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18 mai 2016 3 18 /05 /mai /2016 06:08

 

             LE GRAND MYSTÈRE DU BOW (1892) est une œuvre à part dans la carrière d’Israel Zangwill qu’on connaît plutôt pour ses récits situés dans des quartiers populaires et mettant en scène la communauté juive. Elle est aussi unique par ce qu’elle apporte au roman policier : une des premières histoires de meurtre dans un lieu hermétiquement clos. Un crime parfait trahi par une vanité d'auteur....



    Le crime


      Situé dans l’East End, proche de Whitechapel (la figure de Jack l’Éventreur y rôde encore), le Bow est le cadre de cette enquête devenue célèbre grâce à l'écho assourdissant qu'en donnèrent les médias : « La mort d'Arthur Constant était d'ores et déjà le sujet de conversation de tous les foyers, compartiments de chemin de fer et pubs. L'idéaliste disparu avait des relations dans de multiples sphères. Partout régnaient l'émotion et l'excitation, dans l'East End aussi bien que dans le West End, dans les ligues démocrates et les églises, les asiles de nuit et les universités. Quel malheur! Et surtout, quel impénétrable mystère!»


   Un mardi matin, au 11 Glover Street, Mme Drabdump (nom qu'on peut entendre comme triste taudis) ne parvenant pas à réveiller un de ses locataires fait appel à  un voisin, l’inspecteur en retraite Grodman qui découvre alors  le cadavre d'un jeune philanthrope, M. Constant, «une plaie rouge et béante à la gorge». Aucun instrument de crime n’est retrouvé. Au début, on ne sait si Constant s’est tué ou a été tué. Dans un premier temps on écarte vite l’hypothèse de la responsabilité criminelle d’un autre pensionnaire de Mme Drabdump, celle de Tom Mortlake, le célèbre et populaire syndicaliste. L’enquête s’engagea avec comme obstacle majeur le problème des conditions du crime : située à l’étage, la chambre de M. Constant était indiscutablement close de l'intérieur comme le racontera aussi le coroner.

 

    Des personnages attachants


  L’une des qualités du récit tient à la caractérisation précise et souvent ironique de quelques figures que nous découvrons avec plaisir : la logeuse, austère veuve que la présence d'un inspecteur de l'autre côté de la rue protège ses nuits contre tous les cauchemars  ; le premier accusé, Tom Mortlake, sympathique militant et brillant orateur ; l’impayable duo de philosophes de quartier constitué du cordonnier Peter Crowl («végétarien, laïque, Ruban Bleu, républicain et contre le tabagisme», sorte de Homais londonien) et de son locataire, le poète désargenté et polygame, Denzil Cantercot ; un autre duo apparaît assez vite aussi, celui des policiers rivaux qui vont se disputer autour du cadavre : le retraité Grodman (qui a déjà rédigé ses mémoires (Les Criminels que j'ai arrêtés) grâce à un ghostwriter (le poète sans œuvre, Denzil)) et le jeune enquêteur de Scotland Yard, Wimp («le maître des preuves indirectes», toujours capables de «montrer que deux et deux font cinq»), chacun voulant, à sa façon, devenir célèbre à l’occasion de ce mystérieux crime. (1)

 

   Construction


  La composition est un des autres mérites de ce roman policier quasiment fondateur (2). Le première partie est consacrée aux faits et aux premières (nombreuses et contradictoires) inductions de l’enquête : le succès médiatique de l’affaire est si impressionnant que tout le monde y va de sa théorie, y compris le Lancet ! La partie suivante nous fait mieux connaître le cordonnier et son locataire poète qui ne plaît guère à madame Crowl mais plus à d’autres femmes. Les échanges intellectuels entre les deux compères sont savoureux. Toutefois on se demande s’ils servent ou non de leurre au narrateur. La troisième étape contient (en principe) LA péripétie : au beau milieu d’une émouvante cérémonie d’hommage au disparu à laquelle participe Gladstone en personne, l’inspecteur Wimp fait arrêter le brave militant Tom Mortlake, ce qui n’est pas sans créer émoi et protestation de classe. Son procès s’ensuit avec de brillantes interventions du ministère public comme de la défense: il est condamné et jusqu’au dernier moment la foule de ses soutiens milite bruyamment sous les fenêtres du ministère de l’Intérieur.

   Jusqu’aux derniers mots du livre nous sommes hésitants. Proposant une synthèse démonstrative digne de Holmes et annonçant celles de Christie, la fin nous met face à un crime parfait dont le coupable, heureusement pour nous, était ivre de reconnaissance. La perfection le condamnait à l'anonymat. Le criminel laissa place à l'artiste du crime. Son chef-d'œuvre finit en vanité.


     Art

 

    Outre l’ingéniosité de l’intrigue c’est l’art narratif de l’auteur qui frappe : il sait parfois nous éloigner du sujet principal pour mieux nous y mener; ses récapitulations sont autant de variations qui construisent discrètement notre désarroi ou notre impatience, rythment le suspens et engagent la résolution de l’énigme. Les dialogues sont spirituels

(-Jolie, je suppose?

-Comme le rêve d'un poète.

-Comme le vôtre par exemple.

-Je suis un poète; je rêve.

-Vous rêvez que vous êtes un poète.»),

                                          les allusions littéraires sont très drôles tout comme l’imitation du courrier des lecteurs, la presse (et le désir de notoriété) jouant un grand rôle dans l’aventure. On ne peut que louer la dimension satirique de ses portraits, son attention aux manies et aux tics de langage. Il excelle dans l’observation de détail comme dans l’expression des mouvements de foule.

 


                Il reste que le passage le plus étrange du roman se situe au cours d’une errance de Denzil le poète («il n’avait jamais écrit de poème épique - sauf Le Paradis Perdu (3)- mais il composait des chansons sur le vin et les femmes, et pleurait souvent sur son sort misérable.» Vers Bethnal Green il «s’arrêta devant la devanture d’un petit débit de tabac où on pouvait voir une pancarte annonçant :
                                     INTRIGUES À VENDRE
Le texte se poursuivait en spécifiant qu’on pouvait trouver sur place un large éventail d’intrigues : des intrigues sulfureuses, des intrigues humoristiques, des intrigues amoureuses, des intrigues religieuses, des intrigues poétiques ; ainsi que des manuscrits intégraux : des romans originaux, des poèmes et des contes. Se présenter à l’intérieur.
    C’était une échoppe crasseuse, aux briques sales et à la charpente noircie.»
Passage gratuit?  Le besoin de parler, le désir d’intrigue sont le cœur du livre.

 

    

 

 

           Alors que dans leurs interminables échanges les deux personnages les plus amusants, Crowl et Cantercot ne cessent de se disputer (à propos de tout et de rien) sur la priorité du Beau ou du Vrai, Zangwill aura, quant à lui, réussi à réunir en peu de pages les deux concepts pour notre plus grand plaisir.

 

 

Rossini, le 19 mai 2016

 

 

NOTES

 

(1) Sa méthode fait l'admiration (surjouée) du narrateur : «Il recueillait un certain nombre d'obscures données sans rapport les une aux autres et braquait soudain sur elle le faisceau électrique d'une hypothèse unificatrice qui aurait fait honneur à un Darwin ou un Faraday. Ce cerveau, qui aurait pu être employé à dévoiler le fonctionnement secret de la nature, se gâtait dans la protection de la civilisation capitaliste.» Rien moins....

(2) Son allusion au Dupin de Poe montre bien la conscience de son originalité et son sens de la dette.

(3)Seuls les ignorants le croient....

 

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