"Il courait vers des hauteurs, redévalait la pente."
"La femme n'a pu aller aller à l'église, elle célèbre chez elle cet instant de recueillement; la fenêtre est ouverte, elle est tournée vers elle, et on dirait que depuis le village, par-dessus la plaine lointaine du paysage, le chant des cloches monte vers cette fenêtre et entre dans la pièce, et que les chants des paroissiens s'évade de l'église et vient mourir ici, et que la femme suit le texte de son livre."
On a scrupule à écrire sur un texte aussi célèbre que brillamment commenté par de grands écrivains ou de grands critiques. Qu’on nous permette de dire seulement quelques mots sur cette nouvelle écrite d’un jet en 1835 après lecture de beaucoup de documents (dont le récit authentique d'Oberlin (1)) et délaissée à jamais par Büchner. Un récit inoubliable. Un récit de la voix, du chant et de la dissolution impossible.
Si on ne le sait pas (2), Lenz était un écrivain (dramaturge) réputé du XVIIIème siècle (on le classe dans le STURM UND DRANG), né en Livonie en 1751, fils de pasteur, un temps disciple de Kant:il alla en Alsace et en Allemagne, fréquenta des milieux intellectuels brillants, connut Herder et Gœthe qu'il rencontra aussi à Weimar dont il fut chassé pour un rien. Il fréquenta Frédérike Brion..., donna peu à peu des signes d'égarement:Lavater tenta de le soigner et l'envoya au Ban de la Roche comme nous allons le voir. Son séjour est un échec:il subira ailleurs de nombreuses cures et sera confié à un cordonnier, un garde forestier, un médecin. En 1779, il rentre en Russie avec son frère. Il semble avoir eu bien des projets artistiques mais on le trouva mort dans une rue en 1792.
Büchner isole un moment de la vie de Lenz qu’il considère comme décisif:le bref séjour que Lenz fit au Ban de la Roche, dans les Vosges, en janvier et février 1878 où résidait Oberlin présenté par J-P Lefebvre comme “ le pasteur luthérien éclairé, disciple à la fois de Rousseau, du tchèque Comenius et de Basedow”, pédagogue ambitieux et correspondant de grands esprits.
UNE OUVERTURE
fidèle à l'esthétique que défend Lenz dans son débat avec Kaufmann ("Les plus belles images, les sons les plus amples et les plus majestueux se groupent, SE DISSOLVENT (je souligne). Il ne reste qu'une chose: une beauté infinie qui passe d'une forme à l'autre, page éternellement qui se tourne(...)) et qui, installant le régime (spatial et temporel, narratif-tout en mouvement) du texte (l’alternance du haut et du bas, du montant et du descendant, du proche et du lointain, du recouvert et du fuyant, du clair et de l’ombré, du vaste et de l'étroit, de la pleine fusion et du vide) dit d’avance la tension qui nous attend dans la nouvelle. Un marcheur (dont le narrateur n’ignore rien des impressions et sensations), par monts et vaux, se rend à Waldbach. L’espace traversé renvoie à un espace psychique:tantôt calme, tantôt agité, toujours solitaire, profondément angoissé (le grand mot de la nouvelle), en particulier dans/par la nuit. Le marcheur regrette de ne pouvoir marcher sur la tête et, dans les pires moments, il sent que la réalité lui échappe. Il avance en obéissant à “une poussée qui venait du fond de son être” mais assez vite, il peut ressentir une déchirure dans sa poitrine. Tantôt il cherche sans rien trouver; tantôt il croit que quelque chose le suit, veut l’attraper ”comme s’il avait eu aux trousses la folie chevauchant ses cavales.” Quand il éprouve du plaisir (s'enfouir dans l'univers), c’est un plaisir qui lui fait mal. Le vide le cerne, le tourmente. Tout change d'un instant à l'autre. Rien n'est stable. Hors de soi, en soi. Tout s'annule. L'oubli gagne.
Un havre provisoire:le presbytère d’Oberlin à Walbach (devenu Waldersbach).
