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11 mars 2012 7 11 /03 /mars /2012 06:38

 

 

               "Et j'étais moi aussi persuadée que même si nous échouions, c'était notre métier de chercher la signification de la vie"( LA VOIE CRUELLE, page 57)

 

 

 

 

 

 

 

    Un itinéraire long et difficile, un compagnonnage délicat, une mémoire, un regard et un style, une recherche de l’intériorité et de l’harmonie, des villes et des villages traversés, des caravanes saluées, des peuples rencontrés, d’innombrables monuments décrits et racontés avec talent, aussi bien les mosaïques de Djawhar Shad que les bouddhas de Bamiyan, voilà ce qui attend le lecteur d’un livre déjà ancien devenu un classique du voyage d’E. Maillart, LA VOIE CRUELLE, écrit en anglais en Inde de 1943 à 1945(1), publié à Londres en 1947 et traduit par elle pour une publication en Suisse en 1952 (2). Un classique qui mérite de quitter la littérature dite de voyage.

    Le titre dit l’essentiel. Une voie à la fois géographique et  spirituelle. Une voie nullement royale, cruelle. «La voie cruelle de l’enfer» écrit-elle à propos de Christina, sa compagne de quête (dont le vrai nom est Annemarie Schwarzenbach). Une voie interrompue, incomplète mais nullement inutile. Une voie de souffrance.
    Un cheminement qui se voulait intérieur et pacifié mais qui fut rattrapé par les conséquences de la guerre en Europe et ne mena pas Ella (qui empruntait les routes d'Orient pour la cinquième fois) à l’endroit où elle voulait se trouver (le Kafiristan ("le pays des infidèles", devenu le N(o)uristan ("pays de Lumière"). Son premier but, "apprendre à penser" "en une chambre blanchie à la chaux dans un village du Pamir", parmi "une édenique tribu montagnarde" ne sera pas atteint - l’Inde des sages vint après, prolongeant la voie pendant cinq ans. Malgré des joies nombreuses et intenses, ce trajet fut considéré comme insatisfaisant par Ella parce que Christina ne voulut pas cesser de souffrir et qu’elles durent se séparer - Ella songeant a posteriori qu’elle ne l’avait pas bien comprise ou aidée sur le moment.

    Un récit sans doute écrit à partir des articles envoyés aux journaux européens et de notes dont il n'est jamais question (dans ses propres textes Annemarie parle de journaux intimes). Un récit postérieur qui choisit son rythme, ses références, ses confidences et qui ne peut pas ne pas tenir compte de la triste fin de Chritina/Annemarie (chute à vélo dans sa sublime Engadine). Un récit qu'il faut deviner dans ses implicites (Ella, par pudeur, ne dit pas tout) : une femme qui ne croit qu'au chemin intérieur (Ella), une autre qui ne peut se tenir en dehors des souffrances de l'Europe (Christina).


      Un récit dominé par une citation de Sainte Thérèse d'Avila:"Vous cherchez un nouveau monde. J'en connais un qui est toujours nouveau parce qu'il est éternel. Aventuriers, ô conquérants des Amériques, moi je tente une aventure plus difficile, plus héroïque que toutes les vôtres. Au prix de mille souffrances pires que les vôtres,  au prix d’une longue mort anticipée, je vais conquérir ce monde toujours jeune. Osez me suivre et vous verrez! "

 


 

     Quand Ella Maillart (1903/1997) et Annemarie Schwarzenbach (1908/1942) décident de partir à bord de la Ford 8-cylindres, dix-huit CV (Roadster «de Luxe» offert par son père à Annemarie) pour l’Afghanistan, elles ont chacune une vie encore jeune mais déjà riche.
    Ella (dite aussi Kini) fut championne de ski, de voile, de hockey sur glace; elle connut l’URSS stalinienne, le Turkestan, le Caucase, fit en 1935  un périple fou de Pekin à Srinagar (avec Peter Fleming): elle a voyagé en Turquie,  en Inde, en  Iran, en Afghanistan...Elle a publié des livres sur ces périples et fourni de nombreux articles aux journaux. Voilà qui aide un peu à cheminer et surtout beaucoup ...à voir.

