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8 mai 2014 4 08 /05 /mai /2014 08:22


   " Ne jamais perdre de vue l'essentiel."        

 

                    COMMENT TRAVAILLE SOULAGES (page 31)

 

 

  Grâce à Michel Ragon nous connaissions les ATELIERS DE SOULAGES; grâce au Temps des Cerises nous pouvons lire un article de Roger Vailland qu’il consacra au même peintre en 1961, intitulé Comment travaille Pierre Soulages. Alfred Pacquement qui assure la préface de ce petit volume nous rappelle les circonstances dans lesquelles les deux artistes avaient fait connaissance plus tôt en 1949: l'écrivain venait de voir chez Lydia Conti un tableau du peintre et voulait lui proposer de faire les décors de sa pièce Héloïse et Abélard.

 

 On fait rarement aussi précis et aussi complet en si peu de signes. A. Pacquement a raison:voilà un document irremplaçable, Soulages peignant peu devant des visiteurs....
 Ce jour-là (le 27 mars 1961) Soulages peint ce qui s’appellera Peinture 202x156, reproduit à la fin du livre. Cette œuvre appartint à Vailland puis à la collection Dotremont. Depuis, on en a perdu la trace.

 

 Vailland se veut le reporter d’un moment. Tout sera moment de moment et mouvement.


 

  On apprécie la précision de Vailland, son sens du concret pour décrire un peintre qui ne parle que de format, de matière, de couleur, de texture. Il donne exactement l’heure de telle ou telle avancée du processus pictural. Tout commence vers 16h07 et s’achève vers 20h30. Une étape importante prend forme à 17h25.

 

  L'écrivain ne se met pas en avant. Il ne vient pas avec un regard averti, avec des mots de critique patenté ni une philosophie à qui on ne saurait rien apprendre. Il voit et raconte, humblement, exactement. Regardant un peintre en action, il rapporte des faits (Soulages "rebrasse de nouveau toutes les formes déjà annoncées"; "à 18h45, toutes les jolies matières qui avaient été découvertes sont en train de se recouvrir de noir, mais dans un nouveau mouvement, tantôt appuyé, tantôt à peine posé, tantôt tremblé.").


   Préparation

 

  Vailland rend compte des premiers gestes de Soulages, de son sentiment à ce moment précis. Le peintre met de côté une toile qui lui résiste et ne le satisfait pas. Il en installe une autre d’un “format un peu inhabituel, presque carré, qui interdit les effets de fausse élégance.” Pourtant préparée spécialement pour lui, il veut la dégraisser. Vailland y voit une sorte de mise en condition.


 “Soigneux, amoureux de l’ordre et de la netteté” de son atelier, le peintre est méticuleux dans la mise en place de ses palettes. Cette lenteur est nécessaire. Il prépare des bacs. Se propose des couleurs, change d’avis, écarte un rouge, désire soudain une toile plus glissante.
 Tout est prêt. Les instruments, les couleurs (pas seulement le noir), le caoutchouc, la toile. L'espace dans lequel il circulera.


 Témoin et auditeur, Vailland confirme ce que le peintre a toujours dit et écrit avec une constance rare. Soulages “n’a jamais d’intention quand il commence sa toile.” Il le redira dans la même soirée:”jamais d’intention.
 Au départ (mais quand
une œuvre commence-t-elle vraiment ?),“il crée une situation” à partir de quelques couleurs. “Il se donne des chances, il ouvre une porte à la chance.La chance: de l’oubli et de la mémoire, de l'inconnu, de l'inconscient, de l’attention, de la perspicacité...une ouverture. Plus tard, Vailland entendra ce qui est la conviction première et dernière de Soulages:”-Je découvre ainsi ce que je cherche; je ne sais pas ce que je cherche.


 La chance d’un “dialogue” mais surtout pas d'un abandon. Quelque chose se propose. Il suit l'invitation, il accompagne l'opportun, saisit l'occasion- ou pas.

 


Refus


En même temps, il écarte certaines facilités. Tel blanc ocré devient rose.
"-C’est trop joli, dit-il.” Un autre mot dit ce qu’il refuse :le coquet.

 

Solitude de Soulages? Il dialogue avec les éléments qui sont devant lui et récuse les tentations du pré-visible, de l'attendu, du tracé d'avance.

 

 

Plus tard dans la soirée, il posera le sacrifice comme nécessaire à son art : “Il faut savoir sacrifier, c’est ce qui prouve que la vraie peinture n’est pas de l’art décoratif."
Et il ajoute:” Ne jamais perdre de vue l’essentiel”. Ou encore: "-Il faut savoir savoir rejeter tout ce qui plaît trop. La vraie peinture, c'est de continuellement renoncer."


