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22 mars 2013 5 22 /03 /mars /2013 05:32



 

 "Les tableaux des musées n'existent vraiment que hors de leurs murs."

 

 "Des scènes littéraires, des réseaux d'obsessions thématiques, des formulations poétiques interviennent alors en surimpression de situations réelles, pour en transfigurer l'ennui, en réinterpréter les données ou y faire lever des émotions."   

 

                               LA VIE ESTHÉTIQUE, Laurent Jenny

 

 

 

 


 Dans le quotidien, dans son flux, à des moments soudain propices car jamais préparés, jamais attendus consciemment, quelque chose vous traverse, passe et pendant un certain temps prend, vous saisit,  vous prend. Fugacement, légèrement ou intensément. Devant tel visage vous vous écriez, comme d'autres, "voilà un Botticelli !";devant tel ciel triplement étagé au dessus de la mer vous échappe "un Rothko !"; devant tel nuage c'est le nom de Véronèse qui vous vient. Fréquentant telle personne vous parlerez de madame Verdurin ou de Charles Bovary. Dans ce geste mental complexe, que faites-vous et que fait Stendhal quand il voit un Poussin dans la campagne romaine ou, quand en plein Équateur, à cause  de brume et nuages, H. Michaux se croit au Japon? Pourquoi devant nombre de tableaux abstraits (pas toujours) beaucoup de spectateurs pensent-ils à Frenhofer qui intrigua tellement de peintres? Que fait Genet dans son GIACOMETTI quand, au milieu d'une rue, il se croit dans un Rembrandt? Dans tous ces cas, tombons-nous seulement dans un réflexe snob mâtiné d’esthétisme?

 

    C’est ce moment et ce phénomène qui retiennent L. Jenny dans  LA VIE ESTHÉTIQUE. Ce grand livre s’ouvre sur un voyage de Sienne à Florence, modeste déplacement en bus qui ne promettait rien de grandiose et qui pourtant donna lieu, pendant le trajet, à différentes sensations de plaisir grâce notamment à deux retours en mémoire d’un film de Bunuel et du CORTÈGE DES MAGES de Gozzoli dont la composition en panneau lui parut l’inverse de ce qu’il avait sous les yeux par les fenêtres....Des références variées, inattendues, du continu et du discontinu, des conditions qui ne laissent rien prévoir, un cadre mobile: dès son seuil vous êtes de plain-pied avec l'essai de Jenny.
    Le titre le dit bien et cette attaque le confirme: tout en refusant ce qu’on appelle banalement l’esthétisme (cette forme de dandysme) et le cantonnement de l’expérience esthétique dans le seul art, Jenny cherche le rôle et la place des schèmes de l’art dans la vie, dans ces passages qui vous traversent et vous habitent quelque temps. Vous le vérifierez: ce mot habiter est un des fils de la tresse la plus riche de l'essai. Il va de soi que le conditionnement moderne par l'art intégré à la politique du Spectacle n'entre pas dans son champ.
   
À partir de nombreux éléments obligatoirement autobiographiques et d'une subtile connaissance d’écrivains et d’artistes-la littérature occupant une place privilégiée-Jenny, en une rhapsodie savante, nous mène donc vers ce qu’il nomme vie esthétique, vers "ces passages dans la vie mentale."   

 

  Passages aux formes infiniment diverses mais donnant l'occasion à Jenny d'éprouver (de forme stable (mais ouverte) à forme fluente) ce que Proust nomma, dans LE TEMPS RETROUVÉ, "un peu de temps à l'état pur."(1)

 
 
ART ET VIE: "de la fluctuation entre schèmes artistiques et formes du vécu."


  L’esthétisme a toujours eu mauvaise presse : il fut (reste parfois encore) une façon de se poser en seul connaisseur (ou adorateur) du Beau, du sensible et, par la même, le seul capable de défendre un mode de vie élitiste qui rejette la brute matérialité du monde... des autres. On représente souvent l’esthète comme Proust voit Swann (mais Jenny corrige notre lecture à partir d'une étude de Proust sur Chardin et réévalue les remarques de Proust sur l'amant d'Odette) ou comme Wilde proposant de faire de la vie une (sa) création (2).