    Annemarie qui veut avant tout écrire (elle a fait des études littéraires à Paris) est profondément dépressive et recourt souvent à la morphine (quatre cures de désintoxication en moins d’un an (1938/39): elle est alors un peu connue pour des reportages en Espagne, en URSS et aux Etats-Unis, elle a déjà rédigé de beaux textes. Avant le départ elle conclut trois contrats pour un livre et des articles de ce voyage(3).

   

 

     Partons, non sans avoir en tête quelques propositions qui balisent en profondeur le parcours que nous offre Ella Maillart. Voilà un voyage qui en porte beaucoup d'autres.

 

    Un voyage très concret vers l’Orient, un voyage intérieur vers le Centre. Un voyage qui semble tourner le dos à l’Occident qui a perdu l’essentiel ; un voyage qui serait reconquête intérieure en allant vers un pays isolé, un bout d'éden rescapé... Un voyage qui doit favoriser le voyage en soi-même pour atteindre ce Centre qui est l’Un que chacun a (identique-point majeur) en soi.

 

   Sous le divers, la quête d'une unité toujours plus perdue en Occident et largement menacée mais, en principe, encore accessible en Orient, spécialement dans le Nuristan. 

     Une marche vers l'Un, le commun, le comm(e) UN, qu'ils soient de l'est ou de l'ouest. Vers l'inchangé. Vers l'inchangé que n'altérerait pas la répétition.

 

 

     Deux femmes: l'une, Ella, un peu plus âgée qui semble jouer le rôle de guide et croit de plus en plus en la toute-puissance de la pensée(4); l'autre, Christina, qui croit en la souffrance "comme source de grandeur" et qui semble divisée contre elle-même mais pourrait, sans le savoir vraiment, être sur la bonne Voie, celle de l'Un:"elle regardait au-delà de nous, qui ne sommes que des prismes, afin de capter un rayon de la lumière originelle  non différenciée".

     L'origine, l'indifférencié, le passage au-delà : bien des jalons de ce parcours.

 

 

 

  VOYAGER


    « Il importait avant tout de voyager intelligemment, en remarquant les transformations qui différencient une contrée de la suivante » (p. 49)

    Dans un parcours aussi long et aussi lointain, on devine que les épreuves en tout genre ne manquèrent pas: les problèmes aux frontières (les contrôles qui durent inconsidérément), les retards incessants (trois semaines à Téhéran, la crue de l’Helmand) même si leur temps n’est pas compté (elles arriveront trop tard pour le camp d’exploration du couple Hackin), les conditions d’hébergement parfois plus que rudes, les climats extrêmes (la chaleur et le vent brûlant d’été qui obligent à vivre plutôt la nuit), les moucherons ou les moustiques intempestifs, les barrières des langues, les incidents (Ella se brûle un jour la main, le choléra s’est installé dans une région Perse qu’elles doivent traverser), les avaries de la voiture (crevaisons, surchauffe du moteur), les difficultés pour photographier ou filmer, les risques (état des routes - un moment, Christina qui conduit ne sait pas à quel point elle est au bord de précipices), l’ennui de retrouver des Européens partout quand ils n’ont pas la même passion qu’elles ou surtout quand ils font le salut hitlérien, les lieux qui manquent d’intérêts (Ella ne se gêne pas pour parler de la «déprimante agglomération de Turbat», ou de la monotonie de la chaîne de montagnes Band-i-Turkestan)), les illusions nées de la fatigue au crépuscule (elles croient voir des éléphants à un moment donné quand ce ne sont que des dromadaires), l’épuisement des corps, les maux de dos d’Ella, l'instabilité chronique de Christina pourtant héroïque.
    Ce ne sont que poussières dans cet itinéraire de plusieurs mois (du 6 juin à octobre 1939, moment de leur séparation) car Ella sait voyager et sait raconter pour transformer sous nos yeux notre conception du voyage.

 

   Une condition majeure de tout cet audacieux projet : la voiture, la fameuse Ford qui ne doit être qu’un outil, qu’un élément auxiliaire et non le cœur du voyage. Surtout: la vitesse ne doit pas élever un mur isolant entre le monde et elles. La barone Blixen-Fineke leur sert de repoussoir: sur ses photos, elle ne met en valeur que sa voiture.
    Leur périple a été parfaitement préparé et des visites à Londres, Paris et Berlin les ont éclairé sur l’état de l’Europe alors et sur ce qu’il fallait investiguer vers Begram puis dans le Nurestan mais aussi quelles directions il fallait emprunter - même si elles n’en tinrent pas toujours compte. Leur Ford contient une véritable bibliothèque : grâce à  ses lectures, à ses voyages antérieurs, fortes de ses connaissances géographiques, géologiques, ethnologiques, mythologiques, historiques, Ella nous offre non seulement un parcours dans des espaces souvent extraordinaires et remarquablement variés mais dans des temps mêlés. Elle met ses pas dans ses propres pas comme dans les pas de très lointains prédécesseurs.

