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13 juillet 2016 3 13 /07 /juillet /2016 08:25

 

 «Before Turner there was no fog in London.»  Oscar Wilde

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« Turner s'est surpassé : il peint , dirait-on, avec de la vapeur colorée, tant son art est fluide et aérien.»  Lettre de Constable (1836)

 

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«(Turner)-Alors, que pense-t-il du tableau?

-Il le trouve indéfini.

- Dites - lui que l'indéfinissable est mon fort.» ( page 58)

 

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«Dans les dessins réalisés au point du jour [à Venise], le spectacle se compose de couleur et rien d'autre. La forme est indiquée avec une merveilleuse économie de touche, comme si elle émergeait par elle-même. La couleur repose, intacte et nacrée, sur le papier.» (page 31)

 

 

 

          Peintre toujours plus populaire, Turner est un de ceux qui ont la chance de voir leurs œuvres exposées en de très grandes et fréquentes manifestations. Il suffit de penser  à  l’exposition qui eut lieu en 2014/15 à la Tate Britain, baptisée "Late Turner : painting set free".

  Il y a déjà longtemps, en 1966, l’exposition du Moma de New York comportant trente-neuf peintures à l’huile, cinquante-neuf aquarelles et carnets d’esquisses, intitulée Turner : Imagination and Reality, pensée, préfacée, accrochée par Lawrence Gowing (1) fut un événement.  Grâce aux éditions Macula on peut encore lire son texte de présentation du catalogue, texte court, dense, parfois elliptique. Le titre du livre (Pictures of Nothing / Peindre le rien) n'est pas de l'auteur mais, reprenant une intuition étonnante du critique W. Hazlitt (formulée en 1816), il correspond semble-t-il à une intention profonde de Gowing qu'il ne développera pourtant pas assez (2).
   Peu pédagogique, ce petit essai qui mêle brèves notations biographiques, remarques précises sur tel ou tel moment de la carrière, sentences  brillantes ou provocatrices («Les aquarelles de Vensie sont délicates et objectives. Mais, loin d'inaugurer l'impressionnisme, elles en marquent presque le terme chez Turner» ou bien «Turner triomphait du goût classique avec les armes même de Claude» ou encore «Turner isolait l'effet pictural comme on écrème le lait») examine en réalité ce qui lui semble indispensable à la compréhension du peintre, que ce soit pour ses dimensions radieuses ou terribles (la dominante) de son œuvre. Précisons encore que Macula nous offre en annexe un article que Gowing publia en 1963 dans Art News et, fait capital, qui fait écho à une exposition itinérante aux États-Unis de quatre-vingts aquarelles appartenant au British Museum. Il y affiche déjà des convictions que le catalogue développera trois ans plus tard.  Pour le dire vite : Gowing soutient qu'il y aurait un secret de Turner et qu'il convient, pour le percer de découvrir «le véritable Turner».

 

PROJET


   Conscient que l’amateur de Turner alors a tendance à se précipiter vers certaines grandes œuvres des années trente-cinq et quarante, Gowing, en présentant une exposition qui va dans ce sens,  veut nous convaincre de regarder l’ensemble de son œuvre (même si c’est très difficile, étant donné le nombre de productions et l'obligation pour le critique d'appuyer principalement sa démonstration sur les œuvres réunies pour l'exposition du MOMA), en observant d’où il est parti et ce qui préparait «la plénitude finale» (dont les ultimes tableaux ne sont pourtant pas assez estimés à ses yeux). Il veut saisir le trajet sans privilégier d’emblée la fin même si c'est, au bout du compte, pour la comprendre mieux et l'apprécier encore plus, y compris son rejet par les contemporains les mieux disposés à son égard. En même temps, la vision de Turner est tellement devenue (faussement) «commune» qu’il faut prendre la mesure de sa radicale nouveauté pour son temps et, en particulier, dans le rôle inédit qu'il réserva à l’imagination («le type de réalité, le registre d'imagination traditionnellement offerts par la peinture subissaient une métamophose entre les mains de Turner.»)

  On regrette parfois que son parcours soit aussi rapide et synthétique mais le genre de l'essai de catalogue l'imposait. Et c'est aussi le risque avec un grand connaisseur qui jongle avec les périodisations de l’œuvre de Turner qu’il conserve mais veut relativiser ou éclairer autrement en les traversant rapidement (il oppose la majesté des premières années au grandiose des dernières œuvres) et en indiquant des liens peu visibles aux yeux de l'amateur. Il souhaite nous guider tout de même au mieux vers les prémisses du "nouveau" au sein de son œuvre et nous laisse deviner les anticipations de son œuvre entier au sein de l'histoire de la peinture.

