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9 janvier 2017 1 09 /01 /janvier /2017 09:56

 

MINGBU ZHENG; YAN BU SHUN (chinois). Si le nom est incorrect, les mots ne peuvent pas être appropriés.  

 

                    Comment dire vite, sans faire de phrase : être engourdi d'être resté assis trop longtemps dans la même position ? Le tchèque dit presezny. Échapper à la pluie en courant ? À Hawaï on dira 'alo'alo kiki (la météo locale y étant pour beaucoup).

  Pour formuler des sensations ou des impressions qu’aucun mot ne parvient à cerner précisément nous avons vu récemment (avant - dernière chronique) que l’auteur de Miscellanées, Ben Schott, avait conçu le projet de passer par la langue allemande avec le résultat que l’on sait, intitulé SCHOTTENFREUDE.
   Bien avant lui, en 2005 (pour l’Angleterre), Adam Jacot de Boinod (1) partait d’une intuition voisine mais se lançait dans une direction plus encyclopédique et avec une plus grande confiance en l'invention des hommes. Il nous offrait alors TINGO, drôles de mots, drôles de mondes…, le pluriel de monde retenant évidemment l’attention.(2)


Avant-propos


    L’auteur raconte l’origine de son projet. Il travaillait pour un jeu télévisé quand il constata que l’albanais n’avait pas moins de vingt-sept mots pour désigner les moustaches (depuis mustaqe madh (broussailleuse) jusqu’à mustaqe posht (qui pend à ses extrémités)…). Poussé par une passion dévorante, il fouilla des bibliothèques pour découvrir dans le plus grand nombre possible de langues, les propositions que des hommes avaient construites pour dire de façon condensée les nuances les plus subtiles de notre quotidien.

 

Présentation


  Ce délicieux livre se présente selon un classement général qui n’a rien de contraignant : par exemple, si nous le lisons linéairement nous commençons (naturellement) avec Salutations distinguées (qui va jusqu’aux tabous de quelques langues) pour finir par l’origine des noms (ou leur ambiguïté) en passant par des formules qui concernent le Boire et le manger (nusarat, en persan désigne les miettes tombées de la table qui sont ramassées et mangées en acte de piété) ou La pluie et le beau temps (tojji en Inde évoquant sobrement l’écume de l’eau agrégée sous forme de bulles).


  Chaque rubrique est illustrée de dessins malicieux  (celui de la couverture renvoie au kaengurustylte danois (échasse de kangourou)) et voit son titre accompagné d’une formule générale (proche du dicton) : ainsi Se déplacer est orné du chinois


Dalu tongtian, ge zou yi bian traduit par c’est de la bouche que sort la grand-route.

On appréciera une autre expression chinoise

Bu yin, bu long, bu cheng gu gong.

Entendons : À moins de faire semblant d'être idiot ou sourd , il est bien difficile d'être une belle-mère ou un beau-père...


   Dans tous les cas, la traduction (qui est aussi une adaptation) de J.-B. Dupin sait à merveille rejoindre l’humour de l’auteur.

 

 

Sans les mots


          Avant d'en venir aux mots, Tingo s’intéresse aux gestes. Il avertit : attention au contexte et au pays ! Le pouce levé à l’américaine doit être utilisé avec prudence au Moyen-Orient et en Sardaigne. De même, il faut savoir qu’au Brésil l’index replié sur le pouce n’est pas du tout l’équivalent du passe-partout  ok  et que le V churchillien renversé n’est pas bien accueilli en Italie.
       Très localisé (dans la petite île montagneuse de La Gomera (archipel des Canaries)) mais réellement fascinant, le silbo gomero permet de communiquer grâce à une grande variété de sifflements qui l’apparentent au chant des oiseaux. Depuis 1999, il est devenu matière obligatoire dans les écoles de La Gomera. L’auteur nous rend aussi désireux de connaître la façon de siffler des Indiens matazèque au Mexique. Fait étonnant, AJDT semble ignorer l'originalité de l'ethnie chinoise des Dong
  : les chants leur permettent de s'adapter à toutes les surprises du quotidien.

