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23 avril 2014 3 23 /04 /avril /2014 08:12

 

"J’essaie de ne pas être familier avec ce que je fais."

                                            

                                         R. Rauschenberg

 

 


     Traversant tout un large pan de la peinture du vingtième siècle, Youssef Ishaghpour, spécialiste de l’image cinématographique et picturale (1) offrait en 2003 un petit livre dense et précieux sur Robert Rauschenberg.

 

  Peintre de l’hétérogène (dans les matériaux, les supports, les techniques), peintre aux domaines extrêmement variés (décorations, fresques, sculptures, photographies (tantôt prises pour elles-mêmes, tantôt transférées dans ses tableaux), performances, collaboration avec danseurs et chorégraphes), c’est son traitement de l’image qui retient l'attention du critique. 

 

THÈSE

 

Le titre et le prologue fixent les enjeux et les étapes du parcours de Rauschenberg selon Youssef Ishaghpour:l'artiste américain hésita entre la photographie et la peinture; il choisit la peinture en rejetant dans un premier temps image et figuration puis réintroduisit dans les toiles représentations et photos (selon le procédé devenu classique du collage) avant de changer de support et de se tourner vers le monde et de l’accueillir de toutes les façons, étant entendu que sa conviction était faite:le monde est devenu lui-même, images de reproduction.


 La thèse de Youssef Ishaghpour:"les grandes fresques de R
auschenberg sont le monument du monde devenu images de reproduction. Les images sont premières et remplacent la réalité dans ce qui n'est plus de l'ordre de "l'imitation" mais du transfert et du traitement d'images."

 

 

ÉTAPES


   Si le propos d’Ishaghpour n’est pas celui d’un spécialiste soucieux de restituer une monographie exhaustive, néanmoins son essai donne les grands repères de la carrière de Rauschenberg (ses premières contributions (WHITE PAINTING WITH NUMBERS, CRUCIFIXION AND REFLECTION, DIRT PAINTING etc.), ses COMBINE PAINTING, ses grandes fresques spectaculaires, SILKSCREEN, son étonnant ensemble d’œuvres sur papier consacré à l’INFERNO de Dante, sa dépression et sa retraite en Floride et son regard tourné vers tous les arts du monde (il se veut alors “planétaire et humanitaire”), enfin, la dernière décennie plus délicate à cerner, devenue soudain (c'est à voir), par moments, mémorielle et spectrale.

 

 

ORIGINALITÉ

Selon Ishaghpour, la voie de Rauschenberg serait un effort patient pour échapper aux catégories dominantes de l’après-guerre: sans se perdre dans des distinctions byzantines, il le compare souvent à nombre d’autres artistes pour dégager son apport personnel.
 Par rapport à l’expressionnisme abstrait qui s’impose autour des années 1950 (2) et auquel R
auschenberg peut sembler appartenir, Ishaghpour considère qu’il tente fréquemment de le déjouer, de le  railler tout en lui restant attaché au cours de sa carrière: tantôt il se contentera de laisser œuvrer la brute matérialité de la peinture, tantôt accueillera des éléments venus de l’extérieur (rebuts du quotidien) sans négliger comme dans certains COMBINE (“entre tableau, sculpture et installation”) de réserver une place significative aux raffinements de peinture "pure" au milieu d'un franc et énigmatique bric-à-brac. Il suffit de songer au célèbre MONOGRAM (1955/59) devenu, à tort ou à raison, totem de son œuvre.

 

Complétant la caractérisation de la position de R.Rauschenberg contre l’idéal abstrait, Ishaghpour s’arrête un instant à l’idée souvent reprise d’une répétition de l’anti-art et du Dada européens :”En ce sens les COMBINE PAINTINGS sont de l’”anti-art”: à la fois contre l’absolu, la sacralité, le tout autre, l’achevé en soi de l’art, et moyens de réduire, d’annuler tout sens et signification.” Toutefois, en de belles pages sur Duchamp et surtout Schwitters, il relativise grandement cette analogie.


