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7 juin 2017 3 07 /06 /juin /2017 05:05

 

 

        Parce qu'il a moins écrit pour ce genre, Huymans est peu connu pour ses nouvelles, en tout cas bien moins que ses contemporains Zola, Maupassant, Barbey, Villiers de l'Isle -Adam. À côté de SAC AU DOS, À VAU-L'EAU, UN DILEMME, LA RETRAITE DE MONSIEUR BOUGRAN est presque ignorée. Refusée par l'éditeur anglais à qui elle était destinée ce n'est qu'en 1964 qu'elle fut révélée au public par Maître Maurice Garçon qui lui donna son titre.(1) 

 

          On rappellera le point de départ : M. Bougran est mis à la retraite à l’âge de cinquante ans «pour infirmités résultant de l’exercice de [ses] fonctions», dit autrement «pour invalidité morale»(entendons, gâtisme). Huysmans va nous mener de ce choc initial (anéanti, Bougran doit sortir prendre l’air) à l’issue d’un combat entre le bureaucrate et cette mort provisoire que représente la retraite pour un homme «seul, célibataire, sans parents, sans amis, sans camarades» et qui ne sait rien faire en dehors de son bureau qu’il idéalise chaque jour un peu plus.

 

Parades : «À quoi s’occuper ?» «À quoi bon se lever?» «Comment tuer le temps?» Comment tenir quand une seule activité vous a tenu (droit? Vivant?) pendant vingt ans? 

 

   Le récit raconte les solutions successives que se proposa Bougran.

   Il écarte tout de suite la tentation d’un recours devant le Conseil d’État : il sait trop bien, pour l’avoir vécu de l’intérieur, comment on torpille un tel projet revendicatif. Il se console vainement en faisant le procès du présent. N’ayant pas quitté sa “coque”, il n’a aucune idée de ce qui se passe à l’extérieur de son bureau et croit deviner l’évolution de l’Histoire dont le voilà exclu. C’est toute la société et sa tendance démocratique qu’il faut condamner au lieu de mettre au rencart un être zélé qui connaît si bien la rhétorique administrative de plus en plus négligée.

 Au quotidien, il tente la promenade : le Luxembourg, les musées. Aucun intérêt. Chez lui, les lectures l’ennuient. Il n’y a pas d’échappatoire. Pas même la recherche d’un emploi de bureau car travailler dans le privé est impensable, c’est déchoir.

    Retourner un jour à son bureau pour revoir les collègues est encore plus douloureux. Son successeur a tout changé à son décor.

  Rien ne tient, aucune solution ne convient. Soudain, au retour de cette fâcheuse visite, c’est l’illumination.

 Il décide de jouer comme au théâtre la vie qui était la sienne : il reconstitue minutieusement le décor de son bureau et  restitue même une odeur  spécifique, «odeur de poussière et d'encre sèche qui émane des chambres des Ministères».

  Désormais il sort le matin comme autrefois et à mi-chemin de son ancien parcours fait demi-tour et entre dans son bureau  pour devenir homme papier qui «enlevait la rondelle de carton qui couvrait son encrier, retirait ses manchettes, y substituait des manchettes en gros papier bulle, le papier qui sert à couvrir les dossiers, changeait son habit propre contre la vieille redingote qu'il portait au Ministère, et au travail!» (j'ai souligné) Il se pose des questions délicates, traite des sujets compliqués. Pourtant au bout d’un mois il connaît un malaise d’âme : il est conscient de sa comédie. Le bruit, les bavardages des collègues lui manquent trop. Et il n’est jamais surpris par le courrier qu’il s’adresse à lui-même.

  Rencontrant par hasard Huriot un ancien garçon de bureau il lui propose de venir jouer son rôle dans la comédie contre cinquante francs par mois, solution qui déplaît à Eulalie sa servante : elle comprend mal qu’on paye quelqu’un à ne rien faire quand elle fait son travail sans être aussi bien payée.

  La comédie prend tout de même et Bougran retrouve le plaisir des nuances de la rhétorique administrative dans des causes délicates qu’il s'impose.