 


  Même s'il l'évoque parfois (et de façon très nuancée), ce n’est pas du tout cet esthétisme qui est en jeu dans ce livre. Jenny part du rappel d’une triple contestation de l’art dans son rapport à la vie : depuis Duchamp, on reproche aux œuvres et aux musées de nous couper de la vie. Des réactions (le pop art ou le happening) ont voulu réduire voire abolir les limites : en vain selon Jenny qui écarte rapidement la solution éthique d’un Beuys. Il s’arrête plus longtemps sur la critique d’Y. Michaux qui constate un double phénomène contemporain:l’art serait en recul tandis qu’on assiste à une esthétisation générale du monde. Séduisante cette hypothèse d’une dématérialisation de l’art ne paraît pas pertinente à Jenny (3).
    Art - vie. Notre critique veut penser les deux notions non “en termes d’opposition bloquée, mais en termes d’échanges, d’interpénétration et de circulation.” Plus tard, vers la fin, il osera le mot dialectique tandis qu'auparavant il emploiera souvent celui de réciprocité. Jenny a donc pour projet de penser et l’art montrant une unité intégrée offerte aux sensations (phénomène qu'il suppose connu et dont il ne dit pas assez) et la vie esthétique construisant une forme éphémère découpée dans le flux quotidien-forme devant souvent beaucoup au souvenir de formes artistiques antérieures qui "habitent notre vie mentale et qui affectent notre vision, notre perception et notre intelligibilité du monde."(j'ai souligné)

Il reconnaît que son objet d'analyse est évasif : "le glissement de schèmes artistiques hors des objets qui les ont préconçus, leur mise "en solution" dans nos attitudes naturelles. Dans le monde peuplé d'artéfacts qui est le nôtre, et marqué par une esthétisation toujours plus poussée de la vie quotidienne, nul n'échappe à cette modélisation de l'existence par les schèmes venus de l'art."

 

MA VIE ESTHÉTIQUE

Dans pareille réflexion sur l'esthétique les éléments personnels sont obligatoires et ici ils sont racontés avec le talent d'un grand romancier pudique qui goûterait beaucoup le poème en prose: des voyages en Toscane, une nuit à Trani, des séjours à Paris, aux Etats-Unis, en Inde; des souvenirs du Maroc, des allusions à la mère infortunée
qui écoutait Piaf, mère récemment décédée qui apparaît au moment le plus important du livre;une visite à une amie photographe ou au peintre Hollan; de la musique de jazz écoutée lors d’insomnies;des "épiphanies visuelles" et des exemples d'arts pratiqués en amateur. Tous ces éléments épars en disent nécessairement long sur l'auteur, malgré sa retenue:ainsi cette passion pour les cascades (et plus largement pour l'eau et la brume) qui ne doit pas tout au motif du flux. Pour être bien comprise et sans prétendre être un modèle (il ne saurait y en avoir), LA VIE ESTHÉTIQUE c’est d’abord sa vie esthétique qu’évoque Jenny. Pensons à ses regrets en musique, à sa façon de rôder vers l'enfance, l'archaïque.... Ou encore souvenons-nous de ses allusions à l'habiter, au lit, à la chambre, même corrigée en chambre d'écho.

 

MOMENTS

 

  Tentons de faire deviner la richesse des angles d'approche qui attendent  le lecteur dans le  périple jennyen. Au plan sémantique, il est dominé par quelques mots: outre habiter, comptez avec  incorporation et  hantise.

 

Par sa composition, le livre repose sur les moments esthétiques et  les états d’expression qui leur correspondent. Un chapitre est voué  à la poésie, sous le patronage de Valéry et de sa précieuse notion de résonance:on y découvre l’emploi du mot poème chez Balzac et les réflexions de Baudelaire complétée par une remarquable analyse du CYGNE. La finesse de Jenny éclate dans l’étude du devenir-poème d’un moment dans la poétique de James Sacré. Deux points sont acquis pour lui:le premier,“le caractère à la fois inséparable et distinct, comme asymptotiquement liés, du moment poétique et de sa mise en mots”;le second:la modification du temps vécu sera souvent le résultat de l’incorporation des leçons relationnelles de certains poèmes.

