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16 juin 2013 7 16 /06 /juin /2013 04:57

 

    Prononcez le nom de Saki. Vous êtes sûr de voir naître sur tous les visages une complicité souriante. Cette anthologie conçue et présentée par Somerset Maugham dit bien pourquoi peut naître un tel ralliement unanime.

 Le décor est anglais mais c’est une Angleterre exotique, celle de la fin du XIXème et du début du XXème siècles. Les vedettes de la chanson et les footballeurs ne sont pas encore anoblis et n’ont pas encore acheté tous les châteaux de haute noblesse. Avouons-le, nous sommes assez loin de Martin Amis.


 Une nouvelle a lieu à Londres (LOUISE) : pour le reste, c’est dans des stations balnéaires et surtout dans la campagne anglaise et parmi différents comtés que nous découvrons ladies et baronets aux noms souvent comiques. On pourra avoir un faible pour les Pigeoncote dont les mâles se prénomment tous Wilfrid depuis qu’un ancêtre s’était couvert de gloire dans les campagnes de Marlbrough….
  Cette campagne qui fait la joie de certains peintres promis à un immortel oubli accueille une société fermée qui sécrète jalousement un ennui consistant : les hommes chassent, les femmes cultivent des migraines, la pendule du grill-room "sonne avec la discrétion respectueuse de quelqu'un dont la mission, dont la vie, est de passer inaperçu". Pour aménager cet ennui et lui donner plein relief on a inventé des codes nombreux et serrés qui encadrent de minuscules événements forcément retentissants:la party par exemple est un moment essentiel et grandiose qu’on ne saurait manquer, pas plus que les bains en Allemagne. Dans ces conditions particulières, tout fait  événement et un détail peut évidemment prendre des proportions tragiques. Prendre le train ou le thé peut toujours déboucher sur de terribles aventures. Il faudra fuir le bavard ou le fâcheux ou encore composer avec l’amnésique (sincère ou joué).


  Les animaux créent aussi bien des tracas et les chevaux ne servent pas qu’au polo:la vente de Brutus (cheval à phobies seulement partielles) menace même la conclusion d’un mariage; une souris dans le pantalon d'un passager qui partage le compartiment de train avec une vieille dame crée forcément des problèmes; un chat tué provoque des rudes vengeances; un autre, produit d’une expérience scientifique peu commune se met à parler et dit tout haut ce que tout le monde tait par bonne éducation; trouver un bœuf dans son salon rend moins végétarien; un verrat (nommé Tarquin) compromet la curiosité maligne de la famille Stossen. On aperçoit même un loup-garou, relevant de la veine surnaturelle d’une autre partie de l’œuvre de Saki.


 Les farces sont fréquentes dans cet univers et les superstitions rôdent. Les enfants ne garantissent pas toujours le repos: l’éducation qui est au centre de toutes les conversations (la méthode Schwartz-Metterklume ayant encore trop d'audace pour l'époque) réussit souvent à ne produire que d’insupportables sauvageons ou de pâles esclaves. Les sauvageons risquant un jour de devenir de tristes adultes normatifs et répressifs.

La place des enfants est ambivalente et éclaire en profondeur Saki. L’enfant est souvent victime de cette société étriquée à préceptes et à justice aveugles (quand Nicolas dit voir une grenouille dans son lait, il faut le croire, c'est lui qui l'a mise):réprimé en tout, il en sort abruti et déjà adulte ou, “avec la mélancolique patience du vaincu”, il devient rétif à vie.
On peut suivre Maugham dans sa préface: la cruauté est bien présente chez Saki et elle doit sans doute beaucoup à l’éducation sévère que lui imposa de loin son père. Dans ses nouvelles, les enfants peuvent avoir à l’égard des adultes la vengeance froide: qu’on songe à LA PÉNITENCE ou à son texte le plus connu, le plus rageur:SREDNI VASHTAR, le grand furet, dieu du clapier. Sans oublier LE DÉBARRAS et sa poésie du vétuste, de l’oublié, du relégué. Comme défense, l'enfant n'a souvent que l'animisme et le fané, bref l'imaginaire. Saki quant à lui, fidèle à des résistances d'enfant, aura intégré tous les codes pour tranquillement les épingler d'une aiguille qui se passe de curare.