 

 

MÉTHODE

 

   Fort de sa fréquentation de l’œuvre, Gowing souhaite donc proposer un regard fortement téléologique (on connaît les risques et les facilités de cette méthode) en trouvant des orientations précoces à des inventions formelles que les contemporains ont parfois pris pour des signes de folie. Ainsi, le Parc de Penworth (1830/1) serait «le premier exemple de l'éclat triomphal des dernières toiles, mais aussi d'un d'un type de structure qui deviendra caractéristique de son style dix ans plus tard

  Un point retient : Gowin sait partir des sévères critiques des contemporains, étant entendu que Turner eut tout de même, très tôt, de beaux succès que Gowing délaisse un peu. La raillerie agressive ne vaut pas que pour Turner (le XIXème siècle sera riche en incompréhensions virulentes) mais elle est dans son cas particulièrement frappante. Souvent négatifs (Beaumont (en 1801) : «Turner cherche constamment l'extraordinaire mais n'aboutit qu'à des œuvres plus capricieuses et singulières que grandes.»), d'autres emploient souvent le mot tache pour qualifier ce qu'ils réprouvent), les critiques permettent, dans leurs violents refus, par contre-coup, de mieux voir l’originalité d'«un ordre différent de la réalité» qu’ils soupçonnent involontairement («Ce que Hazlitt décela en 1816, c'était l'alarmante imminence d'un type de peinture incompatible avec la tradition classique.» (je souligne))

  Tel est le paradoxe : dans leur hostilité, des observateurs comme William Hazlitt sont à la fois lucides (il est le premier « à avoir mentionné - pour les condamner - la division des tons et le mélange  optique des couleurs chez Turner») et aveugles (dans leur défense d’une tradition qui ne peut qu’être sclérosante). La défense outrée prouve en même temps la qualité du regard (un certain Dashwood critiquant La Chute du Rhin à Schaffouse eut cette formule involontairement judicieuse : «...œuvre sauvage et incohérente, l'écume de l'eau ressemble à un pinceau de neige.» (je souligne)) et les limites de la compréhension. 

 

 Quelques repères

 

     Gowing ne s’attarde guère sur les éléments biographiques. Ce n'est pas son sujet et visiblement, il a autant de passion pour la biographie (et la sociologie) que Nabokov: il délaisse l'évident succès économique de Turner, et, s'il ne néglige pas son sens de la communication et de la promotion (pensons au rôle de l'aquarelle dans la négocation des tableaux à l'huile), il évoque à peine ses relations protectrices ou ses amitiés durables….Il ne dit mot sur l'enfance, les parents (la folie de la mère).  La passion pour la peinture semble la seule occupation de Turner et Gowing parle à juste titre d’«activité compulsive, absolue». Il rappelle, sans plus, son premier métier (le relevé topographique). On devine que Turner était un bon lecteur mais Gowing ne s'étend pas beaucoup (sinon sur les citations que fait le peintre). Il confirme en passant son caractère tranché, jugé par beaucoup comme excentrique : sa conviction le poussait aux piques agressives, ses traits d’humour étaient cinglants mais il avait reçu beaucoup de coups. Il ne brode pas sur sa vie privée ne dit rien sur sa fréquentation de Mrs Booth à Margate ni sur sa fin  “secrète” à Chelsea. Il ne s'attarde pas sur des scènes érotiques (on sait que certains se chargèrent de détruire beaucoup d'entre elles) mais affirme cependant «Le flot sombre des couleurs va devenir un élément décisif du style tardif de Turner et possède une signification érotique qui ne s'affiche jamais ouvertement dans ses peintures

 

  C’est donc plutôt à une esquisse de "biographie" de son travail d'artiste qu’il nous convie. On verra que ce qui domine dans la réflexion de Gowing c'est l'idée d'une d'énergie (parfois brutale) alliée à l'idée de souveraineté  de Turner. Citons encore Hazlitt qui «qualifiait ses tableaux de gâchis de force morbide. Le seul plaisir qu'ils procurent (...) est de voir une puissance effrénée triompher d'un sujet aride.» (je souligne)

 

  Sans trop insister sur d’autres influences (Cozens, Girtin) ni sur de grandes rivalités (avec Glover, avec Constable, bien d’autres - Turner se délectait des duels picturaux), Gowing réserve comme il se doit une place de choix au rapport de Turner à Claude le Lorrain qu’il admirait et étudia longtemps : le côté aérien le fascinait mais il ajouta les éléments de son propre univers, «le cheminement fiévreux à travers la tourmente et la catastrophe.»(j'ai souligné) Évitant l’anecdote (excepté un point sur lequel nous reviendrons), il évoque ses nombreux voyages, souligne le caractère décisif de ses tours en Europe occidentale et de sa découverte de l’Italie (il dit pourtant peu de son travail sur l'Angleterre ou l'Écosse, sur la Suisse ou l'Allemagne (la "manière alpine" dégagée, il y a longtemps déjà, par Henri Lemaître (3) où, fait presque inédit, l'épique s'introduit dans l'aquarelle), sur la France), situe bien la part de son enseignement (avec ses conférences où, en filigrane, il ne parle que de lui tout en étant persuadé que le génie ne se transmet pas).

