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17 juin 2012 7 17 /06 /juin /2012 06:27



" ...greffons saisissant qui vous dépossède dans le moment où elle vous révèle à vous-même" . P.Mauriès, DANS LA BAIE DES ANGES.
 

    Une œuvre importante peut s’écrire dans l'espacement, dans l’éparpillement apparent, dans le choix de la digression apparente (et l’exergue «il est essentiel d’agrandir la surface du puzzle»(Harry Mulisch) prend toute sa résonance), dans le discontinu comme dans le choix de la petite forme, ce qui ne veut pas dire du minimalisme.

 

     Après son (très barthésien) Nietzsche à Nice, Patrick Mauriès nous propose une autre méditation sur Nice et, avec un court récit très réfléchi et très visuel dans sa composition, nous suggère avec tact, douceur, tout obliquement, une éthique et une esthétique, les siennes uniquement qui doivent quelque peu à sa ville d’adolescence. Il nous tend un manifeste tout en retrait, sans affirmations péremptoires. Sinon que l’existence est absolument dépourvue de sens. Ce qui n'interdit pas de remonter le temps biographique et d'en éprouver quelques intenses et troublantes résurgences.

 

   Il sera donc question de Nice, de Narcisse et d'Echo, de transports sans limites et de la tenue. D’une robe, d'une voix, d’un propos, d’une morale en même temps que de la réalité, posée comme lourde, problématique, voilée et voilante, toujours au bord d’une dissolution implacable et nécessaire.

 

     COMMENCER?    À son ouverture, le récit décrit une «réalité», celle du  lieu de résidence des Mauriès à Nice et affirme aussitôt l’illusion de l’adolescent qui croyait que l’eau de la baie «resurgissait» du côté de chez ses parents. On verra que les mots resurgir, résurgente ainsi que ressaut tiennent une place de choix dans les pages de la BAIE DES ANGES: le mot le plus fréquent étant tout de même fascination.

   Une réalité bien concrète (un quartier,
à la limite du futur Nice-Nord), une illusion (la mer réémergeant loin de sa grève)) et, peu après, l’évocation de matériaux hétéroclites (les catégories du rouillé, du sali, de l’ébréché sourdent très vite) qui fascinaient l’enfant.... Ce premier chapitre s’achevant (sans finir) sur le sculpteur Serpotta, Sicilien génial, maître de la craie et du stuc, matières de peu que célèbre Mauriès et qu’il veut arracher au mépris qui les accable depuis si longtemps.
     Voilà comment glissera le texte, art poétique en cours, en acte, en creux - plus proche du maniérisme que du baroque dont il semble pourtant question....Mais pas du baroque communément défini par l’excès mais du baroque qui sera dit laconique et agent de transfiguration avec du moins, du pauvre. Avec une matière, une réalité que hante un spectre qui peut toujours faire retour, lui-même spectre de spectre. Notre lecture passe des débris de l'entreprise «Staffazur» aux constructions de Serpotta, non pas encombrées comme on l’en accuse mais vouées à exalter la lumière. Plus loin nous irons de la biographie de Borromini  à  Blunt et Cocteau. Avec, tout au bout, vrai faux foyer, un duo d’écrivains, de frères, de faux frères, de frères suppléants, Henry James et Du Maurier...

 

   VOLTES       La ville de Nice ne serait-elle alors que prétexte à excursions érudites vers Vittone qui créait loin du centre de la cité, vers Spotella qui ne quitta jamais la Sicile, vers Tesauro, le maître rhéteur, ou encore vers l’amer rival du Bernin?
    En réalité, chez Mauriès comme chez ses artistes aimés, il y a une passion de la collection, animée de l’illusion d’une victoire contre le temps ou constituée pour en éprouver la puissante désagrégation fatale : accumulation hasardeuse mais désirables d’objets hétérogènes, collections orientées, calculées ou invisibles collections savantes qui constituent les grandes et petites œuvres admirées.