 

Entre sons et sens

 C'est le fait le plus connu parce que nous le découvrons à l'école avec l'apprentissage de la première langue étrangère : l'étonnement devant la différence des cris animaux, le cocorico français, proche du cocoroco portugais étant moins aigu que le chicchirichi italien, loin du cock-a-doodle-doo anglais ou du ake-e-ake-ake thaï. On constate la relativité de chaque tentative de sonorité imitative mais aussi l'attention prêtée par certaines langues à ce phénomène comme le japonais (susu (air passant de façon continue au travers d'une petite ouverture); sooay sooay (son d'un poisson en train de nager) qui va jusqu'à imiter des impressions (non les causes mais les effets) : gatcha gatcha dit l'irritation à l'écoute d'un bruit.

 

• À la lettre

Si l'on trouve des lieux dont le nom n'est fait que d'une lettre comme  A (au Danemark, en Norvège et en Suède) et Y, en Alaska et en France, en samoan, U désigne un grand escargot, en brésilien, il dit manger de la salade  mais en birman on saura qu'on a affaire à un homme de plus de quarante-cinq ans. I est la dent en coréen, m un ours, un esprit ancestral en yakoute.

 

• Mots métamorphosés


     AJTD est attentif aux emprunts, aux détournements, aux transformations d’une langue à l’autre. On se convainc de la célébrité d'un personnage populaire comme Chaplin avec l'espagnol d'Amérique centrale : achaplinarse montrant l'hésitation puis la fuite familière au personnage de Charlot.

  Il arrive qu'un mot change de forme ou de sens. Le pants anglais devient survêtement en espagnol, farmer devient jean en hongrois. On peut rêver longtemps sur l’évolution à la Barbade du “tissu utilisé comme doublure des vêtements d’homme” et devenu domestic ...Intéressant est aussi le cas de sebiro en japonais : costume de coupe élégante, le mot provient de la prononciation approximative de Savile Row, la rue de Londres célèbre pour ses tailleurs. AJTD n’omet pas le pidgin même si la question mériterait plus d’exemples et, par ailleurs, une longue réflexion sur l'immense processus de créolisation.

 

Richesse  


  L'éblouissement du lecteur naît très vite : dans l’invention des langues (car elles ont toutes une contribution significative), on prend la mesure de la pertinence de ces mots qui n’existent pas (par exemple en français) et attirent d'autant l’attention sur cette absence qui retentit en nous en rappelant parfois des instants de désarroi quand manque le mot qui nommerait de façon sûre. Ces mots peuvent dire un détail, évoquer une séquence modeste du monde mais, incontestablement, ils élargissent le nôtre.

Les mots nous manquaient ou bien leurs mots font naître une sensation inédite. Avouez que le bakhu-shan  japonais (une femme qui a l'air jolie vue de dos se révèle moins agréable de face) crée en nous une scène visuelle assez réussie. Ce qui ne veut surtout pas dire que nous devons renoncer aux images, aux périphrases et au plaisir des incertitudes et des approximations qui utilisent fortement les points de suspension.  Mais comment ne pas apprécier l'efficacité et la beauté des apports de toutes les langues?(3)

 

Économie


 Il faut admettre qu’un principe d’économie règne dans un grand nombre de langues et fait envie à beaucoup autres.


    Certes, il existe des cas largement contraires : on a vu le principe générateur de Schott (la méthode des wagons qu’on accroche) et on retrouve dans ces pages des exemples éloquents nullement inventés (comme Backpfeifengesicht) et AJTD lui-même met l’accent sur huit  qui se dit ningayuneng arvinelegh en ona (peuple indien de la Terre de Feu) et montre un grand intérêt pour les langues polysynthétiques : il se plaît à citer quelques cas étonnants comme le ngabanmarneyyawoyhwarrgahganjgenjeng mayali (je leur ai encore cuisiné la mauvaise viande), ou le décourageant arbejdsloshedsunderstottelse danois mis pour allocations chômages ou encore l’ironique precipitevolissimevolmente qui voulant dire le plus vite possible met un rude coup à toute hypothèse de mimétisme cratylien...(4) On lira avec étonnement ce qu'évoque littéralement Krung Thep (notre Bangkok) pour un Thaïlandais ou, pour un gallois, le nom du village de  Lianfairpwgwyngyllgogerychwryrndrobwilllantysiligogogoch dont on se demande si sa traversée prend plus de temps que la lecture de son panneau annonceur. Sans rien dire de sa localisation forcément spatiophage sur les cartes....