 

  Allant et venant parmi les différentes phases de la carrière de Turner, Gowing dégage quelques moments cardinaux. Il valorise, sans  toujours entrer dans le détail des fulgurantes inflexions des aquarelles, la précocité de ses inventions d'avant 1800 puis l'importance de ses séjours à Petworth chez Lord Egremont : il montre l’exquis des représentations de certains intérieurs à la gouache (1830) qui étonnent encore et qui auront une influence sur la suite. On a vu qu'il met en exergue tout ce qui dépendra de son Parc de Penworth (1830/1) et ce bien au-delà des années trente.  Naturellement, il fait un sort à l’événement majeur du 16 octobre 1834 (moment historique aussi bien pour Londres que pour l'avenir de son art), l'Incendie qu'il peindra d'abord sur le motif, voguant en bateau sur la Tamise (il approche de la soixantaine) pendant que Constable est sur le pont de Westminster. Cette catastrophe sera "captée" en une dizaine d'aquarelles puis deux huiles, présentée(s) l'année suivante.«L'incendie du parlement libéra une puissance fantastique dans l'œuvre de Turner. Une barrière s'était abolie entre réalité et imagination qui, de ce jour, ne furent plus jamais distinctes.» (Je souligne) Il faudra revenir sur cette indistinction.

Dès lors, la tension devint aiguë (Le Val d'Aoste) et  "vers la fin de la décennie, lumières et couleur se font de plus en plus éclatantes".  Turner s'impose  comme un maître de l'illimité.

Après 1840, Gowing considère que Turner se tourne vers le symbole et l'imaginaire qui triomphent dans des œuvres majeures, tantôt emportées (Négriers, Fusées et lumières bleues), tantôt sereines (La Paix : funérailles en mer). Fait singulier que Gowing constate à plusieurs reprises : la réalité propose parfois à Turner des scènes qui le hantaient depuis longtemps. Ainsi, Tempête de neige (1842), union du mouvement, de l'eau, de la neige que Gowing considère comme aussi important dans son évolution que l'épisode de la chambre des Lords (on sait qu'il affirma s'être fait attaché à un mât du bateau pendant quatre heures).

 La tension de certaines de ces grandes œuvres s'atténue dans les années suivantes et le point de départ de la problématique voit l'antinomie s'abolir dans les dernières œuvres :«Le réel et l'imaginaire vont progressivement se fondre dans la lumière.»(je souligne)

 

  De manière plus générale Gowin met l’accent sur l’idée que se faisait Turner de l’art et de l’artiste dans une société, idée obsédante à partir de 1830: il aimait citer de grands peintres qui n’étaient pas forcément des maîtres pour lui mais qui, en leur temps, avaient fait preuve d’indépendance. Pour les peintres admirés c'est encore plus significatif. Par exemple, ses remarques sur Rembrandt  sont essentielles pour comprendre avec Pilate se lavant les mains ce qu'est le voile de couleur qu'il vénère chez le génie hollandais et qu'il s'approprie à sa façon : «(...) il conçoit la couleur comme un tissu à part, fragile, vulnérable et pourtant sacré, propre à créer à lui seul toute la réalité attendue d'un tableau.» (J'ai doublement souligné)

  Son legs à la nation, son souci de rassemblement de ses œuvres («Ne la dispersez pas. Elle n'a de sens que réunie.») prouvent l’unité d’une démarche et une confiance en son génie.

 

  Notons pour finir que Gowing ne fait pas grand cas des anecdotes nombreuses qui font la joie des biographes de Turner (sa passion du jaune, "sa fièvre jaune", déclenchait bien des railleries). Tout en rappelant le goût du secret chez le peintre et sa propension à laisser beaucoup de travaux  (apparemment) inachevés (cette question méritant au moins une thèse), il met cependant en avant la volonté de performance qui guidait son comportement au moment des vernissages qui attiraient quelques dizaines de spectateurs et presque autant de rieurs (il cite plusieurs témoignages (dont celui, précieux, de Robert Leslie). Disposant de trois jours autorisés par l’Academy, l'artiste se mettait à travailler sans interruption ou presque (debout de six heures du matin jusqu’à la tombée de la nuit) à partir d’un tableau à peine commencé. Cet aspect fondamental («Turner avait manifestement un sens aigu de la peinture en tant que déploiement d’un faire ([performance]. Sa subordination aux qualités intrinsèques de la matière picturale semble s’être prolongée jusque dans l’acte de peindre, comme s’il fallait exposer une action en même temps qu’une toile.» (j'ai triplement souligné)) nous mène alors à la problématique de l'essai que certaines citations ont déjà rappelée. On retiendra le mot subordination.

