qu'est-ce qu'on demande de plus? disent-ils, et ils s'étonnent sincèrement qu'on exige d'eux, en plus de l'observation de la loi, un peu de bon sens et la tête froide. Ce dernier point apparaît à bon nombre d'entre eux comme un luxe révoltant, une contrainte, une chose insupportable.» À l’opposé, il rapporte le passage très bref du commandant de brigade G-kov, attentif à tous, jamais soucieux de bénéficier des avantages d’un formalisme inepte, et qui était adoré de tous les prisonniers à l’égal d’un... père. Nombre de passages le laissent entendre : c'est par les plus hauts gradés qu'une amélioration pourrait se faire. Dans le même ordre d'idée, tout au long du texte, le narrateur célèbre les médecins du camp [leur] humanité, [leur] gentillesse, [leur] compassion fraternelle et leur générosité qui allait parfois jusqu’à la complicité provisoire avec des simulateurs. On comprend qu'il s'étonne que personne n'ose atténuer l'emploi des fers aux pieds en particulier pour les malades : au bagne, les phtisiques mouraient enchaînés ! Pour ne rien dire des baquets réservés aux besoins et qu'on ne sortait pas de nuit, sans aucune justification sécuritaire, ce qui empestait toute la caserne.

  La conception dostoïevskienne relève incontestablement d’une politique de la raison (pourquoi ce système met-il dans les mêmes conditions des êtres dont les crimes n'ont rien à voir entre eux?) mais aussi du respect et de la compassion avec une dimension, reconnaissons-le, paternaliste et presque infantilisante. Certaines remarques sur le peuple au théâtre («Bref c'étaient des enfants, des enfants absolus, même si certains de ces enfants avaient plus de quarante ans ») et surtout tel passage, dans sa naïveté même, ne laissent aucun doute sur les limites de son attente ou, d'un point de vue dostoïevkien, la profondeur de cet état pour lui : «Mon Dieu! mais un traitement humain peut même rendre humain un homme qui, depuis longtemps, a laissé se ternir en lui l’image de Dieu. Ce sont ces “malheureux” qu’il faut traiter le plus humainement. Cela, c’est leur salut et leur joie. J’ai rencontré des commandants de ce genre, bons et nobles. J’ai vu l’influence qu’ils exerçaient sur ces humiliés. Quelques paroles gentilles - et les détenus ressuscitaient presque moralement. Comme des enfants, ils se réjouissaient et, comme des enfants, ils se mettaient à aimer.»(je souligne) La maison morte (sorte de tombeau) pourrait œuvrer à la "résurrection" des bagnards. Le complément ne se fait pas attendre : le détenu n’aime ni la faiblesse ni la familiarité des chefs et il serait même partisan d’un décorum et de médailles affichées qui certifient une autorité respectée, à condition qu’elle soit juste.

 

  Prêchant par l’exemple mais sans se mettre en avant, le narrateur souligne pour lui mais en pensant aux autres l’importance du travail au bagne (n’importe quoi : piler l’albâtre (ce que fera Raskolnikov dans Crime et châtiment), tourner sur bois, dégager la neige), du moins pour ceux qui ont, comme lui, la possibilité d’en sortir un jour. La soirée théâtrale complète sa conception d’occupations dignes qui rehaussent en chacun l’estime de soi : «Imaginez le pénitencier, les fers, l’absence de liberté, les longues et tristes années devant vous, une vie monotone comme l’eau de pluie par une lugubre journée d’automne - et, brusquement, tous [s?sic?]es gens opprimés, emprisonnés, sentent qu’on leur permet, pour une heure, de se redresser, de se réjouir, d’oublier le lourd sommeil, de faire tout un théâtre, et de le faire comment encore -  en faire la fierté  et l’étonnement de toute la ville - regardez, n’est-ce pas, comment ils sont, nos détenus!» Il croit pour beaucoup en la transformation morale par le théâtre (on devine l'emprise du fusionnel chez l'auteur) quand bien même elle s'avère souvent trop courte et éphémère («Pendant juste un petit peu de temps, on a permis à ces pauvres gens de vivre à leur façon, de se réjouir comme des hommes, de vivre une heure ailleurs que dans le pénitencier - et l'homme, moralement, se transforme, ne serait-ce pour quelques minutes»). Sa foi en l'homme (rené) transparaît au théâtre avec Baklouchine, cet acteur - né et c'est pourquoi on ne comprend pas que l'auteur ne se montre pas partisan d'une instruction de tous dès l'enceinte de la forteresse alors qu'il se félicite de voir que la moitié des bagnards n'est pas illettrée. Ne joue-t-il pas à l'instituteur avec Isaï qui a tous les dons? Et pourquoi ne pas généraliser l'idée pour les moins capables? Et, comment oublier sa conviction (certes, fidèle à l'Évangile) au sujet des miséreux "par nature " (des "baïgouches" (mot d'origine kirghiz)) qui sont destinés (ontologiquement et non pas seulement sociologiquement) à tout supporter : «De fait, partout dans notre peuple, et quelles que soient les circonstances, quelles que puissent les conditions, il y a toujours eu et il y aura toujours  des personnalités étranges, tranquilles et parfois pas du tout fainéantes, mais pour lesquelles c'est réellement une prédestination fatale, dans les siècles des siècles, de rester dans la misère. Ces gens sont toujours des vieux garçons, ils sont toujours sales, ils ont toujours l'air comme écrasés, comme oppressés par quelque chose, et ils dépendent toujours du bon vouloir de tel ou tel, ils sont toujours à leur service, surtout au service des fêtards, ou bien de ceux qui se sont enrichis et élevés d'un coup. Toute entreprise, toute nouvelle initiative, pour eux, c'est un malheur, un fardeau. C'est comme s'ils n'étaient nés qu'à cette condition de ne jamais rien entreprendre par eux-mêmes et de ne faire que servir, de ne pas vivre selon leur volonté à eux, de suivre la musique des autres ; leur destination, c'est de n'accomplir que le désir des autres. Qui plus est, il n'y a pas de circonstance, pas de révolution qui puise les enrichir. Ils sont toujours dans la misère. J'ai remarqué que ces personnes n'existent pas que dans le peuple, mais dans toutes les compagnies, dans toutes les couches sociales, les partis, les journaux et les associations.»?(j'ai souligné)

