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29 mai 2012 2 29 /05 /mai /2012 06:51


 
       OPUS MAGNUM


    «Délivré du mirage de mes rêves utopiques, je tentai, dans un esprit de subjectivité absolue, de mettre à l'épreuve l'authenticité qui affectait ma conscience d'un monde cohérent, sans pour autant porter le deuil de mon identité enfuie. »



    Tel est l’incipit du manuscrit d’un grand et fort roman qui a demandé dix ans de préparation, neuf ans de travail et qui tient en 800 pages. Comment finir pareille œuvre qui semble en expansion? Quel peut-être le destin ultime pour le héros d’un livre-testament, d’une histoire romanesque de l’imagination, d’un roman ambitieux qui serait, avouons-le, en même temps que "la représentation complète de la vie", un peu, tout simplement, la fin du roman en tant que tel en brassant (savamment) du philosophique, du métaphysique, du scientifique et de l’esthétique, qui dirait le présent de l’homme contemporain, sa quête vorace du nouveau, qui effacerait d’un coup toutes les tentatives et tentations politiques, sociologiques et dont la transgression devrait être le fin mot? L’épreuve ne doit pas être  difficile pour un écrivain aussi globalisant. Malgré la séduction du non finito, il faut achever de belle façon une œuvre qui promet d’être sublime, forcément, sublimement majeure.

     Voilà  la situation du héros rédacteur du livre de Michael Krüger (romancier, poète, essayiste, homme puissant dans l’édition allemande), LA FIN DU ROMAN, une nouvelle publiée en 1990 et qui est aussi brève et légère que ce roman de formation en formation (qui devait au moins égaler LA RECHERCHE ou L’HOMME SANS QUALITÉS) est grave.



    Le premier chapitre de LA FIN DU ROMAN laisse penser que tout ira vite : le point final est en vue. C'est décidé: l’écrivain auquel M Krüger prête sa voix fera mourir son héros et ce sera, il lui faut le reconnaître, un bon débarras. Reste à trouver le mode opératoire de la disparition et la phrase qui liquide tout. Le moyen s’impose: la redoutable euphorbe (dite aussi lait-de-loup). Reste à trouver comment évoquer les derniers moments et quels mots ultimes choisir.

 

    L’auteur espère beaucoup de ces instants de mise à mort: outre le fait qu'il a des dettes à honorer, il a vécu pendant tout ce temps avec un double envahissant et compte retrouver la liberté un peu perdue à rédiger patiemment des milliers de pages précédées de notes et de diagrammes préparatoires.

 

   Il a écrit dans une région qui a la séduction de la campagne entourant un lac et dans son ermitage, une masure austère meublée chichement avec des mobiliers récupérés dans les années 50 mais qui a un  magnétisme  qu’il ne trouva jamais ailleurs. Une cabane, des prés, des vaches, l'eau du lac, une colline, un village voisin et une auberge miteuse et sale : ce lieu, lui aussi, a du génie.

 

    C'est vers cette auberge que le héros-écrivain se dirigea quand la décision du suicide au  vénéneux lait-de-loup fut prise : cependant cette disparition enfin programmée posait encore des problèmes. Fallait-il qu'elle surprenne le lecteur ou fallait-il la préparer habilement? Sans compter que la dernière phrase n'était pas encore écrite et, en relisant quelques heures avant certains de ses carnets vieux de vingt ans, il avait eu  conscience de n'avoir pas encore tout dit.  Qu'importe ! Le héros embarrassant allait mourir dans les plus brefs délais. C'était une certitude. Il était temps d'arroser la bonne nouvelle et la bonne décision.

 
 
   DE L'ART DE LA TRANSPOSITION ET DE... LA SOUSTRACTION

 

 



 Notre romancier (au prénom de Karl) tient donc la fin de son livre sans avoir encore trouvé les mots qui parachèveront le grand œuvre.
 
  Jusqu’à ce petit problème de la dernière phase et phrase, tout allait
plutôt bien : la rédaction fut certes longue (avec un blocage vers le cap des 500 pages) mais c'était pour la bonne cause, celle des idées (à n'en pas douter il est un écrivain penseur ou, comme on voudra, un penseur écrivain) et de la composition et finalement son avancée ne connut pas de grands doutes (une fois, tout de même, après relecture d'un chapitre il lui fallut rajouter une soixantaine de pages) tandis que son principe de création était la transposition.


