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28 janvier 2012 6 28 /01 /janvier /2012 11:02




    Dans une période dominée par la déconstruction et, surtout, la déconstruction tardive, il faut du courage et de l’audace à Édouard Pommier pour oser  à toutes les pages de son magnifique ouvrage les mots ou expressions "d’origine", de "sources", de "commencements", de "première fois", "d’innovation", "d’invention", "d’exemple novateur", de "rupture".... Il le fait avec précision,  minutie, science. Avec prudence toujours, dans un livre d’une grande clarté pédagogique, rédigé dans un style élégant et illustré d’une façon bienfaisante à l’œil et à l’esprit.

     Consacré à une anecdote doublement fausse rapportée par Vasari (la visite de Charles d’Anjou à Florence et la découverte d’une Madone de Cimabue qui bouleverse les admirateurs (1)), montrant le sens profond de cette erreur involontaire (et pourtant fondatrice), le prologue de COMMENT L’ART DEVIENT L’ART est magistral et, comme il se doit, engage tout le déploiement érudit et nuancé du livre. Une œuvre (attribuée à Cimabue) qui change le regard, la visite d’un puissant étranger, un défilé urbain pour célébrer un grand Florentin : cette vision erronée, anachronique, providentialiste énoncée par Vasari dit ce que Florence affirme et veut (faire) entendre depuis longtemps : quelque chose d’inédit se passe entre 1300 et 1500, entre cette anecdote fausse et, par exemple, l’hommage solennel à Michel-Ange du 14 juillet 1564. Ce quelque chose d’immense dont nous allons suivre les arêtes, les strates comme les linéaments et les percées va s’installer dans toute l’Europe et dominer les esprits, les systèmes de production et de réception de l’art jusqu’au XIXème siècle. Ce quelque chose c’est tout simplement l’exaltation de l’art par l’art dans une Cité qui a compris ce qu’elle apporte aux artistes et ce qu’elle leur doit - sans oublier ce qu'elle peut en retirer.
    Toute l’Italie est peu à peu concernée, à Rome, à Milan, à Arezzo, à Mantoue, à Urbino. À Ferrare comme le montre le JUPITER, MERCURE ET VIRTUS de Dosso Dossi de 1529 (?) et comme l’analyse de façon subtile et précise Pommier. Mais à Ferrare, Dossi a besoin de passer par les dieux pour parler de Peinture. À Florence, il y a bien longtemps que ce détour est devenu inutile.

 

 

    INTUITIONS, INVENTIONS

 

 

 

    Le projet de Pommier est vaste et ambitieux: il veut décrire la mise en place de ce qu’il appelle un système. Son livre est composé de deux parties (aux nombreuses et habiles subdivisions): LES INTUITIONS décrit l’émergence de ce qui va se codifier et prendre forme dans des INSTITUTIONS.

    Pour ouvrir sa première partie Pommier s’attache à trois contributions de poètes qui vont jouer
, en une trentaine d’années, un rôle décisif d’éclaireurs. Dante invente le mot artista et du même coup sa figure, sa dignité, ses pouvoirs: il faudra beaucoup de décennies pour voir les discours rejoindre ce coup de force: c’est Michel-Ange qui en aura la meilleure compréhension. Dante souhaitait distinguer les artistes des autres producteurs d’objets:  deux siècles seront nécessaires pour entériner cette avancée radicale. Pommier donne ensuite une importance remarquable (certains diront excessive) à Boccace et à une de ses nouvelles du Décaméron où apparaissent un avocat et un peintre, Giotto qui incarne toute la gloire de Florence et se hisse à la hauteur des arts libéraux. Vient enfin Pétrarque qui, en quelques affirmations sur le portrait, pose les éléments essentiels sur «les modalités, les pouvoirs et les finalités du portrait avec lesquels ont joué, pendant des siècles, les débats des théoriciens et des artistes».»

    Toutes les pièces sont là, comme en suspens, disséminées dans trois grandes contributions littéraires : des textes, des œuvres vont progressivement les recueillir et les rassembler pour les faire tenir ensemble. C’est l’enjeu du travail de Pommier que d’en décrire la constitution et les évolutions. Comment un discours historique sur l'art intégrant créations et créateurs a-t-il été possible à Florence et, de façon plus large, en Italie?

 

   Un point est acquis. Même si nous en savons très peu, il y avait une histoire de l’art dans la Grèce antique. Heureusement l’HISTOIRE NATURELLE, la synthèse de Pline l’Ancien (et surtout son livre XXXV), a toujours été préservée et a permis, malgré bien des difficultés et selon des relais complexes, la renaissance de l’histoire de l’art à l’intérieur de la Renaissance.