 

 

IMAGINATION ET RÉALITÉ

 

   C’est ce rapport que Gowing veut penser dans l’œuvre de Turner. Posons qu’il est indéniable que le critique tient compte de l’évolution de la peinture moderne et contemporaine et que certaines réflexions des années cinquante et soixante  du vingtième siècle ne sont pas sans influencer les siennes (il cite Motherwell, Rothko, et il a des affirmations comme celle de sa chronique de 1963:« ici encore, l'art occidental n'a rien connu de tel avant notre époque)(4) Posons aussi que Gowing, à aucun moment, ne cherche à définir exactement les (difficiles) concepts de réalité et d'imagination (on a même parfois affaire à l'équivalence imagination / imaginaire). Mais il est sûr de tenir le «véritable» Turner.


 Même si on devine aisément quelle sera la réponse (le titre de l'exposition n'étant pas "réalité et imagination") voyons qui, de la réalité et de l’imagination, a le primat.


1- Au commencement, quand Turner s'empare du motif du Sublime (bien connu depuis  Burke et qui aura pour effet de voir classé le peintre parmi les romantiques) autant qu'à celui de l’historique et du mythique,  Gowing estime que ces ceux versants (la réalité, l’imagination) sont nettement opposés et, pour illustrer le «versant du réel», il s’appuie (un peu facilement) sur l’assez froid Lac de Buttermere (1798/9) tout en remarquant «une sorte d’effroi sacré, comme si le peintre et son sujet étaient tous deux terrassés par la majesté surnaturelle de la lumière.»(je souligne) On peut regretter que le critique ne nous guide pas, même rapidement, vers des représentations plus tardives d'arcs-en-ciel qui auraient mis en valeur le chemin parcouru. Mais, au bout du trajet, nous constaterons que la terreur n'aura pas quitté Turner.

 

2- Gowing ne tarde pas à mettre en avant ce qui orientera tout son parcours :  au sein du paysage saisi comme motif premier, la matière picturale est sujet unique, objet fascinant, déjà présente (discrètement) dans Buttermere et, encore plus, dans La Cinquième Plaie (en réalité la septième) avec l’opposition des formes minérales et des mouvements aériens ou dans Hannibal franchissant les Alpes (1812) qui, dans son opposition de couleurs, dans son mouvement écrasant, annonce incontestablement de puissantes œuvres. Sans oublier certaines Marines (ainsi La Jetée de Calais (1803)) qui choquèrent beaucoup. Il pouvait compléter son observation avec Le Champ de bataille de Waterloo (1818) qui ne se contente pas de prendre Rembrandt comme modèle. La violence hante Turner; elle hantera toujours plus sa palette.

 

  Comme Gowing l'écrit «la cohérence de la représentation s'était indiscutablement altérée.» Selon lui, dès le début, le peintre n’agit pas en classique («L’attitude de Turner trahit un égotisme et une insensibilité aux vertus de la retenue classique aussi redoutables que son talent»), il rejette déjà bien des conventions (qui au visible préfèrent le pré-visible), il ne cache pas ses procédés (le travail du peintre est montré ostensiblement). Son souci est tourné avant tout vers la composition et l’effet et, comme on a vu, le geste est devenu chez lui capital. Bref, Turner aurait isolé une fonction de la peinture, «une fonction à part, qui s’adresse à l’imagination. Son imagination à lui était insatiable.» 

 Plus profondément encore, Gowing constate provisoirement (mais de façon frappante) une énergie toujours à l’œuvre (5) : «Il pouvait emprunter indifféremment, semble-t-il, à tous les genres, à tous les effets picturaux. Il en usait comme s’ils relevaient d’une finalité commune, intrinsèque : servir son exorbitante exigence, que tout l’art et la nature réunis sauraient à peine satisfaire.» (j'ai souligné de deux façons) Pour Gowing, quel que soit le sujet (hormis dans ses périodes dites radieuses) que Turner propose (et, encore une fois, très tôt), la présence d’un enthousiasme, d'«un élan interne», voire d’un excès est incontestable. «À peine satisfaire» en dit long sur l'enjeu.
  