Le chapitre suivant traite de “la vie en musique”, de la musique dans la vie, du moment musical.
Partant d'une forte intuition de P. Pachet (la musique est forcément, implacablement, originairement intrusive), il se livre à une réévaluation audacieuse de l'attitude de Swann devant la sonate de Vinteuil;il accompagne le Poulou des MOTS dans sa rencontre avec les pouvoirs de la musique doublant le cinéma muet (oubliant un peu trop, semble-t-il, la ruse du narrateur autobiographe);il raconte son expérience en Inde à l’appel d’une musique qui résonnait en lui de façon immensément triste et, qui s’avéra consacrée à la célébration d’un moment heureux. L’Inde est encore au centre d’un grand passage de passage:Jenny se trouve dans le midi, pris d'une fièvre qu’il décrit avec talent;il écoute jour et nuit un raga pilu au sarod du musicien indien Krishnamurti Sridhar et un peu comme Swann raconte Vinteuil, il décrit la forme de la musique construisant et détruisant, depuis son monde codé, le monde ainsi compris et, surtout, se mêlant à la bronchite, pour donner forme aux accès de la fièvre et, réciproquement, recevant d’elle une perception suraiguë. Il habitait la musique. Phénomène d’autant plus miraculeux qu’il se reproduisit la bonne santé revenue et que jamais d’autres “morceaux” n’ont eu à ce point cette influence sur lui.
La capacité narrative de Jenny fait merveille encore dans ses "récits" de deux morceaux de Don Pullen. Faisant écho à Pachet et Proust dans la composition du chapitre, le finale sur Michaux et son obsession du fluide et de la musique fluidifiante montre le souci "de composer dans l'impalpable et le mouvant", contre le rythme des autres, avec son propre rythme. Michaux défie la forme ou la figure imposée en "composant" ce qui passe dans le passage. Ce qui bouge dans le mouvement.

 Particulièrement riche (et attendu), c'est alors le moment pictural même si le cinéma et la photo en sont absents (à nous de dire ce que les angles et les ombres de Welles, les plans de Tarkovski, le rythme ou les gros plans d'Eisenstein, l'instant géométrique de Cartier-Bresson ont comme effets de cristallisation fluente sur notre quotidien). Nous allons avec lui chez Hollan, nous voyons ce qu’annonce l’expérience esthétique de Stendhal, nous profitons d'une relecture passionnante de la question de l’art et de la vie chez Proust (avec Chardin et Swann revus et corrigés), nous nous initions à la métemsomatose merleau-pontyenne, nous suivons Sartre à Rome et à Venise, Michaux en Équateur et Jenny en i-photographe sur les bords de l’Hudson ou devant un étal pakistanais à New York.
 
   De New York au métro parisien:s'ouvre alors les Dispositifs sensibles. Face à la modernité urbaine, certains ont réagi par “une volonté démiurgique de façonner à [leur] guise un monde de sensations entièrement construites”. Jenny s’arrête à la profonde originalité du dandy Des Esseintes qui anticipe sur notre sensibilité contemporaine faite d’enchâssements perceptifs. Il s’intéresse aussi, avec une crainte rétrospective, aux rêves situationnistes dont il montre l'ascendant surréaliste vite débordé par l'ambition d’accomplissement d’une vie esthétique complètement conditionnée. Il dégage enfin les éléments de la psychogéographie situ qu’il applique à son cas personnel en rédigeant à propos du
carrefour Edgar-Quinet un poème en prose échappant au pastiche.

 

 La dernière "stase" est précisément consacrée aux relations entre stases et flux (sous-titre de l’essai) qui lui semblent “sous-jacents à toute saisie esthétique”. Saisie passive-active à la recherche de ce qu’il nomme de préférence FIGURE (ou refiguration) prise, par exemple, dans les rapports de l’eau et de la pierre et de la lumière. Le jeu des contraires est saisi admirablement dans un miroitement que reproduit chaque cas pris dans des arts du passé ou dans la plus moderne technologie. La thèse de la dialectique dans le moment esthétique s'épanouit enfin.

 Dans ses légendaires observations, Coleridge lui semble emblématique et c'est lui qui aura le dernier mot et "proposera" la dernière figure du livre, un tourbillon d’écume:"Rose de Coleridge, formée par ce qui, dans le lit du torrent contrarie le libre écoulement de l'eau, y disparaissant et réapparaissant à son rythme, comme un affleurement de conscience." Une cascade du Lorrain retient aussi Jenny en réunissant en un mouvement de forces le solide et le liquide mais également en imposant des formes “pré”-cubistes qui désorientent la vision en tenant compte aussi de la vie matérielle de la peinture même....Le Dagguérrotype le fascine en ce qu’il ne retenait pas ce qui bougeait et donc offrait à l’oeil le stable et effaçait le vivant, le mobile. Il nous apprend l’art de la pin hole box, "sorte de paléo-photographie”-sans viseur mais avec un angle de capture plus ample que celui de l’œil. On ne sait exactement ce qui sera pris et le temps de pose est presque incontôlable. Ses propres tentatives mettent en mouvement le stable et fige des reflets et les vibrations. Il nous mène encore à son expérience de la “figure parisienne” ou celle de la lettre chinoise qui crée une kinesie et une dynamique très étranges pour un Occidental. Une confrontation entre le mouvement que le sculpteur prolonge depuis le statique de la statue et l’immobilité que, sous le nom d’image-temps, Deleuze distingua du cinéma narratif complique encore notre parcours. Deux voyages en avion nous mènent vers une émouvante évocation de la mère et une dernière reformulation du moment esthétique.

