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9 mars 2014 7 09 /03 /mars /2014 08:05


  "Les transformations sociales ne modifient pas la structure existentielle de l'homme, elles ne font que la mettre à nu parfois littéralement. En fin de compte, le véritable héros des œuvres de Platonov est sa conception de la vie et de la mort, qu'il a pu examiner de plus près que cela n'a jamais été possible au cours de l'histoire humaine."

                                   Joseph Brodski sur A. Platonov

 

                                      ♦♦♦

 

 

 

  "La petite fille s'assit avec prudence sur un banc. parmi les slogans muraux, son regard tomba sur une carte de l'U.R.S.S., et elle questionna Tchikline sur les lignes des méridiens:

 

- Qu'est-ce que c'est , M'sieur? Des barrières contre les bourgeois?

- Oui, mon enfant, ce sont des barrières pour qu'ils n'arrivent pas jusqu'à nous (...)." (page 62)

 

                                        •••

"- Tu mens, lui reprocha Jatchev, sans ouvrir les yeux. Le marxisme saura tout faire." (page 125)

 

 

                                        ❚❚❚

 

                

 

   Né en 1899, Andréi Platonov fut un des premiers romanciers de l’époque bolchévique. Édité à la fin des années 20, son audace fit qu' à partir de 1933, Staline veilla à ce qu’on ne puisse plus le lire. Dans LA FOUILLE (ou LE CHANTIER), publié en 1930 (1) nous sommes devant une œuvre déroutante pour bien des raisons, la plus importante étant qu'aucun commentaire ne semble pouvoir être assuré, en tout cas pas le nôtre. (2)

 

Au milieu d'un été à la chaleur accablante, Vochtchev est congédié de la petite entreprise de mécanique qui assurait ses moyens d’existence. Il quitte tout, après être passé par un cabaret. Indifférent au confort, il dort dans un ravin et cherche un autre travail. On l’emploie peu car on lui reproche de trop réfléchir “au plan de la vie”.
Dans une petite vlle, il se joint au chantier d'un immeuble symbolisant un grand enjeu politique qui doit balayer la vie individualiste et rétrograde.“Ils devaient en effet commencer le jour-même, la construction de ce bâtiment unique où viendrait habiter toute le classe du prolétariat local. Cet immeuble collectif allait s’élever au-dessus de toute cette ville entre cour et jardin, et les petites maisons individuelles se videraient. Le monde végétal les recouvriraient d’un manteau impénétrable, tandis que les survivants décharnés d’une époque oubliée y rendraient les uns après les autres, leur dernier soupir.” À un moment des fouilles, l’idée vient à l’un des responsables, Pachkine, d’agrandir le chantier par six pour ainsi augmenter le bonheur d’un plus grand nombre d’hommes.
À l’automne, en raison du froid et de la neige, le chantier s’interrompra. En nous déplaçant un peu dans la campagne, nous suivrons alors le travail d’un militant qui a pour mission d’établir et renforcer un kolkhoze et de liquider les koulaks et semi-koulaks.


On a compris le contexte. Nous sommes dans l’URSS des années vingt:on retrouve le vocabulaire dominant alors (lutte et liquidation des classes, nantis, bourgeoisie vile, épuration des poux et des parasites, koulaks saboteurs, prolétaires héroïques, ligne générale, matière humaine, homme nouveau à construire etc.), même dans des régions  très éloignées des grandes villes.


Nous allons vivre cette fouille, le changement qu’elle promet et fréquenter comme Vochtchev, entre ville et kolkhoze, différents personnages tous dignes d'intérêt.(3)
   Kozlov au cœur fragile et tout en os aigus, jouisseur solitaire, frustré de ne pas être assez reconnu ni sollicité dans la lutte contre la révolte petite-bourgeoise et qui attend beaucoup d’une pension d’invalidité… Il gravira de beaux échelons en apprenant par cœur “formules, slogans, maximes, toute sorte de sages paroles et thèses de procès-verbaux, de résolutions et strophes de chanson” pour épouvanter les ouvriers et ses anciens camarades qu’il traite de “nullité fasciste”: il meurt assassiné dans une izba aux côtés de Safronov, un autre socialiste enthousiaste à la démarche élégante et à l’imagination vive, qui désire endoctriner les masses à l’aide de la radio et qui se demande si la vérité ne pourrait pas être une ennemie de classe....Nous découvrons aussi Pachkine, président du bureau syndical, volontiers paternaliste, véritable conscience d’avant-garde qui doit cacher l’un de ses prénoms (Léon Ilitch…) et sait ce qu’est un opportunisme confortable;Tchikline, véritable force humaine qui lui sert de conscience et de pensée....Il s’humanise en protégeant l’ingénieur mais aussi grâce à des souvenirs d’enfance (et même un souvenir “amoureux”!) et surtout après la découverte de Nastia, l’enfant orpheline conditionnée à la fureur idéologique (elle veut la mort violente des ennemis de classe…): ce Tchikline (et nous sommes déjà dans l’art de Platonov) connaissant une expérience d’absorption empathique envers Kozlov (assassiné comme on sait) et concluant le livre par l’enterrement de l’enfant dans la terre qui soutiendra le futur immeuble prolétarien.

