"-Non, je ne suis qu'un passant pas si innocent." (p. 259)
" -(...) Le temps ne guérit rien, dans ce genre d'affaire. Il pourrit les choses. Pour chaque année de démenti britannique officiel, vous pouvez compter des centaines de décibels de vindicte populaire moralisatrice."(p.293)
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À Gibraltar, un diplomate assez quelconque, Kit Probyn, participe (sous le nom d'emprunt Paul Anderson) à une opération (Wildlife, la bien nommée) de contre-terrorisme. Un commando anglais des forces spéciales et des "mercenaires américains sous couverture et financés par la droite évangéliste républicaine, le tout fomenté par le patron douteux d'une société militaire privée de mèche avec un groupe de néo-conservateurs complèrement allumés qui ont survécu au déclin du New Labour" doivent, lors de la rencontre secrète entre Aladin "métis polonais naturalisé libanais"(1) et Flambeur, enlever cet acheteur d’armes djihadiste. Kit (ou plutôt Paul) est choisi pour servir de "téléphone rouge" à “un jeune secrétaire d'État dynamique”, le populiste Fergus Quinn, en accompagnant à Gibraltar l'équipe anglaise où opèrent, entre autres, Shorty le géant, Jeb le petit Gallois. Pour des raisons qu’on ne comprend que peu à peu, Quinn qui fréquente le sulfureux Jay Crispin s’emploie à éloigner de l’affaire son secrétaire particulier, Toby Bell dont le Carré nous rappelle la belle carrière diplomatique effectuée, un temps, dans le sillage de Giles Oakley.
L’opération est présentée à Paul comme une authentique réussite. Pour le récompenser, on lui confie un poste aux Caraïbes. Belle destination pour une fin de carrière. La retraite prise, il se livre aux joies de la vie paisible en Cornouailles quand l’un des membres du commando, Jeb Owens, devenu méconnaissable physiquement et psychiquement, se rappelle à son souvenir et lui apprend que la fameuse opération a au moins causé la mort d’une femme et d’une enfant. Avec toute sa science perverse des méandres et des rebondissements (faux suicide, vrai assassinat, enlèvement, trahison, passage à tabac, écoute illicite, sabotage, paquets secrets, arrestation illégale), le Carré fera se rejoindre les trajectoires de Kit et de Toby lancés sur la piste des assassins de Jeb ainsi que de la mère et de sa fille victimes de l'expédition de Gibraltar.
Le Carré c'est une invention fondée sur des intuitions et beaucoup de renseignements (en fin de volume, ses remerciements l'attestent) et, fondamentalement, une combinatoire qui varie peu à chaque roman depuis cinquante ans. Dans ce dernier roman publié en 2013, UNE VÉRITÉ SI DÉLICATE, quels en sont les éléments? Leur agencement étant, disons-le tout de suite, magistral.
Avant tout le Carré examine toujours un problème majeur de l’état du monde comme il va. Ici, l’emprise du privé dans les graves questions géopolitiques qui, naguère encore, revenaient aux États, à leur armée sous le commandement des ministres épaulés de leurs services de renseignements. Et sous le contrôle des parlementaires….Bien informé, le Carré confirme la déliquescence des gouvernements face à l’infiltration de la puissance privée (banque, industrie, commerce). En cette affaire, il nous éclaire sur un marché très prospère: la vente des renseignements (mineurs (adultères, surveillance à domicile) ou explosifs (ceux qui relevaient des États et de leurs espions: la contre-insurrection ou l’espionnage industriel)). Nous découvrons ainsi une organisation où œuvrent et s’enrichissent chefs (et anciens chefs) de services de renseignements ainsi que des chefs de la police….Et donc, au départ, un secrétaire d’État vite mis sur la touche une fois sa mission remplie.
