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5 juillet 2015 7 05 /07 /juillet /2015 04:49

 

 

  «Penché sur cette feuille blanche en forme de miroir je resonge à d'anciennes histoires qui me sont arrivées. Et je les couche, je les borde, je les dorlotte...Tout cela m'amuse un peu

 


            C’est à un bien étrange récit autobiographique que se livra Henri Calet en 1948 et auquel il convia le lecteur. Composé de trois parties (Les quatre veines; Les bottes de glace; Toute une vie à pied), ce texte malmène les canons du genre. Il le dit nettement vers la fin : «On trouvera peut-être qu'elle ([son histoire] est décousue, fragmentaire, mais j'ai déjà répondu que je ne me proposais pas de raconter ma vie. D'ailleurs, ce sont tous ces morceaux qui, aboutés, forment mon existence, à la façon d'une mosaïque.»  Une mosaïque serait-elle sans unité globale?

 


Classique


 Après une ouverture brillante où le narrateur affirme qu’il a gâché sa vie et souligne l’importance de son nom (celui du premier mari de sa mère), on croit tenir pendant une centaine de pages une autobiographie classique avec seulement des écarts et des oublis (à cause d’autres œuvres faites ou à faire). Il a pris des notes «consignées quelque part», regarde et commente quelques photos et, comme au moment de la rédaction ses deux parents sont encore vivants, il s’appuie aussi sur leurs souvenirs.


 Classiques sont les premiers souvenirs évoqués, le beau portrait des parents. Le père: instable, itinérant, travailleur très épisodique, théâtreux, anarchiste (il a  fondé «le Syndicat des irréguliers du travail et des hommes de peine», et a même connu «le Dénicheur!»)(1), coureur de femmes, trafiquant de fausses pièces, voleur, prisonnier à cause d'une maladresse de son fils, déserteur, roi de la martingale aux courses.... La mère, flamande d’origine, fut mise en prison pour n’avoir pas payé son train (elle est alors enceinte de notre auteur). Tour à tour fourchetteuse, plumassière, étagère, femme de ménage un peu partout et au Buckingham Palace, liseuse de bonne aventure, parfois forcée  à quelques passes «aux entours de la place de l'Étoile». Souvent délaissée par son mari, elle n’aura connu que tardivement ce qu’était la stabilité et le «confort».

 Avec eux et par les yeux de Calet on comprend ce qu'est la misère noire (garnis, appartements minables, punaises et puces garanties, argent manquant toujours, tuberculose qui se déclare) dans une famille qui ne sait pas ce que c'est que de se plaindre. Comme dit le père : «On est venu au monde tout nu, le reste c'est du bénéfice.»

 Donnant quelques repères historiques lourds d’importance (qui ne sont pas pour rien dans son scepticisme et dans le ton des jugements postérieurs qui viendront plus loin), le narrateur évoque l'humble noblesse de son passé et les étapes de son apprentissage de la vie:ses premiers mots (sousou, peu-peu; pezon), sa scolarité plutôt vagabonde (les parents se croient les meilleurs instituteurs), sa découverte de la violence sanglante et du luxe, ses lectures doctes et d’autres peu recommandables, ses progrès dans le vocabulaire, l’importance d’un accident dans un garage qui le mit en exil à Berck, sa découverte du sexe féminin et ses premières conquêtes (elles seront nombreuses après le bois de Boulogne et Carmen, fausse Andalouse mais vraie initiatrice compétente qui, la fatigue aidant, devint vindicative), sa carrière au lycée, plus sage mais interrompue par l'initiation (avec son père comme mentor) à la folie des champs de courses…. Expériences souvent universelles qui, sous sa plume, ont toutes la frappe de la singularité.