  Quelque chose naît dans un réseau d’objets juxtaposés par la hasard. Ou bien, autre possibilité, quelque chose d’indéfini s’entête dans l’accumulation d’objets (comme, pour Cocteau, dans le décor de la villa de la pointe de Saint-Jean-Cap-Ferrat ; comme pour ceux que cite notre auteur, Breton, Mario Praz, Louise de Vilmorin, Gomez de la Serna, Federico Zeri). Ou encore quelque chose s’impose dans une œuvre d’art riche " en digressions ou apartés, en incises, en échos et en mises en abyme". Comme dans LA BAIE DES ANGES livre dominé stylistiquement par l’énumération et l’accumulation (qu'on se reporte, entre autres, à ce qu'il nomme l'odor di Nizza): collection qui crée une constellation à la force magnétique et au sens strictement singulier.

     NICE     De points en pointes, de traits en contre-courbes, d’affirmations en souvenirs ponctuels, de digressions en explications esquissées, d’évocation d’un quartier en réflexion sur l’auteur de Trilby ou de Peter Ibbetson, de quelle Nice s’agit-il?

    Il est question de l’un de ses quartiers, de son rêve de stuc façon moderne, avec le staff qui accroche la mémoire de Mauriès, de son semblant d’identité avec des villas, des palais copiés sur des modèles célèbres ( «Ils font surgir un paysage incongru de villas, de palais, de pavillons, de maisons de rapport, de folies mauresques, vénitiennes, florentines, «nouille», dans cette même matière, sèche et friable, que l'on se jette alors au visage pendant le carnaval, en se protéseant d'un masque de fine résille de fer... Palais «Venise », « Médicis» ou « Trianon », « Palais de Marbre », «Donadei » ou « Formitcheff », «Manoir Belgrano» ou «Leliwa », « Château de l'Anglais », « ViIla Kotchoubey », et « Paradiso » ou simple « Alhambra » : copiés, pour l'un, sur la bibliothèque Laurentienne, pour l'autre sur le Clos-Lucé d'Amboise, pour le troisième sur le Palazzo Dario de Venise.»). La Nice de Mauriès est composée comme un patchwork, faite de ravaudages, d’emprunts. Ville sans grand passé (sinon humble et d’occupations étrangères) qui semble s’être vouée à l’instant présent et ne connaît qu’un passé de parodie, y compris en son célèbre «Casino  de la jetée», écho du Royal Pavillon de Brighton.
    Nice que Mauriès dessine  serait la ville (des) guillemets, la cité de la citation, de l’écho. De l’entre-deux. Du baroque qu'on pourrait attendre comme voué au pléthorique mais qui s’accommode parfaitement de la miniature et de la modestie malgré, ici et là, son goût pour une théâtralité extravagante jusque dans l'apparence de certaines femmes. Ville qui n'a d'unité que dans la pluralité, l'éclatement, la diversité et dont une façade peut cacher le secret d’un «miracle de sophistication baroque» comme la chapelle de la Miséricorde.
Aucun doute: elle est le creuset d’un certain rapport à l’espace, au décor, à la littérature, à la lecture, à l’art qui ont fait Mauriès.
   Cependant Nice, même (surtout) quand il est question des pierres travaillées  par des sculpteurs ou architectes plus ou moins célèbres, est d’abord inscription dans ces édifices de la lumière «surabondante et trop blanche avec une exubérance subtile» ou organisation pour «un foudroiement de lumière». Attentif aux vertiges qu’elle offre, Mauriès ne songe qu’à "l’unité légère dont la substance serait la lumière filtrée, sculptée, conduite par la fluide douceur de jeux de courbes et contre-courbes (...)".


     MAURIÈS ET UN AUTRE

    Sans tomber dans l’autobiographie classique (rien sur ses frères ou sœur, peu sur son père, beaucoup plus sur Blanche, sa mère dans une antithèse émouvante avec Georgette Derrida)) Mauriès collige tels lieux, quelques moments, certaines silhouettes qui comptent (et content) encore pour lui et nous parlent évidemment autant de lui que de la ville
de Nice....