Il est impossible de définir l’humour anglais et l’humour sakien qui en est sans doute la quintessence. Toutes les formes traditionnelles du comique sont là mais on est vite possédé par un ton inimitable fait de légèreté, de sophistication naturelle, d’aimable perfidie (“C’était une femme aux idées rares, mais douée d’une immense puissance de concentration.”), de douce cruauté. La langue y est exquise:elle enrobe toutes les rudes méchancetés en mettant en scène le moindre travers.


Et puis quel bonheur de rencontrer Clovis Sangrail au détour de quelques nouvelles : Clovis l’insupportable, le pédant, le cynique, le futile, le ratiocinateur, le sceptique ("il y a une différence entre le bien et le mal mais j'ai oublié laquelle"), le sentencieux, le perfide, Clovis-qui-a-réponse-à-tout ("la briéveté est l'âme du veuvage"), Clovis le chantre des huîtres, Clovis qui parle de sauce d’asperge au moment d’une disparition d’enfant dans le jardin, Clovis qui fête chaque année ses dix-huit ans en attendant que sa mère daigne franchir ses trente-sept…(1).

  À partir d'un monde où la conversation est une obsession et un combat de platitudes, Saki a réussi à en faire un triomphe de l'esprit.

 


 

Rossini, juin 2013

 

 

NOTE


(1)Maugham voit à juste titre Clovis comme un enfant de Wilde mais sans sa bienveillance.

 

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14 juin 2013 5 14 /06 /juin /2013 09:15

 
"Il courait vers des hauteurs, redévalait la pente."

 

"La femme n'a pu aller aller à l'église, elle célèbre chez elle cet instant de recueillement; la fenêtre est ouverte, elle est tournée vers elle, et on dirait que depuis le village, par-dessus la plaine lointaine du paysage, le chant des cloches monte vers cette fenêtre et entre dans la pièce, et que les chants des paroissiens s'évade de l'église et vient mourir ici, et que la femme suit le texte de son livre."

 


 
    On a scrupule à écrire sur un texte aussi célèbre que brillamment commenté par de grands écrivains ou de grands critiques. Qu’on nous permette de dire seulement quelques mots sur cette nouvelle écrite d’un jet en 1835 après lecture de beaucoup de documents (dont le récit authentique d'Oberlin (1)) et délaissée à jamais par Büchner. Un récit inoubliable. Un récit de la voix, du chant et de la dissolution impossible.

    Si on ne le sait pas (2), Lenz était un écrivain (dramaturge) réputé du XVIIIème siècle (on le classe dans le STURM UND DRANG), né en Livonie en 1751, fils de pasteur, un temps disciple de Kant:il alla en Alsace et en Allemagne, fréquenta des milieux intellectuels brillants, connut Herder et Gœthe qu'il rencontra aussi à Weimar dont il fut chassé pour un rien. Il fréquenta Frédérike Brion..., donna peu à peu des signes d'égarement:Lavater tenta de le soigner et l'envoya au Ban de la Roche comme nous allons le voir. Son séjour est un échec:il subira ailleurs de nombreuses cures et sera confié à un cordonnier, un garde forestier, un médecin. En 1779, il rentre en Russie avec son frère. Il semble avoir eu bien des projets artistiques mais on le trouva mort dans une rue en 1792.



 Büchner isole un moment de la vie de Lenz qu’il considère comme décisif:le bref séjour que Lenz fit au Ban de la Roche, dans les Vosges, en janvier et février 1878 où résidait Oberlin présenté par J-P Lefebvre comme “ le pasteur luthérien éclairé, disciple à la fois de Rousseau, du tchèque Comenius et de Basedow”, pédagogue ambitieux et correspondant de grands esprits.


