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22 juillet 2012 7 22 /07 /juillet /2012 06:57

 
   
"Le tableau semble près de raconter une histoire, encore que l'on ne sache pas très bien laquelle." J. Flam ( page 51)

 

 

"Ne cherchez pas: ce que Manet a voulu dire, il l'a dit. Tourne, opéra des Folies-Bergère, je suis au bar et personne ne me voit. Suzon, la merveilleuse serveuse en a vu bien d'autres. Impassible, elle sait qu'elle est à bord d'un naufrage, on est sur le Titanic." P. Sollers, L'ÉCLAIRCIE.


   

     Quel bonheur de fréquenter l’ÉCHOPPE qui, dans une présentation sobre et sensuelle, vous convie à des lectures toujours excitantes !


   En 2005 parut un tout petit essai d’un critique américain spécialiste de la peinture moderne et contemporaine. Jack Flam s’attaquait à un tableau de Manet qui est en passe de devenir l’un des plus commentés, le chef-d’œuvre de ce qui était la fin de sa jeune vie, UN BAR AUX FOLIES-BERGÈRE (1881/2), peint péniblement (en raison de sa maladie) en atelier (1).

    Dans un premier temps (Ce que nous voyons), avec précaution, patience, attention, il conduit notre regard pourtant familier du tableau (2) : il nous rend encore plus sensible aux oppositions, aux anomalies, aux troubles qui convergent vers une sorte de vertige dû au jeu "pervers" (auraient dit Bataille et Foucault) avec le miroir du bar qui ne reflète pas exactement ce que nous avons au premier plan et surtout qui semble se tordre vers la droite en révélant un homme inattendu et un dos de jeune femme qui ne correspond pas exactement à ce qu’on voit d’elle de face...Il insiste surtout sur l’impression de suspens du comptoir de marbre qui paraît comme au bord d’un précipice. Il ne balaie pas d’un revers de main la forme triangulaire que dessine le bas de la veste de la jeune serveuse....

    Flam nous soumet ensuite ses remarques sur la composition et l’iconographie du tableau.
    Il tient à poser très tôt la question du réalisme chez Manet qui aurait pris un tournant dans sa carrière vers 1870 et pas forcément en raison de l’apparition de ceux qui seront appelés impressionnistes. Il parlera de "déconstruction du réalisme même". Flam veut croire que sous l’influence de Baudelaire, il n’a pas renoncé à l’imagination comme le prouverait le reflet du miroir. Décrivant avec finesse le jeu des oppositions entre la stabilité de la serveuse et l’agitation tout autour d’elle, il avance que cette femme est objet de désir (il y reviendra) mais d’un «désir écartelé et ambivalent». Il nous suggère l’essentiel de son analyse :

    

    «Ce que Manet nous propose, c'est une intrusion dans la psychologie d'un personnage comme on en rencontre fréquemment dans la littérature mais qui est difficile à représenter dans un tableau. Il présente deux réalités simultanées. La glace opère la jonction entre le visible el l'imaginaire, déployant à la fois une image du réel et une figuration de la rêverie. Leur décalage signale la disparité entre deux modes de perception intérieur et extérieur, extrêmement difficiles à transposer dans la peinture traditionnelle. Une espèce de monologue intérieur se déroule sous nos yeux. Une partie, au moins, de ce que l’on voit dans la glace pouvait se comprendre comme une transposition plastique des pensées de la serveuse.»   

 

 

   On n’est pas surpris alors par ses allusions à Dujardin et on comprend que pour être multiples les données qui retiennent Flam sont essentiellement narratives. 

 

   Ces remarques sur la composition mènent Flam vers une réflexion sur les références iconographiques du tableau trop négligées selon lui. Il croit voir une forme de VANITÉ moderne avec les objets et les fruits de l’éphémère plaisir (demi-mondain ici) et avec une certaine représentation de la Mort sous l’apparence de l’homme au chapeau à droite....qui, dès l’abord, déstabilise tellement notre perception.