    LES TEXTES, LES DISCOURS, LES THÉORIES

    Quelque chose se joue très tôt autour de Giotto: dans la nouvelle de Boccace, il est celui qui ressuscite la bonne peinture après des siècles d’ignorance; chez deux Villani (
oncle et neveu, en 1340 et 1390), historiens de Florence, Giotto est placé au rang de citoyen illustre. Boccace mettait Giotto parmi les artistes libéraux et non plus mécaniques et les Villani le font rejoindre les grandes figures de la Cité. Le deuxième Villani prêtant en outre à Giotto l’invention du portrait et de l’autoportrait..., ce qui n’est pas rien, et situant le Peintre au niveau du Poète: sont à égalité Dante et le peintre de la chapelle des Scrovegni, pas déterminant. Selon Pommier, malgré des erreurs et une rhétorique banale, Villani trace les «rudiments d’une histoire de l’art dont la vie et l’œuvre de Giotto sont le prétexte». Le mythe florentin de l’histoire de l’art que «Vasari portera à sa perfection» est en voie de constitution. Avant lui, jalon majeur, Alberti en 1436 (mais édité plus tard) donnera une amplification à ces propositions encore isolées en saluant Brunelleschi et d’autres créateurs, acteurs, selon lui, de la seconde renaissance, après celle de Giotto.
   Pommier dégage alors avec rigueur et patience des étapes qu’il considère comme décisives. Il réévalue Ghiberti (malmené par Vasari) qui, dans ses COMMENTARI, prend le relais de Villani en soulignant certains aspects relevés dans Pline l’Ancien et en ajoutant d’autres grands noms aux célébrités de l’art qui font Florence tout en étendant son champ d’observation à Rome et à Sienne. Pour la première fois quelqu’un prête attention aux œuvres et de façon très concrète. Pommier avance que nous tenons là l’exemple d’une première synthèse de l’histoire de l’art. L'auteur est formel :1450 est un moment qui mérite d’être médité quand on veut comprendre «la constitution et la diffusion du discours sur l’art».

 

   D’autres faits sont mis en valeur: vers 1475 paraît la première biographie, consacrée à Brunelleschi par Manetti (un mathématicien) qui l’intègre pleinement à l’histoire de la ville. Les témoignages de différents textes convergent : Florence trouve son identité depuis peu mais de plus en plus dans les arts et on le mesure amplement vers 1440:le public humaniste comprend déjà le rôle culturel des arts tandis que l’union des arts libéraux et plastiques est consacrée par Alberti et Lorenzo Valla. Une lettre enthousiaste de Marsile Ficin le prouve assez.
    Pommier ajoute un élément : on voit de plus en plus de listes des grands noms qui constituent la renommée de la ville. Mieux : on ne se contente plus de faire systématiquement des comparaisons avec les artistes de l’Antiquité (Apelle, Zeuxis, Polygnote etc.) mais on ose désormais affirmer la supériorité des Florentins sur eux: une «littérature» de la célébration se met en place et s’esquissent même les premiers recueils de notices qui situent biographiquement et géographiquement les artistes: elles sont rédigées non plus seulement par des artistes mais par non-spécialistes issus de la bourgeoisie marchande. Le phénomène commence à prendre aussi à Rome, à Naples, à Mantoue.

   Pommier tire aussi la leçon d’un autre aspect qui confirme l’installation et la progressive domination du système dont il montre les précurseurs, les conditions de l’élaboration, de l'apparition, les inflexions majeures.
    Il souligne l’importance d’une innovation complète dans l’espace des discours : la théorie des arts (les origines, les modalités, les finalités), bien éloignée des livres de recettes techniques qui avaient cours jusqu'alors. C’est dans DE PICTURA d’Alberti qu’il note les axes inédits qui auront de puissants échos. Il salue aussi son DE STATUA mais c’est dans le DE RE AEDIFICTOTIA qu’il trouve un niveau jamais atteint dans l’examen des origines de l’architecture. Ces synthèses, ces théorisations disent toujours plus la place et l’ampleur des responsabilités morales et civiques des artistes portés par une tradition assumée. Pommier donne encore un éclairage souverain à un traité d’architecture de Filarete (pseudonyme d’Antonio Averlino, Florentin émigré à Milan) qui, fort d’une immense culture grecque, esquisse une ville idéale d’une grande richesse et d'une inventivité significative.