 

On attirera l’attention encore sur le militant du kolkhoze (baptisé très sobrement LIGNE GÉNÉRALE (!)) et l’ingénieur. Le premier est victime de sa “foi”, de son zèle: il travaille comme un acharné pour le socialisme triomphant, surveille tout, enseigne l’alphabet aux illettrés pour mieux les embrigader (les mots commençants par A: avant-garde, activiste, adulateur, avance, archi-gauche, anti-fasciste...). Cependant il est dénoncé dans un envoi de l’autorité régionale:sa cellule se serait “déjà engagée dans le marais gauchiste de l’opportunisme”…. À l’opposé, l’ingénieur, celui qui fait les plans de la cité radieuse des prolétaires libérés, est un homme divisé:il se tourmente beaucoup sur les enjeux de son travail (quelle sera "l'âme" des futurs habitants de son immeuble?) et songe assez vite à en finir avec la vie qui lui a peu offert, en amour en particulier. Cette décision prise, il se mêle plus aux travailleurs et découvre peu à peu le sens de sa mission dans la lutte politique.


Tout y est: les discours des paysans qui voient les contradictions du projet collectiviste ("Autrefois on avait peur pour sa seule famille, mais maintenant, il faut faire attention à tout un chacun: ça va nous éreinter complètement d'avoir tout ça à charge"); l’élimination violente des koulaks (le radeau), le conditionnement par les emblèmes, la musique, les fêtes, la radio, les hauts-parleurs; le "service du bonheur permanent de l'avenir et à l'enfance"; le militantisme aveugle ou opportuniste; la manipulation des illettrés, l’endoctrinement des enfants; l’obsession de la ligne générale qui serpente au gré des plus habiles; les rivalités mimétiques qui débouchent sur les rancunes, les vexations, la délation, les coups. Sans oublier Jatchev (ce personnage de mutilé, agressif, insultant, toujours dans l'accusation et la surenchère politique qui comprendra peu à peu la tragédie de sa future élimination) ni Michel, l’ours prolétaire qui dans quelques scènes d’un grotesque sidérant (et touchant) devient stakhanoviste avant Stakhanov. 
 
Tous les personnages nous retiennent et, grandeur de Platonov, rares sont ceux qui sont univoques: ils ont le plus souvent des failles que le narrateur fouille ou indique en passant.

 

  Central et marginal, Vochtchev traverse cette tentative politique radicale et il est incontestablement le personnage le plus intrigant. Il pose des questions existentielles fondamentales à la fois abstraites et concrètes, nées d’une exigence profonde, entretenues par l’oisiveté ou l’ennui et souvent apaisées par d'étranges élans et des investissements enthousiastes dans le travail.


Ses contradictions, son évolution disent à elles seules la complexité du roman.

 

Collecteur d’objets abandonnés, hanté par ce qu’il faut appeler trop vite et trop simplement l’esprit, ce métaphysicien qui s’ignore arrive au cœur de la révolution en marche, du matérialisme conquérant, du bien-être garanti techniquement mais il désire aller à l’essentiel et connaître la vérité, en particulier sur la machine de l’univers, sur son sens et sur celui de sa propre vie. Il a honte de vivre sans vérité et parfois pense qu’elle n'existe pas ou bien peut-être qu'elle a "existé chez une plante ou chez quelque créature héroïque mais un mendiant vagabond était passé par là et avait mangé cette plante ou foulé aux pieds cette créature encore plus accablée que lui, puis il était mort dans un ravin à l'automne et le vent avait dispersé son corps dans le néant." Partout où il passe, il se heurte à cette évidence:la réflexion peut déranger la Révolution qui sait le primat de la pratique....

