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14 février 2014 5 14 /02 /février /2014 09:59

 

 

"La vie ne fait pas dans la dentelle." (page 180)


          Barcelone (évidemment, Mendoza), un été, quand les touristes vont de points d'ombre en points d'ombre et que s’impose
l’air brûlant, épais, humide et quelque peumalodorant.”(1) Barcelone soudain inondée par un orage terrifiant qui remplira une cabine téléphonique de Pakistanais désireux de le commenter pour des compatriotes. Donc comme cadre la ville de Gaudi et de Messi mais aussi un petit saut sur la Costa Brava. Des lieux qui polarisent l’attention: un salon de coiffure, un bazar chinois (juste en face), un salon de swami, un restaurant tout ce qu’il y a de plus indigent et indigeste. Une Peugeot 206 rouge qui circule beaucoup (on ne voit qu'elle). Et en vedette, gravement menacée de "magnicide", Angela Merkel dont le passé amoureux s'éclaire soudain d'une allusion à un certain Manolito...

   Vous entrez dans une poursuite folle (le poursuivant et le poursuivi échangeant leur rôle tout comme le manipulé et le manipulateur) racontée par un narrateur peut-être déjà connu de vous pour ses aventures antérieures (vous retrouverez même Emilia Corrales !):jadis il fréquenta de façon un peu forcée ”un centre pénitentiaire pour délinquants souffrant de troubles mentaux” où, surnommé “Petit pet qui pue”, il fut soumis aux examens médicaux peu amènes et très démonstratifs du docteur Sugranes et eut le bonheur de connaître le Beau Romulo, le sosie de Tony Curtis…, l’amant de l’affolante Lavinia Torrada. La fréquentation du mitard les rapprocha et fit beaucoup pour leur amitié…. Longtemps ils se perdirent de vue et, au début du roman, ils se retrouvent autour d’un verre pour recadrer leurs souvenirs et leurs états de service.

Le narrateur est encore coiffeur mais a beaucoup de mal à constituer une clientèle (de là à la fidéliser...) tandis que le beau Romulo devenu fin analyste de la banque on line échoua dans un braquage modeste en raison du “facteur humain” (on lira aussi avec profit sa tentative malheureuse de détournement d’un avion transportant les joueurs du Barça...ou encore sa fâcheuse confusion, lors d'un braquage, entre une charcuterie fine réputée (Filipon) et une bijouterie). Le narrateur se voit obligé de refuser une autre proposition de collaboration dans un coup mirobolant dont le Beau Romulo, même passablement décati et avec moumoute, se croit encore capable.

 

C’est alors que commence cette aventure publiée par E.Mendoza en 2013, faite de longs guets et de patientes poursuites dans un périmètre plutôt limité au début:les rebondissements se multipliant, on ira jusqu’à craindre une dimension terroriste dont Angela Merkel serait la cible à l'aéroport ou à la mairie.


La chiquenaude? Une lettre émouvante du Beau Romulo à une adolescente auto-surnommée Bout-de-fromage:dans une langue très fluide, il lui demande de ne pas croire tout ce qu’on dira bientôt dans les medias.(2)

 Réticent au début, le narrateur se lance dans l’embrouille avec l’aide d’amis qui recrutent des amis et des amis d'amis voire des connaissances de hasard. Le principe de l’addition s’impose au roman et en fait le charme-le sommet de cet effet d'avalanche se trouvera dans la troupe de cent seize Chinois venus saluer et soutenir
à l'aéroport le grand timonnier de le RFA, Madame Merkel (les préparatifs ayant été de courte durée, seuls les premiers rangs "étaient vêtus de costumes tyroliens"...). 

 Notre héros narrateur peut être fier “de son inclassable confrérie” dont les membres sont recrutés de chapitre en chapitre: vous aurez le bonheur de rencontrer Morgan l’Aristo (un maître de l’arnaque devenu statue vivante (un métier qui fait la fierté et la réputation de Barcelone et profite de l'aide d'un syndicat offensif et vétilleux (3)), Bielsky qui parle comme un oracle initié au sémantisme moderne, Kiwijuli Kakawa dit plus simplement Juli (africain albinos assez poissard et autre statue vivante (il incarne le mémorable docteur Santiago y Cajal)), Moski (venue de l’Est jadis stalinien en Catalogne parce qu’on lui avait dit “que le parti communiste de Catalogne était le seul, au milieu de la débâcle, à maintenir une orthodoxie intransigeante, un appareil soudé et une discipline implacable.” et qui regrette l'heureux temps de la délation de type stasien). Sans oublier un livreur de pizza ni M. Armengol (sinistrement homophobe) qui tient le restaurant CHIEN À VENDRE où personne n’a jamais réservé de table et qui, durant cette semaine de poursuite dut régler lui-même le repas de ses clients impécunieux (4). Habitué de l'univers de Mendoza vous reverrez Viriato, le beau-frere du narrateur ainsi que sa sœur Candida qui connut une rude dépression au moment de la retraite mais trouva le rôle de sa vie en interprétant une chancelière qui sera saluée comme il se doit par une banderole aux couleurs du Bayern München. Le catalan, même sinisé, a le sens de l'hospitalité.