RÉSUMÉ DESCRIPTIF (où il est question de Jean Frédéric Oberlin, de Frédérique Brion, d'une enfant morte prénommée Frédérique...)
Ce texte est parfaitement composé:sa construction, sans toujours respecter exactement les sources, oriente la lecture. Le récit semble suivre une courbe (inversée) d’ébranlements sismiques qui connaît des hauts et des bas mais qui voit l’accélération et l’aggravation des bas. Le vrai Oberlin n'hésite pas à parler de mélancolie. Nous suivons le récit d’une chute (le religieux ne devant pas forcément égarer). Lenz courbe sous le poids d’un fardeau tandis qu’intérieurement monte l’angoisse. Avant que le vide indifférent l’emporte. Le froid et l'eau guidant en profondeur notre lecture.
Aux deux extrémités de la nouvelle:l’arrivée difficile dans une nature instable, en permanente évolution mais la lumière est rassurante et le foyer d'Oberlin accueillant (cette marche est une invention capitale de Büchner);la fin, l’éloignement vers Strasbourg avec une nature liquide, lunaire et un Lenz égaré, indifférent, “au regard paisible perdu dans le paysage”.
"-Ainsi laissa-t-il aller sa vie."
Sans angoisse, sans désir. Un vide affreux en lui.
Globalement deux parties avec, sans doute central, l'épisode lazaréen:en réalité, quatre parties orientées vers un écroulement et ponctuées par de nombreux sauts dans le vide.
• les premières heures, les premiers jours:l’accueil de la famille Oberlin, la première alerte avec la première nuit et le saut dans la fontaine glacée (élément récurrent: franchir un cadre pour abolir toute séparation). Des tournées avec Oberlin, bienfaisantes et tranquillisantes. Quelques accès aigus à cause de la nuit (toujours la fontaine) mais, malgré tout, une réelle proximité entre Oberlin et Lenz, un échange profond, et l’occasion donnée de faire un sermon difficile, complexe (douceur et tourment) mais rassurant qui lui fait ressentir une fusion malgré des effets ambivalents alarmants tout de même ….À l’autre bout du texte, dans la seconde partie, un épisode religieux est plus grave: Lenz se prend pour Jésus devant Lazare. L'impossible pouvoir. La tentative "folle". Lenz l'enfant voulant réssusciter une enfant et probablement une part de lui-même. Alors que, quelques jours auparavant, dans le sermon, il emportait les fidèles "au-delà de [leur] être tourmenté par les besoins matériels."
Un épisode qui a première lecture faisait espérer une rémission précéda la demande de sermon:un matin, Lenz est seul dans la nature qui lui semble un cadeau maternel et il éprouve la sensation que l’ÊTRE lui adresse la parole après lui avoir touché le front. La question de la parole prend forme. À la fin du récit, le silence sera devenu insupportable et torturante parole.
Le lendemain du sermon Lenz commente l’apparition (en rêve) de sa mère venue du cimetière en robe blanche avec deux roses à la main. Il prend acte tranquillement de sa mort. Oberlin raconte comment une voix lui annonça la disparition de son père….Proximité inespérée. Animisme, unanimisme.
L’unité de pensée entre Oberlin et Lenz connaît un moment fort (l’un et l’autre confient leur expérience d’une unité profonde des êtres avec la nature-jusqu’à l’absorption(3)) et un petit accroc ("Oberlin coupa là:elle l’emmenait trop loin de sa nature simple.”(4)) mais sans qu’Oberlin cesse de réfléchir en termes d’interprétation symbolique de tout. La dimension mystique est incontestable chez le pasteur sans qu’elle soit coupée d’un grand pragmatisme que Büchner souligne assez.
Dans la deuxième grande partie, les échanges entre Oberlin et Lenz sont devenus rares:plus de confidences de la part du pasteur [et, dans la version d'Oberlin lui-même, une grande défiance].