  UNE OUVERTURE

 

 

fidèle à l'esthétique que défend Lenz dans son débat avec Kaufmann ("Les plus belles images, les sons les plus amples et les plus majestueux se groupent, SE DISSOLVENT (je souligne). Il ne reste qu'une chose: une beauté infinie qui passe d'une forme à l'autre, page éternellement qui se tourne(...)) et qui, installant le régime (spatial et temporel, narratif-tout en mouvement) du texte (l’alternance du haut et du bas, du montant et du descendant, du proche et du lointain, du recouvert et du fuyant, du clair et de l’ombré, du vaste et de l'étroit, de la pleine fusion et du vide) dit d’avance la tension qui nous attend dans la nouvelle. Un marcheur (dont le narrateur n’ignore rien des impressions et sensations), par monts et vaux, se rend à Waldbach. L’espace traversé renvoie à un espace psychique:tantôt calme, tantôt agité, toujours solitaire, profondément angoissé (le grand mot de la nouvelle), en particulier dans/par la nuit. Le marcheur regrette de ne pouvoir marcher sur la tête et, dans les pires moments, il sent que la réalité lui échappe. Il avance en obéissant à “une poussée qui venait du fond de son être” mais assez vite, il peut ressentir une déchirure dans sa poitrine. Tantôt il cherche sans rien trouver; tantôt il croit que quelque chose le suit, veut l’attraper ”comme s’il avait eu aux trousses la folie chevauchant ses cavales.” Quand il éprouve du plaisir (s'enfouir dans l'univers), c’est un plaisir qui lui fait mal. Le vide le cerne, le tourmente. Tout change d'un instant à l'autre. Rien n'est stable. Hors de soi, en soi. Tout s'annule. L'oubli gagne.

Un havre provisoire:le presbytère d’Oberlin à Walbach (devenu Waldersbach).

 

 

  RÉSUMÉ DESCRIPTIF (où il est question de Jean Frédéric Oberlin, de Frédérique Brion, d'une enfant morte prénommée Frédérique...)


     Ce texte est parfaitement composé:sa construction, sans  toujours respecter exactement les sources, oriente la lecture. Le récit semble suivre une courbe (inversée) d’ébranlements sismiques qui connaît des hauts et des bas mais qui voit l’accélération et l’aggravation des bas. Le vrai Oberlin n'hésite pas à parler de mélancolie. Nous suivons le récit d’une chute (le religieux ne devant pas forcément égarer). Lenz courbe sous le poids d’un fardeau tandis qu’intérieurement monte l’angoisse. Avant que le vide indifférent l’emporte. Le froid et l'eau guidant en profondeur notre lecture.

Aux deux extrémités de la nouvelle:l’arrivée difficile dans une nature instable, en permanente évolution mais la lumière est rassurante et le foyer d'Oberlin accueillant (cette marche est une invention capitale de Büchner);la fin, l’éloignement vers Strasbourg avec une nature liquide, lunaire et un Lenz égaré, indifférent, “au regard paisible perdu dans le paysage”.

 

"-Ainsi laissa-t-il aller sa vie."

 

Sans angoisse, sans désir. Un vide affreux en lui.

 

  Globalement deux parties avec, sans doute central, l'épisode lazaréen:en réalité, quatre parties orientées vers un écroulement et ponctuées par de nombreux sauts dans le vide.