Ainsi souvent recouvre-t-il ce qui séduisait Vailland. Il détruit. À plusieurs reprises. Vailland a la sensation d'un "immense désordre." Soulages sait pourquoi, d’une science singulière de l’instant. Il concède : "c’est moins abouti" mais parle de “quelque chose de beau là-dedans”.


  On a vu qu'un mot se fait insistant dans les réflexions de Soulages: "vrai".


Caoutchouc


 Un nouvel adjuvant était entré en jeu. Des plaques de caoutchouc durci “(la matière dans laquelle les cordonniers découpent les semelles pour les réparations).Il en a de toutes les formes, de toutes les dimensions, certaines avec manche, d’autres sans manche.”

 

 

Accélération


Après une heure vingt d’approches de la toile c’est l’application de peinture. Il suffit de cinq minutes. Le vrai travail commence. Avec des obliques aux nuances infinies. Avec une “espèce d’énorme virgule noire au milieu de la toile”. Un déséquilibre survient, il faut s’y fier. Même chose pour une autre oblique.


 Après ces observations, Vailland décline justement le principe actif de ce qui se passe sous ses yeux: poser, enlever, découvrir.

 Soulages pose, enlève, découvre, recouvre (au grand dam de Vailland), mais, soudain, redécouvre : les matières sont à l’œuvre. S’ensuivent les apparitions de l’épais ici et du translucide là. Des obliques.


Une œuvre pleinement affirmative.

 

 

  Un corps


 
Tout se passe entre l'œil, le bras et la surface à peindre. Vailland rend parfaitement les mouvements sur la toile (on mesure que l’essentiel est dans la dynamique (les tensions, les rapports)) et devant la toile.  Il dit le corps pendant la préparation, les grands mouvements du bras, “de gauche à droite, de haut en bas, en laissant les bavures”, le recul, l’attente au fond de l’atelier, l’avancée rapide vers l'œuvre en train de se faire, la décision appliquée immédiatement, le changement d’instrument, les gestes caressants, la joie de la causerie avec la toile, les modifications rapides. Vailland parle de danse (“quatre pas en avant, quatre pas en arrière”, des mouvements d’anticipation). Cependant Soulages, dialoguant indirectement avec d’autres créateurs, se veut exact:” Mais attention: ma peinture ne racontera pas ma danse. Je couvre et découvre des surfaces. Je ne dessine pas de lignes, où celui qui regardera le tableau retrouvera le mouvement de ma main . Il y a des peintures “abstraites” qui valent seulement par les mouvements qu’elles figurent. Ces mouvements tendent à raconter les états d’âme du peintre, au moment où il fait un tableau. Moi, je ne raconte rien.

“Procès”

 En 1962, CLARTÉ, le mensuel des étudiants communistes lance un débat sur l’art de P. Soulages. Aux côtés d’Hubert Juin, Roger Vailland intervient alors pour “défendre” l’art de son ami Soulages. Nous pouvons lire en annexe sa “plaidoirie”. Il confirme qu’il récuse le langage de la philosophie pour parler d’art et lui préfère le vocabulaire de la chronique sportive. Il traite Soulages de champion, définit ce qu’est un style en le comparant plaisamment à ce grand coureur que fut Michel Jazy (1). Pour rassurer l’étudiant communiste et répondre à certaines accusations déjà anciennes, Vailland croit nécessaire de préciser que Soulages ”n’a jamais évoqué les expériences des mystiques et les métaphysiques qu’elles impliquent pour expliquer la concentration nécessaire à son travail. Il ne s’est jamais dérobé derrière des des philosophies idéalistes.” Ce qui vaut pour Soulages et son art ne vaut pas toujours pour certains de ses commentateurs. Mais le reportage de Vailland dans L’ŒIL en 1961 l’avait prouvé avec justesse:

 


À 20h30
il a achevé un objet fait de toile, de bois et de peinture à l’huile, et destiné à être regardé. Cet objet ne dit rien: c’est avec des mots qu’on dit. Il ne porte pas de “titre”. Il ne livre par bonheur aucun “message”: laissons-les aux prophètes et aux facteurs. Il n’engage l’artiste que vis-à-vis de son art et de lui-même, mais absolument, et c’est important.

 

 

"Il ne faut pas perdre de vue l'essentiel". Après les mots justes de Vailland, avant les nôtres, ceux des spectateurs (le plus tard possible), le tableau de Soulages.


 

 

Rossini, le 10 mai 2014

 

 

NOTE

 

(1) Avoir vu Jazy courir c’est comme avoir entendu Richter pour certains, Michelangeli ou Pollini pour d’autres.

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