    Il décrit rapidement son quartier, parle de l’installation définitive de ses parents en 1963, de ses après-midi de patronage et la découverte du cinéma de Cocteau, des cours de dessins qui lui permettaient de voir l’ancien casino; il évoque la situation de l’homosexualité dans ces années-là, rappelle modestement son mai 68 (annoncé dans la récit par des citations au mur de sa chambre - il avait 16 ans), rapporte sa plongée dans la littérature, sa mésaventure avec un professeur de faculté (reconnaissable) qui sanctionna durement un accès de derridisme aigu; il donne aussi quelque relief à des professeurs anonymes qui furent sans le savoir de beaux intercesseurs.
  Enfin on mesure ses rejets, nombreux mais jamais mis
emphatiquement ou violemment au service de procès: le criard, le standardisé, le fonctionnel, le naturel, le moi ivre de lui-même, le sans (re)tenue, le cliché qui fait taire, l'avachi.

 

   Peu de nostalgie dans ces pages: simplement le regret de disparitions qui faisaient la richesse du lieu et l'amputent à jamais. Nulle exhibition mais si le lecteur s'impatiente de la fin du récit où Nice paraît oubliée qu'il se dise que c’est avec la mort d'un frère chez lui et chez Derrida et surtout avec l'étonnant dédoublement Henry James / Du Maurier que Mauriès va le plus loin dans le détour de la confidence.


     ESTHÉTIQUE     Réfléchie (aux deux sens du terme) dans les petits chapitres qui s’égrènent sous nos yeux, elle affirme le décentrement et le bicentrement, la discontinuité, le retour en arrière, le pas de côté (en réalité la continuité secrète), l’intensité de l’entre-deux, elle s’abandonne au fané, à l’oublié, au déclassé, au délaissé en leurs nuances infimes : elle exclut le frontal, pratique l’oblique et la tangente, s’enivre de la surprise, de la résurgence, de la reviviscence, de l’écho qui semble premier et paraît capter le son original. Esthétique du retrait, du regard passivement abandonné à la grâce de l’occasion, du ravissement, de la fascination, de l’hypnose, de l’excès qui peut naître d’un rien, d’un pauvre élément qui suit la faille que cache toute réalité.

 

   Condensée, son esthétique trouve en Du Maurier le charme d'un foyer irradiant vers lequel nous précipitent bien de ses pages:«Du Maurier est le romancier des états limites, d'une réalité corrodée par le désir au point de s'effriter, de se troubler, et de perdre les frontières qui la sépare de l'illusion; et c'est la violence de ces états extrêmes qui peuvent conduire au meurtre, cette profonde, cette substantielle dénaturation du réel où l'on se laisse emporter dans un vertige entre rêve et  veille, raison et folie, qui donnent leur qualité singulière à ces livres, leur puissance intacte  de fascination.»

 



    ÉTHIQUE   Mauriès ne fait la leçon à personne : il ne croit qu’au singulier. Et aux fantômes. Ce qui se dégage de ces lignes c’est tout de même un sens profond du tact qui transparaît dans les dettes qu’il honore : celles qu’il a contractées auprès de ses intercesseurs anonymes que furent certains professeurs, celle qu’il assume envers Derrida avec pudeur, admiration, respect, fidélité. Une éthique qui fait du présent (doublé de l’intérieur) une illusion féconde et qui croit en l’avenir justement parce qu’il est (grand mot derridien) incalculable.
   

  Evoquant Tesauro qu'il place parmi les grands artificiers de la Pompe Baroque, Mauriès affirme que le créateur baroque "considère que la vie se fonde sur l'illusion, c'est-à-dire sur l'oubli rageur de la mort, qui la définit et qui mine le sol sur lequel elle s'avance. En vertu de quoi nous n'avons d'autre solution que d'en rajouter dans le semblant." A sa façon, Mauriès aura offert de Nice et de lui-même un semblant hanté.

 

Rossini

 


 

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