     Elle est un œil vif et avide (elle veut tout voir (les cheveux enduits de boue des petites filles d'une caravane de nomades) et possède un regard savant (sa contemplation est active)- même si elle dit humblement: "je ne suis pas un expert: je parle en touriste qui compare des détails vus à Khiva, Boukhara, Samarkand, Herat et Mechhed".
Dès lors elle sait reconnaître le jamais vu.

       Elle arrive dans un lieu : le cadre est immédiatement situé, elle attrape au vol une lumière, un geste, un habit ("il était élégant sous son tchapan de gros coton bleu indigo brodé de fleurs magenta, le manteau caractéristique de la vallée"), elle convoque des souvenirs qui lui permettent des comparaisons incessantes, qui éclairent par rapprochement ou contraste. Venue à Hérat deux ans avant, elle rappelle des éléments de son passage comme elle peut ici et là se transporter dans le temps, en nous rapportant un mythe (ainsi Zohak), en nous évoquant une bataille ou l'histoire d'un lieu (par exemple Mechhed la quatrième ville sainte pour les chiites). Xénophon et Marco Polo sont cités aussi bien que le «guide» préféré d’Ella, Hiuan Tsang, chinois  venu dans ces régions en 630. 

    Les temps se superposent et rapprochent de l'essentiel. Un jour elle écrit qu’elle a la sensation de vivre en plein Moyen-âge. Un autre jour, elle arrive à Soltaniyyè. Elle voit dans une plaine vide le vieux tombeau d’Oldjaytu. Sa forme s’impose: «(...) œuf gigantesque dans un massif coquetier hexagonal dominant toute la plaine de Médie». L’impression de motif isolé impose une comparaison magnifiquement exprimée: «Lorsqu’un arbre ou un roc se dresse isolé dans le vide d’un désert, il participe de la grandeur environnante en centrant sur lui-même les radiations de l’immensité; c’est le charme du Tibet, ce vide autour du plus simple accident de terrain.» La description du tombeau est précise mais une puissance de la sensation nous émerveille: «La construction est allégée par six tourelles rondes placées au-dessus de chacun des six angles du mur. Ce monument porte la date de 1316 et fut érigé sur les ordres du sultan Oldjaytu de la dynastie mongole des llkhans. Des panneaux aux motifs géométriques en relief sont recouverts d'une couche d'émail turquoise; ils brillent comme une charmeuse de soie contre un mur de briques délitées d'un beau rose saumon.» La turquoise lui inspire une réflexion qui rassemble bien des expériences de voyageuse:«La turquoise des vieux monuments turcs ou persans est incomparable. Contre le ciel, elle paraît verte; contre le feuillage de Samarkand, elle est  bleue. Elle est à la pierre de turquoise ordinaire ce que les plumes du martin-pêcheur sont à l'azur du ciel. J'aimerais l'appeler «bleu d'Asie centrale» en souvenir d'un lac glaciaire des Tian Shan qui déployait  cette radieuse saturation bleu ciel à reflets verts. A Soltaniyyè, pas d'arabesque ni de note tendre comme les panneaux fleuris de la Mosquée bleue de Tabriz; mais, au-dessus d'une porte, d'élégants et très fins motifs en stuc rappellent certaines dentelles au crochet».