  En effet la rédaction des aventures et des réflexions du héros devaient beaucoup au quotidien de l'auteur puisqu’il avait  toujours pris note de tout ce qu'il vivait, entendait, voyait dans d’innombrables carnets venus de Chine. Mais tout chez lui est traduction, reformulation : avait-il fréquenté les héritières d’un écrivain médiocre (et à l'option politique plus que scandaleuse)? Ce dernier devint l’initiateur du héros. Avait-il connu  des  mystiques grâce à une co-locataire («ci-devant» trotskiste comme il se doit) très introduite dans les milieu des sectes en tout genre? Il avait  tout de suite songé à l’utiliser pour un séjour formateur de son héros en forêt vierge. Il est un écrivain qui fait phrases de tout ce qui le touche: le lac qu’il voit tous les jours devient
, dans son livre, mer (italienne, grecque ou turque) ; il utilise son passage dans une maison d’édition (qu’il aida de façon judicieuse), il recycle ses conversations avec un spécialiste de la régénération des corps et un fanatique des sangsues. Rien n'est jamais perdu: tout doit finir dans et par un beau et grand livre.

  On dira qu’il y a paradoxe : comment faire le roman du monde contemporain en ne quittant pas un coin serein certes mais perdu, une bicoque isolée et en ne fréquentant que les hôtes de passage dans l'auberge du village (comparée à un "marais croupissant") souvent investie de clients qui
, malgré une conversation digne de marins, paraissent  bavarois en l’âme, en cris et en  chants....

  Toutefois jusqu’au moment d'aborder la dernière séquence de son roman, il avait bien cannibalisé et retranscrit de façon heureuse tout ce qu’il ressentait dans ses fréquentations pourtant étroites. Le roman qui mettrait à mort le Roman touchait à sa fin.

  Il reste que depuis sa décision d’en finir quelque chose d’ennuyeux se produit dans son rapport au manuscrit. Ce quotidien qui servait de tremplin à son imagination débordante mais critique devient peu à peu un rappel à l’ordre ou plutôt au désordre. Une vache (son roman doit faire une large place à cet animal) le regarde avec un œil recouvert souvent d’une paupière qui tombe: elle lui remet en mémoire un philosophe affecté du même défaut, rencontré jadis et à partir duquel il avait rédigé de denses chapitres où la question de l’éthique était fortement agitée tout comme celle encore plus urgente de la fin de la philosophie - un classique de l'époque. Résultat du regard glauque de la vache :
avec joie, l’auteur élimine ses onzième et douzième chapitres. Plus tard ce sera la pluie puis une femme qui conduiront sa mémoire et il lui faudra encore renoncer à des passages comiques hautement symboliques pourtant. À l’auberge, un dialogue qu’il aura verra surgir le mot pessimisme, un des axes d'amples chapitres et de grandioses dialogues de son roman et, ce n'est pas rien,  le passage où il fut le plus heureux dans l’écriture. Immédiatement, il se défait encore de quatre-vingts pages.  Le maniement vengeur du coupe-coupe est violent et rapide mais les moyens employés sont extrêment variés (le feu, l'eau, le découpage en confettis - un véritable art de la critique active))  même si le résultat est le même. Dans la nouvelle de Krüger qui en compte cent vingt-trois, à la page quatre-vingt trois, l'œuvre de son écrivain est déja amputée de trois cents pages...Et ce n'est pas fini : les choses s’accélèreront encore, surtout après une aventure un peu forcée avec une servante de l'auberge : il en viendra à éliminer les soixante pages portant sur l’amour comme moteur de l’imagination...

    Devant ce work in regrès où tout ce qui vient vers lui pousse le créateur à détruire des années de phrases immortelles, vous vous demandez ce qu'il adviendra de ce roman et de son écrivain: trouvera-t-il au moins un lecteur? Son ombre le quittera-t-elle? En termes d’astro-physique, allons-nous vers un big chill
(le point final, s'il en est un, absorbera-t-il tout?) ou un big bounce (avec un rebond explosif qui donnerait un coup de fouet sidéral et sidérant?)? Que restera-t-il vraiment ? L’incipit au moins sera-t-il conservé en manière de fossile dans une grande bibliothèque américaine après enchères retentissantes?

   

    Autant le lecteur, au vu des ambitions démesurées du narrateur imaginaire approuve-t-il les différentes amputations qui ont lieu presque sous ses yeux, autant salue-t-il le talent de Michael Krûger, sa légéreté, la vivacité elliptique de sa satire des peintres contemporains, des colloques de philosophie et en général des modes encore dominantes. Il apprécie la mise en pièces de la mythologie contemporaine largement intériorisée par l’écrivain qui croit rivaliser avec Musil, Broch, Fuentes et quelques (grands) autres;il goûte l'ironique portrait d'une catégorie d'écrivains
mégalomaniaques qui ont la nostalgie de la toute-puissance de la pensée et du roman qui pense à grands coups de marteau - assez peu nietzschéens....

   Voilà une nouvelle qui, sans avoir le venimeux et le vénéneux du lait-de-loup et qui, sans vouloir asséner la preuve de la fin du roman, ni celle de l'art, de la philosophie, ni, pour faire bonne mesure, celle  de l'homme, envoie par le fond un roman et une époque boursouflés à l'aide d'un style qui est tout en glissé, touché, coulé...

 

 

  Rossini

 

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