La brisure psychique (en tout cas sa nette aggravation) connaît quatre étapes: tout d’abord la visite de Kaufmann et de sa fiancée (tout changement, même infime, est une menace pour l'équilibre de Lenz): ils se connaissent déjà et ce fait dérange Lenz. Ensuite a lieu entre eux un débat littéraire sur l’idéalisme en art: les propos sont violents mais d’une grande clarté quand bien même “il avait perdu toute sensation de lui-même”. Seulement Kaufmann lui dit encore qu’il a reçu des lettres du père de Lenz qui veut que son fils retourne auprès de lui et se fixe enfin un but. Lenz proteste et défend la nécessité de vivre en ce lieu de montagnes, sinon il deviendrait fou....Le Ban de la Roche comme ultime lieu de recours. Véhément, Lenz est “démonté.”
Enfin, élément déclenchant, Oberlin va quitter son foyer pour quelques jours pour en principe aller en Suisse. Lenz refuse de rejoindre le père et voit son père spirituel s’éloigner. Son angoisse est grande. Il redoute de rester seul dans la maison.
• l’épisode nodal, hanté par les personnages féminins: après la première partie et le rêve de la mère aux deux roses, après les deux jeunes filles citées dans le débat esthétique avec Kaufmann viennent la jeune fille de la cabane de l’ermite;l’épouse de l’hôte, la mère à nouveau évoquée, la femme que Lenz voudrait rejoindre tout en s'accusant de l’avoir assassinée…
La suite est sans doute une conséquence de l'absence d'Oberlin. Ce moment est longuement rapporté. Lenz erre dans la montagne, marche sans chercher de chemin, s’arrête, entre dans un état de rêverie (“tout en lui se fondit en une ligne unique, comme une vague qui montait et descendait, entre ciel et terre”), il approche d’une cabane (fermée à clé) où vivent dans une atmosphère religieuse d'une grande austérité, une vieille femme, une jeune fille malade, livide, agitée (mais qui chante de façon ténue) et un homme fervent (qui lui aussi entend des voix et se bat avec quelque chose, comme Jacob). Pendant la nuit, Lenz rêve aux habitants de la cabane (les deux femmes plus précisément, à leurs chants) éclairés par une lune aux lueurs étranges et alternées. Au matin, la cabane a de nombreux visiteurs car l’homme est considéré comme un saint aux pouvoirs magiques (deviner l’eau (encore), conjurer les esprits-pouvoirs qui fascinent Lenz en principe). Sera-ce un autre hôte pieux et fervent, un autre Oberlin avec une vielle sourde à la voix de crécelle et une pauvre malade (à la “souffrance indescriptible”) qui chante tout le temps? Non, Lenz craint l’homme (il est impressionné par son apparence ("visage inquiet et perturbé”) et “un ton effrayant” et redoute sa solitude à lui. La compagnie de bûcherons le rassure.
Il rentre auprès de madame Oberlin. Büchner résume bien des jours et des nuits:la visite chez le saint homme a laissé des traces et c’est au lecteur d’en prendre la mesure (une vielle femme, un saint inquiétant, une jeune femme malade ont des échos dans le texte). Lenz connaît des phases vertigineuses de clarté et de désordre (chaos, grouillement). Ses crises s’amplifient. Des éléments du passé reviennent.
Il aime rester aux côtés de madame Oberlin (il dessine, peint, lit mais, instable, passe fébrilement d’une activité à une autre) et de son fils: une chanson de servante l’abat. Il demande à l’hôtesse quelle femme oppresse son cœur et affirme que c’est vers elle qu’il doit partir mais ne s’en sent pas le droit (Frederike Brion). À la nuit, il évoque cette femme qui jadis chantait et lui offrait le calme d’un espace réduit où il était comme un enfant. Nous touchons le moment parfait, le point magique, intime qu’il ne retrouve pas dans un espace qui, bien que réduit, étroit, devient blessant et étouffant parce que loin d’elle. Madame Oberlin ne sait que répondre.
Les obsessions religieuses s’aggravent. Lenz se sent vide, froid, mort intérieurement et voudrait de Dieu un miracle. Il apprend qu’à Fouday, village voisin, une enfant, Frédérique, est morte. Il jeûne, s’enduit le visage de cendres et va, enveloppé d’un vieux sac, auprès de l’enfant défunte. Il désire un miracle de Dieu puis “il s’affaissa complètement en lui-même, creusant toute sa volonté en un point unique”(j'ai souligné). Il se prend pour le Christ devant Lazare. Il devint presque fou et “repartit comme chassé par quelque chose”. L’identité des prénoms (Frédérique) ne peut que retenir.