 

    À ce moment de l’histoire des discours (historiques, à leur façon), la victoire du modèle florentin est acquise. Pommier, avec une prudence qui le caractérise à chaque étape, en vient à Vinci : il ne veut pas faire dire à ses notes ce qu’elles ne disent pas forcément mais il retient chez lui une définitive réélaboration de la hiérarchie des arts en faveur de la Peinture et une définition supérieure des pouvoirs du Peintre.


    Nous sommes à la fin de la partie initiale de la première partie de ce grand livre. Pommier va en venir à l’image de l’artiste dans la société florentine. Auparavant et pour bien montrer l’empire du système que Florence a mis en place, il nous mène à Urbino pour y retrouver Baldassare Castiglione et son LIBRO DEL CORTEGIANO: certains de ses dialogues reflètent absolument la tenue des débats sur la peinture. Que ce soit fait par un non-professionnel montre clairement l'importance du chemin parcouru.

 

  Pommier a le sens de la formule. En guise de transition, il écrit: "Après l'écrit sur l'art, Florence invente l'art sur l'Art". Après les mots, les discours, parallèlement mais à leur rythme, voici les signes, les agencements visuels qui mettront en scène

 

 

    L'IMAGE DE L'ARTISTE

 

 

   Avec la même attention sourcilleuse, Pommier nous invite alors à regarder ce que Florence a favorisé dans la représentation de l'artiste, non plus seulement au plan intellectuel, théorique et culturel mais au plan visuel cette fois-ci, dans l’espace privé et public.
    Il va scander les étapes de cette promotion de la visibilité de l’artiste conscient de son art, de son rôle, de son pouvoir. Celles du portrait et de l’autoportrait, du monument, des enseignes de la profession et de la représentation même de la Peinture sans oublier la naissance de la notion de maison d’artiste et, à Rome, celle de patrimoine et de conservation des œuvres.


    Les peintres commencent à se peindre. Certains, et des plus grands, glisseront leur autoportrait dans des cycles de l’Évangile ou de saints; ils cacheront aussi leur autoportrait sous la figure d’un personnage «historique». Dans ce cas, c’est le peintre qui se met en avant. On peut aussi demander à un peintre de célébrer, par l’image, un autre talent. Sur ces points Pommier fait une comparaison judicieuse entre Ghiberti et Brunelleschi et la grandiose reconnaissance publique dont ce dernier bénéficie avec son monument funéraire. Portrait d’après masque mortuaire qui est en fait le premier portrait public, officiel, autonome d’un artiste.
    Comme on peut s’en douter, très tôt, le pouvoir a bien compris le rôle éminent des artistes pour la grandeur de la Cité: Pommier donne un bel éclairage à la commémoration que Spolete fit en l’honneur de Fra Filippo Lippi selon les vœux de Laurent de Médicis qui aurait voulu rapatrier le corps du peintre florentin. Il évoque aussi la situation privilégiée de Mantegna à Mantoue.

 

   L’IMAGE ÉMANCIPÉE est une nervure essentielle dans le volume de Pommier:il examine les cas d’autocélébration (mortuaire) des artistes en dehors de Florence avec les frères Pollaiuollo (Rome) et surtout Mantegna (Mantoue, extraordinaire) ou Bregno (Rome).... Sur le modèle de ce qu’on fit pour Brunelleschi, des artistes demandent qu’on installe leur image dans un espace public connu : «Honoré comme un véritable dignitaire, séculier ou ecclésiastique, l'artiste a reçu, dans le monument commémoratif, son droit à l'image.» Cette émancipation va prend un tour encore plus mémorable : demeurant dans les monuments, des portraits commencent pourtant à s’autonomiser. Pommier est prudent sur Vecchietta mais affirmatif sur le décidément capital Filarete (il se représente  deux fois sur la porte de bronze de Saint-Pierre de Rome): le monumental, même sacré, sert à magnifier l’artiste.
    L’autonomie connaît d’autres manifestations significatives : au collège du Cambio, le Pérugin dans un cycle consacré aux grands hommes de l’Antiquité, aux prophètes et aux sibylles place à part son autoportrait à la demande des commanditaires: il réalise un trompe-l’œil tout en se présentant de façon humble, commune (mais tout est rehaussé par un titulus dithyrambique). Pommier est tranchant: « L’autoportrait du Cambio et son titulus sont un véritable coup d'éclat qui ouvre symboliquement une autre période de la Renaissance et constitue un jalon essentiel dans l'invention de l'image de l'artiste.» Même audace de Pinturecchio et surtout de Signorelli à Orvieto qui se représente à côté de Fra Angelico dans LA VENUE DE L’ANTÉCHRIST.
    Plus tôt, en 1450, Gozzoli à Montefalco a créé un panneau avec trois médaillons où l’on voit Pétraque, Dante et Giotto, définitivement mis sur un pied d’égalité. Il n’y a pas meilleure attestation de l’émergence de l’artiste en son image.
    Puisqu’il s’agit d’une marche vers l’autonomie, quand le portrait est-il produit pour lui-même ? Un Alberti par exemple ne pouvait penser de portraits en dehors de cycles narratifs. Quand donc le tableau est-il devenu isolé, mobile, achetable? La question est délicate quand il s’agit du Quattrocento: le portrait seul est une exception quand il sera dominant à partir de 1500. On hésite pour le panneau de bois avec les trois Gaddi (aux Offices). Plus compliquée encore est la question du tableau du Louvre avec les cinq Florentins (Giotto, Ucello, Donatello, Manetti, Brunelleschi, les grandes étapes en cinq noms) et dont la paternité est incertaine. Pommier suggère de chercher du côté des Sangallo qui comme artistes et «collectionneurs» paraissent les auteurs d’une révolution qui s’ignore mais par pour longtemps.