 

Le moment esthétique? Il apparaît finalement que cette formule n'est qu'un pléonasme: "l'esthétique, c'est le "moment"."

 

 

VIE, ART, VIE ESTHÉTIQUE

    Que faut-il pour qu’il y ait transfusion de l’art dans la vie? Pour que se développe une ”seconde vie de l’art ”? Pour que,
hors des murs du musée, loin des écrans de toutes sortes, des galeries, des salles de concert, quelque chose prenne en moi, qui ne soit pas pur esthétisme ou banal réflexe touristique à base d’analogies simplistes. Quelles en sont les conditions et les modalités?

 

On l’a dit:il y faut du hasard, de la chance et... de la culture visuelle, auditive, littéraire, de l'attention inattentive etc… On l'a vu:tout peut surgir à tout moment dans un rite social, lors d’un voyage (Sartre à Venise, Michaux dans la brume de la cordillère des Andes, Stendhal voyant dans Rome des Poussin, vous ou moi des Corot), pendant un transport ferroviaire le long de l’Hudson (la surprise visuelle éclatant grâce à une modeste photo prise avec un portable qui ignore le zoom et propose une réalité pixelisée de façon curieuse) ou devant un étal pakistanais, lors d’une visite à un peintre ami (Hollan); en rentrant chez soi (comme Paulhan traversant une pièce sans allumer pour ne déranger personne et entrant dans une sorte de tableau cubiste) ou en étant saisi de fièvre et en écoutant un raga.
 La longue fréquentation des arts représente une forme d’incubation, d’absorption
consciente-inconsciente, d’innutrition qui ne se voue pas à une attente précise, programmable (la pire attitude) mais qui s’ouvre à la fois aux méandres souterrains de la mémoire artistique et à l’occasion. Jenny rappelle que Stendhal se préparait à la chance esthétique sans rien prévoir hormis une disponibilité difficile à trouver mais qu’il faut entretenir:apprendre à l’œil en le privant de l’aide de l’esprit.

Autant de cultures (celle de Jenny est classique mais évidemment
la vie esthétique n’exclut personne), autant de vies esthétiques. Si le mouvement est globalement le même en chacun, le résultat est singulier pour tous. Je serai aveugle, sourd où d’autres dégageront miraculeusement (le mot apparaît au moins une fois) une figure.
  D'après Jenny, selon les contextes, nous chaussons les lunettes de Chardin, notre regard se fait peintre, nous habitons un temps autre qui doit aux artistes ou peut-être même comme le suggérait Merleau-Ponty, nous devenons le corps du peintre (voire son œil opéré?), nous procédons à un travail virtuel d’artiste. Sa thèse avancée en plus d'un lieu est clairement énoncée:”lorsque nous avons cessé de contempler des tableaux, nous portons encore les motifs, les lumières, et les cadres de la peinture (mais aussi bien de la photographie, du cinéma), ILS NOUS TIENNENT LIEU DE GRILLE  PERCEPTIVE, VIENNENT SE SUPERPOSER À NOS APERÇUS LES PLUS QUOTIDIENS ET PARFOIS DONNER FORME ET RELIEF À NOS OBJETS DE DÉSIR, COLORANT TOUTE NOTRE RÉALITÉ. PARFOIS CET EFFET DE GRILLE NE TIENT PAS AU SOUVENIR D’UNE ŒUVRE PARTICULIÈRE MAIS À LA MÉMOIRE D’UN STYLE REPRESENTATIF QUI SE CONFOND PRESQUE AVEC UN CLIMAT.”( j’ai souligné).
   Fort de cette conviction née de son expérience et avec tous les exemples que nous avons rappelés, Jenny a donc cherché à (faire) comprendre et à illustrer ce qui (se) passe selon lui entre le réel dans sa supposée platitude (tel objet admis comme non artistique-mais en existe-t-il encore dirait Michaux?) et l’œuvre d’art  (“qui rend possible un certain nombre de sensations, de parcours, de pensées et d’émotions, mais ne les contient pas. Le fait qu'elle soit cernée par des contours et structurée concentre l'attention sur une zone du sensible, active des relations au sein d'un espace et crée un relief de perceptions et de pensées. L'unité donnée par l'objet artistique ne referme pas l'expérience mais en évite la dispersion et lui ouvre dans cet espace clos un champ quasiment infini de possibilités. Elle ne s'oppose pas aux expériences esthétiques "ouvertes", spontanément esquissées dans le flux du vécu, à partir d'un objet non artistique ou d'une pratique définie. Pour tout dire, elle lui ressemble, avec cette différence qu'elle montre de façon sensible une totalité intégrée, là où l'expérience esthétique spontanée devra
   mentalement et temporellement la construire en détachant un ensemble du flux vécu (et cette construction se fera souvent dans le souvenir des formes artistiques antérieurement éprouvées:la vie sera redécoupée selon des formes d'œuvres d'art et par analogie avec elles)." 