 

  Classiquement encore, dans l’évocation de ces moments grands ou mineurs, le narrateur recourt aux jeux temporels des grands autobiographes. Tantôt il pratique la prolepse (il annonce sa captivité à l'occasion de celle de son père au Cherche-Midi, il montre clairement (avec humour et dérision) qu’il réécrit son passé en fonction de l’avenir qu’il connaît (pensons à ses remarques sur les visites royales annonçant à chaque fois une guerre) ou des réflexions qui lui sont venues plus tard; tantôt, avec malice, il tente le plus difficile, en reconstituant le supposé point de vue de l’enfant qu’il était:alors, son art de l’asyndète fait merveille. Ainsi de la victoire de 1918, condensé de sottises que l’enfant avait bien sûr entendues: «Nous avions gagné la guerre, grâce au canon de 75, à la Rosalie, au pinard, à la Madelon, et surtout grâce à nos vertus immortelles.»(2). Mais c'est le va-et- vient entre le passé et le présent qui domine malgré tout dans un récit où, honnête, le narrateur ne cache pas ses défauts (volage) ou ses lâchetés (il est peu courageux).

 

 

Les bottes de glace

 

              «Mais, encore une fois, je ne me propose point de consigner ici toute ma vie. C’est bien harassant de refaire plus de quarante ans pas à pas (...),. On risque d'ailleurs de se piétiner un peu soi-même, sans le vouloir, de se marcher sur le corps, sur le cœur, et de se faire du mal, inutilement (l'italique me revient)


 Soudain tout s’arrête:à l’évocation de ses innombrables conquêtes (il n'est pas que flambeur au jeu:stylistiquement, l’énumération lui vient «naturellement»), on comprend qu’il fut longtemps en Amérique du Sud et qu’il est des moments de sa vie qu’il n’évoquera pas et qu'il passera «comme à saute-mouton».Et, en effet, rien ne sera évoqué de son passage en Belgique, de son travail dans la comptabilité, de sa fuite à Montevideo, de son passage au Portugal, de son engagement en Espagne-encore moins de ses premières relations avec des auteurs. Bref, avec Les Bottes de glace le mode du récit semble s’achever.

 Plus on avance et plus on comprend le poids du présent dans l’écriture. La quarantaine n’explique pas tout ( «Avoir vingt ans, vingt-cinq ans...Oui, on «a» vingt ans ; on est à la tête de beaucoup de choses. Mais «avoir» quarante ans , c'est ne plus rien avoir.»). 1940 a été une rupture profonde sans qu’il s’en explique longuement:il lui suffit d’en montrer les effets épars. C’est à la fois un désenchantement qui s’appuie sur une nostalgie aiguë de son passé et la sensation de la fragilité de l’avenir que les années récentes ont historiquement créée. La fuite de la débâcle, le retour des prisonniers, le marché noir, les files d’attente pour le ravitaillement, l'écho du racisme colonial, tout s'accumule (sans qu'il y ait discours). Même le premier vote d’après-guerre ne lui donne aucun enthousiasme («on vote, on revote… c’est un jeu où l’on perd à tous coups…»). Hiroshima, Bikini l’arrachent au XIXème siècle. Les dates sont des menteuses.

Heureusement pour lui, il habite un endroit idéal (une soupente au huitième étage) bien que très réduit, une espèce de plate-forme dans le quatorzième arrondissement  d’où il voit  bien Paris et qui a été le décor d’une grande partie «de l’histoire dont [il fut] le protagoniste dans des emplois divers : successivement bébé, garçon, adolescent, jeune premier et, depuis peu, monsieur d’âge mûr, le cocu, le bedonnant…».
C’est depuis cet observatoire (qui a des airs de prison choisie autant que de repaire pour voyeur léger) et, grâce à de longues promenades (toute une vie à pied), parfois avec son père, dans les lieux de son enfance qu’il remet les pieds dans son passé et vient ajouter aux cent pages qui précèdent. Si, dans la première partie, il relisait son passé pour l’écrire, ici c’est à partir du présent que, ponctuellement, il se souvient et écrit au hasard du talent des rues. Ainsi, un jour de vote, il retrouve son école, sa salle de classe.
Dès lors, Les Bottes de Glace sont à la fois complément et supplément. Ici comme avant retentissent des noms de rues, d’hôtels, de commerces, dont la beauté parfois surprenante s’accorde à quelques chansons. La mémoire est un manège:à chaque tour on décroche le droit de faire encore une découverte.