    D’autres éléments retiennent l’attention de Pommier : la promotion des médailles à l’effigie des artistes (Alberti, Filarete, Boldù, Bramante), la mise en avant, dans les marges des fresques, sur les tableaux ou les tombeaux, des outils des artistes et des objets qui l’entourent (on découvre dans une frise qui n’est plus attribuée à Giorgione, une des premières natures mortes italiennes), des emblèmes choisis par les artistes et glissés dans leurs œuvres (Alberti en serait l’inventeur (un œil sommé de deux ailes auquel Pommier consacre de belles pages); on rencontre les abeilles de Filarete, la chouette de Bellini, deux Eros chez Boldù): un discours muet s’impose. Un mouvement inédit a lieu aussi dans l’allégorie comme le démontre un revers de médaille due à Bramante célébrant l’architecture.

 

    Deux sous-chapitres de la première partie sont absolument passionnants: le premier est consacré au phénomène inédit de la maison d’artiste qui n’a pas toute sa source dans Pline l’Ancien. Filarete, encore lui, propose vers 1460 une maison imaginaire qui annonce dans son ambition synthétisante de vraies maisons d’artistes et leur message social et culturel. Dans la réalité, la maison des artistes est évidemment porteuse de la mémoire d’un homme, d’une famille, d’une activité humaine qu’il a pratiquée avec talent. Et ce n’est pas un hasard si la maison devient peu à peu une revendication de l'artiste renaissant: une maison reflète en miniature la cité où il veut trouver place, une place digne et reconnaissable. Piero en sa maison de Sansepolcro joue un rôle de première importance (l’analyse de la figure d’Hercule est, à elle seule, un morceau de bravoure) mais c’est Mantegna à Mantoue qui donne forme unique à ce discours technique, moral, intellectuel, culturel inscrit dans la pierre, dans l’espace de la cité: il est, lui l’artiste, largement l’équivalent du Prince....

 

      C'est à Rome qu'est consacré le dernier sous-chapitre : quelque chose de capital est examiné. On s'approche progressivement de ce qui deviendra les notions et les fonctions de conservation, de musée, de patrimoine.

Le regard sur la Rome antique et donc païenne a lentement évolué. Il n’est plus l’heure de détruire les statues comme on le faisait quelques siècles auparavant et même certaines voix critiquent l’attitude de la papauté. L’idée de protéger, de conserver, d’admirer, d’imiter fait son chemin. Prend place alors une image durable des ruines qui a encore beaucoup d’avenir et qui sert à la réhabilitation des œuvres du passé: Mantegna semble avoir été décisif à cet égard. À cause d’une démonstration juridique brillante de Niciolas de Cuse contestant la fameuse donation de Constantin, la papauté, contestée, se doit alors de réagir et elle va faire en sorte de montrer une continuité entre l’ancienne et la nouvelle Rome et, dès lors, elle protégera désormais toutes les œuvres d’art de l’Antiquité. Le pouvoir pontifical promeut le droit de préservation et de conservation. À ce titre, Sixte IV a un rôle de première importance en particulier dans une donation au peuple romain de 1471 que Pommier analyse dans toute sa complexité politique et culturelle. Le résultat est sidérant pour nous, lointains "héritiers": on déclare que les œuvres sont celles d’un seul peuple et qu’elles doivent être conservées et exposées. Elles seront recueillies au palais des Conservateurs , au Capitole...Une esquisse de collection prend forme et sa logique est en marche: à terme, c’est le droit du patrimoine qui s’élaborera.

