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12 novembre 2011 6 12 /11 /novembre /2011 07:55

 

"Quoi! c'était vous?

 Non. Ce n'était pas moi. Je n'ai ni binocles, ni gabardine. Mais je m'étais, moi aussi, assis sur un banc".

 


  1945.


           Un hôtel à l’humaine chaleur, le grand hôtel Pompelane, en plein Paris, tenu par les Laclef (père et fille ("longue et froide, esclave de la moue que dessinaient ses lèvres(...)")), une sorte d’involontaire mais nécessaire phalanstère d’artistes et de penseurs comme le capitaine Claure, philosophe croyant, Chiniane, couturier catalan qui réussit même dans le cinéma, l’architecte urbaniste La Valaisane qui a du Corbu en lui, un ordonnateur de pompes funèbres qui vivra un miracle mais aussi Soutrat le musicien ("discret, feutré, flaireur, attentif"), Médard Tissir ("aux yeux de sagace velours") qui aura un grand rôle vers la fin... On y rencontre même des voyageurs et une belle femme aux longues jambes qui verra l’ange sans faire la bête mais qui, au moment de partir bien loin, devra se méfier du démon et des crocodiles.

        Vous êtes, disons, dans un roman. Un roman? Oui, c’est vite dit pour un texte qui tient du récit intime comme de l’allégorie, qui regarde du côté des dialogues de théâtre autour de la haine, qui offre un pastiche de mauvaise critique picturale, qui ne néglige pas un peu de fantastique (à damner Caillois, Todorov), qui réécrit les aventures d’Éros et Thanatos, qui raconte une lutte avec un ange qui fait penser à l’histoire de l’homme selon Teilhard sans oublier de donner dans le genre du roman policier. Un journal qui se promet d'être un roman en train de se faire et qui joue à être un journal.

    L’art poétique d’Audiberti est art protéeique .

 

  Dans cet hôtel, Audiberti a logé son avatar provisoire, le curieusement nommé Pierre Assorbito, un écrivain, naturellement, qui nous raconte sa vie à l’hôtel (il a connu toutes les chambres et, le saligaud ! aime regarder le couple du 19 qui a «oublié de se cacher pour faire cela que jamais on ne se cache de faire, que néanmoins on se cache pour faire»), dans la rue, sur les bancs, surtout celui de la place de l’Abbaye, dans les jardins des Tuileries aux heures de passage du carrousel des Veufs. Ses visites comme celle au peintre Sing-Ha-Fiel, femme au torse large et aux jambes courtes, spécialiste de la banane frite qui aura un grand effet...
    On s’y restaure dans cet hôtel ou du moins dans ces pages? Et comment ! TALENT, le titre, vous égarera un temps pour vous guider savamment.
    Assorbito veut nous parler de sa pratique d’écrivain : d’où vient ou plutôt en quoi consiste son talent?  Lui qui a un mal fou à rédiger un article sur l’art moderne (beau programme: l’analogie des rapports en poésie et science, d’une part, et peinture et chronoconceptualisme, d’autre part) avoue : il est un voleur, un pompeur, un parasite, un vampire, un videur de vie, un criminel pour de bon, bref un brave homme d’écrivain, un «criminel tout innocent» et surtout un cannibale, un bouffeur de destins ( "le roi des Béni-Bouftou"), «un anthropophage aux commissures graisseuses», un  goinfre qui se repaît des histoires des autres.
Une oreille absolue.


    Assorbito a faim d’existences, il les absorbe, Assorbito. Pour les raconter, en faire des livres et des livres.

 

    Talent en français disant un peu plus qu’on ne sait («J'ai mangé de ce pauvre homme. J'avais talent, comme ils disent dans le Cantal, et dans tout l’espace de la langue d'Oc. Talent... Désir... Appétit... J'avais la dent comme on dit dans les bistrots, et dans tout l’ argot. J'avais faim.»), nous  sommes bien au cœur et dans la chair du livre.