3- Gowing fait un sort à la question du travail d’après nature : sans nier qu'à l'occasion Turner y revint (à Venise par exemple), il insiste comme beaucoup d'autres sur la mémoire phénoménale du peintre - Ruskin allant jusqu'à supposer que ses compositions sont "peut-être toutes des arrangements de souvenirs" (l'important revenant sans doute à l'arrangement)(6). Ce qui ne veut pas dire qu’il n’étudiait pas la nature (19 000 dessins en feraient foi) mais que pour lui «l’art s’édifiait sur l’art ». «C’est un trait distinctif de Turner : il ne suggère pas que l’art est au service de la nature. Au contraire, le regard porté sur la nature est inspiré par l’art et entièrement lié à ce dernier.»  Rappelons que Hazlitt, dès 1816, avait deviné que ses tableaux «ne représentent pas tant les objets de la nature que le medium à travers lequel ils sont vus. Ils marquent le triomphe du savoir de l'artiste et du pouvoir du pinceau sur l'aridité du sujet.» (j'ai souligné)

 

4- Gowing poursuit en examinant le choix de l’aquarelle (en particulier à Venise), choix déterminant chez l’empirique Turner qui sera toujours plus «avancé» avec elle qu’avec la peinture à l’huile.  Ce medium (secrètement lié au funeste) aurait eu la vertu de laisser place à la chance, au hasard, à l’involontaire, de laisser prise à la surprise. Autrement dit, chez Turner, dominerait la dimension expérimentale «unique avant Cézanne». On nous permettra d'anticiper beaucoup en citant cette conviction qui viendra au terme de la démonstration de Gowing : «L'exercice convulsif des hasards de l'aquarelle, tel est le medium de l'imaginaire secret de Turner.» (j'ai souligné)

  Le spécialiste marque l’importance de Venise, même si, en partant de la fin de son œuvre (et du troisième séjour dans la cité des Doges), les aquarelles d’alors peuvent sembler d’«un éclat pâle, délavé.» C’est à ce moment que se renverserait encore plus nettement la priorité classique de la forme sur la couleur. Dès lors, tout naît de la couleur qui informe la forme. Le “réel” (du moins le réel de convention) ne tient plus la place éminente : «L’antique hiérarchie du réel se renversait, la couleur gagnait la préséance. Posée d’emblée, elle fournissait la substance à partir de quoi l’imagination pourrait forger une ressemblance avec un objet extérieur.»(je souligne)


 Comment travaillait-il? Il lui arrivait encore de peindre d’après nature. En fait, le peintre dessinait rapidement, crayonnait des «avalanches de hachures [qui] s’abattent sur les feuilles des carnets, formant non pas des contours mais des tourbillons de traits disséminés où les objets peuvent, à volonté, se distinguer ou se perdre. Le dessin fournissait le canevas sur lequel Turner pouvait ensuite poser les couleurs qu’il avait en tête. Il exécutait les aquarelles le soir, à l’étape. Sa mémoire était phénoménale et pourtant il ne s’agissait pas seulement de prouesses de la mémoire. Dans le Monte Gennaro de 1819 déjà, c’est d’évidence moins l’impression laissée par un paysage qu’une potentialité du pigment [paint] que Turner a voulu fixer. Rien dans les aquarelles ultérieures n’évoque l’observation ou la remémoration précises de teintes ou de nuances réelles. On dirait plutôt que l’expérience d’un lieu, le fait de s’être consacré, le jour durant, au dessin topographique, ont permis à l’artiste de méditer sur quelque propriété inexplorée de ses vastes ressources techniques, sur quelque possibilité inhérente à la couleur et au pigment (j'ai souligné, parfois triplement).

  La thèse est claire mais on ne sait pas toujours si Gowing met l’accent sur la pensée [purpose] que la couleur impose à Turner (au sens de Baudelaire que cite avec pertinence la  traductrice (note 36) et éditrice du livre) ou si c’est Turner qui essaie de faire émerger la couleur qu’il a en tête (l'expression revient plus d'une fois et, dans la critique turnerienne, la tentation de démiurgie est fréquemment abordée comme par Lemaître qui parle de «matérialité proprement imaginaire de la couleur») ; la dialectique des deux pouvant aussi s’établir, par chance, par essai, par étude. (7)  En tout cas, la priorité est pour toujours donnée à la couleur (à sa composition) qui l'emporte sur la forme des objets et des lieux représentés, en frôlant parfois leur dissolution (chez Turner l'apparition provoquant aussi la disparition et la disparition conservant des éléments de l'apparition). Et on ne peut oublier ce qu'avance Gowing sur les aquarelles de l'Incendie du Parlement et sur l'une d'entre elles «effectivement incompréhensible si l'on admet pas que le Turner intime des carnets est le véritable Turner.»(je souligne)

