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9 juillet 2012 1 09 /07 /juillet /2012 07:05


«(La symétrie de Morno est un moteur pour l’imagination, et amène à des réflexions profondes)» (page 127)



    Qui peut encore prétendre que la logique et l’imagination sont incompatibles? Admirateur de Perec, de Borges et de quelques autres, Bernard Quiriny (critique écrivain (ou écrivain critique)) nous convainc lui aussi du contraire avec l’aide de son personnage récurrent, Gould qui tient de Stephen Jay un art de la découverte et de l’explication et de Glenn un génie de la variation singulière.

    UNE COLLECTION PARTICULIÈRE se présente comme un recueil de nouvelles classées et tressées selon des motifs différents mais complémentaires: il y aura même des transferts discrets de fil à fil, la parallèle n'hésitant pas ici à se faire perpendiculaire. Amateur de labyrinthe, vous serez embarqué dans une odyssée où tout est généré par des additions, des soustractions, des multiplications, des duplications, des permutations, des combinaisons, des extensions, des progressions, des inversions, des répétitions à l'identique ou avec variations.... Sous ses allures obsessionnelles, la physique quirinyenne est très pointue mais ne cache pas qu'un big bang à l'envers pourrait nous menacer ....


    Le fil éponyme évoque neuf collections du bibliolâtre Gould, l’ami belge du narrateur qui ouvre le livre avec une conférence sur la littérature et l’oubli. Quatre cas forment le sujet de l'exposé : un certain Martelain qui écrivit après un accident de la route mais ne gardait pas souvenir le lendemain de ce qu’il avait écrit la veille et ne le reconnaissait pas comme étant de lui et qui finit par écrire chaque jour le même texte à quelques variantes près jusqu’au jour où enfin il reproduisit son texte à l’identique mais sans s’en croire l’auteur; un commerçant d’Aubagne qui publia un recueil de Contes et qui oublia pendant des décennies qu’il était écrivain; à l'inverse un Belge devenu pieux cherchant à retrouver des textes qu’il écrivit quand il était jeune et provocateur et qui lui semblent le comble des péchés; un Espagnol qui se suicida quand il comprit que ses livres sortaient à toute vitesse de la mémoire de ses lecteurs et ce même d’une page à l’autre.

 

   Notez bien que cette conférence donne la pichenette indispensable à l'entrée dans l'univers de Gould et de Quiriny : sa logique féconde aura beaucoup à constuire, à déconstruire et à dire sur l'espace et le temps qui nous résevent bien des surprises. Ce petit livre vous fait autant de révélations que l'accélérateur de particules du Cern.Au moins...

 

 

 

   Plus loin nous visiterons les arcanes de la bibliothèque de Gould pour y découvrir, dûment classés, les livres qui provoquent volontairement ou non l’ennui; les livres gigognes qui rendent le lecteur acteur de sa lecture; les livres qui ont été reniés par leur auteur avec une force plus ou moins grande; les livres (très rares) qui exigent de leurs lecteurs une tenue plus que correcte ; les livres de cuisine dont les plats vous rendent très provisoirement malades (mais d’une bénignité sans risque) ou dont les recettes sont irréalisables; les livres que les auteurs ont voulu les plus légers, les moins boursouflés et qui, une fois publiés, continuent à se corriger d’eux-mêmes (auto-création continuée en forme d'auto-déconstruction) selon des vitesses bien differentes; les livres qui ont sauvé des vies (dont la Bible «évidemment») ou ceux qui en ont liquidées parce qu’ils ont une âme selon Gould qui s’en méfie : il les cache derrière un rideau mais rêve de se suicider avec un livre suffisamment toxique; enfin trois catégories étonnantes : les livres piles, riches donc en énergie (électrique, calorifique, magnétique); les livres tombeaux (trois auteurs ont disparu de la pièce où ils écrivaient); les livres silènes qui, comme chez Rabelais, ne promettent rien de fameux mais contiennent soudain de merveilleux passages illuminant le reste (très médiocre) qui leur sert d’écrin.