Déjà largement présente dans ses livres de la guerre froide, une autre composante: sur fond de crise en Lybie, la satire du monde politique et des carrières au sein du Foreign Office. Dans le premier cas, la figure de Fergus Quinn, (faux) rustre écossais populiste et opportuniste en dit long sur l’idée que se fait le Carré des politiciens d’aujourd’hui. Dans le second cas, on retrouve son côté La Bruyère des arcanes des ambassades. Le trait est vif, chargé de curare.
Dans cet espace social comme dans tous les autres, on repère vite chez la Carré une attention clinique aux tics de langage, aux registres de langue, à la sociologie des intonations et des accents.
Esthétiquement, la narration joue en même temps de la focalisation dite zéro et, avec virtuosité et nervosité, de la focalisation interne. Raconter pour le Carré c'est emprunter des chemins reconnaissables qui font tout son succès. À la fois la lenteur, l’art du suspense, la description minutieuse, le récit qui repousse sans cesse son objet et, dans le même temps, le rebondissement à plusieurs détentes. Il faut lire le passage des Cornouailles, la fête au Manoir, l’arrivée de Jeb:pas un détail ne nous est épargné. La plume jubile. De même, l’opération de commando à Gibraltar prend une soixante de pages qui nous baladent avec de méticuleuses précisions sans qu’on sache vraiment de quoi il retourne exactement. Mais avec le Carré nous avons le temps. Il est l'écrivain du plaisir pris au délai et au retard haletants.
Son sceau inimitable se situe dans le dialogue et principalement dans tout ce qui ressemble à un briefing ou un débriefing (heureusement (presque) interminable): on retrouve avec plaisir (et reconnaissance) certains morceaux d'anthologie dignes de ses chefs-d'œuvre passés.
Un autre trait où il excelle : l’écoute à l’aveugle. On se souvient, par exemple du traducteur du CHANT DE LA MISSION; dans UNE VÉRITÉ SI DÉLICATE, c’est la délicate écoute d'un enregistrement (à l'aide d’un très vieux magnétophone) qui fait comprendre à Toby ce qui a pu se passer de secret dans le bureau de son supérieur comploteur.
Enfin, le héros chez le Carré est rarement un gagneur: il est souvent la victime du laminoir bureaucratique (ce qui menace Kit) ou, comme ici, du cancer des nouvelles “valeurs” dont la meilleure est toujours la trahison, quelle qu’en soit la forme.... Dans ce dernier roman, il y a deux héros dont les actions voisines, à des degrés différents, sont dépossédées de leur sens. Et comme toujours, c’est un problème de conscience et de fidélité qui agite le fonctionnaire médiocre comme son collègue dont les immenses qualités pourraient lui permettre de tout ambitionner, y compris avec de basses manœuvres. Avant de prendre des coups violents, Toby aura eu le temps de réfléchir : “De là, il s’égara dans une critique de la grandiose déclaration de Friedrich Schiller affirmant que, contre la stupidité, les dieux eux-mêmes luttent en vain. Toby s’inscrivait en faux, et de toute façon ce n’était là une excuse pour personne, ni dieu ni homme. Ce contre quoi les dieux et les hommes sensés luttaient en vain n’était nullement la stupidité, mais l’indifférence totale et aveugle à tous les intérêts humains en dehors des leurs.” Ainsi ce livre vous dira ce qu’il advient de Toby, de Sir Christopher (Kit) et de la morale kantienne….
Reconnaissons-le: tôt ou tard, les lecteurs de le Carré se séparent. D’un côté, ceux qui trouvent qu’il en fait trop, retarde trop son intrigue en multipliant les péripéties souvent surranées et aux dimensions parfois aussi sophitiquées qu'infantiles; les autres, au contraire, sont toujours déçus de voir la fin du roman arriver si tôt et regrettent d’avoir à attendre deux ans pour se jeter sur un nouvel opus aux variations comme toujours délectables.
Rossini, le 28 octobre 2013
_______NOTE
(1)"C'est le marchand de mort le plus infâme et le plus cynique de la planète et l'ami intime des pires rebuts de la société internationale."
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