        Dans ce périple parmi les textes et les œuvres, Pommier nous a permis de prendre conscience des multiples intuitions convergentes qui donnent à l’art et à l’artiste une place et un rôle inédits dans l’histoire. Mais des intuitions ne sauraient prendre durablement forme sans des INSTITUTIONS qui sont l’objet de sa grande seconde partie.
      En effet
à partir de 1450, après ces inventions et innovations radicales, il est apparu qu'il fallait donner forme, codifier, instituer toutes ces intuitions qui auraient pu rester sans lendemain. Pommier dans des analyses toujours aussi patientes et minutieuses s’attache à montrer ce qui deviendra le cadre de la production et de la réception de l’art.

 

 

   Préside à l’attaque de cette seconde partie «la divine découverte» du 14 janvier 1506, celle du Laocoon, identifié (par Sangallo) à partir de Pline l’Ancien. Une ferveur s’empare des artistes, à commencer par Michel-Ange. On se bat pour le posséder et le pape Jules II, très politique une fois de plus, décide de l’installer au Belvédère en juin 1506. Se constitue alors la deuxième collection de l’histoire avec celle du Capitole : viendra vite le célèbre Apollon suivi de quelques autres chefs-d’œuvre. Malgré quelques ralentissements dus à des papes moins enthousiastes et surtout moins politiques, l’élan est donné et le Belvédère va avoir un immense rôle de modèle dans la mise en scène des statues antiques dans toute l’Italie. La Renaissance a rendu possible une renaissance de l’Antiquité : elle devient nouvelle en quelque sorte. Dans ce cadre, l’inventaire et la préservation s’imposent: Raphaël meurt trop tôt pour mener à bien cette tâche mais un bref de Paul III devient le point de départ de «l’histoire de la législation patrimoniale». Un exemple est parfaitement analysé par Pommier : le transfert de la statue de Marc Aurèle de l’église de Saint-Jean-de-Latran vers le Capitole. Le prince idéal devient le protecteur de la collection du palais des Conservateurs...

      Dans ces deux siècles fondateurs, une pratique émerge et devient une institution au bel avenir: le voyage d’artiste. Une notion s’impose dans le même temps, celle de chef-d’œuvre.

    Vers 1500 on voit de plus en plus d’artistes voyager pour aller  admirer mais aussi apprendre auprès des œuvres non seulement d’un lointain passé mais récentes. L’impulsion est plus ancienne et on la trouve chez Cennino Cennini : on pense immanquablement au Lehrjahre allemand. Il ne s’agit plus pour le jeune artiste de courir les commandes de ville en ville mais bien de se former visuellement, techniquement, intellectuellement au contact des œuvres antiques et des maîtres récents. Pommier dégage le système qui dominera dès lors jusqu’à la fin du XIXème siècle:«Ainsi se met en place le système sur les bases duquel on fonctionné, jusqu’aux ruptures de la fin du XIXe siècle, l’éducation et la création artistiques : la contemplation, la copie, l’interprétation des chefs-d’œuvre de la sculpture gréco-romaine et de la peinture de la Renaissance, à laquelle viendront ensuite se joindre la peinture de l’école de Bologne et la peinture du classicisme romain et français. Il se constitue ainsi un corpus d'œuvres canoniques, antiques et modernes, qui, avec une validité de près de quatre siècles, représente un phénomène majeur de l'histoire de l'art.» 
    Dès lors il faut avoir vu certaines villes (Florence, en priorité mais Rome aussi, naturellement, puisque c’est la ville au passé grandiose et au présent sublime), certains sanctuaires de l’art (tout d’abord la chapelle Brancacci puis, pendant une dizaine d’années, la grande salle du conseil au palais de la Seigneurie à cause des cartons de Vinci et Michel-Ange qui ont bouleversé la péninsule et enfin la sacristie de San Lorenzo pour les tombeaux des Médicis) et méditer sur quelques productions qui seront le canon de l’apprentissage. L’art enseigne l’art : le voyage contribue à cette transmission.

