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16 juin 2013 7 16 /06 /juin /2013 04:57

 

    Prononcez le nom de Saki. Vous êtes sûr de voir naître sur tous les visages une complicité souriante. Cette anthologie conçue et présentée par Somerset Maugham dit bien pourquoi peut naître un tel ralliement unanime.

 Le décor est anglais mais c’est une Angleterre exotique, celle de la fin du XIXème et du début du XXème siècles. Les vedettes de la chanson et les footballeurs ne sont pas encore anoblis et n’ont pas encore acheté tous les châteaux de haute noblesse. Avouons-le, nous sommes assez loin de Martin Amis.


 Une nouvelle a lieu à Londres (LOUISE) : pour le reste, c’est dans des stations balnéaires et surtout dans la campagne anglaise et parmi différents comtés que nous découvrons ladies et baronets aux noms souvent comiques. On pourra avoir un faible pour les Pigeoncote dont les mâles se prénomment tous Wilfrid depuis qu’un ancêtre s’était couvert de gloire dans les campagnes de Marlbrough….
  Cette campagne qui fait la joie de certains peintres promis à un immortel oubli accueille une société fermée qui sécrète jalousement un ennui consistant : les hommes chassent, les femmes cultivent des migraines, la pendule du grill-room "sonne avec la discrétion respectueuse de quelqu'un dont la mission, dont la vie, est de passer inaperçu". Pour aménager cet ennui et lui donner plein relief on a inventé des codes nombreux et serrés qui encadrent de minuscules événements forcément retentissants:la party par exemple est un moment essentiel et grandiose qu’on ne saurait manquer, pas plus que les bains en Allemagne. Dans ces conditions particulières, tout fait  événement et un détail peut évidemment prendre des proportions tragiques. Prendre le train ou le thé peut toujours déboucher sur de terribles aventures. Il faudra fuir le bavard ou le fâcheux ou encore composer avec l’amnésique (sincère ou joué).


  Les animaux créent aussi bien des tracas et les chevaux ne servent pas qu’au polo:la vente de Brutus (cheval à phobies seulement partielles) menace même la conclusion d’un mariage; une souris dans le pantalon d'un passager qui partage le compartiment de train avec une vieille dame crée forcément des problèmes; un chat tué provoque des rudes vengeances; un autre, produit d’une expérience scientifique peu commune se met à parler et dit tout haut ce que tout le monde tait par bonne éducation; trouver un bœuf dans son salon rend moins végétarien; un verrat (nommé Tarquin) compromet la curiosité maligne de la famille Stossen. On aperçoit même un loup-garou, relevant de la veine surnaturelle d’une autre partie de l’œuvre de Saki.


 Les farces sont fréquentes dans cet univers et les superstitions rôdent. Les enfants ne garantissent pas toujours le repos: l’éducation qui est au centre de toutes les conversations (la méthode Schwartz-Metterklume ayant encore trop d'audace pour l'époque) réussit souvent à ne produire que d’insupportables sauvageons ou de pâles esclaves. Les sauvageons risquant un jour de devenir de tristes adultes normatifs et répressifs.

La place des enfants est ambivalente et éclaire en profondeur Saki. L’enfant est souvent victime de cette société étriquée à préceptes et à justice aveugles (quand Nicolas dit voir une grenouille dans son lait, il faut le croire, c'est lui qui l'a mise):réprimé en tout, il en sort abruti et déjà adulte ou, “avec la mélancolique patience du vaincu”, il devient rétif à vie.
On peut suivre Maugham dans sa préface: la cruauté est bien présente chez Saki et elle doit sans doute beaucoup à l’éducation sévère que lui imposa de loin son père. Dans ses nouvelles, les enfants peuvent avoir à l’égard des adultes la vengeance froide: qu’on songe à LA PÉNITENCE ou à son texte le plus connu, le plus rageur:SREDNI VASHTAR, le grand furet, dieu du clapier. Sans oublier LE DÉBARRAS et sa poésie du vétuste, de l’oublié, du relégué. Comme défense, l'enfant n'a souvent que l'animisme et le fané, bref l'imaginaire. Saki quant à lui, fidèle à des résistances d'enfant, aura intégré tous les codes pour tranquillement les épingler d'une aiguille qui se passe de curare.

Il est impossible de définir l’humour anglais et l’humour sakien qui en est sans doute la quintessence. Toutes les formes traditionnelles du comique sont là mais on est vite possédé par un ton inimitable fait de légèreté, de sophistication naturelle, d’aimable perfidie (“C’était une femme aux idées rares, mais douée d’une immense puissance de concentration.”), de douce cruauté. La langue y est exquise:elle enrobe toutes les rudes méchancetés en mettant en scène le moindre travers.


Et puis quel bonheur de rencontrer Clovis Sangrail au détour de quelques nouvelles : Clovis l’insupportable, le pédant, le cynique, le futile, le ratiocinateur, le sceptique ("il y a une différence entre le bien et le mal mais j'ai oublié laquelle"), le sentencieux, le perfide, Clovis-qui-a-réponse-à-tout ("la briéveté est l'âme du veuvage"), Clovis le chantre des huîtres, Clovis qui parle de sauce d’asperge au moment d’une disparition d’enfant dans le jardin, Clovis qui fête chaque année ses dix-huit ans en attendant que sa mère daigne franchir ses trente-sept…(1).

  À partir d'un monde où la conversation est une obsession et un combat de platitudes, Saki a réussi à en faire un triomphe de l'esprit.

 


 

Rossini, juin 2013

 

 

NOTE


(1)Maugham voit à juste titre Clovis comme un enfant de Wilde mais sans sa bienveillance.

 

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