 Pourtant au moment de la représentation théâtrale («Que de forces et de talents disparaissent, meurent, chez nous, en Russie, presque pour rien, privés de liberté, écrasés par la vie») et, un peu avant de sortir, il a un regard plus ample qui, d'une part, annonce certains grands personnages du romancier («Et que de jeunesse avait-on enterré entre ces murs, que de forces immenses étaient donc mortes pour rien! parce qu’il faut bien que je le dise : les gens d’ici, c’étaient des gens extraordinaires. C’étaient peut-être eux, au fond, les gens les plus doués, les plus puissants de notre peuple. Mais ces forces gigantesques, elles étaient mortes pour rien, mortes anormalement, illégalement, mortes à jamais.»(Je souligne, parfois deux fois) et, d'autre part, frôle une prise de conscience plus aiguë, moins réformiste (ne vient-on pas de lire l'illégalité de la loi?). Mais la chute du paragraphe ne franchit nullement le pas politique ou le laisse franchir par son lecteur:« Et qui donc est coupable?

   Oui, certes, oui -  qui est coupable?»

 

Et sa propre libération maintient le schéma religieux dans cette maison morte:«Oui, à la grâce de Dieu! La liberté, une vie nouvelle - cette résurrection d'entre les morts...Ah, la belle minute!» (j'ai souligné)

  

         Sa peine terminée au début de 1854 et après avoir été affecté comme simple soldat (il deviendra sous-officier) dans un régiment de Semipalatinsk (en Sibérie) puis rétabli dans ses titres de noblesse, Dostoïevski travaillera, entre autres, à son livre de souvenirs sur le bagne qui paraîtra en revue à partir de 1860. Peu après sa sortie, il écrivit à son frère : il lui annonçait que ces années de bagne ne passeraient pas sans porter de fruits  et que, désormais, il n'écrirait plus de bagatelles. Il lui confiait qu'il avait emporté du bagne un grand nombre de types de caractères et qu'il avait de quoi remplir des volumes à partir de récits de vagabonds et de bandits et de toute cette vie noire et misérable.

 Même si les spécialistes de Dostoïevski débattent encore pour savoir quelle place tient ce livre dans l'orientation de sa carrière on peut le croire sur parole quand il écrit :« Bref, je n'ai pas perdu mon temps

 

Le 21 janvier 2018

 

NOTES

(1)On sait combien la foi de Dostoïevski prit plus tard des formes hétérodoxes. 

(2)Les passages délirants ne sont évidemment pas restitués : ils suggèrent tout de même sur quel abîme le récit se construisit.

(3)Jusque dans sa vocation christique, il est difficile de ne pas deviner la dimension masochiste de l'écrivain.

(4)Mais n'est-ce pas aussi une dominante de son écriture romanesque?

(5)Quelques décennies plus tard, Tchékhov, lecteur du texte de Dostoïevski, demeurant quelques mois de 1890 dans un lieu qui fut pour les Russes à la fois prison et processus de colonisation, depuis un autre observatoire et sur d'autres bases livrera un document aussi saisissant mais plus systématique avec L'Île de Sakhaline.

(6)Parmi eux des Polonais qui ne cachent pas le dégoût que leur inspirent des gens du peuple.

(7)L'envahissante promiscuité n'interdit pas les moments de solitude qu'il bénit et raconte parfaitement vers la fin du livre, au moment des bilans, des résolutions et plus généralement d'une autocritique sévère.

(8) Vieux débat philosophique "réactualisé" par Nietzsche et qui divise les économistes depuis Mauss.

(9)On sait combien la question juive est complexe chez Dostoïevski et il y aurait beaucoup à dire sur ce portrait, rien que sur la lecture de la seule page 215.

(10)Ces quelques lignes préfacent quelques personnages majeurs des grands romans à venir de Dostoïevski. 

(11)Dostoïevski n'a pas connu le spécisme...

(12)On sait depuis Freud que cette question hante Dostoïevski.

(13)On aurait pu espérer quelques notes de l'éditeur.

(14)Il servit partiellement de base à Svidrigaïlov dans Crime et Châtiment.

 

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