  Las! la servante et Huriot se disputent et la vieille femme sabote son travail. Les deux employés ne tombent d’accord que sur l’avis qu’ils ont de Bougran : fou, braque, vieille bête. Il en perd ses capacités intellectuelles et subit sans mot dire toutes les humilations que lui réserve Eulalie. Au moment où il résolvait l’affaire qui l’occupait depuis longtemps il eut une apoplexie mortelle. Demeure sur son bureau «les dernières lignes de son pourvoi

        «Pour ces motifs, je ne puis, Monsieur le Président, qu’émettre un avis défavorable sur la suite à donner au recours formé par M. un tel.»

 

Une satire 

 

   Il est indéniable que Huysmans suit une voie ouverte par d’autres (Balzac, pour commencer, et sa Physiologie de l'employé) : la critique d’une corporation médiocre dominée par la répétition et l’uniformité. On s’étonne de l’étroitesse de vue et de vie de ce petit personnage. On sourit aux sottes "condoléances" qui accablent le pauvre Bougran lors de l’annonce de son éviction. On sourit aussi à l'émerveillement de cuistre que Bougran ressent aux subtilités des formules de politesse impérieusement codées. On comprend combien ce maillon minuscule reflète les engrenages d’une immense machine productrice et reproductrice de l’identique. Toutefois, les passages franchement comiques sont rares : parmi eux, la connaissance de l'article du code qui met Bougran à la porte et qu'il connaît parfaitement par cœur ou encore les promenades dans les passages de Paris d’où Bougran s’échappe parce qu’on le soupçonne d’être «mouchard, roussin, vieux poirot.»

Dans l’ensemble, notre amusement ne correspond pas à celui que nous procurent d’autres textes s’en prenant aux ronds-de-cuir comme celui de Courteline (1893) si ce n'est dans l'image synthétique que le narrateur donne des conversations de bureaux dont le «manque d'imprévu était en si parfait accord avec la monotonie des visages, la platitude des plaisanteries, l'uniformité même des pièces !» 

 C'est que  la charge dépasse largement la simple moquerie. Le narrateur ne ménage pas son personnage et son point de vue  surplombant est souvent implacable.

    Il voit ce que Bougran ne voit pas  :  la critique de l’artifice torturant des jardins du Luxembourg se transforme, pour le lecteur seulement, en une allégorie explicitant ce qu’était la pratique quotidienne du scribe. Il perçoit parfaitement les illusions du bureaucrate : quand Bougran se remémore le bureau, il idéalise les incidents : «Vu de loin, le Ministère lui apparaissait tel qu’un lieu de délices. Il ne se rappelait plus les iniquités choisies, son sous-chéfat dérobé par un inconnu dérobé entré à la suite d’un Ministre, l’ennui d’un travail mécanique, forcé.» La distance critique se creuse en particulier dans ce passage digne de quelques traits de Daumier : «(…) tout l’envers de cette existence de cul-de-jatte s’était évanoui ; la vision demeurait, seule, d’une vie bien assise, douillette, tiède, égayée par des propos de Collègues, par de pauvres plaisanteries, par de minables farces

 

Passion

 

 Peu à peu la satire prend un tour et un ton singuliers.  Elle porte sur l’économie de gestes et de mots chez tous, sur le confort d’une mobilité réduite, où tout est en ordre (ou, au moins, rentre très vite dans l’ordre - imaginez que l’encrier soit à gauche et le plumier à droite !), où tout est prévisible dans ce qui est appelé une coque (mot qui se trouvait déjà chez Balzac). Ce culte douillet, limité mais zélé de la lettre, cet attachement à un territoire réduit est au service unique de l’écriture, des joutes argumentatives et des formules admirablement pesées et toujours adéquates. 

 

Mais avec Bougran ce besoin maniaque de la répétition qui a déjà donné des signes alarmants à ses supérieurs va au-delà du plaisir pris au conformisme le plus étroit et de la peur de la liberté mise au service d’une invention restreinte. Elle devient passion.

