Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
29 mai 2016 7 29 /05 /mai /2016 09:45

« Le monde est à la fois plus grand et plus petit qu'il y paraît, déclare-t-il. Par son fourmillement démesuré, il donne le sentiment de l'infini. Cependant, il s'en faudrait, semble-t-il d'une formule à découvrir, ou d'une attitude mentale à parachever, pour les contracter tout entier dans une prise globale où, des vivants et des morts, les domaines respectifs ne seraient plus séparés.» (page 137)

 

 

 

      Audiberti? MARIE DUBOIS, publié en 1952?

     Il y a de longues jambes de soie? Évidemment. Des bars d’angle, des hôtels chancis? Bien sûr ! De la banlieue, de la campagne, un lieu idéal avec de la pêche à la gobie? Oui, oui. Du liseré noir sous les ongles, des dents fétides, des morues, des bigorneaux ou du boudin dans les poches? Des remarques de grammaire? Des observations politiquement incorrectes comme on ne disait pas en son temps? Oui, oui, encore oui.
   Audiberti se répéterait-il? Jamais! Audiberti c’est l’invention permanente, le regard toujours inédit, l’hymne au détail universel, la flambée d’inattendu. Un sourcier qui fait monter des geysers des dictionnaires, même pour ce qui commence par un modeste fait divers.

 

    Marie Dubois ou le roman de la pitié maladive et du mal, de la pitié comme agent du Mal. Marie Dubois, un roman qui donne la sensation de partir dans tous les sens (cheminement le plus sûr du sens audibertien), de tout mélanger et qui vous étonne par sa construction. Le piège pour le lecteur résidant  dans la capacité virtuose du narrareur à épouser empathiquement des choix qui ne sont pas (complètement) les siens et à parer de tous les prestiges de son art les failles d'un être. L'art de la monstration cachant la démonstration d'une fable qui ne néglige pas le carnaval.

 

     Marie Dubois (1)

 

     Mais laquelle?

 

    Une jeune activiste idéaliste qui a choisi de mourir aux côtés de son amant dans un hôtel de Vitry? La Marie Dubois que son grand-père, un avocat de renom, vous présente comme bien vivante? L’héroïne d’une étrange nouvelle lue dans La Quinzaine de France où il est question d’un lupus? Une Marie Dubois qui aurait un lien avec le milieu de la boxe et à qui, lors d'un grand combat, le héros aurait prêté un «crayon tout mine très noir»?

    Et cette Marie qui était-elle? Une nouvelle Simone Weil, une sainte de vitrail, une tapineuse qui avait le sens du plaisir et des affaires?

 

  Il vaut mieux commencer par le héros, si peu héros.

 

  Loup-Clair Colargolo, ci-devant représentant en encyclopédies, inspecteur débutant à Gneugnies (Seine, alors), commence sa carrière avec le suicide d’un couple (Marie et Marcel (chauffeur de taxi, licencié ès lettres, ancien artilleur, fils de pasteur suisse)). L’enquête ne devrait pas prendre beaucoup de temps car le suicide est avéré : gaz (plus gardénal pour elle - il faut peut-être dissimuler ce point). Peu de jours après, nouvelle mission. Il faut aller à Bicêtre, l’hospice où le bleu déprimant désigne les vieillards («larves à franges, Parques malodorantes »), et mettre les menottes à Tralec, Émile, soixante - seize ans, qui s’est mal conduit. Encore de la routine et donc une entrée facile dans le métier. En principe. Même si le cantonnier de Bicêtre le prend pour un des pensionnaires...«un malade, un pauvre, un vieux!»

 

   Loup-Clair

 

   Natif d’Impitre, là-bas dans le midi, il vit à Villejuif, rue Bonduel, avec Rafalde (un nom de poisson), sa mère plumassière : après avoir résidé rue d’Enghien, elle avait cru pouvoir se rapprocher de la nature...mais il est vrai qu'elle ne sort jamais.

  Presque trentenaire, gros, lourd d'allure (la centaine bien pesée), d’apparence générale «molle, triste, vaincue», son hygiène est limitée parce qu’il ne se change qu’en esprit (expression profonde pour tout le roman) : quand il porte plusieurs semaines de suite une paire de chaussettes trouées il la double avec une autre paire mais, fatalité, la deuxième couche se troue au même endroit....Il faut faire beaucoup d’efforts pour le remarquer et, jusque-là, le manque de reconnaissance ne l’affecte que par un laisser-aller dans le maintien et par la négligence dans le souci de soi.


  Loup-Clair est l’étourdi (il se trompe d’étage dans un immeuble, de direction dans les couloirs du métro, confond les portes de Paris); il est aussi le timide, la trop grande bonté incarnée : ne supportant pas l’injustice, il a du mal à sanctionner au nom de la loi, ainsi rembourse-t-il de sa poche ceux qu’il met à l’amende. Il se dit que «plein de bonté, il n’était bon à rien.»  Bien plus cultivé que la moyenne de ses collègues (à Bicêtre, quand il franchit la porte «il se demandait où étaient Latude, Lacenaire, les fous de Pinel, les forçats de Victor Hugo, le magicien Perditor, le diable vauvert, les treuils des vénériens.»), sa parole est de grande qualité mais personne ne l’écoute. Sa candeur est à peine croyable, en particulier dans le domaine sexuel malgré sa fréquentation épisodique des rues Quincampois et Nicolas-Flamel (on appréciera l'humour profond d'Audiberti) qui servent à son éducation plus théorique que pratique.


    Peureux devant ses collègues, devant Bicêtre, devant sa mère, il a peur des femmes, de la police, il a peur de tout. Il est le mou et face à lui «tous les visages se durcissent». «En fait, il ne se sent de la famille de personne».


   On peut croire le narrateur quand il dit que ce jeune policier a «une répugnance inimaginable envers les réalités physiques.», propos qui explique toute sa quête. Ses collègues et leurs grossièretés l’insupportent, en particulier Dudule, c'est son nom, qui engueule, tabasse «sans plus le moindre indice de pudeur.» Prêt à tout prendre sur lui, à tout encaisser, Loup-Clair se sent incapable de violence. Longtemps il est indifférent à l'indifférence.

 

  Cette vie de cloporte va connaître une mue radicale: le mollusque va devenir amoureux et il croira enfin naître à l’occasion d’une... mort.

 

Une histoire d’amour

 

    Loup-Clair sera donc sur les lieux du suicide au gaz - ses premiers morts, en dehors de ceux de sa famille. Regardant à peine l’homme, il tombe en arrêt devant le corps de la morte : «Sur le parquet brillait la merveille. La femme.

Elle était couchée dans ses courbes. Sa chemisette bleue et sa courte jupe grise voilaient et surexcitaient la disponibilité des cuisses, des jambes, de la poitrine. Elle appartenait à qui voulait dans l'abandon de la nature. Elle respirait de cette respiration particulière des statues, vibration lumineuse, celui qui regarde est halluciné.» (j'ai souligné) Peut-être inattentif, le lecteur devra pourtant retenir un passage voisin : « Loup-Clair regardait la jeune femme étendue dans sa douceur. Il pensait que si lui, que les femmes ne regardaient jamais, une femme comme ça, si jeune, si douce, si jolie, l'avait regardé, l'avait voulu, il serait devenu fou de bonheur, il serait devenu fou, il se serait prosterné, il aurait tout fait, mais les femmes ne le regardaient jamais. Il serait devenu plus grand que les hommes, mais les femmes ne le regardaient jamais(L'italique n'est pas d'Audiberti)

 

   Loup-Clair garde pour lui le cahier relié de noir qui contient les explications du choix de la jeune femme, une photo d’elle (on ne voit pas le corps dont l'image obsédante l'accompagne désormais) et un tube de gardénal qu’il reconnaît avoir été à lui car il l'avait oublié naguère dans un hôtel. Pour qu’il n’y ait pas d’autopsie, il le dissimule.

   L’éclair de la cuisse demeurant en lui, s’embrase alors une passion éblouissante, nullement nécrophilique mais passablement fétichiste (il conservera une pincée de terre de sa tombe, l'herbe du mur du cimetière, deux photos). Idéalisée dans un singulier culte marial («Vaste comme une divinité infinie dans sa nature surnaturelle de morte, où de toute part il la rejoignait en lui même par la grâce de la vie (…)»), la suicidée devient l’obsession de Loup-Clair, sa déraison de vivre. Le lyrisme audibertien s’en donne à mots joie, quitte à nous égarer longtemps pour préparer le choc.«Ils se prenaient avec une chasteté surhumaine dans les diamètres de l'illimité

   Après avoir pris en charge l'enterrement de Marie, Loup-Clair connaît une métamorphose progressive dont le texte distingue les étapes, la plus déterminante étant la volonté de savoir qui donnerait pouvoir et puissance («Il sait, comme si les anges lui téléphonaient, que, quand il saura tout sur Marie, il saura tout. Il saura tout sur tout.»)

  Au départ, Loup-Clair se rase, ne se lave plus mentalement. Ainsi, moins sale, «il ne buvarde plus l’univers».  Aspiré par la pure lumière il tente de sortir du tombeau du corps. Plus tard, en lisant le cahier noir (une sorte de journal d'une jeune femme très marxisée, qui se voue à ce qu’on appelle aussi des “établis” («(...) elle a jusqu'au bout, éprouvé, épuisé une expérience prolétarienne, spiritualiste, à Vitry, à Villejuif.» (l'italique est d'Audiberti)), il réécrit le passé de Marie en fonction de lui et des coïncidences qui les ont fait se croiser : elle était là quand il traversa les voies du métro ; lui-même emprunta le taxi de son amant ; elle avait lu dans l’Encyclopédie universelle qu’il vendait jadis ; et le tube de gardénal... Pour se complaire dans un amour  obligatoirement pur (car forcé par la mort) il imagine que la relation entre les amants suicidés n’était que "platonique" (Marcel était fils de pasteur et, qui plus est, suisse donc neutre...: une conversation d’un soir avec des journalistes le poussera même à croire à une invalidité). Bref, ce ne pouvait être qu’un couple d’anges...malgré l'affirmation de Dudule qu'il veut rejeter et selon laquelle Marie traînait sur «le terrain du cirque.» Et l’amour de Loup-Clair tient d’une sorte de mystique qu’Audiberti sait nourrir avec des images dignes d’un missel de l’enfance («Marie, elle, elle était les femmes, les vertus, les églises dans leurs grande et générale figure de chasteté.») (2)

 

Le mal


    Par un jeu de projections et d’intro-projections l’idéalisation de la jeune femme disparue se renforce à l’aide d’une dévalorisation du masculin qui sert une androphobie peu commune («(…) la barbarie préhistorique du conditionnement viril») à laquelle Audiberti prête ses formules les plus drôlement rabaissantes : «la nature masculine et sa pointe particulière, molle, aveugle, burlesque, violente.»; «Il en arrivait à se demander si vraiment, c’était vrai, si les hommes ont vraiment au centre du corps, ce cigare en peau de paupière assorti d’abricots mal rasés.» Pas de doute : Loup-Clair arrive à se convaincre «que la rudesse du monde se rattache aux viscères masculins de la génération et de la jouissance, aux hommes, au cordonnier de la rue des Vignettes (…).» L'incarnation est le Mal, ce qui n'est pas loin de la conviction de Marcel  : «Il disait que ce que nous faisions [l'amour] marchait avec la guerre, avec le malheur, avec la police, avec la maladie.(...) Il m'embrassait encore, c'était comme une pluie sur moi, partout, même sur mon front .Il disait qu'il fallait absolument bâtir quelque chose, quelque chose de merveilleux, l'unité des hommes, construire des ponts d'or, mais il y a trop d'hommes et trop de femmes, tous font ce que nous faisons, il faudrait être le seul couple, il faudrait aller plus loin que les hommes et que les femmes (...)» (L'italique est d'Audiberti comme toute citation du cahier noir)

  Petit à petit, les consolations, les compensations apportées par l’idolâtrie laissent paraître des signes qui finissent par faire symptômes d'illusion de toute-puissance de la pensée: le policier débutant éprouve à la fois honte et envie devant le riche bureau de son supérieur et plus largement devant toutes les manifestations de mépris envers ses qualités pourtant évidentes. Son désir de domination se développe : «Quand Loup-Clair aurait la puissance, il tuerait les hommes, leur sexe; leur malheur, leurs guerres, leur cruauté.». En narrateur aux pouvoirs qu'il veut croire magiques Loup-Clair réécrit encore et encore toute la vie de Marie, la plie à ses fantasmes de pureté. Pourtant, il manque d'imagination: «Mais à part ces délires tenus en main où il s'épanouissait dans le beau rôle, qui devenait toujours de plus en plus beau, il était bien incapable d'organiser une histoire extérieure à lui, de construire des caractères, d'agencer des épisodes

 

  Il suffira qu’au cours de sa seconde enquête, l’homme qu’il devait arrêter à Bicêtre (Tralec, né à Crécy..) lui révèle une vérité pour qu'explosent ses digues de défense psychique. Dudule avait raison. Le terrain du cirque.... Et une fois de plus (que d'écriture dans ce roman! le cahier noir devant produire son or) il réécrira la biographie de la jeune morte mise au service d'une mythomanie délirante: «Mais la puissance, la puissance et les pouvoirs commençaient.» Dans les passes de Marie sur «le terrain du cirque» il s'agit toujours pour Loup-Clair de percer le mystère charnel : «Avant d'oublier tout à fait sa faiblesse, son innocence, que la "révélation" n'avait pas encore tout à fait fanées, il voulait voir ce qu'elle avait vu quand, sur cette terre, dans le terrain du cirque, la nuit elle rampait comme une chienne afin de fatiguer, d'épuiser la malice des corps, afin de racheter avec de la banlieue et de la maladie l'intelligence et la lumière qui étaient en elle.» (l'italique est d'Audiberti ; je souligne lumière). Le curieux prénom devient évident:  Loup à la recherche de la clarté.

 Mais la pathologie éclate : Loup-Clair se retrouve dans une sorte de Fort-Chabrol (une maison achetée par sa mère...) qui tient à la fois de Jules Vernes et de Wilhelm Reich et il bascule dans un délire de toute-puissance que la démocratie parlementaire semble pouvoir tranquillement absorber...

 

 

      Ce roman reste étonnant aujourd'hui. Dans sa dimension de fable (3) il est indissociable de certains aspects de L'ABHUMANISME publié en 1955 mais dans l'ensemble il est surtout une autre illustration de l'art audibertien. Sa construction (tout s'est joué ou plutôt ne s'est pas joué quand Loup-Clair avait quatorze ans et qu'il ne parla pas à la star Mignonne Pécher au milieu des plumes travaillées par Rafalde (4)) est remarquable sans qu'elle affecte son penchant pour l'apparente digression : à première lecture on a la sensation d'une improvisation permanente, tout et rien étant la source de réflexions ou d'observations sur des lieux, des êtres, des objets qui ne les méritent que grâce au regard et aux mots du narrateur.

Le traitement du réel est étourdissant. Si l’on veut parler de “réalisme” il faut admettre qu’il est inédit. Socialement, rien ne manque : la grande bourgeoisie,  sa mondanité, le milieu politique (vers la fin du roman seulement) et ses discours pastichés de façon hilarante (Audiberti se glisse avec humour dans toutes les rhétoriques (la gendarmesque comme la philosophique ou la marxisante (le cahier noir)); la «terrifiante» banlieue, la peuplade suburbaine, ses langues inventives (l’argot, le familier, les impropriétés), son espace, cette prison des corps, ces lieux de deshumanisation conçus pour le  bonheur du peuple (la cité locative Jeanne d’Arc) ; la misère sous bien des formes, sa grisaille, ses odeurs, ses sanies, les infirmités, les maladies («Il cheminait, à Belleville, dans les quartiers marqués d'épingles blanches, rouges, violettes, jaunes, signalant les tuberculoses ouvertes, les phtisies enrayées, les pneumothorax ou le décès récents de poitrinaires.»), les vieillesses, les mouroirs (Bicêtre, les cris dans la nuit), les violences (familiales, de voisinage, policières (Dudule en tête)), les inventions de la survie quotidienne. Aucun naturalisme chez cet adversaire des systèmes : Audiberti ignore le déterminisme du sang, de l’instinct, il ne met pas en formules l’explication de la domination, il formule la misère sans peser, ce qui accable d’autant. Dans le sordide restitué il reste l’élan de la restitution, la vérité du détail («le bruit sucé du cuir des gants» de boxe), la justesse («Il mentait à la vérité, d'abord, et, ensuite, au mesonge.») ou la beauté de la formule qui dit tellement sur Audiberti  (« Pour lui, tous les mots étaient en relief mais tous les objets étaient plats.»)

 

     Contrairement aux illusions de son personnage et aux certitudes de tous les autres, Audiberti se garde bien de prétendre tout révéler. Mais il aura tellement dit sur lui.

 

 

Rossini le 3 juin 2016

 

 

NOTES

 

(1) On sait que c'est sur le conseil de Truffaut et après lecture du roman d'Audiberti que l'actrice avait choisi de s'appeler ainsi.