   L’écriture d’Ella Maillart est toute en appel, en rappel, en symphonie concertante. Il ne s’agit pas pour elle de briller, d’étaler ses connaissances, d’en remontrer sur la quantité et l'étendue de ses périples. Mais de dégager le plus juste rapport au visible qui se dégage d’immenses correspondances actualisables. Exactitude (vous saurez l’histoire de ce tombeau, son originalité pour les Mongols, la noblesse de celui qu’il abrite), précision des mots au service de l'expression de la beauté comme de la  suavité, profondeur culturelle : vous êtes embarqué. Avec justesse, elle parle à un moment de l’œil de la pensée qui domine trois nœuds géologico-géographiques qui la fascine (les cirques anatolien, iranien, tiberain). Elle ajoute ailleurs en comparant son émotion éprouvée à Samarkand une autre année et celle ressentie devant la mosquée de Djawhar Shad: «Parfaitement conservée la mosquée de Djawhar n’a pas le charme des ruines. Je ne compris ma réaction qu’en lisant Pope dans son Introduction to Persian Art. Et je vois clairement comment la connaissance «peut à la fois exercer et compléter l’œil».
     Ce qui vaut pour les reliefs ou les lieux (comme pour le lœss qui la renvoie au souffle de Gobi abordant Pékin, comme Haibak qui lui rappelle le Samngan des légendes persanes), vaut aussi pour les êtres humains. De profonds invariants lui permettent des rapprochements entre un mariage en Italie et des cérémonies en Inde ou en Chine. Ella sait reconnaître telle coiffure, sait expliquer l’importance du henné chez certains, sait rattacher tel vêtement à telle région, tel trait à telle ethnie. Ainsi parmi des ouvriers d’un barrage qui la désole : «Il y avait là une grande variété d'hommes, mais tous portaient le même chiffon sale en guise de turban. Le calme Hazara, dont les ancêtres furent laissés dans le pays par Gengis Khan, avait l'œil étroit et la pommette haute. Des barbes noires ondulées et des traits réguliers caractérisaient le Tadjik, qui est probablement notre cousin asiatique. Les visages des vrais Afghans étaient longs et étroits, avec le nez aquilin et l'œil perçant. Les hommes au visage bien en chair étaient des Ouzbeks dont les frères vivent au-delà de l'Amou-Daria, où Tachkent et Samarkand ont été modernisées il y a fort longtemps, où les «pionniers du socialisme»  envoient parfois une pensée de pitié sont des Kizilbash. Les rudes Turkmènes originaires des plaines désertiques du Nord, avec leur nez droit et fier, sont connus comme étant les seuls ouvriers qui travaillent volontiers»(je souligne). Tout est à la fois parenté, cousinage, appariement et recherche des caractéristiques avec le risque ou l’illusion de la tentation de la pureté que nous retrouverons plus tard.

 

 

   Voyager en sachant voir (la partie et le tout, le constant et l’inédit, l’un par l’autre) et surtout en sachant écrire (5), le texte célébrant l'union inaltérable de la Voie et de la Voix.

   Ce voyage concret est au service d’un autre, celui de la voie intérieure parce que «je commençais alors à découvrir ce que l’avenir ne ferait que confirmer : POUR LA PREMIERE FOIS, le voyage dans le monde objectif ne parvenait pas à me captiver entièrement. Car le monde est moins réel que ce qui active notre vie intérieure»(Je souligne).



    L’AUTRE VOYAGE


 

    Les buts de ce voyage étaient clairs et ils sont nettement rappelés par Ella au début du livre : d’une part, devenir maîtresse d’elle-même dans une quête spirituelle uniquement tournée vers l’intériorité, la «vraie vie» (ce qui devait l’attendre au Kafiristan) et, d’autre part, (dans un espoir qu’elle dit parfois naïf) sauver Christina qui va de dépressions en cures de désintoxication depuis des années et qui pendant l’avancée vers l’Orient aura des tentations et des rechutes dans la morphine (par exemple à Sofia, beaucoup plus tard à Kaboul). Ce qui concrètement voulait dire une «retraite» dans une pièce austère et une enquête ethnologique chez les Kafirs, «des hommes libres» (ou les Lolos du Tibet) pour Ella (qui serait alors reconnue professionnellement) et, pour Christina, si le parcours se passe bien, du repos à Kaboul ou un travail régulier de fouilles en compagnie des Hackin, de Meunié et Carl pour «construire un corps nouveau pour [ses]nerfs rénovés» et retrouver en elle ce qu’elle seule peut trouver.     