Triste le plus souvent, "flanchant" quand il constate l’absence de la vérité, il souhaite échapper à lui-même. Il travaille dur, oublie un peu ses questions, se résigne et passe donc son temps libre à ramasser “dans la nature, toute espèce de bricoles infortunées qui prouvaient l’absence de plan dans la création du monde et attestaient la mélancolie de tout ce qui vivait et respirait.” Plus tard on verra qu’il a “amassé dans son sac, tel un avare, les restes matériels de gens disparus qui avaient vécu comme lui, sans vérité et qui étaient morts avant la victoire finale. Maintenant il produisait ces travailleurs liquidés à la face du pouvoir et de l’avenir afin d’obtenir vengeance, grâce à l’organisation de la signification éternelle des hommes, pour ceux qui reposaient silencieusement dans les profondeurs de la terre.” On mesure son évolution et on en aura bien d’autres preuves:il affirmera un jour que la vérité pourrait améliorer le rendement du travail et, méditant devant Natcha, il se dit que ce faible corps abandonné parmi les hommes, "sentirait un jour le courant réchauffant du sens de la vie et son esprit verrait une époque semblable au premier jour.” ( je souligne). Il ira même jusqu’à frapper un semi-koulak ! et participera à l’élimination violente (noyade) des koulaks.

   

Pourtant, d’autres jours, il se languit, trouve le temps long ou se détache et semble heureux “de ne plus participer aux folies du moment” et de s’éloigner du chantier. Il continue à interroger les étoiles et demande “avec impatience quand donc serait prise là-bas, la résolution d’en finir avec l’éternité du temps et celle de racheter la durée accablante de la vie.” Soudain, lui, le vagabond, a peur de la nuit et croit en “la promesse d’un salut lointain hors de l’anonymat de l’existence générale”. Partagé entre la tristesse et la croyance qu’il “existe au loin quelque chose de spécial ou bien quelque objet splendide et fabuleux, tout en s’étonnant de voir que des chevaux “étaient littéralement convaincus du sens kolkhozien de la vie, tandis qu’il était seul à vivre plus misérablement qu’un cheval”, il se joint aux kolkhoziens car ils sont devenus comme lui, rien ....


Son insatisfaction le tourmente beaucoup et il lui arrive de rester “étendu à écouter les battements de son cœur absurde qui entraînait tout son corps vers quelque lointain indésirable de la vie.” Un moment il se reproche de ne rien faire "pour forcer les portes de l'avenir; et si de l'autre côté, il y avait vraiment quelque chose?".

    La fin est surprenante: après avoir trouvé en l’ours un double qui déprime dès qu’il ne fait rien, dans un double geste contradictoire, Vochtchev comprend l’idéal accompli par le militant “qui naguère agissait avec tant d’importance et de rapacité que toute la vérité universelle, tout le sens de la vie se retrouvaient concentrés en lui et nulle part ailleurs, tandis que Vochtchev n’avait eu droit qu’au tourment de l’esprit, à l’inconscience de l’être emporté par le courant rapide de l’existence et à la soumission de l’élément aveugle” et il frappe son cadavre parce que le miliatnt avait aspiré tout le sens de la vie et épuisé le suc de toute la classe !


Il déclare prendre en main le tourment des kolkhoziens. La mort de la petite Natcha l’ébranle :”il ne savait plus où pourrait bien advenir le communisme en ce monde, s’il ne se trouvait d’abord dans le sentiment d’un enfant et dans cette impression de conviction qu’il vous donne. Qu’avait-il besoin désormais du sens de la vie et de la vérité sur le sens de l’univers, s’il n’y avait un petit être humain digne de foi, chez qui la vérité devînt joie et mouvement?
Vochtchev aurait de nouveau consenti à ne plus rien savoir et à vivre sans espoir dans la vague convoitise d’un esprit qui tourne à vide, pourvu que la petite fille fût intacte, prête à vivre, même si,le temps passant, les tourments devaient l’épuiser.” (j'ai souligné)


     On ne quitte pas facilement ce Vochtchev aux interrogations torturantes et aux convictions si soudaines élevées sur des fondements aussi fragiles parce que compensatoires....La fouille de lui-même et de la vie est si épuissante qu'il semble préférer une certitude provisoirement consolante.


 Il faut lire Platonov:pour la richesse austère de ses personnages (même les repoussants, même les simples silhouettes), pour son regard sur les paysans aux yeux vides et à la lucidité implacable, pour sa restitution d’un pauvre groupe humain avec ses divisions, ses violences intimes, ses sympathies qui n’arrivent pas à se dire, ses souvenirs rares, pour la tristesse qui affecte un grand nombre (alors que, comme le dit Safronov, "la tristesse doit être annulée"), pour la mise en valeur de l'extériorité indifférente de la nature et d’un sentiment d’incomplétude en chacun et d’un désir fou d’harmonie chez les meilleurs.
 Inoubliables sont certains dialogues (songeons à la seule question : à partir de combien de personnes peut-on parler de masse ou de classe? Deux?) comme quelques grandes scènes (la nuit d’attente de la mort des kolkhoziens, les évocations des chevaux, le regard de Jatchev sur les condamnés à la noyade ou encore la rencontre de l’ours et de l’enfant sur le pot).