 

(2) «Quand il irait, à la Madelaine, satisfaire ses désirs, il l'aurait avec lui. Il lui demanderait pardon d'être oblié de faire ça, parce qu'il était un homme jeune, et de le faire avec une autre, mais en apparence seulement. Dans la mystérieuse immensité du monde, en attendant leur assouvissante rencontre dans des formes qu'il ne pouvait imaginer, aériennes c'est probable, transparentes, bleutées, c'était elle sa femme; c'était elle son âme.» (j'ai souligné)

 

(3) Fable gnostique suggère Henri Bouiller (EUROPE, avril 1986), non sans pertinence mais sans rien dire de la fin du roman. Fable incontestablement philosophique.

 

(4) L'oiseau, la plume (y compris mécanique), le vol, l'envol constituent (avec la lumière) la thématique la plus forte du roman.

 

 

Partager cet article
Repost0
5 juin 2015 5 05 /06 /juin /2015 06:40

 


« Privé du ressort de la richesse, amoureux de toutes les grandeurs conspuées et seul contre tous! Quel destin

                                LE DÉSESPÉRÉ     Chapitre LX


 

 

   Proche de Barbey d'Aurevilly, influencé par Huysmans et Lautréamont mais aussi par toute une vaste bibliothèque, Léon Bloy publiait en 1887 ce roman (à clés), authentique «monstre» largement autobiographique mais porté par une ambition métaphysique et une voix inouïes dans la littérature française. (1)

 

 


 •Un roman singulier qui mêle (avale, dévore, recrache parfois seraient plus justes) tous les genres, tous les registres et qui est constitué du tressage de textes d'origines diverses et hétéroclites que Bloy prit souvent dans ses autres publications.


 Deux voix dominent, parfois indiscernables:celle de Caïn Marchenoir dont on lit les dialogues, les confidences et les lettres et celle du narrateur aussi virulent que son héros mais plus lucide, plus critique :«Les illusions de Marchenoir, aussi stupides que spontanées, n'avaient pas ordinairement la vie très dure


 Présenté en cinq parties, le roman se distingue par la prédominance du discursif sur le narratif. L’action est facilement résumable et occupe peu de place. L'agonie et la mort ouvrent et ferment l'œuvre.

Dans la première partie, nous accompagnons Marchenoir au moment où il assiste à la mort de son père. Ensuite, à l’instigation de son ami Leverdier, il va se recueillir un mois à la Grande Chartreuse. C’est ensuite le retour à Paris où il constate qu’en raison d’une lettre qu’il lui avait envoyée, sa “compagne” Véronique a poussé au plus haut ses sacrifices mortifiants qu’il voit comme ceux d’une sainte. Dans la quatrième partie, on propose à son ami Leverdier de convaincre Marchenoir de collaborer au grand journal le Pilate (masque pour Le Figaro, «journal pituiteux») en se montrant plus indulgent et moins polémique. Lui faisant bon accueil, Properce Beauvivier, le directeur, l’invite à un dîner oû seront présents tous les littérateurs et critiques célèbres dans Paris. Bien qu’irrité de rencontrer des confrères qu’il honnit, Marchenoir reste calme au début de la soirée. Mais peu à peu ne se contenant plus, il accepte de lire à haute voix un texte qui devait être son premier dans le Pilate:c’est une insulte à tous les présents. Il sort définitivement exclu du milieu.
Enfin, dans la dernière partie, acceptant son isolement, il achève son livre sur Le SYMBOLE DANS L’HISTOIRE, se lance dans un périodique (le Carcan) qu’il rédige tout seul et paie avec le modeste legs de son père. On le voit en proie au tourment de la tentation charnelle envers Véronique qui perd peu à peu la raison:se rendant à l’hôpital Sainte-Anne où elle est internée, il est renversé par un camion et ne survit que quelques jours.


 Ce roman obèse (voulu, assumé comme tel), briseur des digues génériques et stylistiques et dont les parties semblent, au premier abord, centrifuges est donc dominé par le discursif:le descriptif n’est pas dominant. Comme pour le pauvre logis de Marchenoir, quand le narrateur décrit un lieu c’est sans visée réaliste mais au nom d’un discours moral (et les évocations comme celle du clair de lune à la Grande Chartreuse sont rares). En revanche, les portraits sont envahissants et on en rencontre des dizaines dans la quatrième partie, la réception chez Beauvivier:c’est un véritable massacre et toutes les cibles tombent comme dans une fête foraine. Toute la rhétorique virulente de Bloy est au service d’un dégoût physique doublé, là encore, d’une obsédante condamnation morale. Le nombre, la longueur, la violence des coups laissent souvent pantois le lecteur.

Dans ces conditions, et même si les analepses (narratives) racontent une partie d’événements récents ou lointains, le discursif est massif:tout est occasion à méditation et souvent à procès. Perdant momentanément tout repère narratif, nous sommes arrêtés par des réflexions sur le catholicisme et l’Eglise modernes (paresse, lâcheté, goût du compromis), sur la pente de la charité contemporaine (il l’exècre), sur l’Ironie, sur la forme qu’ont pris récemment l’art et la beauté, sur le prétendu Progrès, sur la façon de lire l’Histoire, «sa plus grande ambition et son plus fervent amour intellectuel» (Michelet et ses disciples sont exécutés) et le XIXème siècle auquel il préfère les temps mérovingiens (chapitre XXXIII); de façon plus théologique, il est question de la contemplation (des Chartreux) ou de la communion des saints (la Réversibilité), de la Providence et du hasard (l’objet du livre de Marchenoir), comme de la Joie d'assister à la grand' messe mais aussi de la pauvreté, le crime des crimes, qu’il analyse sur une dizaine de pages.

 

 Ce roman est encore un peu plus:au cœur des démonstrations, des dénonciations, il est profondément constitué par des scènes innombrables restituées par un visionnaire qui ouvre des perspectives inédites de démesure rigoureuse:non pas seulement des scènes racontées (elles sont bien là aussi (la déclaration d’amour de la Ventouse par exemple ou l’affreuse «opération» dentaire de Véronique, la lecture à haute voix chez Beauvivier)) mais scènes, de la plus modeste à la plus intense, transformées par le regard et le style. En ce sens, chez Bloy, tout est scène, motif à scènes grandioses ou répugnantes ou terribles. Les exemples sont aussi nombreux que divers:écrivain, Marchenoir est capable de restituer (dans «une vision hypnotique») les Mérovingiens; recueilli à la Grande Chartreuse, il voit le combat épique pour la vie éternelle. Plus vengeur, il voit l’enterrement qu’il fallait à Hugo. Il faudrait citer chaque page...

 

 

•Le désespéré, un cheminement spirituel en trois inégales étapes où il est tour à tour le désespéré (un désespoir sans doute teinté de mélancolie et de romantisme), puis le désespéré sublime, enfin, au moment de mourir, l'apaisé qui n'est plus, selon ses propres mots, le Désespéré.


 

Prédestiné (écrit le narrateur), exclu à jamais du bonheur ( «fait pour les bestiaux...ou pour les saints»), voué à la douleur («La destinée, jusqu'alors simplement impitoyable, se manifesta soudainement si noirement atroce, si démoniaquement hideuse, que le hurlement identique d'une éternité de damnation put être défié d'exprimer la touffeur de désespoir d'un plus hermétique enfer.») qu’il bénit souvent, «né désespéré», «se croyant un cœur de martyr, capable de tout endurer», le héros de Bloy est marqué : Dans son nom (Marchenoir, la marche du noir, dans le noir, la marque noire), dans son prénom (Caïn (l'autre étant, à l'initiative de sa mère (Marie-Joseph, tout aussi lourd), Caïn, le premier assassin, qui plus est, d’un frère, mais aussi, depuis Blake et Byron la figure du révolté qui inspira tant de Romantiques). Marqué par le don des larmes («signe de prédestination disent les Mystiques»(2),«il eut tout enfant, la concupiscence de la Douleur et la convoitise d'un paradis de tortures, à la façon de la sainte Madeleine de Pazzy.» Marqué encore par l’emprise de la Rêverie pendant son enfance et par une incontestable mais (alors) commune mélancolie initiale doublée par moments d'une vertigineuse fascination pour la Mort.
 Ce héros «hirsute et noir», longtemps silencieux et avare de gestes est aussi marqué par son temps. Il connaît les nihilistes (3), Karamsine, Alexandre Herzen, «ces espérants à rebours» qui prêchent «la Mort comme bonne nouvelle, comme annonce de la prochaine RÉDEMPTION» mais, même s’il loue leur action lucidement destructrice et trouve vers la fin de sa vie des accents qui leur doivent beaucoup (ainsi qu’à Lautréamont), ils incarnent malgré tout, aux yeux du narrateur, le dernier «acculement de l’Orgueil
Pourtant on nous permettra de souligner l'importance du chapitre LXVIII (sommet d'une Révolte peu orthodoxe) qui précède celui de l'annonce de la mort de Marchenoir. Entre les deux, une ellipse temporelle et narrative de huit mois plutôt étonnante....Le silence chez Bloy importe autant que l'hyperbole et le cri.


Sa formation

Retiré de l’école très tôt, voué par son père à être expéditionnaire, il apprit en autodidacte, très vite et très loin (la lecture des mystiques l'influença durablement), en optant (contre l'avis paternel qui ne lui pardonna pas, même au moment de l'agonie) pour l’Art dont il ne soupçonnait pas les tortures («Un art proscrit, il est vrai, méprisé, subalternisé, famélique, fugitif, guenilleux et catacombal.»), dernière planche, croit-il de pureté et de vérité pour une «âme altissime».  À Paris, à dix-huit ans, bon à rien, il est «pauvre, niais, timide, ambitieux, mélancolique, misanthropique, épiphonémique et brutal ». Son existence est incroyablement misérable. Elle le restera jusqu'à sa mort.

 Un soir de 1870 à la (première) lecture du Nouveau Testament «il eut l'aperception immédiate, foudroyante, d'une Révélation divine.» La Révélation de «quelque chose (...) au fond de ce gouffre du silence de Dieu-un principe quelconque de résurrection, de justice, de triomphe futur
Ses souffrances enfantines préfaçaient la Révélation:«Il la comprenait maintenant cette fringale de supplices de toute son enfance! C'était le pressentiment de la Face épouventable de son Christ! Face de crucifié et face de juge sur l'impassible fronton du Tétragramme!»(4) La lecture de son passé le mènera vers la lecture (symbolique) de tout Passé. Un prêtre (dans la réalité, Tardif de Moidray) qui mourut très tôt l’aida intellectuellement dans sa méditation sur l’Histoire.

 Le narrateur dégage un bilan de la Révélation (le désespéré reste désespéré «mais un de ces désespérés sublimes qui jettent leur cœur dans le ciel, comme un naufragé lancerait toute sa fortune dans l'océan pour ne pas sombrer tout à fait, avant d'avoir entrevu au moins le rivage.») et livre une prolepse lourde de sens.« Un double abîme s'ouvrit en cet être, à dater de ce prodigieux instant. Abîme de désir et de fureur que rien ne devait plus combler. Ici, la Gloire essentielle, inaccessible; là, l'ondoyante muflerie humaine, inexterminable. Chute infinie des deux côtés, ratage simultané de l'Amour et de la Justice. L'enfer sans contrepoids, rien que l'enfer!»

 

  Un point restera crucial dans son interrogation:pourquoi cette accumulation des malheurs, pourquoi autant de pauvres, pourquoi aussi longtemps, pourquoi ce miracle d'une patience millénaire face aux plus dures épreuves? Il répondit avec «amoureuse foi» et se «fabriqua une espérance avec le plus amer pessimisme». Ce qui donne une singulière théologie (celle d'un Dieu eunuque):«Il eut l'intuition d'une sorte d'impuissance divine, provisoirement concertée entre la Miséricorde et la Justice, en vue de quelque ineffable récupération de Substance dilapidée par l'Amour.» Théologie plausible (Bloy tient à la souligner) mais pour peu de croyants et sûrement pas pour ceux qui «vocifèrent le boniment sulpicien».

On devine chez celui qui se compare en passant à Œdipe, une forme extrême d'Orgueil (mais le narrateur soutient le père Athanase quand il écarte cette hypothèse) et, à certains moments un élan d'impatience (on sait qu'Albert Béguin consacra un beau livre à Bloy l'impatient) qui l'autorise à certaines prophéties: «D'ailleurs, il regardait comme fort prochaine la catastrophe de la séculaire farce tragique de l'Homme.» Au moment de mourir il semblera croire que son dilemme (Gloire de Dieu ou Mort) était insensé.

 Qui est-il alors, «dans le Moyen âge de son ère»? Un être tardif (longtemps silencieux, timide) dont le génie (clairement affirmé) vint d’un coup. Il a publié deux œuvres de peu d'écho et sa pente est alors au déchaînement «qui rappelait l’invective surhumaine des sacrés prophètes. Il se faisait de plus en plus torrentiel et rompeur de digues.»

 

Ses combats, ses épreuves

 

 Distinguons le social (et politique), l’intellectuel (artistique) et le religieux sans qu’il soit possible de vraiment les séparer, la certitude théologique dominant l’ensemble.

 


 Hormis le cas très particulier de Véronique et de l'abbé T., il ne connaîra qu'un seul adjuvant, son ami Leverdier (à qui il sauva la vie) qui lui donnera un semblant d’emploi et le soutiendra dans les pires moments (sans doute pas toujours judicieusement): tard dans le roman, fort d'un héritage, il rêvera de l’entretenir depuis la Bourgogne et même de l'accueillir avec Véronique.

 

 Au plan social et politique, est-il besoin de souligner la figure du Pauvre qu’il dessine souvent et notamment dans le «cantique des modernes pauvres», admirable texte toujours aussi brûlant? Mais rien de moderne en revanche dans la conséquence politique:Marchenoir, défenseur du lointain Moyen-âge et de la Tradition, lecteur de Maistre et de Bonald  exècre Gambetta et tout républicanisme. On sait que Bloy lutta contre la Commune....


 Au plan intellectuel (et artistique), admirateur de Baudelaire et de Lautréamont, Marchenoir livre une bataille de tous les instants.

Épars dans le roman, c’est surtout dans la saturnale des portraits des invités chez Beauvivier (massacre pris en charge par la voix (très complice) du narrateur) qu'on saisit sa position. En dehors de Renan et quelques rares autres, ce sont des pseudonymes qui sont accolés à des auteurs reconnaissables par les contemporains. Si le procès de la Presse (et de la publicité) est virulent, il vise surtout les écrivains qui collaborent à ces journaux en épousant les modes qui secouent les girouettes:il abhorre les universitaires, il insulte les carriéristes, les opportunistes,les palinodistes fieffés (comme Daudet) qui courent le succès  facile pour obtenir reconnaissance, places (sinécures) et argent (une grande obsession de ces portraits). C'est le pouvoir de quelques-uns (qu'il juge au dessous de tout) qui enfle sa colère. Il suffit de lire ce portrait:«Redouté comme une mouche de pestilence et rempli de charbonneuses notions sur la conjecturale moralité des uns et des autres, on lui abandonne sans discussion toute l'autorité qu'il veut prendre, et le drôle immonde en profite pour organiser, à son usage, une sorte de royauté de l'espionnage et de l'intimidation. Il donne ainsi des mots d'ordre à la presse entière, organise le scandale, décrète le bruit, promulgue le silence et, aussi savant délateur que redouté complice, fait tout trembler de son omnipotente ignobilité.» Au moment de conclure Marchenoir dira encore :«La force des choses vous a remplis d'un pouvoir qu'aucun monarque, avant ce siècle, n'avait exercé, puisque vous gouvernez les intelligences et que vous possédez le secret de faire avaler  aux infortunés qui sanglotent pour avoir du pain

En même temps que des formules étourdissantes de méchanceté lucide (il a un sens aigu des influences), Bloy n’hésite pas à employer des procédés douteux (5):attaques personnelles (hygiène, révélations privées (les murmures d’alcôves se jettent dans les estuaires du caniveau:mariages arrangés, adultères, «octrois de fornication sur les débutantes», cocuage à Lesbos etc.)), défauts physiques épinglés avec délectation, sans oublier les inqualifiables stéréotypes antisémites.(6)
 Sa condamnation est fondée sur ses convictions religieuses:il vitupère contre les anticléricaux et plus largement contre tout soupçon de matérialisme qui est dénoncé par le lexique de la maladie, de l’égout ou de l’excrément. Le narrateur, bien placé, affirme: «Marchenoir avait la réprobation scatologique. Le bégueulisme cafard des contemporains d'Ernest Renan l'avait rigoureusement blâmé pour l'énergie stercorale de ses anathèmes. Mais, avec lui, c'était une chose dont il fallait qu'on prît son parti. Il voyait le monde moderne, avec toutes ses institutions et toutes ses idées, dans un océan de boue. C'était, à ses yeux, une Atlantide submergée dans un dépotoir.»
 Sa critique est morale essentiellement et la question de l’argent et des récompenses est obsédante. Il agonise tout ceux qui touchent de près ou de loin à ce qu’il nomme, de façon ample,  Pornographie;il insulte tous les hypocrites, les blasphémateurs de pacotille qui courent le succès, les épicuriens, les cyniques, les sceptiques comme Maupassant
. Il dénonce les lâches chroniqueurs qui s'attaquent à ceux qui ne peuvent répondre.