    Autres collections, autre fil, d’un genre bien différent, résultats des nombreux voyages de Gould encore. Vous croyez avoir tout vu ou tout lu grâce à d’éminents écrivains voyageurs. Gould va vous en faire rabattre. Vous découvrirez une ville en Silésie où l’on parle trois langues en principe semblables mais avec des nuances infimes qui créent bien des soucis; Oromé, en Bolivie, retiendra votre attention: fatalistes, les habitants la laissent disparaître lentement par usure (mais une mémoire fatiguée ne ressemblerait-elle pas un peu à cette ville? Vous êtes entré dans le circuit quirinyen): Gould veut y retourner pour accélérer le désastre attendu. Vous prendrez peur à l’évocation du quartier Gorad de Kourmosk, en Russie, qui à force de se désertifier pourrait gagner toute la Russie voire toute l’Europe. Port Lafar, en Egypte vous effraiera moins mais vous fascinera grâce à Mansour, un constructeur de génie capable de répliquer en des maquettes follement fidèles cette belle ville. Gould vous fera connaître Morno, au Chili qui est construite strictement en miroir de part et d’autre d’une rivière, y compris dans les êtres qui y vivent : une mort à l’ouest aura sa stricte correspondante de l’autre rive : même Gould a vu son double .... Albicia se distingue par le nom de ses rues, squares, allées etc.: toutes sont dédiées à un seul être et baptisées d’un seul nom, Ricardo Mancian; Caori, au Brésil aurait pu se trouver en Argentine parce que
pour les visiteurs comme pour les habitants, c’est la ville de l’hypermnésie dont Borges parla si bien.... La nouvelle la plus courte du livre concerne Livoni en Sicile malheureusement construite au pied d’un volcan qu’on croyait éteint...Enfin la ville française de Saint-Hermier vit un jour sur deux, l’autre jour étant consacré à un sommeil de vingt-quatre heures..

   Vous noterez que les habitants d'Oromé pourraient attendre l'extension inarrêtable du quartier Gorad et qu'ils auraient mieux fait de construire leur ville comme ceux de Livoni en Sicile...; que ceux de Goran en Silésie devraient quand même visiter Albicia avec une triple traduction ou du moins une triple prononciation du nom de  Ricardo Mancian. Qu' il est dommage qu'aucun habitant de Caori au Brésil ne se soit pas trouvé à Livoni et ait pu échapper au séisme : nous aurions plus de détails sur cette ville disparue. On n'ose à peine imaginer Mansour le roi de la maquette visitant Morno et décidant d'en donner une réplique...à l'échelle humaine...

    On observera encore que si l’espace est abondamment traité dans ces nouvelles (un vide qui galope pour avaler toute la terre; un espace vidé par un volcan destructeur; un espace qui tombe lentement en ruine ; un espace symétrique, un espace identique en réduction), la question du temps n’est pas absente avec la ville de l’hypermnésie et la cité dont tous les édifices ne portent qu’un nom et un seul.
   Le troisième fil de la tresse est constitué de six contributions consacrées à NOTRE ÉPOQUE. Si certaines manifestations récentes vous ont échappé, il est heureux qu’elles soient enfin portées à votre connaissance. Dans la première, les morts ressuscitent soudain ce qui fait reculer le nombre des incinérations et modifie radicalement les comportements et la philosophie de la vie. À l’autre bout du livre, la sixième et dernière modification de notre époque n’est pas sans nous ramener à ce cas : un sérum de jouvence infaillible fait rajeunir sur commande tous ceux qui le souhaitent non sans créer des bizarreries cocasses: il est entendu que vous mourrez mais par exemple sous l’apparence du nourrisson. Alors que redevenez-vous si vous ressuscitez?
    Un autre phénomène agite notre époque : il est désormais possible de changer de nom et pas qu’une seule fois dans une vie. Tout s’accélère et c’est la crise chez les notaires et les généalogistes: même en pleine émission télévisée un interviewer peut oublier le nom de son interlocuteur qui lui-même...Vous ressuscitez, vous avez un autre corps et un autre nom. Quel tohu-bohu!
    Ce n’est pas tout. De nos jours l’échangisme a pris un tour inédit : vous faites l’amour et, soudain, vous vous retrouvez dans le corps de votre partenaire: une seule solution pour revenir au corps de départ, le faire à nouveau. Vous n’imaginez pas les plaisirs, les peurs et les débats philosophiques qui vous attendent.
   