 

5- Sur la complémentarité et l'interactivité des deux moments, Gowing propose une notion qui lui paraît déterminante chez Turner, avant tout dans le domaine de l'aquarelle : la praticabilité [practicabily], propriété qui appartiendrait à l'art comme à la nature et résoudrait la contradiction sans la nier. «Ce qui l'intéressait, c'était la capacité du pigment et de la nature tout ensemble à satisfaire son impérieuse exigence.» (j'ai souligné) Impérieuse dans la mesure où, une fois encore, l'imitation n'est pas dans la fidélité à une apparence supposée mais dans la production d'une apparence plausible. Impérieuse qui explique certaines affirmations : «On reconnaît dans ses tableaux, tout particulièrement les levers de soleil, non seulement la pureté du coloris mais encore un sentiment de tension, comme s'ils témoignaient d'une aspiration continue vers un ordre de pureté hors d'atteinte par le pigment.» (je souligne de deux façons)

 

  Cette practabilité est au cœur de la question de la couleur, de la lumière et de la méditation «sur la transmission et la dispersion indéfinies de la lumière par une infinité de réflexion sur toutes sortes de surfaces et de matériaux» qui devint avant même  les voyages en Italie la préoccupation première de Turner. Pour Gowing il y avait là tout autant qu’une conception de la nature, une idée picturale et une conception du monde (on le vérifiera,  fataliste).


 Après Newton, la théorie de la couleur était depuis longtemps l’objet d’études savantes et, tôt, Turner fut attentif aux couleurs froides et chaudes qui ont peut-être eu sur lui une profonde valeur affective. Sur le plan théorique Turner aurait pris en compte un livre de Moses Harris dont il détourna le cercle chromatique. Il lut et annota (parfois vertement) le traité de Goethe  traduit dès 1820 et publié en 1840 :  comme on sait, il en tiendra compte à sa façon avec deux œuvres majeures (Le Soir du Déluge et Lendemain du Déluge) sur lesquelles Gowing ne s'arrête pas assez. Mais les convictions et ses innovations de Turner seraient plutôt dues à l’intuition, à la qualité de son œil et à l'intransigeance de ses observations et de sa pratique....Il n'était pas un homme de système. (8)

 Dans ce domaine, Turner serait le premier peintre à distinguer mélanges de pigments et composition de la lumière. Et c’est cet aspect que souligne Gowing pour renforcer sa thèse générale (le primat de l’art): «Turner savait, avec une lucidité rare dans l’histoire de la peinture, la nature de l’abîme qui sépare couleur de la lumière et couleurs de l’art.» et, rappelons-le, il «envisageait la nature intrinsèquement visuelle de la peinture avec une lucidité qui annonce les recherches des peintres modernes.» (j'ai souligné de deux façons)

  L’incendie de la la Chambre des Communes et de la chambre des Lords de Londres fut, dans sa dimension d'opéra romantique, un moment capital de son art  : «ce qui apparaissait, c’est que la couleur et le pigment possèdent une réalité intrinsèque. Nous y reconnaissons une signification inhérente qui excède de beaucoup la scène représentée.» (je souligne de deux façons) L’obsession et le coup de force se précisent : «La déclinaison classique des tons cède de plus en plus fréquemment la place aux interactions de couleurs. L’ordre tonal se dissout et, avec lui, la structure picturale classique» L'excès, encore et toujours.

   Survient ainsi le moment du triomphe de la couleur, «libre de toute définition graphique». L'évolution se confirme à la fin de la décennie toujours plus au détriment de la représentation des hommes rescapés, abandonnés, rapetissés et noyés dans le torrent des couleurs, Turner évoluant vers l'effacement de l'humain - sûrement pas par incapacité comme le prouvent assez nombre de ses œuvres antérieures.

  C'est dans la phase plus intériorisée des années 40 que l'imaginaire triomphe selon Gowing. Il parle de «détails fantastiques au sujet de Négriers (...), d'interpénétration de la lumière et des éléments [qui] prend des formes hardiment, librement inventées, langues imaginaires d'eau et de de vapeur pareilles à celles des Fusées et lumières bleues (...)»(j'ai souligné) Et pour les deux tableaux inspirés par Goethe il parle aussi d'un style qui «obéit à des fins imaginaires et symboliques» (qu'il aurait pu développer).