    Dans ce duo, Ella symbolise la santé, l’énergie, l'équilibre, la «normalité», même si elle refuse la vie prudente et si sa réputation est sulfureuse dans la bourgeoisie helvétique. En même temps elle avouera souvent dans ses pages que Christina lui paraît plus solide, plus résistante qu’elle. Au plan de la réflexion, Ella est de loin la plus spiritualiste des deux : elle est capable de détachement (sans indifférence) à l’égard de tout, y compris de l’Europe qui va vers la guerre. A propos du saphisme de Christina dont elle parle peu dans les autres pages, elle va jusqu'à écrire que "pour ces êtres d'une qualité exceptionnelle, et qu'on rencontre rarement, qui s'identifient à leur faculté de pensée, qui SAVENT QUE SEULE LA PENSEE EXISTE, car sans pensée il n'y aurait ni corps ni monde objectif, la question a moins d'importance ; l'être mental n'a pas de sexe, ou plutôt il comprend les deux sexes alternativement, ou simultanément" (Je souligne).
    Il faut bien comprendre sa conception de la vie «réelle», intérieure : la morale y a peu de place (pourtant son vocabulaire est le plus souvent moral quand il s’agit de caractériser les humains qu'elle admire ou rejette( l'Afghan est fier, digne, il se tient droit) et elle considère que la voie est  la marche vers une note fondamentale qui serait le Centre de chaque être, profondément commun en chacun de nous. Moniste absolue, Ella cherche son unité qui la liera avec tous à l’unité globale. Le mouvement de ce voyage intérieur est dominé par l’épuisement de «notre particularité» pour aller au-delà de notre être. Sortie de soi, de son extérieur (angoisse, lâcheté, vanité, patience, courage, amour pour un but limité ou pour un seul être). Elle cherche le passage vers le Centre.
   Dit autrement :elle souhaite se débarrasser de son moi fatigant, de ses désirs toujours changeants et presque toujours dénués de sagesse. Son but:«percer son ego ou du moins le transmuer».
   Ella désire la même chose pour Christina comme le prouve leur débat sur la drogue qui n’est jamais un plaisir pour elle : il faut qu’elle traverse sa peur et atteigne sa vraie nature qui n’est que mentale.

    Le but de ce voyage était donc plus clair encore : leur avancée devait révéler ou confirmer peu à peu la puissance de la pensée : au départ tout de même, dans l'idée d'Ella les lieux traversés et surtout ceux qui les attendaient vers l’Afghanistan pouvaient faciliter l’approche de ce Centre. Citons un passage capital qui s’inscrit dans le chapitre FRONTIERE (un des rares qui ne soient pas consacrés à un nom de lieu), au moment où elles quittent l’Iran. L’ICI est martelé. Cet ici en rappelle soudain un autre:

«Ici où le mode de vie n'a pas encore changé, où le fils pense comme pensait le père, les hommes ont gardé leur dignité d'homme. Tandis qu'en Occident, où tout n'est que changements, personne ne sait que penser, personne ne sent son avenir assuré - les riches moins que quiconque - et cela même durant les périodes de paix. Ici, pas une seule gourgandine à la mode iranienne en robe courte et portant talons trop hauts: vous êtes dans le pays sans femmes, où des hommes coiffés de neigeuse mousseline portent de gros souliers cloutés en forme de gondole. Vous êtes dans un pays qui n'a jamais été subjugué: Alexandre le Grand, Timur, Nadir Shah et John Bull s'y sont tour à  tour essayés mais en vain. C’est une Suisse asiatique, un Etat tampon qui n'a pas de colonies et pas d'accès à la mer, un pays de très hautes montagnes qui abritent cinq races parlant trois langages totalement différents, un pays aux montagnards simples mais où les citadins...».
    Ce lieu idéal, cette utopie supposée accomplie, préservée, quasi originelle, c'est l'Afghanistan. L’Afghanistan rebelle, inentamée, intègre, pure et mélangée devait être une fin (un but et une sorte de terminus) parce qu’elle était alors toujours (au) commencement d'une certaine humanité et parce qu'elle serait alors en même temps commencement initiatique dans la mesure où elle allait permettre un "recentrage" des pensées des visiteuses. Faut-il s’étonner que cet Afghanistan soit une Suisse asiatique? Attendons un peu pour y revenir et gardons seulement en tête cette remarque: « Dans le temps et l’espace, nous étions loin de tout ce que nous connaissions». Cette frontière passée, elles étaient dans une «calme allégresse» car elles entraient dans leur pays..: «Non seulement nous avions atteint «notre» pays, le pays que nous allions étudier avec amour, mais tous les gens que nous avions rencontrés ce jour-là étaient agréables; ils savaient sourire, ils se comportaient en égaux et non comme des épaves. Ils se mouvaient avec aisance dans une vie à leur taille».
    Tous les mots mériteraient commentaire : le plus décisif est le possessif «notre» pays. Aucune possession naturellement dans cet élan parce que ce qui devait compter c’était une dépossession de soi pour une réappropriation de l’unité.