 

UN AMÉRICAIN


 Vivant dans un monde qui promet l’abondance, qui se veut une utopie réalisée, Rauschenberg s’est dégagé des racines européennes de l’art en se déprennant de l’expressionnisme abstrait et en  prenant acte de la massification technique des images (médias de masse) et “des objets de consommations qui ne sont que des reproductions, des images de leurs images.” Il est bien, sur ce point, avec des différences éclatantes, le contemporain de Lichtenstein, d’Oldenburg, de Rosenquist et de Warhol.


 Le monde est devenu image, image de reproduction d’images. Inflation, prolifération, dissémination, report d’images qui n’existent que dans leur passage, leur transport, leur transfert. Images sans origine, reconnues sans être connues. Images ajoutées, juxtaposées, superposées, empiétées, cadrées/ décadrées /recadrées. Espaces décentrés, polycentrés, a-centrés.
 

 

      “Dans ce nouveau monde on consomme des produits sous forme d’images, on consomme des images en tant que produit, et on les produit comme image de la consommation des images. La reproduction transforme toute chose en reproduction: il n’existe rien de premier, rien de présent, mais toujours déjà de l’image. L’original ayant été chassé, il n’y a plus que “la réalité” tautologique de l’image, des images d’images, et d’une image comme hyperréalité et pur simulacre, sans imagination, sans profondeur ...à l’infini.”


 

  Ishaghpour commente largement SILKSCREEN (3), “monument épique de l’Amérique de Kennedy” s’appuyant sur les images de presse, fresques qui réintrodisent “la peinture d’histoire” d'où émergent des reproductions de tableaux célèbres (Vélasquez, Rubens, Titien, Vinci) qui “s’inscrivent tout simplement, sans, peut-être, que cela soit totalement désiré par Rauschenberg, dans la liquidation de la tradition transformée en banque de données, livrée à la reproduction et la manipulation."


  La dimension frontale, l’impression d’écran sans profondeur dominent dans un travail spécifique de transfert ou report (4) des photos (d'abord celles de la presse et, plus tard, les siennes) qui donne une grande place au matériau et à ses chances et ne cherche pas forcément une combinatoire savante ou dramatique. Des blasons sans héraldique.

 

 

S’il ne traite peut-être pas assez le dernier Rauschenberg (mais ce qu’il en dit est beau) ni l’effet en retour de ce moment sur la perception de ses contributions antérieures, s’il fait trop peu allusion à la dimension personnelle (obsessionnelle) de son art (tout en regardant bien AUTOBIOGRAPHY), Youssef Ishaghpour réussit à mettre en avant la philosophie de l’art et de l’artiste (loin des angoisses de la génération précédente, le premier Rauschenberg refuse l’émotion directe, veut éveiller l’énergie, ne rejette pas le monde, accepte tout (mais on sait qu’après sa "retraite " en Floride son action caritative fut immensément généreuse), ne cherche pas la maîtrise absolue en son art, offre un rôle éminent au spectateur) et, comme toujours, notre critique, en très peu de pages pourtant,  nous éclaire avec des propositions qui donnent à regarder encore et toujours à réfléchir (5). 

 

 

 

Rossini le 25 avril 2014

 

 

 

 

NOTES

 


(1) Nous avons déjà commenté ici son ROTHKO et son COURBET.


(2 Défini par lui comme tentative d’art pur visant l’absolu et le sublime:"L'expressionnisme abstrait réalise l'idée de l'absolu de l'art, libéré de toute référence externe: en tant que pur traitement d'un matériau spécifique et comme l'expression de Soi." Ishaghpour voit en ce mouvement l'aboutissement du premier romantisme et de l'idéalisme rencontrant le transcendentalisme américain du dix-neuvième siècle.

 

(3) Le voile rauschenbergien a encore beaucoup d'avenir critique.

 

(4) Ishaghpour consacre d'importantes remarques au procédé du transfert (avec solvant).

 

(5) De Rosalind Krauss, on ne saurait négliger l'étude déjà ancienne, RAUSCHENBERG ET L'IMAGE MATÉRIALISÉE (dans L'ORIGINALITÉ DE L'AVANT-GARDE ET AUTRES MYTHES MODERNISTES, chez Macula (1993)).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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