  La démonstration est presque finie, la conviction de Gowing assurée. À propos de La Paix: funérailles en mer (1842), il distingue nécessairement entre «l'effet naturel et la réalité spéculative de l'art.»

 Pourtant, un dernier détour s'impose.

 

 

THÉMATIQUES

 

 

   Renouant avec Ruskin, Gowing revient sur ce qui fascine Turner au point d’en résumer sa vision de la réalité. En deçà de l'Histoire, du mythique, du religieux, du symbolique il met évidemment en valeur l’obsession du mouvement (représenté et faisant partie du geste pictural (il parle «d’élan interne»)), aussi bien du mouvement de l’œil que du mouvement du tableau et dans le tableau), de l’omniprésence du feu et de ses conséquences, de l’importance de l’eau, «son medium», «qui caractérise l’univers tel qu’il l’imagine, univers de lumière ondoyante, réfléchie.» et, dans ce sens, il isole Tempête de neige, vapeur au large d’un port pour en montrer la force et en dire l’importance qui renforce sa thèse :«L’adéquation de l’imaginaire et de la forme [form] s’affirmait derechef à travers une forme [shape] plus dynamique que jamais. L’asymétrie diffuse de sa vision du danger se pliait une fois de plus à la spirale expansive qui était sa forme [form] la plus extrême, la plus personnelle.» (j'ai souligné de deux façons)

 Cette dimension radicale qui anime l'élémentaire mène Gowing vers l’idée de Ruskin selon laquelle la mort serait le véritable sujet de Turner (les preuves ne manquent pas). Le critique préfère souligner le courage de Turner face à tous les accidents de la vie et au terrible secret de la nature: «Il fallait de l’audace pour donner réalité à la lumière et à la couleur. L’inflexible pureté de la couleur avait en soi quelque chose de terrible.»(je souligne de plusieurs façons)
 

  La hantise de l’Apocalypse n’est pas douteuse: «la menace d’un déchaînement apocalyptique plane sur son œuvre entière. La violence habite continuellement sa palette.» Gowing insistant sur «l’Ange debout dans le soleil, sujet le plus terrifiant de son œuvre. (…) La lumière n’est pas seulement glorieuse et sacrée, elle est vorace, carnivore, implacable. Elle dévore impartialement, sans distinction, tout l’univers animé.»

 C’est le moment où Gowing réfléchissant à l’œuvre entier  médite sur le sens d'une vie à propos de l’aquarelle, «ce medium gorgé de liquide [qui] a des connotations funestes. La couleur des nuages, mais aussi toute autre couleur, s’y détrempe, saigne et noie. La stupeur ou l’effroi de l’instant ont été figés, fixés dans des centaines de dessins. L’exercice convulsif des hasards de l’aquarelle, tel est le medium de l’imaginaire de Turner. Il en joue avec aisance et s’abandonne à eux, comme il s’abandonne au riche et capricieux sédiment de la peinture à l’huile. Il fait des aléas et du destin de la pratique picturale son propre destin, il est heureux de s’y soumettre. La texture diaphane - et pourtant chargée d’une étrange violence - des derniers tableaux évoque une confiance et un courage profonds, l’acceptation loyale des conditions immanentes de la peinture, mais aussi de l’ordre irrévocable du monde matériel.» (j'ai souligné de plusieurs façons)

 

 Au-delà du choix d'une vie, l'imagination chez Turner c'est donc la soumission à la peinture en sa réalité, son pouvoir, sa vérité intrinsèques. « À sa mort, l'atelier regorgeait d'images nées, pour ainsi dire, du seul pouvoir de la couleur.»(9)

 

 

 

       Bien des années ont passé depuis 1966 et le regard sur Turner se modifie à chaque publication et à chaque exposition comme sa vision changeait devant le plus petit mouvement d'onde. On peut s'interroger encore sur le choix du mot imagination et la signification qui en est donnée. On doit relativiser le lien fait avec l'abstraction du XXème siècle, ce qui n'interdit pas d'entendre ce qu'en dirent  des peintres comme Newman et Motherwell. Mais on sera toujours reconnaissant à Gowing d'avoir su regarder des œuvres délaissées jusqu'à lui et, comme peu, cerner le geste du peintre Turner. On regrette d'autant que la philosophie (en particulier la phénoménologie) délaisse à ce point un tel peintre.

 

Rossini, le premier août 2016

 

NOTES

 

(1) On lui doit aussi un livre célèbre sur Cézanne, La logique des sensations organisées (Macula).