 

   Voulant prouver l’ampleur de ce moment et de ce mouvement, Pommier s’arrête un instant au cas de Taddeo Zuccari qui voyagea vers Rome (en 1543) et dont Vasari parle dans la seconde édition de ses VIES: le récit de ce voyage de formation le voit passer par de dures épreuves (exploitation,vexation, frustration) et s’achève par un succès de trop courte de durée. Par chance, le frère de Taddeo fit (entre 1570 et 1580) une sorte de bande dessinée de la vie de son aîné qui le montre méditant aussi bien sur le Laocoon que sur les Raphaël ou le Jugement dernier de Michel-Ange. On s'étonne, sans le regretter, que la mode des romans consacrés aux peintres ne se soit pas emparée de ce Taddeo à la vie picaresque si intense et si riche en symboles de formation....

 

   Entreprendre un voyage d’artiste c’est naturellement voir les œuvres d’un lointain passé antique mais c’est aussi découvrir l’art contemporain en train de se faire ou presque. Pommier l’écrit à juste titre:"l’art contemporain devient à lui-même son propre monument".

   D’autres monuments s’édifient : ceux qui doivent honorer les grands contemporains morts récemment. Pommier dénoue parfaitement la trame complexe des demeures de Raphaël à Rome et dégage le sens de son choix pour une sépulture. Un cas encore plus frappant est celui de Jules Romain à Mantoue où il eut des activités multiples mais dont la plus connue est le décor du palais du Té:on ne peut qu’admirer l’enquête et les commentaires que Pommier consacre à la figure de Mercure, au souci qu’a Jules Romain de se placer au milieu d’un Panthéon sans oublier un Prométhée aux sources complexes et à la direction délicate à interpréter (il quitte les Dieux). Jules Romain décore cette maison en discourant tout à la fois sur lui, sa famille, sa situation sociale et artistique. Pourtant il ne s’adresse qu’à ses amis et visiteurs en se montrant non loin d’un Prométhée ambivalent. Pommier a cette formule : Jules Romain est devenu son propre commanditaire.
 
   Vasari qui a vu cette maison voudra faire mieux que lui à Arezzo, sa ville natale. En taille et dans la portée de son «message» même s’il savait qu’elle serait peu visitée. Il y a dans son projet une confiance en soi et en la postérité qui émerveille. L’Histoire est son «véritable destinataire». En toute immodestie lucide. Les pages denses, méticuleuses et nuancées de Pommier méritent ici comme partout la plus grande attention en particulier la référence à Pline l’Ancien: le livre de notre auteur trouve presque ici la fin et la justification de tout son immense parcours. Il ajoute pour faire bonne mesure un beau commentaire de la maison de Leone Leoni, un peintre qui se veut souverain dans sa marginalité assumée et assumée non sans noirceur, semble-t-il.

 

  Vasari va plus loin encore dans sa maison de Florence avec la  galerie des portraits qu’il décide de mettre en valeur, sans oublier le sien : l’histoire des arts par les artistes atteint sa perfection dans l’union de l’allégorie (de la Renommée) et du portrait (des grands acteurs de l’histoire de l’art). Peu après leur association sera factice ou abandonnée. Pommier repère l’épuisement de cette pratique dans un traité extraordinaire d’iconologie, celui de Cesare Ripa (1593) qui incarne, après le temps des intuitions, le temps de la codification (les vœux de Ripa sont ossifiants) et de la mort de l’image (allégorique) par l’abondance et la saturation.
    Un changement se dessine aussi dans le portrait de l’artiste.
En amont Pommier a indiqué l’autonomisation lente et modeste des autoportraits et la permanence de leur inscription dans des cycles narratifs ou sous des «masques» même au début du XVème siècle. Il la confirme avec Fra Bartolomeo et Andrea del Sarto et la dégage parfaitement dans L’ÉCOLE D’ATHÈNES où Raphaël se représente tout en peignant Bramante sous les traits d’Euclide. Le moment de la totale autonomie est le sommet de la libération de l’image de l’artiste mais elle a tendance à privatiser cette image - à en limiter l’accès des spectateurs. Pommier classe les grandes œuvres de l’émancipation du portrait: les humbles (Raphaël, Pontormo, le Parmesan) qui se montrent en pleine interrogation sur eux-mêmes; les orgueilleux, fiers d'exhiber leur savoir, parfois leur génie et leur rang social. Pommier constate cette émancipation, cette nouveauté mais ne cache pas que, chance pour nous, elle est en quelque sorte une impasse pour le public de l’époque.