Sa critique strictement littéraire est moins dense:il voit souvent des faussaires partout (même chez Maupassant), il  déteste les paysans épiques de Sand ou de Léon Cladel (qui agrave son cas avec du civisme!), les faux sages aux sentences communes et lourdes, les "romanciers pour dames"; il reconnaît l’importance de Flaubert, salue en Vallès un gredin mais de talent et il sait, mieux que tous, l'importance de Rabelais. Enfin, le compte-rendu de sa lecture par le narrateur (chapitre LXII) est une parfaite analyse de son art et de son esthétique. Dans sa dernière attaque il se définit parfaitement: “Je suis une façon d’insensé, rêvant la Beauté et d’impossibles justices.» À lui seul enfin, le roman est un manifeste littéraire.

 

 On comprend que le pouvoir de cette Presse et la tartufferie de ces écrivains poussent Marchenoir à des moments de désespoir: «Il vit, dans une clarté désolante, l'insuffisance inouïe de son effort, et la terrifiante inutilité de sa parole dans un monde si réfractaire à toute vérité. Il lui sembla qu'il était sur une planète défunte et sans atmosphère, semblable à la silencieuse lune, où les plus tonitruantes clameurs ne feraient pas le bruit d'un atome et ne pourraient être devinées que par l'inaudible remuement des lèvres.(j'ai souligné)

 

 Au plan religieux (et théologique), on a vu qu'il parvient, avant son accident mortel, à achever LE SYMBOLISME DANS L'HISTOIRE.

 Mais avant tout, lui qui aime tant la grand’messe, à la Chartreuse «celle-là qu'on a nommée dans un style abject, l'"opéra du peuple", probablement par antiphrase, puisqu'il est interdit au peuple d'y assister», pendant laquelle il connaît «une hypertrophie de joie» en entendant le discours divin menaçant  du Dieu fait homme («Je vous aveuglerai, parce que je suis l'auteur de la Foi, je vous désespérerai, parce que je suis le premier-né de l'Espérance, je vous brûlerai parce que je suis la Charité même. je serai sans pitié, au nom de la Miséricorde, et ma Paternité n'aura plus d'entrailles, sinon pour vous dévorer»(j'ai souligné dans la prosopopée)) (7)  lui, Marchenoir,  sait (et crie) que, dans le «cloaque de bêtise où il voyait le monde catholique s’engouffrer», dans «l’ignominie du Catholicisme expirant”, ce sont les tièdes qui ont pris le pouvoir dans l’Église. Le résultat? «Émasculation systématique de l'enthousiasme religieux par médiocrité d'alimentation spirituelle; haine sans merci, haine punique de l'imagination, de l'invention, de la fantaisie, de l'originalité, de toutes les indépendances du talent; congénère et concomitant oubli absolu du précepte d'évangéliser les pauvres; enfin, adhésion gastrique et abdominale à la plus répugnante boue devant la face des puissants du siècle: tels sont les pustules et les champignons empoisonnés de ce grand corps, autrefois si pur!...» La colère du polémiste ne peut qu'éclater devant son constat:ils ont oublié le Pauvre et Jésus, de retour en guenilles, ne rentrerait pas, balayé par le bedeau.«Les dévotes riches et notables, qui font graver leurs noms sur leur prie-Dieu capitonnés, ne souffriraient pas le voisinage d'un Sauveur lamentablement vêtu, qui voudrait assister en personne au Sacrifice de son propre Corps. Les toutous de ces dames seraient certainement expulsés avec plus d'égards que ce Va-nu-pieds divin.» 

Après avoir compris les étapes séculaires de la déchéance de l'Église, il combat son siècle, un siècle de discrets, de prudents, de bien élevés et de médiocres («mais l'innocent médiocre renverse tout») qu’il hait et une Église «mollasse et poisseuse, plus redoutable par ses effets que le nihilisme même».Les catholiques déshonorant leur Dieu, Marchenoir se vit comme sur le radeau de la Méduse.


 

Sa grande épreuve, avec celle du désespoir:le «diabolisme de la passion», la tentation charnelle.

Marchenoir aura connu quelques femmes dont il fut, comme on a vu, séparé par la mort. Incapable de sainteté (la Chartreuse le prouva), il rêve d’un amour mystique mais succombe parfois aux affres de la jalousie malgré les sacrifices de Véronique. Dans la solitude qui s’impose après sa sortie chez Beauvivier, «il revient aux troubles de l’adolescence.(…)Et il ne voyait pas d’issue pour fuir. Le travail, la prière même, ne le calmaient pas. Tout le trahissait.» Il se tord de rage à l’idée de la tentation qu’il subit. Il fuit loin de la maison. Véronique comprend sa situation et s’attend au pire. Un soir de juin la crise de concupiscence prend un tour extrême. Il la surprend en prière : elle s’en prend à Dieu et lui demande la damnation si nécessaire. Dans un dialogue digne d’un grand dramaturge (comparaison que Bloy n’aurait pas admise), elle suggère une audacieuse assimilation de Marchenoir à Jésus («Vous ne savez donc pas qui vous êtes, mon ami, vous ne voyez donc rien, vous ne devinez rien. Cette vocation de sauver les autres, malgré votre misère, cette soif de justice qui vous dévore, cette haine que vous inspiréez à tout le monde et qui fait de vous un proscrit, tout cela ne vous dit-il rien, à vous qui lisez dans les songes de l'histoire et dans les figures de la vie?») et, grâce à un miraculeux don, semble prophétiser  et exprimer en toute innocence ce que Marchenoir cherche dans son livre sur le Symbolisme qu’il achèvera vite pour d’évidentes raisons:«ses propres pensées empruntant souvent leur accroissement et leur être définitif aux extra-logiques formules, dont la voyante illettrée s’efforçait d’algébriser, pour lui, ses indéterminables aperceptions (8)

 

Il reste au lecteur dans une lecture formée aux intuitions de Marchenoir à saisir le "miracle" concomitant de l'achèvement du livre sur le SYMBOLISME DANS L'HISTOIRE, de la démence de Véronique et  de l'accident mortel de Marchenoir.
 

 

 

        Rien n'aura été épargné à Caïn Marchenoir, cet écrivain et polémiste qui connut une terrible misère  durant toute sa vie parisienne, vit mourir une à une ses compagnes (la dernière, la plus importante, Véronique étant internée à Sainte-Anne), qui endura l'épreuve extrême de la séparation d'avec son fils André (cinq ans)  disparu un jour sans qu'on sache comment et mourut d'inanition. Socialement, il ne sera jamais reconnu et, redouté intellectuellement, il sera attaqué de toutes parts et placé sous la camisole du silence. Il disparaîtra sans avoir le secours espéré d'un prêtre ni l'ultime adieu de son ami arrivé trop tard...

 

 Penseur d’un Temps absolu (abolissant les contraires), Marchenoir n’est pas l’homme de son temps, il en est à la fois la victime et le censeur impitoyable.... Dans ce même temps qu'il flétrit, il cherche (dans le rêve ou l’intuition d’une orgueilleuse élection) le signe de la Fin des Fins. Fait pour le silence de la méditation et de l'écriture, il est réduit à combattre bruyamment des ennemis qu’il méprise avant tout. Fait pour l’épique, il en est réduit à des accrochages incessants mais perdus d’avance: «Le pauvre Marchenoir était de ces hommes dont toute la politique est d’offrir leur vie, et que leur fringale d’Absolu, dans une société sans héroïsme, condamne d’avance, à être perpétuellement vaincus


  À l’opposé de l’Ange déchu, il n’aura pas perdu l’espérance et tout le texte concourt à nous faire deviner une communion des saints dans laquelle il aurait sa part.

 

     Au-delà de ce parcours qui semblera peu actuel il reste que bien des chemins du roman au XXème siècle reviendront vers l'empire du discursif et que le style de Bloy (qui mériterait une étude particulière) nous saisit toujours:rarement la langue française aura été à ce point sollicitée pour les imprécations les plus virulentes, pour la satire la plus comique (parfois la plus odieuse) en même temps que pour des nuances les plus ténues et les plus cachées.

 

 

Rossini le 15 juin 2015

 

NOTES

 

(1)Notre édition, celle de P. Glaudes, est absolument remarquable.

(2)« Ces larmes furent l'allégresse cachée, l'occulte trésor d'une des existences les plus dénuées et les plus tragiques du siècle

(3)Sur cette question, il est indispensable de lire la présentation de P. Glaudes.

(4)On voit déjà que tout chez Marchenoir (et Bloy) est lecture interprétative.

(5)Qu’il justifieDe telles indiscrétions peuvent être le droit absolu d'un véritable artiste, affranchi par sa vocation de toutes les convenances de la vie normale (...).»

(6)Sur ce sujet, nous renvoyons à notre chronique précédente consacrée au livre de F. Angelier.

(7)Le narrateur est obligé de tenir pour  «étrange» «l'écho de la liturgie sacrée» qu'entend Marchenoir. Une des clés théologiques est dans ces pages qui en appellent à l'unité parfaite (et violente) des contraires «comme un incendie dans la nuit noire» de la Croix méprisée.

(8)Dans sa présentation P. Glaude livre une réflexion capitale sur la dimension de parabole du DÉSESPÉRÉ.

Partager cet article
Repost0
19 mai 2015 2 19 /05 /mai /2015 09:12

«Les journaux ne sont pas faits pour diffuser mais pour  couvrir les nouvelles

                                                NUMÉRO ZÉRO (page 174)
 

 


     Connu pour six romans plutôt étoffés, Umberto Eco propose en 2015 NUMÉRO ZÉRO, un roman twitter (c'est son mot) (1) qui prend pour cible la presse démagogique et populiste.

 

  Contrat Ce roman express se présente sous forme de journal de bord:son rédacteur, Colonna nous raconte quel pacte secret il a passé avec Simei, le responsable d’un quotidien intitulé Domani qui doit être lancé après une série de numéros zéro. Ce Domani ne paraîtra jamais:il est conçu pour être une arme de pression qui fera rentrer dans les cercles avancés du pouvoir, de la finance et du journalisme, son commanditaire, le Commandeur Vimercate.

Mais Simei a une idée en tête pour profiter de la situation: il veut que Colonna, contre une belle somme d'argent, tienne un journal qui deviendra un livre dont il ne sera que le nègre, livre qui n’aura aucun rapport avec la réalité des faits mais célébrera l’héroïque combat de journalistes intègres abandonnés par le Commandeur....Simei croit le succès garanti.

Au commencement donc, un faux journal et un faux témoignage sur ce journal mort-né qui se promettait d'être le journal du fallacieux.

 

 Le diariste Le 6 juin 1992, par peur, Colonna décide de rester enfermé dans son appartement qu’il croit avoir été fouillé pendant qu’il dormait sous l’effet d’un Stilnox. Il aura ainsi le temps de rédiger la chronique des faits survenus entre le 6 avril 92 et ce 6 juin précisément:ce n'est pas le journal attendu par son supérieur mais celui qui raconte des événements inattendus et angoissants survenus pendant le travail à Domani. Colonna est inquiet et donne de brusques signes de paranoïa. Il en est sûr:on a visité son logement. Réfugié chez lui, il décide de passer les heures qui viennent à reconstruire jour après jour son emploi du temps récent.


   Selon un procédé tombé depuis longtemps dans le domaine commun du feuilleton, le livre est ainsi constitué de ce journal (supposé) rédigé en quatre heures et des réflexions (elles aussi datées) l’encadrant (avec une typographie différente). Quand il aura fini de tout écrire, il se sauvera à Orta avec sa nouvelle maîtresse rencontrée dans les locaux de Domani:là-bas, ils décideront de leur sort.


  Avant d’entamer la chronologie des réunions pour un Domani justement sans lendemain, cet homme de cinquante ans en profite pour nous donner quelques souvenirs de sa vie - détour indispensable pour Eco. Souvenirs de ses études modestes qui donnent lieu à des traits satiriques ciblant de façon convenue quelques pontes de l’université. Souvenirs de petits emplois aussi:traducteur de l’allemand, collaborateur épisodique dans des journaux provinciaux ou des maisons d’édition, nègre d’écrivain. Il a même un jour l’ambition de devenir romancier: il y renonce vite. Pour des raisons de style. Ce qui autorise Eco à faire un livre stylistiquement pauvre .


 Tout converge selon Colonna:il est un perdant.

 

Satire Racontant quelques réunions de mise en place de l’équipe rédactionnelle des futurs numéros zero dont il est en quelque sorte l'assistant de direction (le rectificateur d'article en réalité), il rapporte aussi bien de désolantes blagues de potaches qui fusent dans ce comité de préparation que les grands principes (si on peut dire) qui doivent présider à la rédaction de la moindre page du journal. On reconnaît ici la voix d’Eco donnant un cours d’analyse du journalisme trash (mais il faut dire que son domaine d’extension est devenu si vaste...):il recycle d’ailleurs un de ses (amusants) articles sur la technique du démenti du démenti (déjà publié dans COMMENT VOYAGER AVEC UN SAUMON?). Il apprend à ceux qui ne le sauraient pas comment orienter avec un titre, comment manipuler avec un sous-entendu, comment faire naître une rumeur, entretenir une suspicion. Comment «louchifier» un juge fouineur, comment discréditer le premier gêneur. Le cynisme de A à Z.

Avec sa vérité visible mais peut-être méconnue:ce journalisme offensif est en réalité, au-delà d’une école de bassesse, un journalisme de défense des plus riches, des plus puissants, des plus malfaisants. Sous le concret éparpillé et mis en scène de façon trash, le diktat d'un universel pourtant très relatif. Les dénonciations orientées entretiennent en fait un statu quo. Tout en préparant la mystification absolue:l’idée d’un parti qui balayerait tous les autres. Parti des «honnêtes» et non de l’homme quelconque que tout le monde a oublié et qui fut usé par la Démocratie chrétienne. « L’honnêteté se vend toujours bien», ajoute Colonna. Nous sommes dans les années 90. Les Italiens, s'ils n'ont pas totalement perdu la mémoire, doivent bien identifier de qui il s'agit.


le complotiste  Annoncé par un travail critique qui devait paraître dans les pages de Domani (on s’attaquait à l’Ordre de Malte et à ce qu’il cachait - une obsession du complotisme) et que Simei élimina au plus vite, apparaît le personnage de Romano Braggadocio («Il paraît qu’en anglais ça a une drôle de signification») présenté lourdement comme paranoïaque (il se méfie même des touristes japonais) et passablement nécrophile dans son avidité à évoquer les débris de corps humains. En quelques longues confidences (faites dans des lieux peu connus de Milan) et selon le rythme d’un roman-feuilleton, ce Braggadocio avance sa théorie en trois étapes:la première concerne les circonstances de la mort du Duce. Un point l’intrigue et sert de clef de voûte à son scénario:à un moment donné de sa fuite, Mussollini refuse de voir sa famille. Pourquoi? Parce qu’en fait le Mussolini qui allait être exécuté et exposé défiguré sur une place de Milan n’est pas le vrai mais un sosie à qui on avait promis l’aide des Alliés. Plus tard, les (trois) déplacements du corps de tombe en tombe prouveraient que quelqu’un (ou un groupe de personnes) avait intérêt à ce qu’on ne regarde pas de trop près les restes du cadavre. Qui aurait protégé la substitution ? Le Vatican. Où serait le Duce? Braggadocio privilégie l'hypothèse de l’Argentine.
Là-dessus, le complotiste confie à Colonna sa deuxième supputation centrée sur un long épisode de l’histoire de l’Italie et résumée par le nom de GLADIO (le glaive), ramassis d’ex- et de néo-fascistes intégrés à un ordre para-militaire qui, multipliant les attentats de droite et manipulant ceux d’extrême gauche, préparait le retour du Duce. Au début des années 70, un putsch est prêt à Rome: mais au jour J, l’ancien chef de l’Italie fasciste (déjà très âgé) meurt. Le coup échoue donc et, bien que révélé, il est facilement étouffé et vite oublié. Braggadocio peut alors passer au troisième épisode de son hypothétique récit à tiroirs:il nous rappelle, autour d’une affaire connue d’argent sale traité par des âmes sombres du Vatican (dont Marcinkus, Banco Ambrosio, loge P2 etc.), la mort très suspecte de Jean-Paul 1er (un des grands pans de la bibliothèque complotiste).

  Avec ce long scénario probablement exact dans le détail mais reposant sur une conjecture fumeuse qui fait prendre au récit son tour plaisant, complaisant, intrigant, Eco retraverse toute l’histoire de l’Italie de l’après-guerre et la fait réécrire par Braggadocio qui n’a plus qu’à souligner les coïncidences qu’il a fait naître grâce à un montage habile de récits qui prennent comme la limaille avec l’aimant. Avec pareils montages tous les Illuminés de la terre perdent alors le sens des distinctions et des nuances (du possible, du probable, du vraisemblable, du conjectural, du fantaisiste et de l’improuvable) et abandonnent doutes et objections....


 Pour pimenter l’aventure (une facilité romanesque), Braggadocio est assassiné:il n’a fait de confidences qu’à un collaborateur du futur journal (sans doute dans les services secrets), au patron de DOMANI (qui file aussitôt en Suisse) et au chroniqueur Colonna qui se réfugie auprès de Maia.