 

(2) En effet W. Hazlitt  (dans son essai intitulé On Imitation, ce qui n’est pas un hasard) ne manque pas de pertinence dans ses critiques adressées à Turner, même s’il n’en saisit pas le sens à force de se cramponner à la tradition : il  reproche à ses tableaux de ressembler «trop à des abstractions de perspectives aériennes et ne représentant pas tant les objets de la nature que le medium à travers lesquels ils sont vus. Ils marquent le triomphe du savoir de l’artiste et du pouvoir du pinceau sur l’aridité du sujet. Ce sont des peintures d’éléments de l’air, de la terre et de l’eau. L’artiste se complaît à remonter au chaos originel, au moment où les eaux furent séparées des terres et la lumière des ténèbres, où aucun être vivant, aucun arbre portant des fruits n’occupait la surface de la terre. Tout est sans forme, vide. On a dit de ses paysages que c’étaient des images du néant, mais très ressemblantes.» (hormis la dernière (particulièrement spirituelle), les italiques ne sont pas de Hazlitt)

Gowing a beau jeu de montrer l’exagération du jugement de Hazlitt et d’indiquer que Turner s’intéressa plutôt à «des images du tout plutôt que du néant» mais il ne peut se retenir d’admirer l’intuition «la plus étrange et la plus convaincante» du critique quand il «évoqu[ait] le retour à un flux originel qui nie l’identité distincte des choses

 

(3) Même si ses théories psychologiques sont rudimentaires et son esthétique forcément datée, Henri Lemaître est l'auteur d'un grand livre Le Paysage anglais à l'aquarelle (Bordas éditeur (1955)). On n'a pas toujours su développer sa notion d'expansion appliquée judicieusement à l'aquarelle turnerienne.

 

(4) Dans le dernier chapitre de son TURNER menteur magnifique (Hazan) Pierre Watt est particulièrement sévère avec Gowing qui, selon lui, aurait voulu à tout prix faire de Turner le père de l'art abstrait alors qu'il était «la figure centrale du romantisme pictural anglais» Watt écrit aussi : «Ce qui peut sembler banal aujourd'hui, tant cette lecture a triomphé au point de devenir une sorte de cliché, est le fruit d'une construction, autrement dit d'une véritable opération de captation d'une œuvre au profit de l'élaboration d'un mythe moderniste.» (j'ai souligné)

 

(5)Cette notion d'énergie se trouve déjà chez Ruskin.

 

(6)Il faut le reconnaître : la question de la mémoire en peinture est souvent traitée de façon simpliste.

 

(7) La présentation la plus simple de cette dialectique se trouve chez Lemaître  (pp 232/3) qui, lui, n'hésite pas à recourir à la figure du démiurge. On peut trouver bien des proximités entre Lemaître et Gowing (comparons : «L'aquarelle en effet invite à penser que la nature de la couleur n'est plus d'être une qualité première des objets et des choses ; elle est bien plutôt le produit du dynamisme atmosphérique et lumineux, et les objets ne sont que l'occasion et le prétexte de sa naissance.» (Lemaître) avec « Ces dessins donnent l'impression magique que les détails propres à un lieu réel naissent de la couleur, et non l'inverse» (Gowing))  mais le premier, en utilisant les mots de rêve ("personnel et solitaire"), d'onirisme, d'irréalisme, de mystique, d'hermétisme alchimique et même de «bords de l'hallucination» décline largement le paradigme de l'imagination, ce que s'interdit Gowing. Lemaître considère qu'à partir des années quarante la gratuité est au cœur du travail sur la couleur. Ses pages sur le dernier Venise sont admirables : la composition n'a plus lieu d'être, les reflets sont plus intenses que le reflété, « le monument apparaît comme une solidification progressive, et d'ailleurs illusoire, de l'eau, tandis que d'autre part il se redissout ensuite, comme il arrive aux coupoles de l'arrière-plan, dans l'atmosphère du ciel. La lumière devient donc comme un simple épisode furtif d'une lumière-protée, qui prend seulement, comme une métamorphose le déguisement de l'architecture : ces palais, ces coupoles, sont faits, non pas de pierre ni même d'une couleur qui serait encore de la matière, mais à proprement parler de lumière (...)» (l'aquarelle décrite ici s'intitulant Venice, the Great Canal, looking back to the Salute)

 

(8)De nombreuses autres études (y compris scientifiques) traitent de cette question et la font progresser: certaines attirent l’attention sur l’influence possible de Mary Gartside. Voir l'article d'Alexandra Loske dans Turner et la couleur, chez Hazan (2016).

 

(9)Dans son article de 1963, Gowing écrivait déjà : « Ce que Turner isole, ce dont il joue dans ces aquarelles est la propriété évocatrice de la peinture en soi - et, avec elle, les aspects particuliers du paysage qui se prêtent à l'occassion.»(j'ai souligné)

 

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