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4 septembre 2012 2 04 /09 /septembre /2012 10:05

   
       Encore assez peu connu, Alain Deneault, philosophe de formation (1), peut passer dans notre monde du Spectacle fabriquant de consensus blasé (y compris dans ses indignations) pour un penseur radical du système capitaliste.... Curieux de bien des aspects scandaleux passés sous silence, il souhaite seulement faire œuvre de pensée critique. Il possède un poste d’observation idéal avec le Québec et sa proximité des Etats-Unis qu’il connaît de l’intérieur (on pense à son article sur le Delaware).

       
  Comment faisons-nous l’économie de la vérité? Telle est la question que nous voudrions lui poser, question inspirée par ses riches contributions.  

  Ce qui frappe d’emblée : voilà un observateur exigeant qui a en vue l’empire du chiffre, du quantitatif ( Faire l’économie de...), du prix de toute chose (au sens moderne où "la chose est la mesure de tout homme") et qui sait écrire avec rigueur et ironie: Deneault donne tout leurs sens aux mots, à leur histoire (son article sur Tarde), surtout quand ce sens est tout simplement court-circuité (comme dans le cas des paradis fiscaux (2)) au point de détacher le langage de la réalité. Sensible à la mystification des discours, il sait repérer le piège de la langue des technolâtres (on se reportera à sa belle analyse du mot gouvernance ou des alibis du «développement durable»), et peut, à l’inverse, en proposer d’autres comme l’étonnant blasement.
   
  L’unité qu’il propose aux pages qui vous attendent serait contenue dans la notion de censure (et d’auto-censure (3)), soit l’intégration des sujets (souvent à leur insu) à un système qui combat le vouloir et le penser, la démocratie réelle, par l’apparence de démocratie.
  Sur ce plan et en n’hésitant pas à employer encore de vieux mots devenus tabous (comme idéologie - en reprenant les analyses d’Isabelle Garo), Deneault livre de belles réflexions sur les régimes de la Force : dans tous les cas, il s’agit d’imposer le silence, de faire taire soit par l’ignorance imposée (il pourrait s’attarder à l’avenir sur l‘Ecole), soit par la pression des armadas d’avocats, soit par les nobles Récits de journalistes ou d’historiens zélés. Priver de parole ou tout noyer dans un bruit de fond : la censure gagne presque à chaque fois.

  
     La deuxième partie de son recueil, amorcée dans 
FAIRE L’ECONOMIE DE...(article central à tout point de vue, fondé sur l’ambivalence de l’expression Faire l’économie de...), prend acte de l’empire implacable du sport, de sa nécessité à l’intérieur du champ économique. Après Veyne, il reprend la formule de Juvénal (du pain et des jeux) et en montre les développements et ajustements contemporains.
    Dans cette partie plus spécialisée, l’épisode du choix des Jeux olympiques de 2012 avec l’insistance sur l’esthétique de Leni Riefenstahl est particulièrement significatif. On retrouve dans ces pages quelques thèses déjà connues : le sport est exaltation et dépassement des contraintes justifiant, pour les faire accepter, celles qui pèsent sur les autres citoyens ; il est esthétisation du régime économique, sa mise en scène infantile ; il est métaphore du capitalisme. En partant d'une observation de Chomsky, il prend la mesure du débat dans le sport qui lui paraît être le dévoiement de la pulsion de débat démocratique.

   Mais la thèse du livre est toute contenue dans son titre : économie de la haine.

     L’auteur pose que le fin mot de notre culture est dans l’économie. Economie qui se décline à tous les niveaux de l’existence et qui se manifeste essentiellement dans le chiffre, la numérisation, la comptabilisation de tout - dans l’équivalence générale. Qui promeut (grâce au divertissement, en particulier sportif mais il faut compter aussi sur la mode et, plus largement, la consommation) l’économie des sujets adaptés, intégrés et qui pousse vers les marges ceux qui n’ont pas de titres à se faire connaître, hors la soumission. Economie qui encourage à l'indifférence aux cruautés réelles des effets économiques.
     Economie de ce que coûte (humainement) l’économie.
    

   Mais, dira-t-on, économie de la haine, en quel sens? Deneault conclut son recueil avec «un poème théorique» explicite.
   Après avoir été prédatrice, l’économie (devenue) mondiale qui empile les colonnes de chiffres hautes comme des gratte-ciels est nécessairement destructrice (il en donne des exemples accablants, Equateur, Mali) de populations, de cultures et, thèse connue, destructrice du sensible, de la chair du monde, de la vie. Il ne s’agit plus de haïr ceux qu’on laisse en chemin mais faire l’économie de cette haine, de ce rejet, de cet asservissement, de cette exploitation  "heureusement" cachés sous des chiffres, des mémos, des compte-rendus, des expertises bétonnées.
  Où l’on retrouve en quelque sorte la censure (psychique) encouragée par les communicants et les rodomonts bien en cour.


   Ce livre est un hymne au livre, au récit, à la parole («Cette parole rare et cette écriture consignée résultent d’une exigence plus forte que l’inertie de l’époque» : ainsi s'achève le volume). En le quittant, il nous vient une autre question: que font les romanciers (français, en particulier), que content-ils de ces comptes de la folie ordinaire?


 

  Rossini

 

 

 

NOTES

 

 

(1)Il n’ignore pas les acquis de la psychanalyse : dénégation, refoulement, perversion, psychose (numérique), névrose (savante) sont des concepts actifs dans son livre.

(2)Une analyse remarquable.

(3)Censure prise dans un sens large et sous des formes particulièrement variées.

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