 

BBC Caché chez sa maîtresse à Orta et rêvant d’ailleurs exotiques, Colonna regarde par hasard un documentaire de la chaîne anglaise. Des éléments majeurs de la construction de Braggadocio, la partie Gladio (rien, évidemment, sur Mussolini ni l’assassinat du pape), y sont présentés avec documents et interviews à l’appui.... Le temps a passé: on peut tout dire, il faut oublier. Le travail d’historien n’est pas fait pour émouvoir.(2)


 Que faire se demandent les nouveaux amants, Maia et Colonna? C’est l’enjeu du finale qui s’achève sur une comparaison entre la liberté dans le tiers-monde (vu de façon simpliste) et en Italie. Dupes de Braggadocio (et effrayés par son assassinat), ils choisissent le silence. Point de vue pessimiste et opportuniste de deux perdants égarés parmi une nation en perdition et vivant bien cachés dans un pays acceptant la corruption comme medium et s’entichant par ennui de récits complotistes et negationnistes qui, quelque part, les rassurent et les consolent.

 


  Avec NUMÉROS ZÉRO, Eco a entrepris le procès d’une presse qui tire vers le bas toute la presse (le fait est incontestable, il suffit de regarder l’évolution des grands titres français) et corrompt, à force, la connaissance raisonnable de l’information et de l’Histoire. On comprend que la question de l’interprétation et de la falsification soit au cœur de sa recherche depuis toujours et on peut louer son jeu sur les ambiguïtés qui, un beau jour, basculent et se cristallisent en certitudes irréfutables…. Tout de même, pour être légitime, son procès est sommaire et il ne donne pas de profondeur à des thèses qui étaient plutôt faites pour un long article ou un petit essai (Baudrillard, en quelques flashes, avait tout dit) (3) et non pour un catalogue de blagues parfois douteuses et une intrigue étique. Il a préféré écrire un roman rapide, volontairement plat, suivant l’abc des romans à rebondissements avec, en prime, sur fond complotiste, une bluette insipide. Croit-il que la facilité puisse vaincre la facilité? Choisissant en réalité le conte, il a renoncé à la complexité qu’il semble pourtant souhaiter. Son livre connaît un grand succès en Italie.

 

Rossini le 22 mai 2015

 

NOTE

 

(1) Le titre aurait pu être "That's the Press, Baby", célèbre réplique de Bogart dans BAS LES MASQUES qui apparaît dans le roman.

 

(2)Que ce soit la BBC qui ait entrepris ce travail est déjà un symptôme.

 

(3) Eco estime que les essais ne sont pas lus.

Partager cet article
Repost0
6 août 2014 3 06 /08 /août /2014 07:00


«C’était l’époque où...»

 

___________


 
«(...) il acquit la conviction que quelque chose était pourri chez Rosserys & Mitchell-France.»

 

 

                                                                    •••

 

  En 1974, le prix Femina consacrait L’IMPRÉCATEUR qui connut un grand succès au point d’être rapidement adapté  au cinéma. Son auteur, René-Victor Pilhes, tenta ensuite une carrière politique et ses romans suivants n’eurent plus l'audience de ce livre-événement. Ce récit traverse-t-il le temps?

 
   
  C’était l'époque où Rosserys & Mitchell, la plus grande et la plus puissante entreprise multinationale du monde avait son siège européen à Paris, dans un espace qui jouera un rôle majeur dans l’intrigue au point de lui donner son unité:«au coin de l’avenue de la république et de la rue d’Oberkampf, non loin du cimetière de l’Est.» ....Mais quelque chose de grave avait secoué ce bel édifice de verre….


 Bien après (pas vraiment), au fond d’une clinique et dans une chambre toute blanche, continuellement surveillé et soigné, le narrateur se remet d’un trauma longtemps mal défini et nous raconte une histoire aux rebondissements frôlant, par leur nombre et par leur contenu, l’invraisemblable. Ce narrateur veut corriger la version des experts et défendre un point de vue moral et politique. Dans la firme, il exerçait la fonction de directeur adjoint des Relations humaines et il a vécu au jour le jour tous les épisodes rocambolesques de l’antenne parisienne de Rosserys & Mitchell. Malgré sa fatigue, il a décidé de raconter tout ce qui eut lieu, en commençant par le décès d’Arangrude (sous-directeur du marketing pour le Bénélux) et les réactions (inattendues) de l’entreprise à cette disparition brutale, puis de montrer que de façon curieusement concomitante survinrent la découverte d’un texte simple (simpliste même) mais étrange à dimension économico-polémique ambiguë (on en dénomma Imprécateur l'auteur anonyme), distribué à tous les cadres et le constat de fissures inquiétantes dans les fondations de l’immense cage de verre et d'acier.

 

Ces faits avaient-ils un lien secret? Qui était cet Imprécateur qui défiait la plus grande boîte du monde et qui récidiva avec des libelles plus ambitieux?

 

  Le récit est détaillé, lent, méticuleux: pour les avoir accompagnés, entendus, espionnés, pour avoir été, de par sa fonction, au cœur des relations humaines (et «inhumaines»), le narrateur suit de près les faits et gestes d’une quinzaine de cadres dont quelques américains venus de la maison mère située à Des Moines, y compris, un temps dans le plus grand secret, le boss en personne.


Le premier mérite du roman tient dans la satire très réussie d’une grande entreprise moderne (univers mieux connu de nos jours) vouée à imposer la «nouvelle religion», celle du bonheur administré: nous vivons de l'intérieur l’obsession des plans de carrière, les rites, les codes, les rapports de force patents et latents et, dans le cours du récit, l’apparition des ambitions à peine masquées, des rancunes, des coups bas, des mots tordus, des conflits endormis, le surgissement des alliances provisoires. Le regard porté sur les cadres (leurs sources d’information (1) et de conditionnement (L’EXPRESS alors), leurs tics, leur langage importé, leurs mots fétiches, leurs horaires) provoque un franc rire. Le moment le  plus drôle revenant à la présentation de chacun:dans tous les cas apparaît automatiquement un curriculum vitae long comme un bilan d'entreprise et sonnant toujours comme incongru.(2) Le directeur des relations humaines, le bien nommé (si on peut dire), mène une analyse permanente loin de la nivelante psycho-sociologie dominante alors. Ses portraits sont bien individualisés et souvent d'une belle cruauté.
La crise jouant un rôle de puissant révélateur, les fissures n'affectent pas seulement le sous-sol de Rosserys & Mitchell.

 

Nous touchons alors à un autre mérite du roman. Il propose un ton rare et une esthétique étonnante (plus les antagonismes sont lissés et plus le roman conjoint, pour les téléscoper, les antithèses). Dans un univers où le sérieux bureaucratique discipline et écrase tout, toutes les formes de comique sont au rendez-vous: obéissant à un crescendo étourdissant s’impose un étrange mélange de grotesque, de burlesque, de provocations «énaurmes», d’humour noir, de situations décalées, de discours délirants qui fait se croiser Brecht et les Monty Python dans des paraboles rageuses qui pourtant restent légères. Les aléas de la veillée funèbre d’Arangrud, le tout-puissant manager français empruntant un porte-voix à son syndicaliste CGT, la naissance d’une sorte de secte des bas-fonds, le désarroi des émissaires américains, l’espèce de carnaval dans les soubassements de l’immeuble (la chanson entonnée frôle Mel Brooks), la cogitation dans les cimetières, la montée de la violence dans la cour (les égouts plutôt) des prétendants au poste suprême, tout est hilarant et troublant:l’intérêt de l’enquête que mène le lecteur en est redoublé.


D’autant que ce qui frappa sans doute aussi à l’époque revient, par le biais du rire et de l'hyperbole, à une dénonciation du capitalisme dans sa forme avancée alors (la finance n’ayant pas encore pris le pouvoir) : plus que le mécanisme des gains que révèle l’imprécateur ou le primat de la consommation à tout prix (3), plus que l’exploitation du tiers-monde pourtant nettement exposée, c’est l’abolition des frontières, la transnationalité du Capital, sa toute-puissance face à des états démunis, dépassés (il est question du Chili à la révolution sabotée) et l’émergence du nouveau Pouvoir ou plutôt de la quête effrénée de quelques-uns en vue d’accéder à la Puissance (la Puissance pour la puissance) fondée sur une hégémonie d’un type nouveau marchant au cynisme morbide et mortifère. Ce que plus tard on nommera pour les gogos, gouvernance supra-étatique. On voit naître dans la partie la plus étouffante du roman une Justice qui ne relèverait (encore plus) que du droit des plus forts. La Raison d’état, rarement juste laissant la place à la Raison d’entreprise, jamais désintéressée et réclamant une célérité conditionnée par la jungle instaurée par ses méfaits….


 Le double épilogue est instructif: le dernier discours de Saint-Ramé, le patron de l’antenne française Rosserys & Mittchell montre, malgré lui, que le Capital peut tout “récupérer”;le rebondissement final, trop facile, nous laisse au cœur du cauchemar et renvoie à la “valeur homme”, autant dire à la naïveté qui mène dans les maisons de repos.


  Ce roman était ambitieux et il est, à tout prendre, le véritable imprécateur (finalement réformiste): son angle narratif et son «histoire abracadabrante» restent efficaces comme l'est,
sous le masque d'une religion de l'entreprise multinationale, la description d'une involution vers la superstition, la secte paranoïde et la barbarie.


 

       Aujourd’hui les stages d’entreprise en situations extrêmes sont devenus un mode de management. De grands américains ont jeté des sondes plus audacieuses dans l'avatar plus récent du capitalisme. Jerôme Kerviel ou Paul Jorion ne sont toujours pas romanciers (4)....

 

 

 

 

  Rossini, le 7 août 2014

 

 

 

 

 

NOTES

 

(1)Si les supports ont changé, la dénonciation des relais médiatiques instruisant économiquement et politiquement ces cadres reste d'actualité. Les plus anciens se souviennent-ils de Sartre liquidant en deux phrases Roger Priouret....(lequel a été, depuis, bien relayé)?

 

(2)Le plus court est pour le disparu «Roger Arangrude, 34 ans, sous-directeur du marketing pour le Bénélux, ancien élève de l'École des hautes études commerciales de Jouy-en-Josas, ancien et brillant chef de produit de la société Korvex, deuxième en Europe pour les charcuteries sous cellophane (...)»

 

(3)Le discours critiquant la société de consommation était alors déjà en place (Baudrillard, bien d'autres et LES CHOSES avaient rencontré un succès qui ne se démentira plus):curieusement, le roman de Pilhes ne fait jamais écho au Spectacle pensé par les situationnistes. 

 

(4)Avant de passer au roman, R-V. Pilhes avait travaillé dans une très grande entreprise de publicité....

Partager cet article
Repost0
5 mai 2014 1 05 /05 /mai /2014 10:20



"Non, vraiment, Robert, il faut te faire soigner. Tu ne te rends même plus compte que tu as réussi là où d'autres ont échoué. Regarde comme ils vivent dans cette rue, bon sang, mais regarde! Ne vois-tu pas de différence entre eux et nous? Oh mon petit Robert, tu me fais de la peine, je n'aime pas te voir ainsi."

 

                            PRIS AU PIÈGE (page 77)

 

"Si tu veux apprendre à connaître les gens, à pénétrer leur âme, tu dois d'abord découvrir les fleurs et leurs secrets."

 

                             PRIS AU PIÈGE (page 20)

 


 

            Depuis ses premiers romans, Yvez Ravey attire toujours plus de lecteurs encouragés par des amateurs fidèles et des critiques fascinés par son monde de secrets et de pièges.


 Secrets et pièges sont au rendez-vous de ce roman paru en 2005. Roman du familier, du familial, du familien.

 

 

Un quartier


   Une ville au sud de l'Alsace, son faubourg, sa nationale empruntée par les Allemands pour aller sur la Côte d’Azur; proches, des fermes où l’on va chercher le lait. Plus loin, les usines Peugeot(1).
    Un quartier généralement silencieux quand ne retentissent pas des querelles, des bruits de jardinage ou de bois scié par Monsieur Tribonnet.
   Un narrateur enfant ou bien un narrateur qui se souvient de son enfance (dans les termes et la syntaxe d’un pré-adolescent (avec un problème de concordance des temps…)). Curieusement prénommé Lindbergh, aurait-il une vocation pour le vol, l’altitude, la vue en surplomb ou une enfance volée ? En tout cas, nous sommes loin du luxe de l'Orient-Express....
  Dans une maison avec véranda, sa famille, les Carossa:un père, Florian, employé à la Zénith, une entreprise de fonderie dans la zone industrielle (dans son temps libre, il entretient une barque); une mère qui devine vite les raisons de certains comportements et aime à parler avec des voisins. Une grand-mère vit avec eux:elle plaide pour la mère de Lindbergh. Lindbergh a tort de la délaisser pour Mme Domenico.
  Des voisins: au numéro 1, Monsieur Domenico (Robert), instituteur après avoir été dans la mercerie (courant les marchés avec un triporteur):un homme qui réfléchit peu, un sanguin aboyeur quand il a trop bu. Il est du type jaloux, neurasthénique dit le directeur de l’hôpital. Sa femme (Angèle) est secrétaire de direction à l’hôpital local:leur fille Jeanne s’est mariée depuis peu. Monsieur Barre, le maître-nageur aux beaux pectoraux et souvent en short et torse nu loge chez les Domenico dans la chambre derrière le garage mais Domenico se chargera de l’expulser de la ville.
  En face des Domenico, le fromager qui répond au nom suggestif de Rêvemoy:pas étonnant que le jaloux et surtout sa femme ne le fréquentent plus. En plein été, Madame Domenico, généreuse et conscienceuse, aide le narrateur dans ses devoirs de mathématiques et aime à regarder le maître-nageur. Sa passion:lire de belles histoires dans des romans
(comme MADAME BOVARY) qu’elle va chercher à la cave-son mari ne les aime pas du tout ces romans.…Ils racontent trop d’histoires d’amour.

 Cave, grenier, garage sont des lieux qui comptent.
 N’oublions pas au numéro 3, le sous-directeur de la Caisse d’Épargne, Barclay, souvent sur sa pelouse en short et torse nu.


 Non loin, l'hôpital, son bâtiment administratif avec le bureau presque toujours allumé du docteur Daroum.


  Un milieu modeste, étriqué, routinier où la réussite se mesure à la rapidité pour rembourser ses emprunts; où il est bon aussi d'avoir été le premier à acheter un téléviseur. Tout le monde se connaît. On y parle sans recherche. On dit " c'est qui ce charlot?",“demain serait un autre jour”; ”porter le chapeau”;”un de ces quatre matins”; ”le ton a monté d’un cran”, “tu as une araignée dans le plafond”, “ tu perds les pédales” , “ c’est le moment de se serrer les coudes”, "un gramme de jugeotte" et même “ mon pacha adoré”. Il est question de solex, d’allume-gaz, d’une 202 Peugeot...

 

 

L’écart : un coup de pied dans quelle termitière?


  Appelés par personne, des inspecteurs itinérants ("hygiène du bois") sont venus examiner les toits des maisons du quartier:ils redoutent une invasion de capricornes arlequin, insectes parasites qui se nourrissent avidement du bois des charpentes. Contre "cette calamité", ces "criminels", l
 e traitement coûte cher. Monsieur Barclay affirme qu’on ne peut compter sur aucune aide alors que les deux spécialistes prétendent qu’obtenir un apport du Crédit foncier est possible. Et leur travail à eux serait à un prix intéressant. Leur constat est alarmiste. Il faut agir à temps.

Le voisinage se divise. Monsieur Domenico est clairement accusé d’être à l’origine de l’expansion locale des parasites. Dans la maison même de Lindbergh des meubles rongés partent en poussière. Entêté, son père cherche à écouter le bois avec le stéthoscope du docteur Berger. Faut-il payer? Faut-il croire ces inconnus pressants?

Les inspecteurs créent du désordre. Des tensions apparaissent. Invisibles, les parasites prolifèrent peut-être. À coup sûr, dans le voisinage des humeurs grouillent, des rancœurs foisonnent. La mère de Lindbergh fait parfois des remarques intrigantes à Domenico.


 

Le témoin


  Le lecteur se demande ce qu’il doit faire de ces éléments modestes qu'il prend, un temps, pour insignifiants. Puis le soupçon vient peu à peu et les questions affluent:dans cet univers sans relief, pourquoi quelques minuscules aspérités émergent-elles et pourquoi certaines fissures s’écartent-elles très lentement? Pourquoi la mère devient-elle nerveuse quand il est question de capricornes? Pourquoi cette insistance sur la jalousie de Domenico? Pourquoi madame Domenico s’occupe-t-elle des devoirs de Lindbergh au point de faire naître en lui bien des sensations ? Pourquoi le bocal renfermant un capricorne prisonnier de sciure circule-t-il de main en main avec des risques évidents? Dans ces pages, on ne voit pas aussi clair qu'avec la robe jaune de Madame Domenico quand elle est à contrejour....

 

On comprend assez vite que le récit de l’enfant est à double entente comme les secrets sont à double fond:ce qu’il perçoit est bordé par ce qu’un adulte (le narrateur, le lecteur) devine. Pris au piège de la narration, le lecteur constate que les sous-entendus pullulent et que des allusions se multiplient pour le mener il ne sait où.(2)

 

Assez vite ce milieu devient étouffant. Le gris s’assombrit et déteint sur notre lecture. On se prend peu à peu à tout soupçonner, à tout craindre:mais quel jeu joue ce Domenico qui maltraite odieusement sa femme;ces spécialistes du xylophène sont-ils sérieux ou, en bons escrocs, veulent-ils prendre au piège tout le quartier? Notre doute rejoint celui de tous sur chacun:on se guette, on se méfie. Le spécialiste des capricornes s’en prend à Barclay. Le ton monte comme notre angoisse. Domenico veut traduire le père de Lindbergh en justice: il a tort de l’accuser de négligence....