 

     En tout cas, au départ, l’extérieur, les lieux du parcours, les lieux qui les attendaient devaient orienter (si l’on peut dire) leur pensée : la favoriser, la conditionner. L’orient extérieur dans sa forme la plus préservée, l'Afghane, devait manifester l’orient intérieur.

    Il est vrai que cette épopée en Ford était une façon de tourner le dos à l’occident. Le procès de l’Europe est bien présent dans ces pages et il sonne aujourd’hui de façon plus familière sans doute qu'à l’époque où le livre a été écrit même s’il était alors en résonance avec d’autres auteurs venus d’horizons tout à fait différents. On peut tenter de résumer cette mise en cause presque radicale, notamment dans le célèbre passage sur la construction d’un barrage à Poul-i-Khumri (au cœur de l’Hindou Kouch) qui fait penser dans sa laideur au Far West :on va installer une usine de tissage et plus loin une raffinerie de sucre. Ella emploie alors le mot de malédiction pour les Afghans.
     Un mythe incarne cette attaque : celui de Prométhée (qui "mène notre vie au cabanon", entendons à l'asile), emblème de ce qui pousse l’homme à ajouter à la nature ou s’en détourner. Ella Maillart s’en prend donc au progrès, à la machine, aux objets, au superflu, au frivole, cite Tolstoï qui critique l’imprimerie (!) et redoute l’esprit critique mal assimilé. Son idéal est le cercle, celui de la répétition qui protège de l’inutile et laisse libre de vivre pour l’essentiel. Dans ces conditions on comprend son éloge et sa mélancolie devant le recul inéluctable des caravanes auxquelles elle consacre de belles pages. Bref, le matérialisme qui a perdu l’Occident est en train de parasiter l’Orient presque «pur», même en Afghanistan.

    Cette noble conviction ne va pas sans contradictions: les deux femmes ont une belle machine, la Ford, symbole du progrès exécré comme les camions qui défigurent les vallées afghanes. En outre elles photographient ou filment des populations qui n’ont jamais vu ces appareils et qui, si on suit le raisonnement d’Ella, ne peuvent qu’à moyen terme les pervertir. Plus grave : ces pages sont un éloge d’un mode de vie patriarcal («simple et harmonieux») et pourtant le statut de la femme est loin d’être satisfaisant aux yeux des deux visiteuses. Le tchador les choque beaucoup et on comprend alors mal qu’Ella veuille encore aller dans «le sauvage Kafiristan» qui, certes, fut longtemps polythéiste et insoumis mais a été maté dans le sang à la fin du XIXème siècle. Pense-t-elle que des traditions avaient pu survivre? Et que l’ethnologue qu’elle était allait les sauvegarder, les renforcer?


     LA VOIE CRUELLE, la voie originale

    L’idéal qu’elles croyaient rejoindre est donc largement menacé mais il est vrai qu’il reste bouleversant. De nombreuses pages l’attestent magnifiquement : « Joie, oui, et paix! Paix des troupeaux trottant au pied du château où, dès le XVIIe siècle, un roi commençait une campagne en faveur du pashtu, langue des tribus afghanes; paix de la terre cédant son blé d’or aux paysans vêtus de blanc; paix d’un monde stable qui ne sait rien de la semaine de quarante heures ou d'un ministère des Loisirs, ni rien des rotatives inondant le monde de journaux innombrables»(Je souligne). Dans le même ordre de sensation il faut lire et relire ses impressions (faut-il écrire mystiques?) à Begram.

    Mais il se trouve que l’accès au lieu «parfait» (le Kafiristan) est coupé au moment de la déclaration de guerre en Europe: la voie est frustrante parce que
le trajet est incomplet et le but, en tout cas celui d’Ella, est alors inaccessible.