 

  Mais, à l'inverse, on apprécie la brièveté du purik indonésien qui signifie (avec fermeté) "retourner chez ses parents en signe de protestation contre son mari" et celle du biras malais qui exprime la relation entre les femmes de deux frères ou les maris de deux sœurs. On doit reconnaître l'efficace polyvalence du mot cinghalais ayu-bowan qui dira, selon le moment, non seulement "bonjour", mais aussi "bon après-midi", "bonne nuit" et "au revoir", fait qui se retrouve dans l'emploi d'adieu en français (dans quelques régions seulement). On devine  l'importance constante de la connaissance situationnelle comme pour kal en hindi qui, suivant le verbe, dira hier ou demain. On sourit avec envie au mot inuit iktsuarpok (sortir régulièrement pour voir si quelqu'un arrive) ou à l'écoute du mot russe dozvonit'sya qui ne signifie pas seulement sonner à la porte mais le faire jusqu'à ce que quelqu'un vienne ouvrir ...Là encore, le mot exprime assez bien la scène....

 

  La richesse peut passer par la quantité : le yiddish, semble-t-il, sait multiplier les insultes (un idiot ne serait pas seulement un shmutte ou un schlump, mais aussi un nar, un tam, un tipesh, un bulvan, un shoyte, un peusi, un kuni leme, un lekish , ou même un shmenge... - autant de mots, autant de distinctions fines) mais il faut concéder (sans lui faire reproche) que notre auteur n’a pas assez pioché certains domaines, ne serait-ce que dans notre langue verte (ou d’une autre couleur dans d’autres pays) : il suffit de mesurer l’inventivité des malédictions pour le deviner (par exemple en espagnol asi te tragues un pavo y todas las plumasse conviertan en cuchillas de afeitar soit puisses-tu avaler une dinde et que toutes ses plumes se changent en lames de rasoir!)

 La caractérisation sert parfois à fortement préciser. Ainsi, comme nous le disions avant, gloire à l’albanais qui se soucie beaucoup de la pilosité et recourt à vingt-sept termes pour visualiser la forme de la moustache (posht sera la moustache dont pendent les extrémités, kacadre, la moustache aux extrémités relevées). On ne s’étonnera pas d’apprendre que les sourcils ont droit à un aussi grand nombre d’adjectifs....


 C’est le souci de la nuance qui fascine le plus : dans l’interlocution, on admire la subtilité vietnamienne qui possède dix-huit mots équivalents du YOU anglais. Leur usage dépend de la personne à qui l’on s’adresse, qu’il s’agisse d’un enfant ou d’un vieillard, qu’on le fasse de façon formelle ou informelle. De même pour l’emploi du nous en jiwarli, une langue aborigène de l’Australie, il y a quatre mots pour le dire : ngali signifie «nous deux, toi et moi»; ngaliju, «nous deux, sans toi» ; nganthurru, «nous tous, toi compris» ; et nganthuraju, «nous tous, sans toi». On nous concédera que ces distinctions, en français, ne passent qu'avec le secours de gestes ou de longues explications qui font aussi le bonheur du nous....

 

Drôles de mondes


   Chacun de ces mots exprime une culture singulière avec ses codes, ses rites, ses manières de table, ses façons de se vêtir (la semaine thaï intrigue), de parler, son rapport au corps, aux couleurs (que de surprises, même dans le nombre de celles qui forment l'arc-en-ciel !), ses manières de faire art (wabi, en japonais, met l'accent sur un détail imparfait qui accroît l'élégance d'une œuvre dans son ensemble...), ses rapports intersubjectifs, ses modes d'échanges, et, forcément, ses forces et limites de traduction.

   Qu’on songe au traitement des repères spatiaux et temporels. Nous n’avons pas retrouvé dans Tingo la solution de certains Indiens qui consiste à calculer une distance selon le temps mis à fumer un cigare (avec l’inconvénient de l'incertitude due au choix de la taille du cigare...) mais on apprend qu’en yakoute, kiosses représente une distance calculée sur la durée nécessaire pour cuire un morceau de viande... Le calendrier chinois est avant tout attentif au thé, l’inuit est d’une belle précision et dépend du phoque comme du caribou (et de son poil) et on ne peut que recommander le calendrier micmac (sucre d’érable disant littéralement le mois de mars). Derrière chaque mot on voit pointer aussi bien des conditions économiques (ujut'a en quechua pour telles sandales taillées dans du pneu) que des principes moraux. La langue est une merveilleuse introduction à un ensemble qui s'offre soudain à nous et que l'ethnographie met plus profondément à notre portée.