 

  Par le jeu de notre mémoire artistique devenue "créatrice", il nous arrive que la vie autour de nous soit saisie selon une expérience esthétique “spontanée” dans son déclenchement car imprévue, involontaire mais montant de loin, du souvenir "des formes artistiques antérieurement éprouvées.”Ajoutons : du travail de tout le psychisme.

  Venant tout d'abord d'on ne sait où, quelque chose “prend”, sous la forme d’une structure éphémère, d’une figure provisoire, d’un motif momentanément stable qui ne se projette pas sur le réel mais conjoint dans le réel dispersé (le flux) des éléments qui reviennent partiellement à un regard, à des œuvres, à leur empire pacifique et initiatique. Vivre esthétiquement revient alors à vivre "selon le regard ou l'intention d'une forme ou d'un artiste."  

 

  Hanté par la question spatiale à laquelle il donne un relief vraiment suggestif (dans le traitement du cadre et de l'enchâssement), c'est pourtant sur le Temps (le temps pur proustien) que Jenny rédige ses plus belles pages et ses meilleurs contributions-les rumeurs de l'inconscient y étant aussi pour beaucoup.

 

 

 

 

 

      Tout en écartant bien des réflexes faciles qui se donneraient volontiers pour esthétiques, cet essai stimulant échappe heureusement au dogmatisme en multipliant les exemples d'occasions d'une vie esthétique, y compris, de nos jours, au milieu des objets technologiques qui réservent de fécondes surprises en dépit de la banalisation qu'ils instaurent aussi. S'il fait un peu trop confiance aux ruses de certains auteurs (on pense à Sartre), s'il ne parle pas assez de ce qu'est pour lui l'expérience artistique (on doute qu'il épouse complètement la thèse de Merleau-Ponty), s'il ne dit rien de l'immense champ que représente également la science comme moment esthétique, s'il ne donne pas assez d'éléments sur les durées de ces moments et de leurs effets, s'il ne tient jamais compte de l'Histoire, Jenny nous offre les riches bases d'une ductile phénoménologie de la vie esthétique(4).

 

Rossini, le 31 mars 2013

 

 

NOTES

 

(1)Énoncé qui revient au moins trois fois dans LA VIE ESTHÉTIQUE.


(2)Wilde est le grand absent du livre alors qu'une question au sujet de Michaux ("Voir le Japon en équateur, c'est déchiffrer un pays réelà travers un pays stylistique. Il y a beaucoup de strates (climatiques, mémorielles, réelles) dans un regard, parfois indémêlables. Michaux voit les nuages avec le double filtre du brouillard réel mais aussi du Japon et de ses peintres. Mais qui a commencé à apprendre à l'autre:est-ce le brouillard qui a appris cela au Japon? Où est-ce la peinture japonaise qui l'a fait voir aux hommes pour qu'ils sachent en tirer la leçon bien ailleurs, dans tous les pays de brouillard, Ecuador compris?") ressemble à une variation sur l'un des plus célèbres paradoxes heuristiques wildiens.


(3)Peut-être faudra-t-il confronter son essai avec la dernière contribution de G. Lipovetsky et Jean Serroy, L'ESTHÉTISATION DU MONDE qui sort ces jours-ci.


(4)Phénoménologie qui ferait le bonheur de J.P. Richard et aurait fait celui de ses maîtres.

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