 

 

 

  De la hauteur


  Le hasard d’une bonne action accélérera l’intrigue et densifiera encore plus le suspense: le capricorne dans son bocal ne sera plus le seul prisonnier. Réfugié involontaire sous la charpente des Domenico, Lindbergh, de plus en plus poussé à l’inertie, entendra des échanges téléphoniques, des colères, un interrogatoire, des réconciliations jouées et sera témoin d’un engrenage de faits qui surprend même ceux qui ne lisent pas Ravey pour la première fois.…

 

 

 

 

 

         Oui, nous sommes pris au piège de cette voix sans effet recherché mais qui retient et rend soupçonneux comme un page jaloux. Rarement sourdine et litote auront été aussi parfaitement mises au service de l'odieux comme jamais elles n'auront suggéré la circulation et le blocage des désirs (pré-désir, désir du désir, désir de souffrir, souffrance du désir, désir secret). Rarement l’évocation de la naissance du désir (d'un enfant) aura été porté à ce point d’humble perfection.

 

 

Rossini, le 7 mai 2014

 

 

 

NOTES 

 

(1) Dans un de ses premiers livres BUREAU DES ILLETTRÉS, la même nationale coupe une ville située entre l'affreuse Vaubant et Mulhouse....À l'époque, la voix raveyenne n'était pas encore "trouvée":citant Fante et McGuane, elle dépendait trop de Thomas Bernhard. Dans le récent UN NOTAIRE PEU ORDINAIRE, il est encore question de nationale: "La frontière pour toi, c'est cette route nationale. Interdit de passer cette ligne.. Ni toi, ni ton chien. Il a répondu oui."

 

(2) Pour notre plaisir, Ravey impose deux lectures. Tout était indice.

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
9 mars 2014 7 09 /03 /mars /2014 08:05


  "Les transformations sociales ne modifient pas la structure existentielle de l'homme, elles ne font que la mettre à nu parfois littéralement. En fin de compte, le véritable héros des œuvres de Platonov est sa conception de la vie et de la mort, qu'il a pu examiner de plus près que cela n'a jamais été possible au cours de l'histoire humaine."

                                   Joseph Brodski sur A. Platonov

 

                                      ♦♦♦

 

 

 

  "La petite fille s'assit avec prudence sur un banc. parmi les slogans muraux, son regard tomba sur une carte de l'U.R.S.S., et elle questionna Tchikline sur les lignes des méridiens:

 

- Qu'est-ce que c'est , M'sieur? Des barrières contre les bourgeois?

- Oui, mon enfant, ce sont des barrières pour qu'ils n'arrivent pas jusqu'à nous (...)." (page 62)

 

                                        •••

"- Tu mens, lui reprocha Jatchev, sans ouvrir les yeux. Le marxisme saura tout faire." (page 125)

 

 

                                        ❚❚❚

 

                

 

   Né en 1899, Andréi Platonov fut un des premiers romanciers de l’époque bolchévique. Édité à la fin des années 20, son audace fit qu' à partir de 1933, Staline veilla à ce qu’on ne puisse plus le lire. Dans LA FOUILLE (ou LE CHANTIER), publié en 1930 (1) nous sommes devant une œuvre déroutante pour bien des raisons, la plus importante étant qu'aucun commentaire ne semble pouvoir être assuré, en tout cas pas le nôtre. (2)

 

Au milieu d'un été à la chaleur accablante, Vochtchev est congédié de la petite entreprise de mécanique qui assurait ses moyens d’existence. Il quitte tout, après être passé par un cabaret. Indifférent au confort, il dort dans un ravin et cherche un autre travail. On l’emploie peu car on lui reproche de trop réfléchir “au plan de la vie”.
Dans une petite vlle, il se joint au chantier d'un immeuble symbolisant un grand enjeu politique qui doit balayer la vie individualiste et rétrograde.“Ils devaient en effet commencer le jour-même, la construction de ce bâtiment unique où viendrait habiter toute le classe du prolétariat local. Cet immeuble collectif allait s’élever au-dessus de toute cette ville entre cour et jardin, et les petites maisons individuelles se videraient. Le monde végétal les recouvriraient d’un manteau impénétrable, tandis que les survivants décharnés d’une époque oubliée y rendraient les uns après les autres, leur dernier soupir.” À un moment des fouilles, l’idée vient à l’un des responsables, Pachkine, d’agrandir le chantier par six pour ainsi augmenter le bonheur d’un plus grand nombre d’hommes.
À l’automne, en raison du froid et de la neige, le chantier s’interrompra. En nous déplaçant un peu dans la campagne, nous suivrons alors le travail d’un militant qui a pour mission d’établir et renforcer un kolkhoze et de liquider les koulaks et semi-koulaks.


On a compris le contexte. Nous sommes dans l’URSS des années vingt:on retrouve le vocabulaire dominant alors (lutte et liquidation des classes, nantis, bourgeoisie vile, épuration des poux et des parasites, koulaks saboteurs, prolétaires héroïques, ligne générale, matière humaine, homme nouveau à construire etc.), même dans des régions  très éloignées des grandes villes.


Nous allons vivre cette fouille, le changement qu’elle promet et fréquenter comme Vochtchev, entre ville et kolkhoze, différents personnages tous dignes d'intérêt.(3)
   Kozlov au cœur fragile et tout en os aigus, jouisseur solitaire, frustré de ne pas être assez reconnu ni sollicité dans la lutte contre la révolte petite-bourgeoise et qui attend beaucoup d’une pension d’invalidité… Il gravira de beaux échelons en apprenant par cœur “formules, slogans, maximes, toute sorte de sages paroles et thèses de procès-verbaux, de résolutions et strophes de chanson” pour épouvanter les ouvriers et ses anciens camarades qu’il traite de “nullité fasciste”: il meurt assassiné dans une izba aux côtés de Safronov, un autre socialiste enthousiaste à la démarche élégante et à l’imagination vive, qui désire endoctriner les masses à l’aide de la radio et qui se demande si la vérité ne pourrait pas être une ennemie de classe....Nous découvrons aussi Pachkine, président du bureau syndical, volontiers paternaliste, véritable conscience d’avant-garde qui doit cacher l’un de ses prénoms (Léon Ilitch…) et sait ce qu’est un opportunisme confortable;Tchikline, véritable force humaine qui lui sert de conscience et de pensée....Il s’humanise en protégeant l’ingénieur mais aussi grâce à des souvenirs d’enfance (et même un souvenir “amoureux”!) et surtout après la découverte de Nastia, l’enfant orpheline conditionnée à la fureur idéologique (elle veut la mort violente des ennemis de classe…): ce Tchikline (et nous sommes déjà dans l’art de Platonov) connaissant une expérience d’absorption empathique envers Kozlov (assassiné comme on sait) et concluant le livre par l’enterrement de l’enfant dans la terre qui soutiendra le futur immeuble prolétarien.

 

On attirera l’attention encore sur le militant du kolkhoze (baptisé très sobrement LIGNE GÉNÉRALE (!)) et l’ingénieur. Le premier est victime de sa “foi”, de son zèle: il travaille comme un acharné pour le socialisme triomphant, surveille tout, enseigne l’alphabet aux illettrés pour mieux les embrigader (les mots commençants par A: avant-garde, activiste, adulateur, avance, archi-gauche, anti-fasciste...). Cependant il est dénoncé dans un envoi de l’autorité régionale:sa cellule se serait “déjà engagée dans le marais gauchiste de l’opportunisme”…. À l’opposé, l’ingénieur, celui qui fait les plans de la cité radieuse des prolétaires libérés, est un homme divisé:il se tourmente beaucoup sur les enjeux de son travail (quelle sera "l'âme" des futurs habitants de son immeuble?) et songe assez vite à en finir avec la vie qui lui a peu offert, en amour en particulier. Cette décision prise, il se mêle plus aux travailleurs et découvre peu à peu le sens de sa mission dans la lutte politique.


Tout y est: les discours des paysans qui voient les contradictions du projet collectiviste ("Autrefois on avait peur pour sa seule famille, mais maintenant, il faut faire attention à tout un chacun: ça va nous éreinter complètement d'avoir tout ça à charge"); l’élimination violente des koulaks (le radeau), le conditionnement par les emblèmes, la musique, les fêtes, la radio, les hauts-parleurs; le "service du bonheur permanent de l'avenir et à l'enfance"; le militantisme aveugle ou opportuniste; la manipulation des illettrés, l’endoctrinement des enfants; l’obsession de la ligne générale qui serpente au gré des plus habiles; les rivalités mimétiques qui débouchent sur les rancunes, les vexations, la délation, les coups. Sans oublier Jatchev (ce personnage de mutilé, agressif, insultant, toujours dans l'accusation et la surenchère politique qui comprendra peu à peu la tragédie de sa future élimination) ni Michel, l’ours prolétaire qui dans quelques scènes d’un grotesque sidérant (et touchant) devient stakhanoviste avant Stakhanov. 
 
Tous les personnages nous retiennent et, grandeur de Platonov, rares sont ceux qui sont univoques: ils ont le plus souvent des failles que le narrateur fouille ou indique en passant.

 

  Central et marginal, Vochtchev traverse cette tentative politique radicale et il est incontestablement le personnage le plus intrigant. Il pose des questions existentielles fondamentales à la fois abstraites et concrètes, nées d’une exigence profonde, entretenues par l’oisiveté ou l’ennui et souvent apaisées par d'étranges élans et des investissements enthousiastes dans le travail.


Ses contradictions, son évolution disent à elles seules la complexité du roman.

 

Collecteur d’objets abandonnés, hanté par ce qu’il faut appeler trop vite et trop simplement l’esprit, ce métaphysicien qui s’ignore arrive au cœur de la révolution en marche, du matérialisme conquérant, du bien-être garanti techniquement mais il désire aller à l’essentiel et connaître la vérité, en particulier sur la machine de l’univers, sur son sens et sur celui de sa propre vie. Il a honte de vivre sans vérité et parfois pense qu’elle n'existe pas ou bien peut-être qu'elle a "existé chez une plante ou chez quelque créature héroïque mais un mendiant vagabond était passé par là et avait mangé cette plante ou foulé aux pieds cette créature encore plus accablée que lui, puis il était mort dans un ravin à l'automne et le vent avait dispersé son corps dans le néant." Partout où il passe, il se heurte à cette évidence:la réflexion peut déranger la Révolution qui sait le primat de la pratique....

Triste le plus souvent, "flanchant" quand il constate l’absence de la vérité, il souhaite échapper à lui-même. Il travaille dur, oublie un peu ses questions, se résigne et passe donc son temps libre à ramasser “dans la nature, toute espèce de bricoles infortunées qui prouvaient l’absence de plan dans la création du monde et attestaient la mélancolie de tout ce qui vivait et respirait.” Plus tard on verra qu’il a “amassé dans son sac, tel un avare, les restes matériels de gens disparus qui avaient vécu comme lui, sans vérité et qui étaient morts avant la victoire finale. Maintenant il produisait ces travailleurs liquidés à la face du pouvoir et de l’avenir afin d’obtenir vengeance, grâce à l’organisation de la signification éternelle des hommes, pour ceux qui reposaient silencieusement dans les profondeurs de la terre.” On mesure son évolution et on en aura bien d’autres preuves:il affirmera un jour que la vérité pourrait améliorer le rendement du travail et, méditant devant Natcha, il se dit que ce faible corps abandonné parmi les hommes, "sentirait un jour le courant réchauffant du sens de la vie et son esprit verrait une époque semblable au premier jour.” ( je souligne). Il ira même jusqu’à frapper un semi-koulak ! et participera à l’élimination violente (noyade) des koulaks.

   

Pourtant, d’autres jours, il se languit, trouve le temps long ou se détache et semble heureux “de ne plus participer aux folies du moment” et de s’éloigner du chantier. Il continue à interroger les étoiles et demande “avec impatience quand donc serait prise là-bas, la résolution d’en finir avec l’éternité du temps et celle de racheter la durée accablante de la vie.” Soudain, lui, le vagabond, a peur de la nuit et croit en “la promesse d’un salut lointain hors de l’anonymat de l’existence générale”. Partagé entre la tristesse et la croyance qu’il “existe au loin quelque chose de spécial ou bien quelque objet splendide et fabuleux, tout en s’étonnant de voir que des chevaux “étaient littéralement convaincus du sens kolkhozien de la vie, tandis qu’il était seul à vivre plus misérablement qu’un cheval”, il se joint aux kolkhoziens car ils sont devenus comme lui, rien ....


Son insatisfaction le tourmente beaucoup et il lui arrive de rester “étendu à écouter les battements de son cœur absurde qui entraînait tout son corps vers quelque lointain indésirable de la vie.” Un moment il se reproche de ne rien faire "pour forcer les portes de l'avenir; et si de l'autre côté, il y avait vraiment quelque chose?".

    La fin est surprenante: après avoir trouvé en l’ours un double qui déprime dès qu’il ne fait rien, dans un double geste contradictoire, Vochtchev comprend l’idéal accompli par le militant “qui naguère agissait avec tant d’importance et de rapacité que toute la vérité universelle, tout le sens de la vie se retrouvaient concentrés en lui et nulle part ailleurs, tandis que Vochtchev n’avait eu droit qu’au tourment de l’esprit, à l’inconscience de l’être emporté par le courant rapide de l’existence et à la soumission de l’élément aveugle” et il frappe son cadavre parce que le miliatnt avait aspiré tout le sens de la vie et épuisé le suc de toute la classe !


Il déclare prendre en main le tourment des kolkhoziens. La mort de la petite Natcha l’ébranle :”il ne savait plus où pourrait bien advenir le communisme en ce monde, s’il ne se trouvait d’abord dans le sentiment d’un enfant et dans cette impression de conviction qu’il vous donne. Qu’avait-il besoin désormais du sens de la vie et de la vérité sur le sens de l’univers, s’il n’y avait un petit être humain digne de foi, chez qui la vérité devînt joie et mouvement?
Vochtchev aurait de nouveau consenti à ne plus rien savoir et à vivre sans espoir dans la vague convoitise d’un esprit qui tourne à vide, pourvu que la petite fille fût intacte, prête à vivre, même si,le temps passant, les tourments devaient l’épuiser.” (j'ai souligné)


     On ne quitte pas facilement ce Vochtchev aux interrogations torturantes et aux convictions si soudaines élevées sur des fondements aussi fragiles parce que compensatoires....La fouille de lui-même et de la vie est si épuissante qu'il semble préférer une certitude provisoirement consolante.


 Il faut lire Platonov:pour la richesse austère de ses personnages (même les repoussants, même les simples silhouettes), pour son regard sur les paysans aux yeux vides et à la lucidité implacable, pour sa restitution d’un pauvre groupe humain avec ses divisions, ses violences intimes, ses sympathies qui n’arrivent pas à se dire, ses souvenirs rares, pour la tristesse qui affecte un grand nombre (alors que, comme le dit Safronov, "la tristesse doit être annulée"), pour la mise en valeur de l'extériorité indifférente de la nature et d’un sentiment d’incomplétude en chacun et d’un désir fou d’harmonie chez les meilleurs.
 Inoubliables sont certains dialogues (songeons à la seule question : à partir de combien de personnes peut-on parler de masse ou de classe? Deux?) comme quelques grandes scènes (la nuit d’attente de la mort des kolkhoziens, les évocations des chevaux, le regard de Jatchev sur les condamnés à la noyade ou encore la rencontre de l’ours et de l’enfant sur le pot).

 

 

        "Le principe auquel il a le plus souvent recours pour construire sa phrase est celui du cul-de-sac sémantique.(...) Le tissu littéraire des œuvres de Platonov est à tel point saturé de ces sortes d'impasses que j'appellerais son style:écriture cunéiforme sémantique. Platonov utilise à cet usage toutes les strates existantes de la langue: tics bureaucratiques, termes techniques, jargon, argot de métier, idiome de la langue des slogans. En conséquence, nous sommes en présence d'un tableau épique de l'absurde (...)." Joseph Brodski.

 

 

 

 Oui, ce qu’il faut partager c’est son style sans précédent et absolument indéfinissable que toute la critique salue pour son mélange de concret et d’abstrait, de sensible et de métaphysique, son art de la surprise et du décalage qui suppose une traduction qu’on devine exigeante et, disons-le, presque impossible.


   Très fréquemment ses phrases vous arrêtent: par leur audace (“Ils vont se mettre à creuser si fort que tout élément mortel qui est en eux fera surface”), leur originalité (“Une lune brouillée parut dans le ciel lointain, vidé de ses tourbillons et de ses nuages, un ciel qui était si désert qu’il permettait la liberté éternelle et si angoissant, que pour cette liberté, l’amitié était nécessaire” ou “Et la femme [
la mère de Natcha] resta étendue dans cet âge éternel que lui avait donné la mort”), y compris dans leur ironie parfois bien cachée. Paradoxalement la personnification domine (“poussière épuisée”, “une main qui a désappris le bonheur”, “leur cire triste et silencieuse “, "un oubli patient” et tant d'autres) et on reste pantois devant la capacité qu’a Platonov à restituer l’hétérogénéité des discours et des registres (aussi bien le très peu orthodoxe “Les ouvriers mangèrent en silence, sans se regarder, sans avidité, sans attacher de prix à la nourriture, comme si l’énergie humaine provenait de la seule conscience” que le bouleversant “Après son cri, la nuit, le silence et la tristesse de ce qui vivait faiblement dans l’obscurité devinrent encore plus sensibles.”)