Ce qui nous offre une succession de chroniques plaisantes (3), véritables odes à Paris, à l’arrivée du printemps, au métro, à certains cinémas, aux squares, aux fêtes, aux cirques (pourtant minables) de passage, à la Closerie des Lilas, et principalement au quatorzième arrondissement (et à son lion de Belfort), aux fortifs hélas! détruites (incontestablement le meilleur espace pour jeux d’enfants!).(4)

 Pourtant, au détour de ces belles pages, sourdent une véritable obsession de la destruction des hommes et de la mort (les cimetières souvent parcourus; les monuments érigés en l’honneur des victimes de la Commune; la guerre et ses progrès techniques (qu'il est loin le temps du dum dum);dans un endroit il se  demande même comment il a évité le suicide…) et même des pointes de remords assez inattendus pour qui a lu la première partie: tout est dit dans sa remémoration de cette jeune autrichienne juive qu’il négligea (il moquait même sa laideur) et dont il se reproche la fin (présumable) dans un camp d’extermination...On comprend que jusque-là Calet parlait souvent avec légèreté des horreurs de la guerre:on saisit mieux que ce n'était jamais légèrement.
  L’humour, l’ironie malicieuse cèdent de plus en plus la place à l’ironie amère, à la tristesse-une tristesse qui
, parfois, contient encore un peu de gaieté.

 En certains chapitres, sa voix si originale prétend se confondre avec le Nous commun de ceux qui n’ont rien en propre. Bien que contenue, la nostalgie devient puissante et dans la dernière partie Toute une vie à pied faite de fabuleux voyages dans des arrondissements voisins ou lointains (Paris à la marche, Paris par les pieds, Paris sous les semelles. À chaque foulée, où que l’on aille, on fait lever une poussière de souvenirs sur ces trottoirs que l’on a usés. Je ne puis faire un pas sans me rencontrer, je retrouve mon image dans ces murs témoins qui sont comme des glaces déformantes où je me vois petit, grand, mince, pâle, drôlement attifé, sans jamais rire, avec des mines de fuyard.
Et je me prends en filature à travers les ans et les rues.
Je vadrouille autour de mon passé, j’en ramasse, ici et là , de menus morceaux, il en traîne un peu partout, je tâche à le reconstituer, comme si l’on pouvait exister une fois de plus…
»), les regrets affluent parce que tout a changé, le «passé tombe en miettes dès qu’on y met la main.» Et les chagrins ne chagrinent plus de la même façon.

 

Au dernier chapitre Calet revient à nouveau sur ses pas, prophétise sa fin à l’image des vieux qu’il aperçoit dans un Asile. Mais il n’est pas pressé de connaître cette dernière «prison» (il les aura collectionnées) d’où il verra malgré tout (un peu) le monde. Il proteste de son envie de vivre encore longtemps, d’écrire encore. Il miserait bien encore le tout sur le tout....

 

 

 

           Aucune prétention dans ce petit livre: Calet ne donne pas de leçon, ne tire pas de conséquences qui vaudraient pour tous :«Je devrais avoir de l'expérience plein la bouche, autant que de cheveux blancs sur la tête. Et pourtant, j'ai vieilli sans bien avoir compris les choses et les gens. Non je ne sais rien.» Il résiste à la pente didactique et moralisatrice du genre autobiographique qu'il casse avec cette rupture apparente qui fait le prix de son livre inclassable. L'auto-portrait fragmentaire vaut mieux que le grand récit pompeux qui se donne comme modèle.

 

 Et la mosaïque trouve sa vérité dans un style et un ton uniques (gagnés sur le cri de colère), les vrais miroirs.

 

 

Rossini, le 8 juillet 2015

 

 

NOTES


(1)À son image, pré-adolescent, l'auteur montait volontiers sur les tables: il fit même la connaisssance de la bande de Romainville...!

 

(2) La suite consacrée aux monuments aux morts est très réussie : “Ce fut une grande époque pour la statuaire, en France.»

 

(3) Chroniques publiées ailleurs auparavant.

 

(4)On doit à J.-P. Baril l'édition récente de HUIT QUARTIERS DE ROTURE (Le Dilettante): Calet y parle des XIXème et XXème arrondissements. L'une des origines de ce projet ne peut que remonter au TOUT SUR LE TOUT.

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