 

 

        "Le principe auquel il a le plus souvent recours pour construire sa phrase est celui du cul-de-sac sémantique.(...) Le tissu littéraire des œuvres de Platonov est à tel point saturé de ces sortes d'impasses que j'appellerais son style:écriture cunéiforme sémantique. Platonov utilise à cet usage toutes les strates existantes de la langue: tics bureaucratiques, termes techniques, jargon, argot de métier, idiome de la langue des slogans. En conséquence, nous sommes en présence d'un tableau épique de l'absurde (...)." Joseph Brodski.

 

 

 

 Oui, ce qu’il faut partager c’est son style sans précédent et absolument indéfinissable que toute la critique salue pour son mélange de concret et d’abstrait, de sensible et de métaphysique, son art de la surprise et du décalage qui suppose une traduction qu’on devine exigeante et, disons-le, presque impossible.


   Très fréquemment ses phrases vous arrêtent: par leur audace (“Ils vont se mettre à creuser si fort que tout élément mortel qui est en eux fera surface”), leur originalité (“Une lune brouillée parut dans le ciel lointain, vidé de ses tourbillons et de ses nuages, un ciel qui était si désert qu’il permettait la liberté éternelle et si angoissant, que pour cette liberté, l’amitié était nécessaire” ou “Et la femme [
la mère de Natcha] resta étendue dans cet âge éternel que lui avait donné la mort”), y compris dans leur ironie parfois bien cachée. Paradoxalement la personnification domine (“poussière épuisée”, “une main qui a désappris le bonheur”, “leur cire triste et silencieuse “, "un oubli patient” et tant d'autres) et on reste pantois devant la capacité qu’a Platonov à restituer l’hétérogénéité des discours et des registres (aussi bien le très peu orthodoxe “Les ouvriers mangèrent en silence, sans se regarder, sans avidité, sans attacher de prix à la nourriture, comme si l’énergie humaine provenait de la seule conscience” que le bouleversant “Après son cri, la nuit, le silence et la tristesse de ce qui vivait faiblement dans l’obscurité devinrent encore plus sensibles.”)

 Enfin, et ce n'est pas le plus facile, l’art de Platonov vous jette au milieu de symboles à jamais ouverts ou muets.


    Notre édition a pour titre LA FOUILLE. On a proposé LE CHANTIER et G. Nivat EN CHANTIER.  Ce qui est en chantier c’est l’immeuble qui doit apporter le bonheur et échapper au Temps. C’est la Révolution. Significativement, le livre s'achève sans rien dire de son édification. Tout commence-t-il? Tout est-il menacé d'avance? Ce dont on est sûr c’est que pendant la fouille il a fallu déloger d’anciens cercueils de paysans conservés (par précaution
-des cercueils préparés pour leurs morts...-) dans des grottes du ravin fouillé et réclamés par "un paysan nu, bouffi de peine et de vent" : “chez nous les gens continuent à vivre seulement parce qu’ils ont chacun leur cercueil”...) et, qu'à la fin, Tchikline “creuse une tombe spéciale pour Natcha. Il la creusa quinze heures de rang, pour qu’elle soit profonde et que ne puissent y pénétrer ni ver, ni racine, ni chaleur, ni froid et pour que le bruit de la vie à la surface ne vienne jamais inquiéter l’enfant. Pour lui faire une couche funèbre Tchikline évida une pierre inaltérable et lui façonna spécialement en forme de couvercle, une dalle de granit, de manière à ce que ne pèse pas sur la petite fille, l’énorme poids de la poussière tombale”.(4)


 

    Si nous sommes, hélas,  barrés par l'accès à cette langue, ne nous cachons pas derrière l'alibi de l'éloignement historique. Le fer de cette œuvre est encore brûlant.

 

 

Rossini le 16 mars 2014

 

 

 

 NOTES


(1)Les sources d'information divergent. Certains affirment que ce roman ne fut pas publié de son vivant. J'ai du mal à croire que la censure ait pu le laisser paraître.

 

(2)Sans sous-estimer les difficultés de l’éditeur dans les années 70 on ne peut que regretter, en tout cas pour notre édition, les innombrables fautes et coquilles. Espérons que les rééditions les auront fait disparaître.

 

(3)On y songe parfois mais ce roman est tout de même très loin des HAUTEURS BÉANTES et de leur logique broyeuse.

 

(4)Ne pense-t-on pas au peu matérialiste tombeau de B. Brecht?

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