 Enfin, et ce n'est pas le plus facile, l’art de Platonov vous jette au milieu de symboles à jamais ouverts ou muets.


    Notre édition a pour titre LA FOUILLE. On a proposé LE CHANTIER et G. Nivat EN CHANTIER.  Ce qui est en chantier c’est l’immeuble qui doit apporter le bonheur et échapper au Temps. C’est la Révolution. Significativement, le livre s'achève sans rien dire de son édification. Tout commence-t-il? Tout est-il menacé d'avance? Ce dont on est sûr c’est que pendant la fouille il a fallu déloger d’anciens cercueils de paysans conservés (par précaution
-des cercueils préparés pour leurs morts...-) dans des grottes du ravin fouillé et réclamés par "un paysan nu, bouffi de peine et de vent" : “chez nous les gens continuent à vivre seulement parce qu’ils ont chacun leur cercueil”...) et, qu'à la fin, Tchikline “creuse une tombe spéciale pour Natcha. Il la creusa quinze heures de rang, pour qu’elle soit profonde et que ne puissent y pénétrer ni ver, ni racine, ni chaleur, ni froid et pour que le bruit de la vie à la surface ne vienne jamais inquiéter l’enfant. Pour lui faire une couche funèbre Tchikline évida une pierre inaltérable et lui façonna spécialement en forme de couvercle, une dalle de granit, de manière à ce que ne pèse pas sur la petite fille, l’énorme poids de la poussière tombale”.(4)


 

    Si nous sommes, hélas,  barrés par l'accès à cette langue, ne nous cachons pas derrière l'alibi de l'éloignement historique. Le fer de cette œuvre est encore brûlant.

 

 

Rossini le 16 mars 2014

 

 

 

 NOTES


(1)Les sources d'information divergent. Certains affirment que ce roman ne fut pas publié de son vivant. J'ai du mal à croire que la censure ait pu le laisser paraître.

 

(2)Sans sous-estimer les difficultés de l’éditeur dans les années 70 on ne peut que regretter, en tout cas pour notre édition, les innombrables fautes et coquilles. Espérons que les rééditions les auront fait disparaître.

 

(3)On y songe parfois mais ce roman est tout de même très loin des HAUTEURS BÉANTES et de leur logique broyeuse.

 

(4)Ne pense-t-on pas au peu matérialiste tombeau de B. Brecht?

Partager cet article
Repost0
2 mars 2014 7 02 /03 /mars /2014 11:29

 


  "À quoi jouez-vous, mademoiselle?" (page 169)

 

 

                                          ◆◆◆

 

      Une jeune femme (“notre jeune amie”) qui restera anonyme tout au long du roman est télégraphiste dans un quartier huppé de Londres, Mayfair. Elle travaille dans l’épicerie de M. Cocker parmi les "odeurs nauséabondes" des jambons et fromages dont elle est heureusement séparée par une cage grillagée qu’elle partage avec le caissier. Cage dans la cage, protégé par du verre, se trouve le télégraphe. Elle fréquente M. Mudge qui vient de quitter l’épicerie pour une autre située dans un quartier moins reluisant, celui de Chalk Farm….Il voudrait bien qu’elle le rejoigne:elle a un grand talent pour retarder ce moment.
 Orpheline de père, elle a connu avec sa famille (sa sœur est décédée) de grands malheurs que sa mère supporta avec l’aide du whisky. Ce moment de son existence est présenté comme un "abîme":la dimension spatiale du roman, symbolique ou pas, s'annonce prééminente.
  Curieusement, la raison de vivre de cette jeune femme qui n’a pas quitté Londres depuis dix ans tient dans cette cage:raison économique évidemment mais aussi raison intellectuelle. Derrière sa grille, elle voit défiler tout le quartier, déchiffre les télégrammes et semble participer à la vie et aux secrets de ce grand monde qui la fascine (de façon ambivalente) avec "les résidences très luxueuses de Simpkin, de Ladle et de Thrupp". Elle vit au rythme des passages, des envois, des retraits, de la monnaie comptée, des petits services rendus. Fait significatif:pendant les pauses, cette Bovary industrieuse et lucide sur son Charles, lit beaucoup de livres romanesques mais sans chercher à rejoindre (autrement qu'en imagination) l'univers qui la fait rêver....


  En dehors du dimanche où,
en compagnie de son fiancé, elle profite de Regent's Park, elle ne fréquente que Mrs Jordan, une femme qui a connu elle aussi des déboires et qui est devenue fleuriste d’intérieur pour gens aisés. Mrs Jordan combine des bouquets et rêve de franchir pour toujours la porte de ce grand monde; pour sa part, la jeune télégraphiste combine des destins en restant à sa place. Une rivalité amicale est née entre elles. Chacune veut passer pour celle qui fréquente le plus et connaît le mieux la haute société. La fable qui les confronte pourrait s'instituler la porte et  la cage.(1)
 Un jour l'héroïne a affaire à un client qui devient vite l’objet de son attention:Everard. Depuis sa cage, elle l’observe, l'aide, sait se rendre indispensable. Elle voit en lui un idéal social et masculin. Dès lors nous suivons les aventures plus imprévisibles qu’on pourrait croire entre une télégraphiste (qui a des dons de Pythie et de Parque) et un beau mondain descendant parfois de son Olympe.


 

  Composition


 On sait que c’est une des beautés de l’œuvre de James. Voilà un petit roman qui vous met en cage:vous ne pouvez lui échapper et, une fois que vous l'avez fini, vous lui revenez pour le sonder toujours plus loin comme la jeune fille lit, non les tarots, mais les télégrammes sibyllins.

 

  On ne peut qu’admirer cette construction à la fois évidente et savante fondée sur une activité sociale bien limitée en principe, l’envoi tarifé de quelques mots.
  Après la présentation de la situation (le travail quotidien d’une télégraphiste consciencieuse et efficace, son amitié pour la  fleuriste, son fiancé), émerge peu à peu, parmi ses clients, le bel Everard. Perçu essentiellement par l’employée de chez Cocker, s’installe progressivement le jeu des "manigances", des "subterfuges", des "sous-entendus" entre le capitaine et l’employée-la part interprétative la plus active revenant de loin (et presque entièrement) à l’employée.


 L’étape suivante nous mène à l’extérieur de la cage, en deux temps.

C’est tout d’abord la rencontre dans son quartier à lui puis la conversation sur un banc d’Hyde Park. Le moment suprême de leur histoire. Tout va changer dès lors:elle ne le dira que plus tard, en octobre. Elle a une conviction: il est en danger.
Viennent ensuite les vacances à Bournemouth:jamais son fiancé Mudge n’a paru aussi éloigné d’elle et aussi enfermé dans sa cage du positivisme étroit, jamais elle n’a été aussi loin de lui dire son secret (et pourtant elle le fera, à sa façon)... mais leur future maison sera bientôt prête....Son sort est scellé et quelques larmes n’y feront rien.... Pourtant elle demande un délai à son patient fiancé.... Il lui faut défendre Everard contre le danger qui le menace….


 Le temps passe et l’imagination de la télégraphiste s’enflamme:en octobre, un pas est franchi. Même le désir de bondir hors de sa cage lui vient. On frôle la rencontre dont elle se défend et elle a le sentiment que le capitaine devient presque pressant (jusqu’au ridicule) avant une
absence de dix-huit jours. Vérité, surinterprétation? James parvient à jouer sur plusieurs plans avec une habileté parfaite.

Tout semble encore possible.Tout bascule alors. Everard revient à Londres. Ce n'est plus le même. C’est l’affolement et l’accéléation des visites:il vit un drame né d’une obscure histoire de télégramme (non distribué, intercepté plutôt, avec quelque chose de faux écrit dedans et dont l’erreur serait peut-être salutaire...) et qui l'infantilise au point de le rendre hagard et décomposé.  Grâce à un buvard et beaucoup de mémoire, la jeune femme sauve son “amant” de tête de cet imbroglio qui a pris, un temps, une dimension presque policière. Elle ne sait pas encore quel sera pour elle et lui le prix de ce salut.


 La chute répond parfaitement au début et, fait symbolique, elle a pour décor le modeste appartement de Mrs Jordan. La revoilà, cette amie, rivale en connaissance mondaine. Tout va s’éclairer avec cette entrevue dans un lieu inattendu. Nous assistons à la grande bataille de la guerre permanente qu’elles se livrent avec les meilleures armes de la perfidie. Les piques fusent, aussi brèves (mais plus limpides) qu’un télégramme. Chacune va découvrir les mensonges de l’autre et apprendre de l’autre ses propres mensonges et illusions. La jeune fille reconstitue alors l’ensemble qu’elle croyait dominer comme un spécialiste de diplodocus reconstruit un animal entier à l'aide d'un seul os.
  Quand la vérité éclate pour la future Mrs Mudge, règne paradoxalement un brouillard incroyable qui envahit même les maisons...( les deux "amies" en avalent...!). La dernière phrase du livre prouve enfin que la télégraphiste n’est peut-être pas totalement “guérie”.

 

 

Narration  

 

  D'autres éléments en font une œuvre étonnante. Sans être l’enjeu du roman, la satire du méthodiste et petit-bourgeois Mudge est une grande réussite. Ses goûts, ses occupations de philistin sont rapportés de façon aiguë mais presque sans méchanceté. 

 

  C’est le narrateur qui retient le plus. On est séduit par un mélange d’ironie et d’humour et parfois, fait très rare, on a du mal à les distinguer. Mais surtout, ce qui fascine, c'est la maîtrise légendaire du style indirect libre par H. James, sa puissance d’intrusion dans l’univers de l’héroïne et la restitution subtile de ses hypothèses, de ses projections imaginaires (alimentées par ses lectures), de ses interprétations. Le conteur joue magistralement des variations sur la distance et la proximité entre Everard et sa télégraphiste préférée:ce sont autant de magnifiques moments d’exégèse du moindre silence, des regards échangés ou interrogés, des messages subliminaux. Autant de "peut-être", de "sans doute", de "cependant”.


            "Elle avait réussi à ne plus le regarder, mais elle devinait ses gestes et elle devinait même où ses yeux se posaient.

  De même qu’un télégramme peut contenir des richesses et des arrière-plans difficiles à deviner pour un tiers, sauf pour notre héroïne, de même James est capable de restituer, comme à la loupe, le moindre indice, la plus petite réaction, le support infime d’un enthousiasme ou d’une série d’obsédantes interrogations. Impossible de toutes les citer  mais on sera attentif à l’épisode où notre héroïne corrige, en sa présence, un télégramme de Lady Bradeen. Ce que l’imagination permet à la télégraphiste, l’analyse et le style sophistiqués le permettent au narrateur.
 

 

Lectures


 La plus simple, celle qui vient immédiatement dans le cours du roman:nous lisons l’histoire d’une désillusion survenue après une belle parenthèse.

  Une jeune femme particulièrement talentueuse ne se satisfait pas de son statut social. Fascinée par la haute société, douée d’une grande capacité d’observation, d’imagination, d’anticipation et d’une puissante intelligence (“vous êtes terriblement intelligente, vous savez, plus intelligente, oui plus intelligente que…”), elle parvient, sans jamais penser en termes d’injustice sociale, à se divertir au contact du cercle des riches, à vivre par procuration et à se créer un monde en lisière du grand monde.
 Prisonnière de sa cage comme de sa classe, influencée par des livres romanesques, hantée par l’idéal et l’idéalisation de tout ce qui lui semble obligatoirement haut et sublime, elle s’adapte à l’injustice et à l’inégalité sans les voir pleinement ni,
encore moins, les contester ….Elle a un regard critique sur la gentry (son opulence, sa gabegie) mais il est abstrait et, en même temps, elle cherche à se distinguer absolument des gens de sa classe. Elle se le dit:il n’est pas question pour elle d’agir comme une petite vendeuse ou une petite serveuse.
 Le talent de James et celui qu'il prête à son héroïne masquent la réalité de la situation et donne le sentiment d’une heureuse consolation. Mais
à un moment donné, il faut ouvrir les yeux:la jeune télégraphiste revient sur terre et prend conscience du caractère idéaliste, déformé et lacunaire de la perception que donne la cage. C’est auprès de l’autre femme fascinée par le monde, Mrs Jordan qu’elle complète enfin les messages et les signes qu’elle interprétait partiellement." Ni l'une ni l'autre ne se prononcèrent clairement sur la place que Mr Drake [le futur mari de Mrs Jordan] occupait dans la haute société, mais l'accablement de sa fiancée en disait long et dans ce drame, la jeune fille VOYAIT COMME L'IMAGE EXACTE DE SES PROPRES RÊVES, DE SES ILLUSIONS PERDUES ET DE SON RETOUR À LA RÉALITÉ, CAR LA RÉALITÉ POUR DEUX HUMBLES PERSONNES COMME ELLES, NE POUVAIT ÊTRE QUE CELLE DE LA LAIDEUR ET DE L'OBSCURITÉ ET JAMAIS CELLE DE L'ÉVASION OU DU DÉPART POUR UNE VIE MEILLEURE".(J'ai souligné)

  Il est alors facile de voir dans l’activité de la télégraphiste une allégorie de la création et c’est dans cette direction que nous mène, avec d’autres, Fabrice Hugot, le préfacier (et traducteur) de cette édition. Depuis son bureau, dans l’isolement de l’écriture, avec des télégrammes de la mémoire, de l’observation, de l’analyse, comme elle, l’écrivain construit un univers où les barrières sont des obstacles et des chances. À cette différence près que le romancier fait une œuvre après avoir traversé tous les univers (et pas uniquement en imagination), fort d’un surplomb critique que ne permet pas l’idéalisation de la télégraphiste.

Une lecture plus originale fut celle de G. Deleuze et F. Guattari, dans MILLE PLATEAUX, volume qui suivit le retentissant ANTI-ŒDIPE. Comme souvent chez eux, l’œuvre (admirablement commentée) entre dans un dialogue polémique à plusieurs interlocuteurs et nous éloigne du seul commentaire littéraire….Mais ce que fait Deleuze mérite toujours attention.


 Le quotidien de la télégraphiste et ce qui se dessine de son avenir serait celui d’un peu tout le monde: des segments de vie bien délimités qui se juxtaposent, s’accordent, se conjuguent. Ce qu’ils baptisent ligne de segmentarité dure ou molaire. Sur cette ligne ”il y a beaucoup de paroles et de conversations, questions ou réponses, interminables explications, mises au point.” Un segment pour la cage, un autre pour le commun avec Mudge, un autre encore avec Mrs Jordan.
Avec l’arrivée du couple Lady Bradeen / Everard dans la vie de la jeune fille, ce qui se crée peu à peu c’est “un flux souple, marqué de quanta qui sont autant de petites segmentations en acte, saisies à leur naissance comme un rayon de lune ou sur une échelle intensive.” D’un côté, un jeu d’ensembles rigides bien déterminés (les classes, les sexes); de l’autre des “rapports moins localisables, toujours extérieurs à eux-mêmes, qui concernent plutôt des flux et des particules s’échappant de ces classes, de ces sexes, de ces personnes.Ligne de segmentation souple ou moléculaire qui interfère avec la précédente. Cette ligne est faite “de silences, d’allusions, qui s’offrent à l’interprétation.” Ce “fil” mystérieux de leur histoire dont parle justement l’héroïne.


Enfin, selon Deleuze & Guattari, la télégrahiste en arrive “à un quantum maximum au-delà duquel elle ne peut plus aller (…).” Lui et elle sont rejetés vers la segmentarité dure (il se marie, elle aussi) et “pourtant tout a changé”. On retrouve la célèbre ligne de fuite deleuzienne qui, ici, devient “pure ligne abstraite”.


  Le mérite de cette lecture est de nous débarrasser de la morale du jugement et de bien montrer que les lignes se mélangent. On comprend bien que les deux compères veulent jeter aux orties les tentations critiques unilatérales ou sociologisantes.



 Il reste que la virtuosité de l’analyse ne cache pas longtemps le malaise qui s’impose au lecteur qui en vient à se demander si la puissance prêtée à la jeune fille n’est pas gratuite et ne revient pas à l’enfermer dans une autre cage aux barreaux plus serrés à force d'être subtils....Certes le narrateur nous révèle, grâce à Mrs Jordan, la médiocrité de cette gentry et insiste beaucoup sur la cage (dorée) de la haute société:il souligne même le mot "ficelé" pour confirmer que le capitaine est lui aussi pris dans un piège. Lady Bradeen le "tient" pense-t-on avec Mrs Jordan et son amie télégraphiste. Cependant il faudra à la jeune télégraphiste quitter cette cage pour en retrouver une autre, celle du pharisien Mudge....