    C’est le portrait d’un artiste par un autre qui s’impose comme discours plus ample et ambitieux et sert la Cité. Pommier s’attarde sur l’entrée de Charles Quint dans Anvers (1549) où les compagnies génoises et florentines rivalisèrent pour célébrer le Prince et les artistes comme Giotto et Michel-Ange; puis il examine l’hommage à Michel-Ange à Florence (1564: on rapatrie sa dépouille depuis Rome) avec des tableaux suspendus évoquant les artistes de l’Antiquité et d’autres montrant le génie au milieu des grands créateurs florentins: «C’est la première galerie éphémère de portraits qui reconstituent l’histoire de l’art moderne.» Le procédé sera repris l’année suivante pour la venue de Jeanne d’Autriche. Les portraits des artistes anciens et récents donnent un pouvoir, une aura aux créateurs qu’aucun autoportrait ne pouvait leur conférer. La décoration du palais de la Seigneurie (sous la direction de Vasari) est un double hymne aux puissants protecteurs (les Medicis) et à leurs interlocuteurs artistiques - mais Vasari a l’intelligence de représenter aussi des artisans. L’hommage par le portrait rend ainsi  compte de l’inscription de l’artiste dans l’Histoire : Vasari ira même vers la célébration du Prince (Cosme) comme véritable artiste de la chose politique.

    Après avoir longuement évoqué le recul nécessaire de l’allégorie, la multiplication des images (autoportraits comme portraits des artistes qui comptent), Pommier va maintenant cerner LA DEMEURE DES ARTS selon une formule de Vasari qui "résume deux siècles de textes, d’images, de monuments". Nous approchons de l’invention d’une institution qui conclura deux siècles de célébrations. Auparavant notre auteur s’arrête à des éléments qui la préparent.
    On découvre un jardin en face du couvent de San Marco et la lente apparition du mot Académie venu en ligne plus ou moins directe du tombeau d’AKADÉMIOS et du jardin où enseignait Platon. Vasari a sans doute arrangé l’histoire pour flatter les Médicis en leur prêtant un rôle éminent dans la venue d’artistes en ce jardin pour compléter leur formation en copiant, en restaurant des Antiques ou dessiner d’après des œuvres modernes mais Pommier juge qu’il y a une part de vérité dans son récit. C’est
seulement une préfiguration  mais puissante et «fascinante». En passant, Pommier s’arrête aux gravures de cuivre de Léonard où figurent des entrelacs sublimes avec au centre le mot Academia. Quelques hypothèses sont avancées. La notion d’Académie est en marche. D’autant que dans les ateliers on débat et même on fait des fêtes, que ce soit à Flrence ou à Rome.
    Toutefois l’instauration de l’Académie ne pouvait répondre qu’à un désir «politique». C’est ce qui a lieu en 1542: une institution d’État promeut l’étude des grands poètes et la défense du rôle de l’italien dans la transmission de l’héritage antique. En 1547 Varchi y tient deux conférences sur les beaux-arts pour lesquels cette académie n’est pas en principe faite : dans ces conférences, il ne cesse de rapprocher poésie et peinture ou sculpture en la personne de Michel-Ange, poète également. Les conférences sont éditées et Varchi a l’idée absolument originale d’associer des artistes de renom (Pontormo, Cellini, Vasari et même Michel-Ange) à sa publication: s’impose l’idée qu’un public autour de l’art est en train de naître au-delà des fidèles du milieu artistique. Se confirme que le débat intellectuel passionne les créateurs.
    Tout semble converger vers la création de l’Académie en 1563 et pourtant c’est un fait de hasard qui va la provoquer. Un homme, Montorsoli, un temps artiste-moine du couvent très célèbre des «serviteurs de Marie», parcourt toute l’Italie puis fait retour au couvent des Servites à Florence. Il a alors l’idée de créer un tombeau pour les artistes qui n’ont pas les moyens de s’assurer un tombeau personnel. Il s’associe à d’autres dont Vasari et le projet change de nature en retrouvant l’idée d’une ancienne compagnie d'artistes - artisans et en cherchant à honorer les acquis du passé artistique. En peu de temps l’Académie est née et Vasari demandera l’appui de Cosme Ier pour promouvoir l’apprentissage (très complet: on y voit la mathématique, l’anatomie etc.) autour de  trois maîtres nommés pour un an. Les meilleurs élèves voient leurs œuvres exposées.
    Les Médicis pour le pouvoir, Michel-Ange pour les Arts patronnent cette Académie. Les intuitions anciennes que Pommier a parfaitement repérées au début de sa somme ont trouvé leur cadre et leur reconnaissance.