    Avant de revenir à sa thèse, Flam dialogue avec d’autres thèses, en particulier les considérations sociologiques qui, selon lui, passionnent tant les Américains. Ici et là, il se fait plus polémique (en particulier sur la question de l’identité des personnages peints). Qui est cette jeune femme? Quelle est sa fonction au bar, en a-t-elle plusieurs?
    Après Mortimer et avant bien d’autres, T.J. Clark a voulu voir en Suzon (le nom du modèle) une prostituée «clandestine». Flam préfère revenir à sa proposition initiale : cette femme «se présente comme un objet de désir, qu’elle fasse commerce de ses charmes ou non». Sa représentation serait une tentative (réussie) pour capter le fugace, l’insaisissable. Ce qui lui paraît renforcé par la comparaison avec l’esquisse du BAR dont le précieux apport est de nous dire tout ce que le tableau définitif «n’est pas

    Ce qu’il est relève pour Flam du narratif mais «tout en jeux de miroir.»
    La glace derrière Suzon nous montre ce qu’elle a devant les yeux et en nous regardant, sans vraiment nous regarder, elle nous constitue «plus ou moins acteur de la scène présentée.» Son regard nous fixe, nous rend présent tout en nous donnant un aspect transparent...
    Revenant à sa thèse initiale, Flam suggère que le miroir refléterait ce que voit Suzon et ce à quoi elle songe.... D’autre part le spectateur serait présent en tant qu’absent (hors de la toile) et en tant que projection sur la toile sous la figure de l'homme au chapeau noir. Au total Flam veut voir «une rencontre imaginaire entre l’homme et la femme, une sorte de rêverie commune, nourrie de l’attention réciproque qu’ils se portent et de leurs réactions divergentes». Il fait encore un pas de plus : «On a tout de même envie de penser que l'artiste se projette dans la serveuse, observatrice et observée, point de passage obligé de tout ce que nous avons sous les yeux

    Flam nous mène enfin vers l’explication du sous-titre de sa plaquette: «où l’abysse du miroir». Visiblement autant influencé par les études littéraires que picturales, il en arrive à la question de la mise en abyme qui n’est pas le passage le plus pertinent de son travail, la notion étant autrement plus complexe qu'il le croit. Il constate chez Manet «un anéantissement de la réalité matérielle du spectateur» et dans UN BAR «une stratégie plus globale de Manet, visant à transformer la représentation de phénomènes concrets en une sorte de discours métaphysique allusif, au moyen de la mise en abyme

    Plus classiquement, Flam considère ce tableau comme un adieu. Ce que disait déjà bien d’autres avant lui et notamment F. Cachin en 1983: « (...) son dernier chef-d’œuvre, représentation ultime d’objets voluptueux, reposoir mélancolique de l’univers parisien qui avait été une partie de sa vie, entre un miroir que la fumée ternit, et un regard regardé dont l’insondable mélancolie est comme un adieu à la peinture.» Flam parle lui «d’un univers frivole, badin et érotique, dédié à la surface des choses, à l’excitation des désirs et des gourmandises». Pour conclure il revient à une suggestion antérieure :

             «Dans ce tableau en forme de discours d'adieu, Manet a peut-être voulu personnifier et personnaliser le désir sous les traits de la serveuse quand il l'a parée du bracelet en or. Dans ce décor où les reflets se répondent les uns aux autres, elle se substitue peut-être à l'artiste, distancié et impliqué à la fois, absent mais à jamais présent. Comme l'artiste, elle est au bord d'un abysse, face à la fugacité des plaisirs et des choses.» (3)

      Des propositions fortement influencées par la théorie littéraire, une certaine retenue devant la tentation de l'arbitraire ou du simplisme : voilà une plaquette qui s'ajoute heureusement aux travaux bien connus que cite Flam comme à ceux de Foucault, de Cachin, de Duve, de Rubin et de bien d'autres(4).

 

  Rossini

 

 

NOTES:

 

(1) Flam donne quelques témoignages de ce travail (pp38/39) qu'on peut lire aussi dans le catalogue de l'exposition de 1983 (RMN).

 

(2) Pour une autre description talentueuse, on se reportera à la contribution de F. Cachin dans le même catalogue de l’exposition Manet de 1983.

 

(3) Sollers va plus loin : "Mais si, au contraire, tu lui plais comme tu es, grande godiche, c'est toi l'absence de mémoire, de foule, de bruit, de reflets, toi la grande déesse du temps chez les morts-vivants. Tu es la déesse du rien de ce monde, comme le Gilles de Watteau était l'innocent de ce rien. Ecce homo, Ecce femina. Indifférence divine."
(4)Dans sa biographie de Manet, Beth Archer Brombert revient aussi sur ce tableau (460 sq). Il faudra regarder encore l'analyse de Bourdieu dans son cours au Collège de France.

 

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