Chez Tom Wolfe (1931-) l'un des plus célèbres néo-journalistes des années 60, il y avait du pressé, de l’impatient. Il voulait capter l’air du temps, l’ère du temps qu’on nomme la mode, l’ére du vide (on ne peut pas ne pas songer à G. Lipowetzky). Même si dans sa prose on devine souvent le geste théâtral de celui qui veut d’un claquement de doigts attirer l’attention du plus grand nombre, Tom Wolfe était surtout aux aguets et guignait, respirait les mues les plus éphémères qui risquaient de faire oublier, à son grand regret, les plus durables.
Mobile, il était toujours et partout mobilisé. Il voulait tout voler, ne rien laisser échapper, ne rien oublier de ce qui se muerait, grâce à lui, en signes. Un périscope vivant, rarement arrêté, avec un côté content de lui, une nervosité passionnée jusqu’à l’indifférence.
Son nouveau journalisme? Les réactions vives d’un sismographe qui rêvait d’ajouter à l’agitation qu’il reproduit. S’il est abusif d’en faire le seul néo-journaliste d’alors, on peut lui faire confiance quand il dit dans une figure de rhétorique qu’il chérit :«Personne n’en doute! En tant que journaliste, j’ai couvert un nombre incalculable de rencontres entre orthodontistes, théosophes, arracheurs de dents fiscaux, ostréiculteurs, mathématiciens, camionneurs, teinturiers, collectionneurs de timbres, Espérantistes, nudistes et propriétaires de journaux (...)». Wolfe est tout entier dans cette juxtaposition: le bateau ne peut que tanguer.
Réédité en poche en 2011, SAM ET CHARLIE VONT EN BATEAU parut en France pour la première fois chez Gallimard en 1985 dans la traduction française d’Anny Amberni. Il s’agit d’un choix (opéré par qui ?) de textes publiés dans différents recueils de Wolfe. Textes qui sont aussi bien des fictions que des reportages socio-journalistiques, genre que dynamita donc l’auteur avant d’en venir à des œuvres plus connues, plus ambitieuses comme LE BUCHER DES VANITÉS et, plus près de nous, MOI, CHARLOTTE SIMMONS...
C’est un des charmes assez déstabilisants de ce recueil que d’avoir à se situer parmi des textes aux genres souvent indéfinis et toujours volontairement instables : le comble revenant à la DÉCADE DU MOI (décade ou plutôt décennie?) qui passe sans vergogne de la scène burlesque de Moi et mes hémorroïdes à l’analyse socio-historique faite de raccourcis qui frôlent le dérapage heureusement contrôlé pour nous donner à comprendre le passage complexe des sixties aux seventies et les avatars du religieux omnimorphique (lisez Holy roll consacré au retour d’un certain fondamentalisme religieux aux USA dans les années Carter). Mais écrire sur une époque du mélange impose un ton et surtout un mélange des tons. Wolfe aime faire grincer les catégories et la décennie 70, sample de la précédente, l’aide bien..
Voilà incontestablement une «œuvre» composite où l’on aura du mal à trouver, à première lecture, quelque chose de commun entre la célébration enthousiaste du dimanche à New York et les réflexions sur la montée des prises d’otage dans le monde de la fin au XXème siècle (LE CRIME PARFAIT) sans oublier le récit à la première personne ou la caustique analyse sociologique de l’hybride HOMME ATLANTIQUE qui mériterait d’entrer dans une classification d’un nouveau Linné lecteur de Bourdieu..
Ce recueil mêlé a bien d’autres charmes. Outre le style profondément oral qui vous alpague avec force répétitions (Wolfe vous interpelle, vous prend par l’idée et la sensation comme on prend par la manche et ne vous lâche pas; il jure comme si nous étions dans un mixte de gospel et de pub), cette juxtaposition de textes permet au lecteur de traverser en peu de temps ce qui dans la société américaine d’alors justement fait mélange criard (par exemple le Chic Radical dans lequel la mode et la politique font, un temps, bon ménage licencieux) et, à l’opposé, ce qui bannit tout mélange, ce qui fait groupe au détriment des exclus. Peu d’écrivains ont comme Wolfe le sens de ce qui agrège, de ce qui normalise, hiérarchise, divise, classe, mimétise. On le croit futile, on s’agace de ses listes de vêtements ou d’adresses, de ce name droping des marques et des coûts de telle ou telle étoffe. Avec lui on a toujours le sentiment de lire une addition. Et le voilà soudain lâchant une théorie du jean qu’on peut à notre tour actualiser...L’on comprend mieux alors que la mode est «le langage codé des situations sociales» qui bougent vite...Dans CHAPERON ROUGE APPELLE DRACULA, comment ne pas sourire à l’opposition entre New-Yorkais et Bostoniens à la plage...?
Sur ce terrain nous touchons le geste wolfien par excellence: repérer et pointer en tout la contradiction qui anime et torture un être, un groupe, une classe, une société. En ouverture, il consacre un texte venimeux à un écrivain qui se veut radical et passe son temps à compter ses dollars et à les investir pour pouvoir se payer chaque été Martha’s Vineyard...; ailleurs ce sera le cas de femmes douées de trop grandes qualités et qui ne trouvent aucun homme digne d’elles.
Sans prendre son temps, Wolfe opère toujours à vif et vous ouvre d'un coup un psychisme ou un corps social en rendant bien sensible le nerf sciatique qui torture chacun.
Le lecteur trouve alors ce qui fit de Wolfe, avec d’autres, l’œil et l’oreille des années 60: l’aptitude à rendre la dimension théâtrale et épique du microscopique (la nouvelle LA PUB fait comprendre la puissance de connaisance du comique) ainsi que l’aptitude (romanesque) à entrer, (non sans effraction et fascination pour sa propre violence) dans la crypte secrète de centaines d’êtres anonymes.
Sur ce dernier point la «nouvelle» éponyme (SAM ET CHARLIE VONT EN BATEAU) est éclairante: Tom Wolfe est capable d’épouser le temps d’un éclair et dans un tempo fiévreux un destin sans aucun souci de morale politique...C’est la guerre du Vietnam, la défaite ne fait que s’esquisser et avec, là encore, un mélange de futurisme marinettien, de chevalerie archaïque de pacotille, de biblisme et de taoisme kitch, il vous colle dans un cokpit et freine pour vous sur le gril trépidant d'un pont de porte-avions.
L’autre talent de Tom Wolfe, une de ses signatures : l’épique au sein du microscopique, du mineur. Avec Wolfe, l’infime a trouvé sa caisse de résonance, son amplificateur, son sonneur de cloches. Ça vole à tout va, ça se perd vite mais ça cogne. Dans les meilleurs passages, les italiques crèvent la partition.
SAM ET CHARLIE VONT DANS UN BATEAU est une œuvre mineure qui mine même les oppositions comme celle du mineur et du majeur. C’est aussi un archipel de textes hétéroclites qui mériterait une édition plus solide (quelques mots au moins sur le contexte, les moments et lieu de publication) mais qui rend le lecteur impatient de lire ou relire Tom Wolfe dans la forme longue d’une enquête ou d’un roman.
J-M. R.