 

Rossini, le 7 mars 2014

 

 

NOTE

 

(1) James excelle dans les récits de rivalités. Il suffit de songer au paradigmatique FIGURE IN THE CARPET.

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
11 février 2014 2 11 /02 /février /2014 06:05


"Pandit Ganesh! m'exclamai-je, en m'élançant vers lui. Pandit Ganesh Ramsumair!


 - G. Ramsay Muir", dit-il froidement." (page 286)

 

                                         ♦

 

  En 1957, S.V. Naipaul, après quelques essais, ouvrait sa carrière littéraire avec ce roman au titre étrange. Pour commencer, il feint  d'emprunter au roman d’apprentissage, genre qu’il affectionna un temps.
 C’est un livre tortueux malgré son apparence de conte moderne pour mythologie journalistique avec ascension lente mais implacable du héros.

 

 Le lecteur hésite souvent:mais qui est ce Ganesh? Est-il bon? Est-il méchant? Est-il naïf? Est-il roué? Est-il mystique ou mystificateur? Chanceux ou opportuniste?



 Enfant au tibia blessé lors d’un match de football, au début de la guerre, le narrateur de ce roman, issu d’un milieu indien de l’île de Trinidad a été observé par un masseur de la même origine qui devint célèbre, Ganesh Rasumair qui le fascina par la richesse de sa bibliothèque. Son intervention de thaumaturge ne fut pas efficace mais il reçut de lui un petit opuscule (CENT UNE QUESTIONS ET RÉPONSES SUR LA RELIGION HINDOUE). Plus tard, devenu célèbre, ce Ganesh publia son autobiographie (LES ANNÉES DIFFICILES, 1946) mais la retira
(comme toutes ses contributions), malgré un grand succès.


 C’est à ce texte que se substitue le récit de notre narrateur devenu adulte. Récit lent au départ, piétinant même, qui s'emballera soudain au point de donner le tournis. Le carnavalesque de cette aventure se situant dans l'accélération des épisodes.

 

 L’air de rien et sans réécrire ELMER GANTRY, Naipaul, déjà lucide, nous offre un roman Janus consacré à une promotion stupéfiante. Il regarde à la fois le présent produit par un lourd passé et prevoit ce qui ne peut que se développer dans l'avenir. Il le dit d'emblée: l’histoire de Ganesh est en quelque sorte l’histoire de notre temps.


Ganesh, un Indien de Trinidad

   Orphelin de mère, Ganesh a fait des études médiocres au Collège royal de la Reine:il n’aura eu qu’un seul ami alors, le brillant Indarsingh qu'il retrouvera dans son moment politique (quand émerge le Social-hindouisme...). Après son initiation au brahmanisme et quelques semaines d’enseignement peu probant, il a perdu assez vite son père et, à cet instant précis, a éprouvé une intuition qui lui annonçait quelque chose de grand dans les années à venir.


Malgré une toute petite rente pétrolière, il n’avait alors aucun moyen de gagner correctement sa vie. Cependant il ne voulut pas demeurer à Port of Spain, la cité “trop vaste, trop bruyante, trop étrangère” et revint à Fourways, endroit isolé où on le respectait, l’appelait “sahib” voire "Maître". De façon assez peu désintéressée, un voisin matois, Ramlogan qui tient boutique, le pousse dans les bras de sa fille Leela.
 
 En accompagnant Ganesh nous découvrons son milieu d’origine:des hiérarchies, des croyances,
des tabous, des rites extrêmement formels, leurs empreintes, leurs forces, l’hypocrisie qu’ils entrainent parfois (ainsi le mariage (qui a sa saison): les jeunes gens font semblant de ne s’être jamais vus…)(1). Dans cet univers encore clos, les palabres, les tractations, les querelles, les guerres intestines sont fréquentes mais surtout on voit poindre quelques conflits intergénérationnels que le modernisme renforce. Avec des scènes de comédie et une satire permanente qui doit sans doute aussi à l'autodérision, Naipaul tourne notre regard vers le passé en train de passer. Partout règnent misère et débrouillardise vitale d'où émergent des personnages hauts en couleurs (l'impossible beau-père ou la Grande Roteuse par exemple) et où se confirme l'état accablant du sort des épouses au sein des familles.


 

Un roman d’apprentissage ? 


 Très systématiquement le narrateur marque les étapes de cette existence qui laisse pantois le lecteur:sommes-nous dans une logique providentialiste ou picaresque? Laquelle cache l'autre?
 Tôt, au moment des quinze ans de Ganesh, sa logeuse
à Port of Spain devina en lui "un fluide". Quelques années plus tard dans la pauvre campagne de Fuente Grove où il passait son temps à méditer, il aimait aussi se promener à bicyclette: il fit une rencontre  lourde de conséquences, celle de M. Stewart qui trouve qu'entre eux deux circulent de bonnes ondes. Stewart se prétend Indien du Cachemire (il a renoncé à son christianisme) tandis qu'on le prend plutôt pour un Anglais fêlé qui distribue généreusement son argent. Il ira mourir à la guerre que pourtant il fuyait: Ganesh ne le reverra jamais mais symboliquement lui dédiera son autobiographie.
 Son ambition alors est de devenir masseur et écrivain tout en ayant l’idée de fonder un institut culturel. Dans son exil de Fuente Grove, il masse peu, prend beaucoup de notes (histoire, philosophie), rêve de publier. Peu à peu il entre dans le monde de l’imprimé et Naipaul donne une juste idée de l’amour naissant du papier, des caractères, de l’odeur de l’encre.
Ganesh comprend qu’il ne sera pas masseur:il est trop "spiritualiste" ou la concurrence est trop forte ou le lieu n’est pas propice. Il tient toujours prête une bonne explication. Son premier opuscule,
CENT UNE QUESTIONS ET RÉPONSES SUR LA RELIGION HINDOUE, une anthologie ridiculement petite (trente pages) n’aura aucun lecteur mais tout de même, on ne sait jamais, il l’enverra à de grands chefs de gouvernement.
Autre moment-clé:il reçoit la visite d’une femme de Port of Spain. Elle craint pour son fils qui vit tragiquement avec l’idée que son frère est mort à sa place. Ganache l’arrache au nuage qui le hante. Il le "désensorcelle". Dès lors sa réputation devient immense dans toute l'île de Trinidad. On le verra ensuite devenir journaliste pour faire taire un adversaire finalement insignifiant et puis, après s'être imposé dans la justice, il passera évidemment à la politique. Il écrasera tous ceux qui se mettent en travers de son irresistible avancée. Il jouera même les activistes (au point de passer pour communiste !), mais en bon analyste de la situation, il optera pour la tranquillité (pour lui) de l'option pro-coloniale....Que d'avatars en une seule vie....

 

  Tout le long de cette ascension qui connaît bien des obstacles et génère bien des jalousies, le narrateur entretient discrètement un tout petit fil noir qui se faufile à chaque étape. Certes tout paraît venir de l’extérieur mais la Providence n’agit pas seule. Encore très jeune, chez son beau-père, Ganesh a lu avec passion des livres de techniques de vente. Il a en lui une véritable obsession du succès et des façons d’y parvenir. Quand il commence à capter la lumière, tout en jouant les humbles, il enrichit sa maison, se construit même un hôtel particulier, soigne sa mise en scène du quotidien, s’entoure d’un luxe parfois douteux et n’hésite pas à utiliser dans ses combats des tactiques peu humanistes. L’entrée dans son régime indien du Coca Cola comme signe veblenien n’est pas indifférente ou seulement pittoresque et plus que ses compromis théologiques ou son très machiavelique GUIDE DE TRINIDAD, on mesure toute l’importance de sa découverte de ceux qu’il appelle les "Indiens d’Hollywood". Le culte de la personnalité le menace plus d’une fois et, évidemment, il rejoint Port of Spain tellement détestée autrefois. Une phrase de Leela nous accompagne toujours, celle qui conclut l’épisode de l’enfant au nuage qu'il sauva :

- Oh, n’homme, me dis pas y avait un truc…

  Ganesh ne répondit pas.”

 Dans le bilan qu’il propose (2) du parcours de notre
pragmatique mystique, le narrateur insiste sur la providence. On se demande alors pourquoi il éprouve le besoin de corriger l'hagiographique LES ANNÉES DIFFICILES jusqu’au bout du roman et on comprend qu'il fait tout pour souligner la capacité de réaction de Ganesh. On dira que pour lui, avant d’autres, si le massage est un message, le message est un massage. La preuve ultime étant dans la modification de son nom pour faire plus anglais….

   Voilà un livre étonnant sur la providence et les accommodements qu’elle suppose chez un
Candide moderne et madré; voilà un conte sarcastique sur la soif de pouvoir, sur les ruses modernes pour conquérir la reconnaissance. Un grand roman non d’initiation mais d’adaptation cynique-même si aujourd'hui Ganesh ne passerait plus que pour un pauvre amateur.(3)

 

 

 

 

 

  On peut dire que M. Stewart, l'homme qui fut à l'origine de la vocation de Ganesh avait vraiment de l'intuition! Ne lui affirma-t-il pas :"

-La politique. Je refuse de m'engager d'aucune manière. Vous ne pouvez savoir à quel point c'est reposant ici. Un jour, vous irez peut-être à Londres-je ne le souhaite pas-et vous verrez comment on peut se rendre malade à regarder d'un taxi les visages cruels et stupides de la foule sur les trottoirs. Impossible de ne pas se trouver engagé. Ici, ce n'est pas nécessaire."?

 

  C'est en qualité de M.B.E.(4) qu'on voit arriver Ganseh à Londres....


 

Rossini, le 14 février 2014

 

 

NOTES

 

(1) C'est évidemment dans UNE MAISON POUR MR BISWAS que l'indianité trinidéenne apparaîtra plus complètement. 

 

(2) Pages 266/267.

 

(3) Plus tard dans son œuvre, avec SEMENCES MAGIQUES, Naipaul examinera une autre trajectoire.

 

(4) Member of the Order of the British Empire....Trinidad et Tobago sera indépendant en 1962.

Partager cet article
Repost0
7 février 2014 5 07 /02 /février /2014 04:56

 

 "Les gens sont si drôles qu'on peut jamais savoir, répondait Hat." (page 92)

                                         ◆

 

" Ganesh se tourna vers moi:

-Que veux-tu aller étudier à l'étranger?

-Je n'ai pas envie d'étudier quoi que ce soit. Je veux seulement m'en aller, c'est tout." (page 232)


                                                                             ▲▼


 Une île-pays, Trinidad, une ville, Port of Spain, sa banlieue est, une rue, Miguel Street…une "pouillerie" selon un observateur extérieur. À un bout, le quartier où vivent d'humbles personnages dont nous partagerons le quotidien.
Quelques mendiants, des vagabonds. À l’autre bout, l’école qui vous délivre des certificats garantis de Cambridge.... Au numéro quarante-cinq habite le sergent Charles qui doit avoir des paupières tombantes quand il s'agit de voir certaines infractions. Ici, le Chinois qui vend du beurre; au coin, un café. Plus loin, Alberto Street, au si riche manguier. La rue fait se côtoyer  Noirs et Indiens d’origine. Les blancs y sont rares et la peau blanche n'est pas jugée très belle. Proche, le Venezuela fait rêver.

 

Voilà le cadre du troisième livre de S.V. Naipaul qui obtint alors le prix Somerset Maugham.

 


Trinidad, une île: Miguel Street, une sorte d’île que ses habitants aiment et dont ils sont fiers. Un attachement qui finira quand Hat sera envoyé dans une toute petite île au large, Carrera, pour y faire son temps de prison. À la fin du livre, en un délicieux chapitre récapitulatif, un envol vers Londres, capitale d’une grande île enviée malgré ses brumes. L’enfance est finie. Tout commence.

 

Un écrivain se retournera.

 

Quand sommes-nous? Bien avant l'indépendance (1962), dans les années de la guerre quand les Américains ont "envahi" l'île en touristes comme en soldats. Sur leur passage, les enfants mendient des chewing-gum.

 

Dans cette rue, des maisons un peu frustres, souvent délabrées parfois même inachevées....Des enfants (Boyce, Eliott) y jouent au cricket, y compris dans le purin venu de l'étable de Hat. L’un d’eux, privé de père se souvient et écrit sur Miguel Street où il vint habiter au moment de l'annonce de la guerre en Europe. Il nous offre une succession de vignettes avec de petits personnages qui le séduisent, le terrorisent ou l'intriguent. Ce narrateur nous restitue ses perceptions, ses sensations, ses intuitions d'alors. Il ne comprend pas tout mais nous en devinons assez pour saisir ce que l’adulte qu’il est devenu sait: ainsi de la maison rose de Georges et de Dolly qui rit bêtement (mais pas seulement)..... Sur quelques aspects, il offre le point de vue de celui qui a quitté Trinidad depuis un certain temps ("C'est encore aujourd'hui pour moi une sorte de miracle que Bogart soit parvenu à se faire des amis"). Il précise ses admirations, son idéal d'alors (conducteur de tombereau pour ordures, quel prestige !), son idée des Américains sous l’influence d’Edward ("À entendre Edward, nous sentions que l'Amérique était un pays gigantesque habité par des géants vivant dans des maisons énormes et roulant dans les plus grosses voitures du monde.")-même si on devine une réticence envers eux et une ferveur pour l'Angleterre.


On ne situe pas exactement son âge mais on devine qu’ici et là il a grandi; habilement, l'écrivain change légèrement le style de son narrateur. Enfant dans certains épisodes, il a quinze ans quand Hat part pour la prison et dix-huit quand il en revient. Vers la fin du livre il ira travailler aux douanes pour finir par embarquer vers Londres.


Il fréquente des adultes (ils forment un Club informel, sorte de chœur potinant à qui mieux mieux- avec Hat (il ressemble à Rex Harrison), Bogart le joueur de patience, Georges, l’oncle Bakhcu, Popo le menuisier etc.) qu’il raconte de façon rapide mais riche et sagace.

 

 

Dans Miguel Street, des hommes surtout qui discutent, palabrent, commentent les événements du jour et de la nuit. Un verre de rhum n’est jamais de refus. Chanter le calypso, parler foot ou cricket, discuter films prennent du temps et donnent bien du plaisir. Travailler n’est pas leur fort, comme le dit le narrateur les “ouvriers de la Trinidad n’ont pas de fierté stupide” et devenir un homme c’est d'abord avoir les mains dans les poches. Et quand Popo, revenu de prison, se met vraiment à la menuiserie, tout le monde des hommes est atterré. Ce qui ne veut pas dire qu’ils sont oisifs. Seulement les épouses font tout. Une femme, celle de Morgan, se compare légitimement à un esclave.
 Dans ces conditions, les rapports entre hommes et femmes  connaissent quelques heurts. Les épouses mécontentes ont tendance à aller voir ailleurs, plus loin de Miguel Street.
Dans cette rue, il y a beaucoup de départs, de retours.

 Les coups pleuvent. Entre hommes. Sur les enfants, très souvent (la mère du narrateur ne l'épargne guère), sur les femmes (même l’oncle Bakhcu-avec une batte de base ball entretenue par sa femme) mais aussi sur les hommes: Nathaniel ne trompe personne; c’est bien lui qui se fait tabasser par sa compagne (1).


 Certes des fortunes se font parfois (comme celle (provisoire) de George le violent qui fait venir des militaires américains chez lui pour qu’ils fréquentent des femmes habillées n’importe comment…), toutefois les réussites sont rares et c’est un quartier pauvre et de pauvres:les études semblent bien le seul moyen de s'émanciper honnêtement mais rien ne les encourage vraiment et il est très difficile de s’imposer:ainsi Élias, le brave fils de Georges, qui connaît des échecs à répétition malgré une  intelligence que tout le monde lui concède.


Dans cette rue a lieu
un miracle permanent: personne ne meurt de faim.

 


   Pour ces esquisses assumées comme telles, tout est rapporté en une écriture simple, sobre, minimale (nous sommes loin de UNE MAISON POUR MONSIEUR BISWAS), sans effets, sans passage obligé par le Carnaval, sans misérabilisme, sans théorie sociale. Ce n’est pas du Dickens, encore moins du Zola, ce sont de petits pans de réel sans réalisme codé. On est loin de Hugo, proche de certains Steinbeck jugés à tort mineurs.
On découvre des êtres apparemment épais, limités mais qui se révèlent plus complexes (Big Foot par exemple). Le narrateur trouve vite les failles de chacun et il sait aussi bien nous faire rire (avec beaucoup de scènes de comédie (comme l'obsession mécanique de l'amateur de voitures, le pipi en ligne au match de cricket)) que nous toucher (les désillusions d’Élias, le désamour du frère de Hat). L’humour est rarement grinçant:il est bonhomme.

Ce  narrateur est particulièrement sensible aux changements radicaux au cœur de vies étroites:cette Laura si heureuse et joyeuse de mettre au monde huit enfants avec sept pères différents et qui finit par devenir neurasthénique quand sa fille Lorna lui apprend qu’elle est enceinte; ce Bogart si avare de mots qui disparaît souvent et change soudain sans pouvoir quitter le clan de Miguel Street; cet oncle fou de mécanique qui se lance dans le Ramayana et se fait pandit; ce placide Hat qui,
à partir du mariage de son frère, n’est plus le grand "sage" du quartier.