Jusqu’ici tout semble définir notre époque comme le moment de l’expansion désordonnée. La rubrique TOUS LES CHEMINS MÈNENT À ROME, elle aussi placée sous l’égide de Borges (mais d’un Borges inversé), introduit une rupture troublante : les réalités possibles et parallèles (vous êtes en train de me lire mais vous pouvez vous arrêtez : c’est la bifurcation borgesienne et vous ne savez pas que votre double continue (et je l’en remercie) de me lire) pour une raison inconnue sont capables désormais de se croiser, de se superposer pour se joindre. Fait impensable : «(...) les réalités ne se multiplient plus, elles diminuent en nombre et se fondent l'une dans l'autre. L'espace-temps était jusqu’ici comme un chêne qui ramifie ses branches: c'est aujourd'hui l'inverse, un arbre renversé dont le houppier s'amenuise pour finir en tronc. L'infinité des réalités issues de nos choix passés convergent vers celle de notre présent. L'espace-temps se contracte.» Avec parfois des jonctions incertaines, approximatives. On imagine l’encombrement des consciences, des mémoires. On frémit devant cette menace qui pèse sur l’imagination :

    «Si le mouvement se poursuit, ce sont bientôt toutes les histoires du monde qui seront dans nos têtes, l'infini qui s'entassera en nous. Il suffisait déjà au romancier, pour écrire une histoire, d'extraire de sa tête le souvenir d'une réalité possible, où l'un de ses doubles a vécu; mais celui de demain aura plus de facilités encore, puisqu'il en contiendra davantage; quant à celui d'après-demain, il les trouvera toutes. L'imagination sera alors non seulement inutile, mais impossible: toutes les histoires seront à portée de main, déposées dans nos crânes en poste restante. Il n'y aura plus rien à inventer - en tout cas pour le passé. Le seul sujet neuf sera le futur, encore inconnu. À moins, mais on n'ose imaginer pareille mutation, que les réalités se mettent à converger à rebours, et que notre segment de l'espace-temps soit intersecté non seulement par tous les passés, mais par tous les avenirs. C'en serait fini alors de l'Histoire. Le présent contiendrait tout. Venus de partout, allant partout et sachant tout de l'univers et du futur, nous serions comme des dieux, perplexes et désespérés à l'idée qu'il ne resterait rien à découvrir, ni demain ni jamais.» On frémit à ce divin risque.

    La dernière rubrique de NOTRE ÉPOQUE confirme que les fils ne sont pas absolument hétérogènes : nous nous retrouvons dans un espace étrangement en extension comme à Goran mais sous d’autres aspects. Par à-coups, tout s’étend dans les villes (immeubles, quartiers, routes, maisons, chambres): les Champs-Elysées demandent trois heures de marche...Fait anormal:les cosmonautes constatent pourtant que la terre ne change pas : «le globe augmente sans enfler» mais des pays augmentent plus vite que d’autres tandis que la France encore dans la moyenne deviendra de force un état fédéral. Inquiet encore, le narrateur se demande si chacun ne sera plus qu’un atome
gravement isolé de tous mais en même temps la surpopulation tant redoutée ne sera plus un problème. Revoilà venu le temps des audacieux explorateurs.
    Je vous laisse imaginer le marcheur qui rencontrerait ses possibles et repousserait d’autant les limites du monde...tout en gardant un corps de nourrisson et changeant de nom à chaque étape ...Compostelle n’est pas encore gagnée....

    Pareil recueil n’est-il que jeu ? Sans doute mais jeu supérieur que n'aurait pas renier Calvino (1) et qui sollicite le lecteur comme peu d’œuvres en sont capables. Le paradigme de départ étant posé rapidement par Gould ou le narrateur (par exemple : l’espace s’espace), une lecture devient une lutte amicale entre les hypothèses qui vous viennent spontanément et les étapes que propose le texte : vous levez souvent les yeux, proposez mentalement vos possibles, vous suivez les conséquences avancées par l’auteur et vous voyez combien sa logique fertilise votre imagination. Le rendez-vous classique des nouvelles étant la chute, il est loisible de comparer la sienne et la vôtre. Deux mondes s’ajointent et s’augmentent l’un l’autre.

    UNE COLLECTION PARTICULIÈRE est une suite de dix textes consacrés aux livres précieusement conservés  par  Gould. Mais c’est aussi le titre de l’ensemble du volume où figurent  deux textes isolés (Invraisemblable Gould et Schnell ! (un créateur de chefs-d’œuvre consomptibles...)) qui entrent en miroir avec bien des parties du reste de l’œuvre. C’est donc une collection de collections qui vous attend, une réplique contenant en plus grand ou en plus petit telle ou telle pièce, et dans laquelle vous circulerez avec une imagination stimulée et qui vous fera créer votre collection: peut-être entrerez-vous dans l’un des clubs très fermés que fréquente Gould. Voilà le Livre de Mallarmé augmentant chaque jour son contenu et ses formes à coups de transformations qui dépendent de vous.

   Indissociées de la passion, lecture et écriture sont intrinsèquement génératives...

 

 

Rossini..

Note

 

(1) Est-il encore besoin de conseiller COLLECTION DE SABLE (1984/6)au SEUIL?

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