Il erre dans la montagne. Il connaît alors une tentation satanique. Il défie Dieu, jure, blasphème, rit d’un rire athée. Il ironise. Il nie. Gelé, tout lui semble vide et creux. Il est toujours au bord de l’abîme avec “devant lui son péché et l’Esprit saint.” La dissociation s'amplifie.
• le retour d’Oberlin
Le pasteur revient plus tôt que prévu:ce qui dérange Lenz...Qui retrouve tout de même une tranquillité à l’évocation des amis vus par son hôte en Alsace mais s’inquiète d’entendre le pasteur l’encourager à retourner vers son père. Il prend l’indication comme un rejet (qui confirme Kaufmann); il se croit condamné à l’errance et ne semble pas entendre le recours à Jésus que lui propose le pasteur. Il interroge Oberlin sur la jeune fille qu’il aurait “assassinée” par jalousie. Oberlin tente de le calmer sans rien savoir de son histoire et l’encourage à retourner à Dieu ("reconvertir") qui peut tout et en particulier compenser le mal. Un peu plus tard, Lenz demande à Oberlin de le flageller: ce dernier le renvoie à nouveau à Jésus. Oberlin ne lui conseille que Dieu le père et un retour vers son propre père. Nous sommes loin des échanges féconds du début de la nouvelle.
Habituelles mais plus graves ce sont des crises de nuit avec sorties dans la cour, cris du nom de Frédérique et des sauts répétés dans la fontaine (l’eau comme lieu et comme tentation de la noyade-fusion). Sa voix bourdonne comme une toupie: voix “creuse, terrible, désespérée”.
Calme dans son lit, il dit à Oberlin que tout est ennui et qu’il n’a envie de rien, pas même de se tuer. C'est la Négation de tout ce pourquoi Oberlin vit. La crise va s'empirant. Oberlin vacille. Lenz ne sait s’il rêve ou vit.
Oberlin doit quitter la maison:Lenz lui apparaît encendré, blessé: il a sauté par la fenêtre et demande à Oberlin le silence.
Effroi d’Oberlin qui fait appel au maître de Bellefosse pour qu’il prenne soin de Lenz (avec qui on ruse visiblement): Lenz veut aller à Fouday, sur la tombe de l’enfant qu’il voulait (faire) ressusciter… Il a une conduite de grande confusion et Sebastian [Scheidecker] avec ses frères le traque comme un cerf tandis qu’il court dans une direction puis une autre; on le retrouve attaché dans une maison du village. Oberlin toujours affectueux et empathique lui conseille de se calmer et lui demande une nouvelle fois de s’en remettre à Dieu. Lenz lui révèle que la femme dont il parlait avant est morte:une certitude fondée sur des hiéroglyphes…..Ce moment est authentique. On comprend que Büchner en ait été frappé:hormis quelques lettres, Lenz n'écrit pas. Ici il déchiffre.
• vers la fin : un bilan pathétique
C’en est fini du calme et de la tranquillité que lui apportaient la montagne et Oberlin. Il est question d’une “gigantesque fissure”(une faille donc) dans ce monde dont il avait voulu profiter. Lenz ressent un vide effrayant et “pourtant l’inquiète torture du désir de le combler" demeure. "Il n’avait rien.” Il vit une sorte de dédoublement au cœur d’une effroyable solitude. L’angoisse l’habite en compagnie des autres et, seul, il croit devenir un autre. Il connaît des blocages, des suspens. “(…) tout était comme un rêve, froid.” Excepté Oberlin. Il met les maisons sur le toit (rappel de l’ouverture), il habille et déshabille les gens, il commet des farces délirantes. Il se bat mimétiquement avec le chat. La description clinique est effrayante et Büchner insiste sur le duel intime de cet homme avec sa folie. Quand les choses vont un peu mieux, il revient à lui. Mais pas à Dieu.