   Il ne reste  que  les VIES de Vasari (dont le premier livre de la seconde édition paraît en 1568) est le «monument» qui vient accomplir et consacrer les deux cents ans qui ont précédé. Pommier en souligne l’importance sans négliger des prédécesseurs comme Giovo qui fut le premier à placer le mot Museo sur la façade d’un bâtiment et qui sut méditer l’exemple de Varron. Pourtant c’est surtout pour ses ELOGIA d’homme de lettres en 1546 et d’hommes de guerre 1551 qu’il faut lui prêter attention même si la mort l’empêcha de mener à bien une tentative d’édition de notices et d’illustration sur les grands hommes. Un imprimeur donna forme à ce projet qui n’a pas été sans influencer Vasari qui fréquenta Giovo et qu’il voulut dépasser en faisant plus et mieux que Pline l’Ancien. Pommier examine alors avec finesse toute la portée de ce livre historique de l’histoire illustrée qui met en valeur Florence et ses artistes sans jamais tomber dans l’accumulation de notations simplement biographiques. Sans le savoir Vasari prépare, avec sa conception du disegno  que Michel-Ange symbolise, l’émergence de la future notion de Beaux-Arts. Tout ce que Pommier nous a appris trouve son écho dans ce grand livre des VIES qui construit une histoire téléologique faite pour célébrer la fille de la Providence, Florence, sœur de la grande Athènes. Ce qui ne l’empêche pas de bien comprendre le génie de Titien et donc de deviner des manières de peindre redevable à l’artiste comme à son contexte historico-social....


            Tout est presque accompli : Florence a inventé un lieu pour les artistes, a reconnu leur importance historique. Quel sera l’emblème de ce lieu?

     Pommier examine tout d’abord les réalisations faites pour l’Annunziata qui fut lieu de naissance de l’Académie. L’Académie représente les arts et se représente et elle va fasciner toute l’Italie, toute l’Europe en particulier Philippe II. Elle s’affirme en œuvrant de façon publique. Ainsi la mort de Michel-Ange provoque une cérémonie et des créations uniques dans une sorte de biographie visible que tout le monde pouvait visiter (les œuvres ont été perdues). Le même phénomène se développe pour la visite d’Anne d’Autriche mais l’idée de la conservation des tableaux ou sculptures s’impose. Sans que l’Académie ait été prévue à cet effet, une vocation de collection va devenir déterminante à l’instigation du pouvoir politique. En 1584 le grand-duc Franscesco décide de consacrer la galerie supérieure des «Ufizzi» à ses collections d’art moderne et de ses antiques. Nous sommes au cœur du pouvoir. Le musée est né. Avec son système de protection et de conservation.
    Un concours a été ouvert pour donner à l’Académie un emblème. Cellini a fait quelques propositions qui ont été  conservées mais pas retenues. On prit l’emblème adopté par Michel-Ange , celui des trois cercles faisant entendre l’unité des trois arts, sculpture, peinture, architecture....Pommier cherche
alors à reconstituer la généalogie symbolique de ces cercles en traquant toutes sortes d’éléments d’une grande complexité (le O de Giotto, Dante, Vinci). Merveilleux cercles qui condensent presque trois siècles d’inventions déterminantes.



    L’envoi du livre, son épilogue (Quid tum? Et maintenant?) joue avec la formule célèbre de Hegel (Mort de l’art?) mais dans un sens tout autre évidemment. Un paradoxe soutient cette fin : une inquiétude est lisible chez des commentateurs et notamment chez Vasari. Ils ont tous conscience qu’une catastrophe peut arriver comme celle qui interrompit l’art antique. La décadence peut-elle recommencer? Le livre de Pommier est ainsi confirmé dans son projet et vérifié dans ses propositions majeures: si l’art peut mourir encore une fois malgré toutes les défenses que représentent les discours sur l’art, les œuvres et les institutions c’est bien que, pour la première fois, à ce point et dans toutes ses dimensions, l’art a pris conscience de lui-même.

 

    

 

 

        On l’aura compris : ce voyage à Florence est le plus riche qui soit. Vision d’ensemble, étude fouillée des détails, examen scrupuleux des œuvres et des textes vous mènent à une ville et un pays sources qui auront irrigué toute la vie de l’art pendant trois siècles. Deux volumes s’imposeraient maintenant : comment le modèle florentin a-t-il perduré sous des cieux tellement divers et quand a-t-il cessé d’être dominant?


 

  Rossini

 

 

 


(1) Cimabue est trop jeune lors de la visite de Charles d’Anjou et, de toute façon, la Madone n’est pas de lui.


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