 

  Dans ces pages légères et profondes, vous naviguez dans le tableau du Mendeleïev des fantasisies, des excentricités, des lubies, des idées fixes comme celles de ce délicieux Bolo qui ne peut coiffer que ceux qu’il aime et qui, têtu, passe à côté de huit cents dollars.

  Voilà bien un merveilleux petit livre d’apprentissage. Avant d’autres œuvres plus ambitieuses, Naipaul nous dit où il a pu apprendre la "biologie" (grâce à Laura et ses accouchements à répétition), la folie douce ou furieuse, les brusques renversements de la vie, les masques de chacun, l’influence des éducateurs (même s’ils sont un peu décalés). Sans oublier la beauté avec ce pauvre Morgan (le pyrotechnicien), avec Popo (le menuisier de l'objet sans nom) ou, auprès du premier Hat, une certaine philosophie du plaisir.

 
 Un recueil plein de vie avec des nouvelles picaresques, qui, page après page, construisent un univers romanesque où, malgré la misère, les coups et les mauvais coups, on a envie de chanter du calypso et où l'on a envie de croire au talent du poète Black Wordsworth….

 

 

Rossini, le 11 février 2014

 

 

NOTE


(1)Naipaul a déjà évoqué cette violence dans LE MASSEUR MYSTIQUE.

 

 

 

 

 


Partager cet article
Repost0
1 février 2014 6 01 /02 /février /2014 06:14


   

 

"En y réfléchissant bien, il préférait l'art à la vie" (p.255)

 

"J'aurais dû savoir, n'est-ce pas, qu'écrire une biographie, c'est un processus au cours duquel on perd ses illusions." (p.350)


                                                                                ▼▲

 

     On se souvient de la célèbre attaque de "l’IDIOT DE LA FAMILLE”: "que peut-on savoir d’un homme aujourd’hui?” Prenant Flaubert comme objet d’étude, Sartre mettait à l'épreuve sa théorie phénoménologique associée à son marxisme et à sa lecture de Lacan.
   Même s’il y avait beaucoup de fiction dans les 3000 pages sur Flaubert, l’ambition était théorique. Avec son roman récent (2014), LE DERNIER MOT, Hanif Kureishi cherche plus modestement à cerner un écrivain au travers de son œuvre et surtout de sa biographie entreprise par un jeune homme ambitieux.

 

 

  Pour ce combat en plusieurs reprises et dont l'enjeu apparent est la production d'une biographie sont en présence: un jeune homme prometteur, Harry, sorti de Cambridge, déjà auteur d'une biographie, élevé dans un milieu très intellectuel, baptisé "homme de lettres" par son père et auquel son objet d’études reconnaît une "extraordinaire intelligence" (mais l'ironie n'est jamais exclue chez son hôte). Il est coaché par Rob, un éditeur envahissant, instable et prêt à tout pour faire de l’argent avec la biographie qu’il lui a commandée, y compris à le lâcher si c’est nécessaire.
  En face, le légendaire Mamoon Azam, "romancier, essayiste et dramaturge né en Inde", le monstre, le “minotaure “, “le vieux connard grincheux”, l’ennemi des lettres, "l'un des plus grands écrivains de notre temps. Je veux dire de tous les temps", écrivain mondialement connu pour un "roman drôle et fort juste qui parle de son père et des amis qui le roulaient au poker", pour des "des sagas familiales au temps de l'Inde coloniale", des essais brillants sur le pouvoir et l'Empire" et "des portraits détaillés et des entretiens avec des dictateurs et des fous furieux portés au pouvoir dans les pays du tiers-monde au moment de la décolonisation."  Écrivain largement haï pour ses positions sur l'islamisme et ses propos réactionnaires, racistes, sexistes, admirateur de Nietzsche qu'il cite souvent, Mamoon, ce provocateur capable de "répandre l'anarchie et la fureur pour ensuite s'installer et regarder tranquillement le champ de ruines laissé derrière" a accepté d’accueillir pour plus d'un mois, chez lui (à Prospects House où il vit avec sa deuxième épouse, Liana), son futur biographe.

 

  Le monstre et son double "formeront un monstre à eux deux" aux dires de Harry. 


 Toute ressemblance avec V.S. Naipaul ne serait quand même pas pure coïncidence....(1)

 


  UNE LONGUE PARTIE

 

  Pendant plusieurs semaines Harry vivra donc chez Mamoon. Malgré des visites de sa compagne Alice et des sorties avec Julia (la fille de l'employée de maison, Ruth), il aura droit à un huis clos étouffant. Mamoon joue au tennis avec Harry mais avec l'âge il ne tient plus la distance. Au figuré, lui et son biographe feront de longues parties (verbales) avec services secs (façon Roscoe Tanner), durs, parfois à la cuillère, avec amorties vicieuses, revers foudroyants, effets de balles surprenants, smashs rageurs, coups retenus, jeux d'attente en fond de court.... On comprendra vite que ce match, pour des raisons tactiques, sera parfois un double voire un triple mixte aux conséquences ravageuses.

 


  Un match entre "l'oubli et la mémoire". Avec "nœuds horribles et cercles vicieux". Avec des fantômes et des jumeaux.

 

 Un match en trois set dont tout le monde semble curieusement sortir vainqueur:une première manche très longue à Prospects House puis  à partir du chapitre 23, après une crise violente entre les deux hommes, les ellipses narratives et temporelles vont se multiplier. Enfin une surprise (hautement prévisible) attend le lecteur:le biographé redige et publie à son tour sa version romanesque du match et s'acheminera vers la mort après deux attaques et un infarctus.

 

On n'y prête pas toujours attention mais le roman mène Mamoon de ses soixante-dix à ses quatre-vingts ans.

 


  LE BIOGRAPHE

 

  Harry a déjà une petite carrière: vers trente ans, il avait été salué pour avoir écrit sur Nehru (avec quelques piments comme le veut l'époque avec "copulations interraciales, sodomies, alcoolisme et anorexie") et depuis, il rédige des comptes rendus et donne des cours. Il tient avec cette commande l'occasion de "se faire un nom" et un beau compte en banque....

  Harry est donc encouragé par Rob, bohème anti-social gros buveur qui sait tout pour faire de l'argent, du bruit, des ventes. Mamoon est à ses yeux "un vrai salopard, adultère, menteur, brutal: il est fort possible qu'il ait tué quelqu'un." Bref "le Grand Satan de la littérature" qui a, lui aussi, grand besoin d'argent.

 

  Comme pour (presque) tous ses personnages, Kureishi a le souci de donner un arrière-plan psycho-sociologique à Harry. Il insiste sur des relations difficiles à ses frères, des jumeaux, il parle de la "folie" de la mère, du rôle sentencieux du père, un psychiatre (la biographie serait comme une dette honorée envers lui...), et de la présence auprès de lui depuis trois ans d'Alice, sa "gracile" fiancée. Il y a chez lui depuis l'enfance une grande capacité de séduction et un idéalisme qui confine souvent à la naïveté. La rencontre avec Mamoon sera une épreuve et un moyen de grandir...."Dans ma famille c'est bien vu quand on veut devenir un homme."

 

 

   Harry non seulement "veut écrire un récit authentique de cette vie fascinante", mais il souhaite faire "l'archéologie d'un homme". Il faut savoir qu'il admire et aime Mamoon depuis l'adolescence "l'homme solide, l'artiste à la vie dure qui scrutait l'obscurité sans ciller, qui disait ce qu'il voyait, préférant la vérité, l'authenticité à sa propre sécurité". En même temps, "il ne pouvait se contenter de gentiment porter un miroir; il lui fallait expliquer pourquoi cet homme était là et le sens qu'il incarnait. Ses mots devaient maintenir l'écrivain en vie au sein de l'histoire littéraire, même si, d'un point de vue personnel, il éprouvait l'envie de l'assassiner."

 

  Il devra tenir compte des exigences pressantes de Rob, des réactions de l'épouse italienne Liana (elle veut "un livre gentil" qui ne nuise pas à sa réputation et rapporte gros) et de celles de Mamoon lui-même. Sans oublier sa fiancée bientôt enceinte qui jouera un rôle assez prévisible.

 

  Harry a conscience du problème inhérent à la biographie:comment ne pas réduire un auteur à quelques vices, à quelques écarts qui font le succès d'un livre, demeurent dans les mémoires et masquent l'œuvre? Au départ, il en tient pour une version idéaliste de l'artiste.


 

 

  LE TRAVAIL DU BIOGRAPHE


  Pendant près de deux ans Harry fera un travail très sérieux et très solide: après relecture de l'œuvre (on le voit très peu), après  écoute de la "potinocratie", il consultera les carnets de Peggy, la première épouse, ira en Inde (le milieu d'origine de Mamoon) puis à Portland où il rendra visite à Marion, la femme qui lui ouvrit le chemin de la sexualité débridée; il lira aussi les carnets de Mamoon resté seul chez lui après l'agonie de Peggy en compagnie de sa femme de maison, Ruth, et de ses enfants, Julia et Scott. Mieux encore, il partagera le quotidien du couple pendant cinq semaines: il les verra vivre et pourra consigner dans des carnets la teneur de ses entretiens, la plupart enregistrés, sauf veto du Maître. Harry fera même espionner Mamoon par Alice qui l'interrogera (avec un magnéto caché) sur la période qu'il considère comme centrale.

 

  Les étapes sont aisément repérables:une volonté de distance de la part de Mamoon pendant que Harry travaille sur des documents privés; un rapprochement avec la venue d'Alice qui plaît à l'écrivain et le masse. Au retour de Portland c'est la crise avec Mamoon et Liana: Harry veut absolument savoir si les confidences de Marion (triolisme, sado-masochisme) sont fondées.

 

 C'est sur ce point qu'Harry croit tenir l'hypothèse centrale de son livre (le chapitre 19):il pointe un problème de rapport au Père et sur cette base psycho-anthropologique croira trouver la clé de l'homme et de l'écrivain-et de notre temps.

 

Les choses se gâteront et Harry recevra quelques bordées d'injures et des coups de cannes:il filera à Londres pour subir une situation affective complexe qui ne l'empêchera pas d'aller, lentement, très lentement, au bout de l'entreprise. Le temps passera:Mamoon déclinera définitivement et Harry aura d'autres conquêtes et ambitionnera de faire d'autres livres, sur les mères et la psychose. Sans oublier un travail de nègre pour l'autobiographie d'un avant-centre de football (Rooney?), ce qui fait vivre mais mine tout idéalisme....
 


ART

 

  Maître de la variété des points de vue sur un personnage (le Mamoon de Mamoon, de Peggy, de Liana, de Rob, de Harry) etc.),  Kureishi excelle incontestablement dans la scène et le dialogue : sur le court (qui ressemble parfois à un ring), ce ne sont qu'échanges doucereux et violents et rarement on a pu lire autant de pressions déclarées ou insidieuses, de chantages patents ou discrets, de deal inconscient ou pas, chacun jouant avec ses proches comme obstacle ou médiateur ou arme voire comme fantôme. La conversation la plus apparemment innocente est une forme de tractation pernicieuse. Telle confidence est une bombe à retardement. Les insultes claquent et Mamoon est un maître:chez lui, l'obsession du ver, du parasite explose. Chacun se sert des femmes et des textes comme armes ou monnaie d'échange.

La construction du livre est très serrée et les attaques et les contre-attaques comme les alliances et les renversements d'alliance ne manquent pas. Kureishi, comme il se doit avec de vrais faux jumeaux, s'emploie à varier le tourniquet des parallélismes, des symétries et des antithèses. La comédie sarcastique est on ne peut plus réussie.

 

LE DERNIER MOT

 

À qui revient-il?


  Laissons de côté Marion et Liana qui ont eu chacune l’idée d’écrire sur Mamoon-Liana voulant en faire une "marque"comme Picasso ou Roald Dahl. Apparemment ce dernier mot revient au biographe dans une dernière phrase qui correspond à son jugement: “Il avait mené à bien sa mission, rappelant à tous que Mamoon avait compté en tant qu’artiste-il avait été écrivain, faiseur de mondes, diseur de vérités fondamentales, ce qui était assurément une façon de faire changer les choses, de mener une bonne vie et de susciter la liberté.” Phrase générale et généreuse qui pourtant ne correspond pas à ce que nous avons vécu à la lecture du livre. Comme il le disait avant, Harry semble avoir inventé Mamoon, l’avoir “fabriqué de toutes pièces”. Mamoon était “quelqu’un qui avait vécu pour que Harry puisse écrire un livre sur lui.” Sans oublier les censures de Liana…(2)
    Il y a autre chose. Plus tard, quand la première rédaction de sa biographie fut finie, Harry retrouva Lotte devenue agent littéraire du dernier opus de Mamoon, un recueil d’essais. Mais elle tint à l’informer de l’existence d’un autre livre, un petit livre encore manuscrit qu’involontairement Harry “lui avait mis dans la tête.” Sans surprise nous apprenons que Mamoon raconte dans UNE DERNIÈRE PASSIONl’histoire d’un jeune admirateur qui vient habiter chez un homme plus âgé, un écrivain, et qui se met à écrire un livre sur lui. Et alors, l’écrivain, en secret, commence à écrire sur le jeune homme, en même temps que le jeune homme écrit sur lui.” Lotte ajoute :”Ce qui n’est pas courant chez Mamoon, c’est que c’est franchement drôle. Et c’est une histoire d’amour.” Lotte évoque alors la place qu’Alice, sexy mais froide, tient dans la vie du vieil écrivain. Nous voyons de façon elliptique tout ce qui a échappé à Harry. Alice est devenue la “nouvelle muse “ de Mamoon qui n’ignore pas qu' elle est “fuyante, insipide” mais prend conscience qu’il a fait du mal à d’autres femmes. La jeune femme l’engage à “parler des gens qu’il a aimés” et de ceux “par rapport à qui il éprouve des regrets.” “Ce qui se passe dans cette pièces[le bureau auquel Harry n’avait pas accès], entre l’homme âgé c’est un travail de réparation et d’expiation.” Enthousiaste, Lotte poursuit : “C’est assez magnifique, Harry. Il parle de sa sexualité, de celle de son père, avec une curiosité nouvelle, une intuition nouvelle, comme s’il avait trouvé un nouveau sujet à explorer, malgré les années. C’est le texte le plus chaleureux, le plus émouvant qu’il ait écrit depuis qu’il a commencé à écrire.”  Tout en étant amoureuse d’Harry, l’élogieuse Lotte est
évidemment envoyée par Mamoon.... Nous le savions: dans ce livre, les textes comme tout le reste sont toujours au cœur de négociations-tractations-chantages-pressions qui se cachent dans les dialogues.

 

  À l’instigation de Lotte tout le monde rend une dernière visite à Prospects House, histoire d’ajouter un ultime chapitre à la biographie qui n’est toujours pas publiée (et curieusement déjà traduite en plusieurs langues-mais c'est le cas de ce livre de Kureishi...). À cette occasion nous aurons la version d’Alice de cette aventure platonique:elle veut y voir une conséquence d’une relecture de Tolstoï et d’une hallucination. Le couple Harry /Alice, déjà moribond, meurt ce jour-là. 

 

  Le dernier mot revient-il alors à Mamoon qui a doublé ainsi la biographie d’Harry en lui donnant un dernier coup et une dernière leçon d’écriture (en des termes bien surprenants tout de même)? La lecture de Lotte est-elle un point de vue fidèle? Un livre résumé (et même bien raconté) a-t-il une valeur? Ce dernier mot n’est-il pas dans cette confidence de Lotte qui fait songer à un palimpseste (proustien): “Il [Mamoon] était stupéfait de constater à quel point le passé peut être labile, comment on peut le réécrire et écrire par-dessus encore, indéfiniment.”(j'ai souligné)


 

   En réalité, le dernier mot revient à Kureishi (3) qui fait un plus grand sort au Mamoon polémiste qu'à l'écrivain proprement dit (on ne sait pas grand-chose sur son art et son esthétique et c'est dommage) et... au CONTRE SAINTE-BEUVE (4).


 

   "Quoi que vous dise Marion, je serai toujours l'inconnue de votre livre." (p195)


 

Rossini, le 6 février 2014


 

NOTES

 


(1)Malgré les dénégations de Kureishi, malgré ses variations masques, malgré des emprunts à d'autres écrivains, malgré les différences aveuglantes. Rejoignant les critiques d'É.Saïd, il voulait aussi comprendre comment un Naipaul pouvait être "son propre opposant".

 

 Sur la question biographique, on peut lire si on veut ce texte.http://bibliobs.nouvelobs.com/en-partenariat-avec-books/20131206.OBS8682/l-effroyable-monsieur-naipaul.html


 

(2)On s’étonne de lire un passage aussi lisse:"Harry les avaient ressuscités dans son livre: il avait rendu à Peggy ce qui lui revenait, soulignant la manière dont elle avait contribué à l'œuvre de Mamoon et combien il avait eu besoin d'elle; Ruth était la aussi, relançant Mamoon dans sa carrière, et il y avait de nombreux passages sur Marion et la façon dont elle avait finalement permis de se trouver." (p.368)

 

(3) Dans ce roman, le narrateur est bien caché et sa fausse neutralité ne doit pas duper.

 

(4) On sait que, non sans ironie, Naipaul ouvrit et conclut son Discours de Stockholm par une référence à ce livre de Proust.

 


 

Partager cet article
Repost0