    En tant qu’écrivain à la fringale heureuse, Assorbito a pourtant une souffrance: la Pensée, l’Idée ne sont pas son fort. Il l’écrit (et on doit se souvenir que bien plus tard, au moment de mourir, Audiberti redira son admiration envieuse et ironique pour Sartre, déjà présent dans ce livre):«J'admire les penseurs. J'admire et je vénère les écrivains pour autant qu'ils sont des penseurs. Aristote, Nietzsche, Karl Marx, Jean Paulhan, Saint-Thomas, Georges Bataille. Ils ne fabriquent pas de clips, ceux-là. Le virus de leur intelligence active agit sur le carnaval nébuleux des peuples et des états. Leurs paragraphes médités retentissent dans le tracés des frontières, dans la voiture d'enfant des exodes non moins qu'au système pileux ou vestimentaire d'un grand nombre de types qui devinrent moines, conspirateurs, forçats, suicidés ou présidents parce qu'une pensée, quand elle est puissante, doit s'incarner». Certes, comme Audiberti, Assorbito sait bien que l'incarnation peut prendre toutes les formes  et heureusement des formes souvent moins dangereuses.

 

 

     Pourtant, pressé d'écrire son article sur l'art, Assorbito voudra absorber le capitaine Claure, le grand penseur de l'annexe et du quatrième de l'hôtel Pompelane mais c’est lui qui sera comme son nom le prédisait absorbito par son modèle. Le baffreur mangé à son tour. Le goinfre baffré. Le capitaine pourrait écrire à sa place. Juste retour métamorphique qui conteste même le grand Pascal !

 

     Ce sera ensuite la lutte sublime de ce pauvre Bito perdu, trouvé, ingéré en Claure, le combat avec son ange gardien («Si tu es l'ange, je suis l'homme. 
Lascive créature, toi, matière des peintres, tu nages, tu voles. Tu pèses sur moi sans que je te voie. Mais tu ne m'auras pas, parachute dentu ! syphonostone incubateur ! dactyloptère à l'opercule hermétisé ! Tu ne me transformeras pas gélatine ambiguë, ivoire mollissant à la couverture des missels, ni crème d'orge des conférences que les curés font aux enfants. Je suis l'homme, tu entends?»).

   Viendra enfin sa rencontre avec l’irrésistible, Elle, l’Élue, Argarid Grussgoéta (la pensionnaire aux belles grandes jambes) avant que Claure ne devienne, mangé à son tour, l’ange (qui a la dent lui aussi), son propre ange gardien.

 

 


    Voilà bien un roman des métamorphoses qui ne nie pas la violence des hommes (il est longuement question du mariage-crime, des humains mariés-crime), qui sait (ô combien!) tout ce qui sépare les êtres (tous des Veufs, ou presque) mais qui se veut un éloge de la communion (même la Cène est décrite), de l’absorption, de la possession.

    De la transe.

 

   Des mots, des images, des fables, des mythologies. Des mots entre eux, couvés trop longtemps par les dictionnaires qui les tiennent en réserve et négligés par des hommes  indifférents à force d'activisme. Avec le démiurge Audiberti, Orphée n’est pas démembré, son chant passe en tout et les Ménades sont, sans antiphrase, bienveillantes tandis que "Méduse a l’œil qui récompense". Demandez un peu à l’ordonnateur des pompes funèbres qui n’a pas changé de «caleçon depuis vendredi. Pas ce vendredi, l’autre» et dont la bouche projette «une odeur de pourriture dentaire, de pompe funèbre et de boisson aigrie»....

    Toutes les pages d’Audiberti sont des célébrations - jusqu’à l’essoufflement. Non pas le sien, le nôtre: sa phrase, ses paragraphes sont si richement époustouflants que vous accélérez involontairement votre lecture : vous voulez savoir jusqu’où il peut aller de ce pas d’ogre bienfaisant.

    Audiberti s’absorbe et nous absorbe dans un rythme échevelé. Rien ne lui résiste comme ce clos, ce crispé, ce finalement trop  rationnel de Claure ne peut vaincre son dépassement angélique.

    Chez Audiberti tout est à célébrer : la lune, les chaussures, l'épingle de nourrice, les pieds, les bancs et surtout la femme, les femmes, cette «tentation à tenter». Il faut avoir lu, à l’attaque du livre, la ronde des satyres, des Veufs qui rôdent aux nocturnes des Tuileries ou d’ailleurs:une ouverture qui a peu de rivale dans la littérature française et qui donne le branle à tout le tintouin du dur désir du viribus.


    Veufs en tout, veufs de l’impossible, «saoûlographes de rien», mal étoilés, implaçables, lisez Audiberti : il vous donne du talent.

 

 

Rossini


 

  •Si par hasard vous tombez sur les chroniques de Vialatte (après tout, les bouquinistes ne sont pas loin des Tuileries...), vous aurez la chance de pouvoir lire la belle chronique qu'il consacra à DIMANCHE M'ATTEND, ainsi que la parfaite évocation que lui inspira le décès Audiberti.

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