    La voie fut également décevante parce que certaines de ses phrases prouvent que son projet était encore plus vaste et qu’il ne saurait être accompli: il s’agissait alors de penser, de comprendre (disons «à l’Indienne», pas à la façon de Descartes (pour faire vite) ce qui avait mal tourné en Europe («je voulais avant tout observer l’Europe sous un nouvel angle, afin de comprendre la cause profonde de notre instabilité. Et qu’ayant ainsi ausculté notre continent, j’espérais apprendre comment mes contemporains avaient cessé de vivre en accord avec leur cœur». Ailleurs: «Quand l’Europe a-t-elle déraillé? Quand avons-nous cessé d’être dignes de nous-mêmes? Cessé de porter la tête droite (...)?»). Il convenait, pour Ella, de saisir depuis l’Orient ce qu’avait perdu
l’Occident et ce qui l'avait perdu.
   Le lieu choisi est mémorable : les fouilles du couple Hackin tendaient à affirmer quelque chose de symboliquement capital pour Ella. «Elles [les pièces vieilles de deux mille ans] prouvaient que c’était ici, au royaume de Kapisa et non au Gandhara du Haut-Indus, que l’art grec et l’art indien se rencontrèrent, un siècle avant notre ère. LA RENCONTRE DONNA NAISSANCE à CET ART HYBRIDE QUI INFLUENçA LE XINJIANG, TOUTE LA CHINE ET TOUT LE JAPON»(je souligne). Pour Ella Maillart, l’Occident et l’Orient  avaient pu se rencontrer et donner des chefs-d’œuvre sans que l’un des deux pôles en souffre. Un échange avait été possible : il pouvait lui sembler, au départ, qu’un autre s'imposerait. A quelles conditions? « Vous savez comme moi que l’Afghan des montagnes, le Tibétain, le Mongol ont leurs difficultés, ajoutais-je. Mais ils sont dépourvus de notre besoin lancinant d’envisager dans son entier la misère du monde comme si nous étions Dieu! Aussitôt que nous avons joui de quelque belle ou bonne chose, nous nous sentons fautifs, nous nous souvenons que nos frères s’entre-tuent quelque part, ou que les enfants de notre femme de ménage sont trop pâles et vêtus d’habits trop minces!»(je souligne). Ce souci des autres, ce bonheur coupable voilà ce qui justement hante Christina.

    Dans le dialogue qui conclut le chapitre DO-AU il apparaît que la voie rêvée par Ella est problématique car la voie moyenne n’existe pas : « - N’y-a-t-il pas un moyen terme entre l’amer savoir de l’Occidental et l’insouciante ignorance du monde propre aux nomades?». On croit deviner que la réponse est négative, en tout cas au niveau immense d’une civilisation quand la solution personnelle demeure toujours possible comme la vie postérieure d’Ella l’attestera.

     Incontestablement la voie fut cruelle aussi parce que quelque chose se  distendit entre les deux femmes - sans que leur amitié se rompe jamais. A l’arrivée à Begram, Christina est dans un état fiévreux permanent (bronchite) et souffre d’un triple furoncle: inquiète du sort de l’Europe, soucieuse pour ses parents, elle ne parvient pas à garder le détachement dont est capable d’Ella. Insatisfaite, tourmentée, elle s’agite. Le 12 septembre elle avoue avoir touché à nouveau à la morphine avec la complicité de quelques docteurs. La nouvelle de la guerre en Europe ayant anéanti leurs plans, «son démon avait relevé la tête». Elle partira avec un archéologue, Jacques Meunié, faire des fouilles à Konduz dans des conditions terribles qui reviendront à une sorte de sevrage sauvage qu’elle réussira de façon à peine croyable. Revenue à Kaboul, elle prendra contact avec les journaux helvétiques. En outre (mais Ella n’en dit presque rien ) elle vivra une passion dévastatrice pour Ria Hackin qui exigea d’elle qu’elle s’en aille pour leur équilibre à toutes deux.

     Invitée en Inde, Ella est partie le 21 octobre. Le 21 décembre 1939, Christina quitte l’Afghanistan avec Meunier à bord de la vaillante Ford, en passant par l’Inde. Le 28 décembre elle retrouve Ella à Indore avec laquelle elle passe 5 jours. Ella qui la trouve en meilleure santé ne parvient pas à la retenir en Inde : «J’appartiens à là-bas "dit Christina. Ella lui répond : «Tandis que je n’appartiens à nulle part-à moins que que ce soit à partout». Christina embarque le 7 janvier à Bombay pour Gênes.