Notre coiffeur enquêteur fauché agit en vrai meneur et sait utiliser ou révéler les compétences. Le swami lui confiera sa vie et la revêche, "expéditive et belliqueuse" sous-inspectrice Victoria Arrozales fermera les yeux sur bien des agissements de la bande. On ne méprisera pas l'épisodique Juan Nepomuceno. On regrettera toutefois de ne connaître l'archevêque de Tudela que par un seul point de sa biographie.


 

    Malgré de longues séances de pause dans le salon de coiffure (pour siester, méditer, écoper les jours d'inondation), malgré les tunnels biographiques conséquents (chacun y va de son récit dans le récit-chez Mendoza la digression est une déléguée performative de l’action), en dépit d’entretiens philosophiques de très haute tenue entre un ancêtre Chinois et un Catalan et du découragement lucide qui surprend le protagoniste au milieu du livre (qui est le vrai swami?), le récit est haletant:on craint le pire pour tous et en particulier pour la sœur du héros narrateur qui se substitue à A.Merkel à l’aéroport….  On a rarement vu des statues vivantes aussi actives, c’est dire assez pour tout le reste.

  Débridé, le récit est également hilarant. Vous attendent une surprise à chaque page, un bon mot et une irrésistible formule toutes les lignes (ainsi "
les êres humains ont besoin de guide et ce n'est pas difficile de les guider puisque, en réalité, ils ne vont nulle part." ou encore "Le mauvais état de l'immeuble témoignait de sa construction récente."), avec en permanence un registre de langue soutenu au service d’une finesse d’analyse empruntant au vocabulaire dominant aujourd’hui et placé dans un contexte inattendu (on dirait qu'ils ont tous lu Boltanski et son Capital artiste...).
 Dans un univers
grouillant de personnages et riche en informations pour l'enquête ("  Au cours de la matinée, peu de gens étaient sortis de l'immeuble et moins encore y étaient entrés. De ceux qui étaient entrés, deux étaient du groupe qui en était précédemment sortis, et quatre y étaient entrés sans en être sortis avant, mais ils en étaient ressortis au bout d'un moment; un était entré et n'était pas encore sorti. De ceux qui en étaient sortis sans y être entrés, deux étaient entrés de nouveau et les autres n'étaient pas encore rentrés."), en synthèses intermédiaires perspicaces (" Il semble, si l'on fait le bilan de la situation, que nous n'avons pas avancé. Il est même possible que nous ayons reculé, les deux choses étant difficiles à estimer quand on ne connaît ni le point de départ ni l'objectif final. Mais il est possible aussi que ce soit le contraire, c'est-à-dire que nous ayons avancé sans nous en rendre compte. Il est vrai qu'avancer sans se rendre compte qu'on avance est la même chose que ne pas avancer, au moins pour celui qui avance ou prétend avancer.") comme en hypothèses éclairantes, vous passerez de révélations en étonnements et les enseignements seront impayables. Vous découvrirez le rejet par le narrateur des prétentions pourtant plus que centenaires de l'analyse freudienne du rêve, vous rencontrerez des déclinistes même chez les arnaqueurs, vous saurez quelle hypothèse on peut émettre sur la mort de Pasolini, vous apprendrez, non sans dépit, qu’un Chinois piqué depuis trente ans peut avoir des doutes sur l’acupuncture. Vous serez aussi convaincu qu’on peut faire fonction de swami en connaissant deux ou trois choses pratiques (voir les choses du bon côté, prendre avec patience l'inévitable et surtout ne pas oublier de respirer)(5). Mais c’est sûrement le merveilleux et hymalayesque entretien sino-catalan sur le monde comme il va (mal) qui vous retiendra: le vieux Chinois développant une philosophie frustre mais solide et montrant bien par l’allégorie du salon de coiffure sans emploi promis à une prochaine reconversion en restaurant pour mets congelés quel destin attend la trop vieille Europe aux trop anciens parapets.



  Quelques conseils pour finir, en attendant de retrouver un jour, dans un nouvel épisode, la délicieuse Bout-de-Fromage:si vous faites médecine ne négligez pas l'option du docteur Sogranes junior;si
vous devez vous déguiser en swami (on ne sait jamais), évitez de vous inspirer d'une photo du Maharishi que connurent les Beatles: dans ce domaine pourtant intemporel, il est aussi des modes. Attention à l'utilisation d'une double page de LA VANGUARDIA et méfiez-vous encore plus de certaines pizzas barcelonaises.

 

Rossini, le 18 février 2014


NOTES


(1) "Le climat de Barcelone, constant, tempéré, humide et chargé d'effluves salins, jouit d'une réputation méritée parmi les virus et les bactéries."

 

 

(2) Rappelons en passant que Lavinia considère que le Beau "Romulo aime parler par métaphores, comme Gongora. Il ressemble beaucoup à don Luis de Gongora.Et aussi à Tony Curtis. Un mélange irrésistible de ces deux mâles."

 

(3) Stoïquement, l'Aristo “interprète la reine Éléonore de Portugal”.  Dans ces conditions, on se demande vraiment pourquoi il recueille aussi peu d'euros....

 

(4) Page 69, et sans qu'on en sache la traduction catalane, force est de constater que la carte de ce restaurant mériterait bien le titre de fast food.
 

(5) Je ne résiste pas à l'idée de citer son répondeur respectueux des différences mais pas de l'impatience:

 

"-La paix véritable est en nous. Si vous désirez méditer en catalan, tapez un; si vous désirez méditer en castillan, tapez deux; pour d'autres demandes, veuillez attendre."

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