Ses crises deviennent diurnes! Il tombe dans le solipsisme et se prend pour Satan. ”C’était le gouffre d’une folie sans espoir de salut, d’une folie pour l’éternité entière.”
Il s’en remet à Oberlin dès qu’il revient à la conscience. Oberlin qui éprouve une immense pitié et prie pour lui [mais dans le récit d'Oberlin lui-même, sa méfiance envers Lenz est bien plus marquée-sans altérer il est vrai sa pitié.] Un nouveau désaccord éclate:Lenz reproche à Dieu son oubli des souffrances. C’est trop pour Oberlin: c’est une profanation. À nouveau l' esprit qui nie.
Les tentatives de suicide de Lenz ne le mènent pas vers la mort mais sont un moyen de se retrouver soi-même par la souffrance. Son effondrement est tel que le voir “chevaucher une idée délirante” est presque rassurant.
Le 8 février, Lenz se sent écrasé par l’air. Oberlin doit s’absenter: Lenz lui confie que le silence de la vallée est pour lui une voix qui l’empêche de dormir (écho mais antithétique de la voix qu'il entendait au début de son séjour). Au retour d’Oberlin, un corps s’est jeté par la fenêtre....
C’est alors le départ vers Strasbourg. Il n'y a plus de chant.
OBERLIN, son hôte
incarne sans conteste l’hospitalité, la solidité de la foi, la patience (devant des crises graves, des manifestations déchirantes) et l’écoute attentive. Il encourage ou renforce certains aspects mystiques dans la première partie:son départ vers Lavater en compagnie de Kaufmann a un effet incontestablement néfaste tout comme son retour précipité-mais le moyen de faire autrement? La tranquillité, la stabilité qu’il apportait à Lenz sont plus rares ou plus fragiles et son encouragement à rejoindre son père n’est pas bien compris.
Oberlin qui l’accueille sans contre-partie, le loge (un temps) en face de chez lui, à l’école, le laisse l’accompagner dans ses épuisantes sorties évangéliques (il semonce, conseille, console) où sa popularité est patente et où, foncièrement mystique (une main invisible le retint sur un pont; une voix lui parla une nuit; Dieu est entré tout entier en lui), il fait pourtant preuve d’un grand souci pratique (“ouvrir des chemins, creuser des canaux, fréquenter l’école”).
Ce pasteur qui symbolise le calme, la sagesse, l’autorité et qui dans son propre texte ne cache pas sa fatigue, son usure, ses désillusions, de tout évidence connaît un échec. Faut-il aller plus loin avec J-P Lefebvre qui suit certains critiques allemands assez récents? Faut-il voir dans le texte de Büchner une discrète remise en cause du bon pasteur aux vertus pourtant largement connues et (trop?) célébrées? Lisons-le:” L’impossible résurrection de l’enfant mort abolit chez Lenz la perspective mystique d’union avec le divin par le miracle ou par le sermon. Lenz comprend intuitivement qu’il n’est plus de recours chez Oberlin. Et de fait, Oberlin ne comprend pas Lenz et le renvoie, le confie aux gardes bien élevés, mais peu loquaces. Puis consigne cette incompréhension dans un texte de sa main. Lenz progresse vers la grandeur tragique de l’absurde. Oberlin persiste dans une religiosité bonhomme et populaire, mais frustre et quasi superstitieuse, magiquement matérialiste en fin de compte et gouvernée par la nature extérieure : non seulement il n’est pas entré dans le malheur intime de Lenz, mais à mesure que le séjour de celui-ci se prolonge, les initiatives d’Oberlin aggravent plutôt l’état de son hôte qu’elles ne le soulagent.” (j'ai souligné). Il est vrai qu’Oberlin ne pousse Lenz que vers l’exemple du Christ et lui demande de s’en remettre à Dieu avec une foi un peu aveugle. La notion d’absurde ici est tout de même délicate à utiliser et, à aucun moment, la question de la folie n’est envisagée dans le texte autrement que dans ses manifestations. Reste à savoir encore si le discours délirant religieux est effet ou cause...En tout cas, il faut admettre qu'Oberlin ne parle jamais de la crise "satanique" de l'esprit qui nie (ajout éclairant de Büchner) et que la "duplicité" d'Oberlin est bien plus frappante dans l'honnête témoignage qu'il écrivit et que nous possédons.