  On devine que la polygamie crée fatalement des subtilités efficaces comme en inuit (areodjarekput: faire l'échange de femmes pour quelques jours seulement, en accordant au mari des droit sexuels sur son épouse pendant cette période) et que l’amitié tahitienne n’est pas sans conséquence sur le vocabulaire. Difficile de ne pas être surpris par l’extraordinaire langue des  Saamis, peuple du nord de la Scandinavie, qui excelle dans la désignation des membres  de la famille et de leurs relations. Goaski désigne les grandes sœurs de la mère, sivjot, le mari de sa sœur aînée, muotta, les sœurs cadettes de sa mère, siessa, celles de son père, eanu, les frères de sa mère, ipmi, leurs femmes et mangi, la femme de son frère. Le voisin suédois n'est pas en reste quand il s'agit d'évoquer les grands-parents : farfar est le père du père, morfar, la mère du père, farmor, le père de la mère, et mormor, la mère de la mère. Et comment ne pas admirer le mot kamilaroi (Australie) nganuwaay qui désigne la fille d'un cousin croisé de la mère, soit par exemple la fille de la fille de la sœur du père de la mère, la fille de la fille  du frère de la mère de la mère ou encore la fille du fils du frère de la mère de la mère ?

 

       C'est incontestable : chaque langue ajoute au monde, le sonde et le déploie autrement en multipliant les angles sensibles ou abstraits et elle s'enrichit à considérer (et respecter) les autres langues.

 

 


          Ce petit livre sans prétention présente plusieurs mérites :

1- Il est un bel exemple de défense des langues, de toutes les langues, dans leur singularité et c'est à juste titre qu'il rappelait en 2005 combien avaient alors disparu ou étaient en voie d’extinction : hélas ! la liste qu'il dressait impressionnait déjà.

2- Ce livre dit en creux et la richesse de la babelisation et la beauté de la littérature avec l'invention de tous les styles qui permettent de restituer (ou d'inventer) le monde dans son infinie diversité.  

3- Enfin, dans sa légèreté et son côté autodidacte, comme on a vu, il donne à penser sur bien des points. On retiendra la question complexe et fondamentale du nom et du prénom (au delà de la simple curiosité, certains font clairement allusion aux conditions de l'engendrement ou de la naissance) que la philosophie, la psychanalyse ou l'ethnographie n’ont jamais négligée. «En massaï, le nom d’un enfant, d’une femme ou d’un guerrier défunts ne doit plus être prononcé. À Madagascar, les Sakalavas, ne communiquent pas leur nom ni celui de leur village. Au sud de l’Inde, les Todas répugnent à prononcer leur propre nom, et si on le leur demande, ils chargent quelqu’un de le faire à leur place.»

Et si cette amusante encyclopédie pointe les limites de notre langue, l'"absence" de certains mots chez d'autres populations ne peut que donner à réfléchir : en moso (Chine), il n'y a pas de mot pour "père", la traduction la plus proche pour une figure parentale masculine est axia, qui signifie ami ou amant, et tandis qu'un enfant n'a qu'une seule mère, il peut être en revanche lié à toute une série d'axia. Chez les Mosos il n'y a ni père, ni mari, ni mariage.
 

           On peut lire linéairement ce livre mais on peut aussi le feuilleter comme on fait bouger des volumes dans l'étal d'un bouquiniste. Le hasard fécond vous guide et il n'est pas grave de céder au pana po'o hawaïen, se gratter la tête pour essayer de se rappeler quelque chose qu'on a oublié

 

Rossini le 15 janvier 2017

 

NOTES

(1)Désormais AJDT.

(2)Tingo signifie en rapa nui (île de Pâques) emprunter une à une les affaires d'un ami jusqu'à ce qu'il  ne reste plus rien chez lui. C'est exactement le contraire du projet de notre auteur qui voudrait découvrir toujours plus de mots et de langues pour les mieux faire connaître!

(3)Sur ce plan, l'évocation de la neige par les Inuits est magnifique dans sa diversité (forme, densité, utilité, position sur êtres et choses...).

(4)Parmi des centaines d'exemples de longueur étrange on s'étonnera de la façon de dire onze et demie : ainsi en dagaari dioula au Burkina Faso ce sera baguo gbelleng pie ne yeni par miti lezare ne pie tandis que le hollandais half twaalf (demie de douze) dit curieusement la demie de onze...

 

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