            Mais si la voie fut cruelle ce fut malgré tout une voie. Le temps ayant passé, Ella repensa à une phrase de Christina : «mais laissez-moi donc souffrir». Celle qui resta cinq ans en Inde (qu’elle n’aimait pas) comprit que cette phrase «était le symbole de la voie originale qu’elle avait choisie - inconsciemment peut-être - pour se libérer. Le fait qu'elle fut toujours préoccupée d'elle-même pouvait paraître maladif. Mais en recherchant la souffrance, elle accomplissait beaucoup; elle amoindrissait sans cesse cet ego qui, réclamant toujours des jouissances, empêche chez chacun de nous l'épanouissement de notre personnalité. Désirer la douleur est contraire aux exigences habituelles de l'ego.
    ll me paraît certain que par la souffrance elle parvint à dépasser la souffrance. Il était dans mon habitude de la plaindre. Cela n'était pas nécessaire. Elle vécut le plus profond en elle, ce qu'il y a de plus précieux, l'inaltérable vérité; pour finir, cette transcendance l'illumina, mais je ne sais pas si sa vie journalière eut le temps d'en être transformée.»(je souligne)
    Des extraits de lettres rédigées par Christina donnent à croire qu’elle a compris : «la drogue, c’est effacer la douleur et la joie, la tension-source de l’activité humaine». Plus tard, une autre lettre où on reconnaît nettement l’influence d’Ella: «ll est curieux qu'il m’ait fallu cette double expérience, l'année passée à New York, la réclusion et la révolte psychologique parce que je me croyais victime d'un amour sans solution, et que tout mon espoir était de pouvoir partir pour la guerre (sacrifice que je croyais juste et noble, ma contribution à cette "réalité" en dehors de nous), pour que je comprenne que nos relations avec le monde doivent s'établir dans un domaine infiniment plus vrai, invulnérable, qui est celui de l'âme... Malgré sa bonne ou mauvaise fortune extérieure, notre âme reste pure, et de même le meilleur de notre volonté et de notre foi.»(Je souligne)

   On sait la suite qu’Ella résume à la fin de son livre (6). La mort accidentelle (le 15 novembre 1942) d’Annemarie éclairera pour toujours d’une lumière autre la mémoire et les textes d’Ella Maillart qui ne cessera de dialoguer et d’écrire pour elle comme on le constate avec émotion dans le bref mais très bel ENVOI qui clôt le livre avec cette dernière phrase qui a encore beaucoup d’avenir :


  «Puissent ces pages m’aider à me rappeler que c’est seulement en exigeant tout que nous pouvons espérer obtenir ce sans quoi, disions-nous, la vie ne vaut pas d’être vécue».


 

  Un grand livre sur les voies de l'amour et de l'amitié.


 

 

Rossini

 

 

(1)Ella passera cinq ans en Inde auprès de grands maîtres de sagesse. Certains dialogues du livre semblent portés par ce séjour postérieur en Inde. Mais sa connaissance antérieure était peut-être déjà bien avancée. Ainsi cite-t-elle Sri Aurobindo. Lu à haute voix peu avant Karez. On sait que ce séjour en Inde est partiellement raconté dans le délicieux et profond TI-PUSS.

(2) On peut se demander si version française est exactement la même que la version française. Un passage émouvant est écrit "dix ans après" (1949) et donc après la première rédaction anglaise.

(3)Dans Où EST LA TERRE DES PROMESSES? nous pouvons lire ce qu'elle écrivit sur ce qu'elle avait vu lors de son périple avec Ella. Une écriture qui passe elle aussi  la littérature de voyage.

(4)Mot qui chez Ella Maillard a peu à voir avec le sens que nous lui donnons en Occident et en particulier en philosophie. Voir infra.

(5) Il y a bien une esthétique du récit chez Ella qui mériterait l'étude.

(6) Pour en savoir plus sur Annemarie en général, sur ses transes d’écriture, sur le séjour aux Etats-Unis avec Margot von Opel, son désarroi devant la neutralité de la Suisse, la passion qu’éprouva pour elle Carson Mc Cullers, sa dépression tragique, son séjour en Afrique, au Congo, si on veut lire d’autres lettres à Ella il convient de consulter chez Payot, ANNEMARIE SCHWARZENBACH ou le mal d’Europe de Dominique Laure Miermont). L'essentiel étant, tout simplement de lire,  les textes d'Annemarie Schwarzenbach.


 

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