Privé de son cadre de travail, il dépérit, ne dort plus, ne mange plus. Son corps le trahit alors qu'il se portait au mieux dans les contraintes du ministère. Vient alors l’idée d’aménager son bureau à demeure… Dès lors, il joue à rédiger ses courriers dans un décor recréé à l’identique. Il s’invente des causes, des contestations. Il devient la proie de lui-même,  s'épuise parfois dans le dédale des ruses. Logique de défense par la répétition pour combler la répétition perdue. Recherche de l'identique pour éviter le risque de nouveauté majeure. La nouveauté signifiant comme on a vu à l'échelle du pays un délit, un sabotage de toutes les bases. Logique de l’absurde peut-on dire. Défense par l’absurde plutôt, contre le vide qu'il faut remplir à tout prix. Vérification pascalienne nichée dans la paperasse.

Entreprise tenable quelques semaines mais qui ne peut durablement entretenir l’illusion. L'ultime parade sera brisée par les querelles d'Eulalie et Huriot dignes de conflits "familiaux" inattendus chez un bureaucrate forcément célibataire.

  La vérité de cette "folie" est contenue dans un reproche que Bougran adresse à ses jeunes voisins de bureau, ces symboles d'un temps de déchéance : «tous écrivent comme s'ils écrivaient leurs propres lettres!» Autrement dit la vocation de Bougran est de rejoindre un texte parfait, parfaitement impersonnel...

 

  Cette entreprise se comprend d'autant mieux qu'elle correspond à un choix esthétique que Grojnowski définit très bien : celui de l'absurde poussé par une sorte de naturalisme étrange (proche de l’expressionnisme futur) qui s'attacherait ici à une mue (toujours retardée) par conformation, par ossification, par automation au service de la recherche de l'absolu vide....qu’il obtient soudain et dont il meurt.

 

Scribe et scribe

 

 Comme dans tous les textes sur les gratte-papier, la dimension personnelle de ce récit ne fait pas de doute. On sait  qu’Huysmans lui-même au moment de la rédaction de cette nouvelle avait encore une dizaine d’années à passer dans les bureaux du ministère de l’Intérieur et des Cultes où il a fait une carrière un peu plus élevée mais tout aussi ennuyeuse que celle de son personnage. Seulement ces deux passions de l’écriture, celle de Bougran et celle d'Huysmans écrivain, si elles présentent quelques ressemblances (la dimension de jeu, de combat, de travail astreignant), elles n’ont pas le même sens ni la même fonction et, en creux, Huysmans laisse entendre ce qui relève de l’art : Bougran travaille dans les limites d’un code (la phraséologie doit être juste, conforme à une norme connue de quelques-uns, reconnue par une "élite") et selon une méthode destructrice : «Dans les bureaux, comme dans le jardin du Luxembourg, l’on s’ingéniait à démantibuler des choses simples ; l’on prenait un texte de droit administratif dont le sens était limpide, net, et aussitôt, à l’aide de circulaires troubles, à l’aide de précédents sans analogie, et de jurisprudences remontant au temps de Messidors et des Ventôses, l’on faisait de ce texte un embrouillamini, une littérature de Magot, aux phrases grinçantes, rendant les arrêts les plus opposés à ceux que l’on pouvait prévoir.» Écriture de ruses et de pièges, écriture de montages qui ne se définit que par un seul destinataire, ce que ne saurait être le pari de l’écriture, romanesque ou pas, de l'écriture tout court.

 

    Balzac, Gogol, Melville, Zola, Maupassant, Flaubert (2) tant d'autres plus tard parmi les plus grands (3) ont éprouvé le besoin de cerner d'une manière ou d'une autre ces fantoches, ces frères si proches et si lointains. Huysmans a su représenter sur un cas la vérité d'un système capable de produire une (inconsciente) révolte à vide.

 

NOTES

 

(1)Notre édition est celle de Daniel Grojnowski, dont le travail est  comme toujours impeccable.

(2)Grojnowski rappelle à juste titre l'importance pour Huysmans de ce qui allait être la dernière étape de Bouvard et Pécuchet.

(3) Pour un regard global on lira l'indispensable thèse de Cyril Girouxle roman de l'employé de bureau (EUD).

 

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