LENZ/BÜCHNER
C’est moins le procès discret d'Oberlin que Lenz (comme lui éloigné de sa région natale et de sa famille et comme lui écrivain précoce) qui retient un temps Büchner avant qu'il ne l’abandonne assez vite à partir de 1836 pour passer à Woyzeck. À aucun moment il n’est question de jugement mais de restitution au plus juste de la folie, clinique et esthétique allant de concert. Le narrateur le suit, le raconte sur une période d’un peu plus d’un mois en épousant souvent le plus loin possible son point de vue fracturé.
Il reprend des éléments de certains documents (en en modifiant la chronologie (arrivée de Kaufmann) ou la nature (il transforme les phases masochistes mais garde textuellement l'épisode des cravaches)), il en élimine (l'enterrement de la centenaire du village; le suppléant d'Oberlin pendant son voyage;sa blessure au pied), il en ajoute (la dimension répressive y est plus marquée;les hommes qui gardent Lenz à la demande d’Oberlin sont plus nombreux dans la réalité), il en approfondit (le moment de l'absence d'Oberlin est amplement développé). Surtout il invente un style inédit (qui ne sera sensible que bien plus tard et que seule une analyse de l’allemand peut expliquer) qui dit l’errance et l’errance en soi-même, l’instabilité chronique, les alternances maniaco-dépressives;il rend souverainement les pulsions, les obsessions, les souffrances, les révoltes devant l’impossible unité de Tout parfois ressentie (sur le modèle et de l’eau et la lumière et du chant) et remplacée souvent par le froid, le vide, le resserrement de l’espace:les sauts dans la fontaine ou par la fenêtre cherchant à la fois la fuite punitive et l’effraction qui permettrait l’union purificatrice.
Büchner n'a pas repris son texte pour des raisons que nous ignorons. Il a sans doute, au cœur de l'écriture et en peu de temps, retraversé tout un âge de la littérature. Pour nous, il est peu de livres qui comme LENZ vous marquent à ce point comme une fracture ouverte à jamais qui tend ensemble le perdu, l'espéré, le disjoint.(5)
Rossini, juin 2013
NOTES
(1)Nous placerons entre crochets quelques remarques sur la version du véritable Oberlin.
(2)L'excellente préface de J-P Lefebvre peut être une aide précieuse.
(3)"(...) mais il pensait que ce devait être un sentiment de volupté infinie d'être ainsi touché par la vie profonde de toute forme, d'avoir une âme pour les cailloux, les métaux, l'eau et les plantes; et d'absorber ainsi en soi-même comme en rêve le moindre être présent dans la nature, comme les fleurs absorbent l'air à mesure que croît et décroît la lune."(j'ai souligné). Quand tout est fini et que Strasbourg approche on sera sensible à cette phrase :"Oberlin voulut le couvrir, mais il se plaignit fortement que tout était si lourd, si lourd, qu'il pensait ne pas pouvoir marcher, qu'il finissait par éprouver maintenant l'énorme pesanteur de l'air."( j'ai souligné)
(4) Oberlin interrompt cet élan de pensée:" Et il continua de faire parler son être: il y avait en tout une harmonie inexprimable, une tonalité, une félicité qui disposait de PLUS D'ORGANES pour aller saisir les choses hors de soi, résonner, chanter, appréhender, comprendre, mais qui n'en était que plus profondément affectée , en retour; et pareillement, dans les formes inférieures, tout était plus comprimé, plus restreint, mais connaissait aussi en soi-même une quiétude plus grande."( j'ai souligné)
(5) On ne saurait négliger ce que Canetti écrivit de Lenz et de Büchner dans son autobiographie (volume III): «(...) cette nouvelle de Büchner la plus merveilleuse de la prose allemande (...)»