 

les premières heures, les premiers jours:l’accueil de la famille Oberlin, la première alerte avec la première nuit et le saut dans la fontaine glacée (élément récurrent: franchir un cadre pour abolir toute séparation). Des tournées avec Oberlin, bienfaisantes et tranquillisantes. Quelques accès aigus à cause de la nuit (toujours la fontaine) mais, malgré tout, une réelle proximité entre Oberlin et Lenz, un échange profond, et l’occasion donnée de faire un sermon difficile, complexe (douceur et tourment) mais rassurant qui lui fait ressentir une fusion malgré des effets ambivalents alarmants tout de même ….À l’autre bout du texte, dans la seconde partie, un épisode religieux est plus grave: Lenz se prend pour Jésus devant Lazare. L'impossible pouvoir. La tentative "folle". Lenz l'enfant voulant réssusciter une enfant et probablement une part de lui-même. Alors que, quelques jours auparavant, dans le sermon, il emportait les fidèles "au-delà de [leur] être tourmenté par les besoins matériels."

  Un épisode qui a première lecture faisait espérer une rémission précéda la demande de sermon:un matin, Lenz est seul dans la nature qui lui semble un cadeau maternel et il éprouve la sensation que l’ÊTRE lui adresse la parole après lui avoir touché le front. La question de la parole prend forme. À la fin du récit, le silence sera devenu insupportable et torturante parole.


 Le lendemain du sermon Lenz commente l’apparition (en rêve) de sa mère venue du cimetière en robe blanche avec deux roses à la main. Il prend acte tranquillement de sa mort. Oberlin raconte comment une voix lui annonça la disparition de son père….Proximité inespérée. Animisme, unanimisme.

  L’unité de pensée entre Oberlin et Lenz connaît un moment fort (l’un et l’autre confient leur expérience d’une unité profonde des êtres avec la nature-jusqu’à l’absorption(3)) et un petit accroc ("Oberlin coupa là:elle l’emmenait trop loin de sa nature simple.”(4)) mais sans qu’Oberlin cesse de réfléchir en termes d’interprétation symbolique de tout. La dimension mystique est incontestable chez le pasteur sans qu’elle soit coupée d’un grand pragmatisme que Büchner souligne assez.

        Dans la deuxième grande partie, les échanges entre Oberlin et Lenz sont devenus rares:plus de confidences de la part du pasteur [et, dans la version d'Oberlin lui-même, une grande défiance].

  La brisure psychique (en tout cas sa nette aggravation) connaît quatre étapes: tout d’abord la visite de Kaufmann et de sa fiancée (tout changement, même infime, est une menace pour l'équilibre de Lenz): ils se connaissent déjà et ce fait dérange Lenz. Ensuite a lieu entre eux un débat littéraire sur l’idéalisme en art: les propos sont violents mais d’une grande clarté quand bien même “il avait perdu toute sensation de lui-même”. Seulement Kaufmann lui dit encore qu’il a reçu des lettres du père de Lenz qui veut que son fils retourne auprès de lui et se fixe enfin un but. Lenz proteste et défend la nécessité de vivre en ce lieu de montagnes, sinon il deviendrait fou....Le Ban de la Roche comme ultime lieu de recours. Véhément, Lenz est “démonté.”
    Enfin, élément déclenchant, Oberlin va quitter son foyer pour quelques jours pour en principe aller en Suisse. Lenz refuse de rejoindre le père et voit son père spirituel s’éloigner. Son angoisse est grande. Il redoute de rester seul dans la maison.

l’épisode nodal, hanté par les personnages féminins: après la première partie et le rêve de la mère aux deux roses, après les deux jeunes filles citées dans le débat esthétique avec Kaufmann viennent la jeune fille de la cabane de l’ermite;l’épouse de l’hôte, la mère à nouveau évoquée, la femme que Lenz voudrait rejoindre tout en s'accusant de l’avoir assassinée…

   La suite est sans doute une conséquence de l'absence d'Oberlin. Ce moment est longuement rapporté. Lenz erre dans la montagne, marche sans chercher de chemin, s’arrête, entre dans un état de rêverie (“tout en lui se fondit en une ligne unique, comme une vague qui montait et descendait, entre ciel et terre”), il approche d’une cabane (fermée à clé) où vivent dans une atmosphère religieuse d'une grande austérité, une vieille femme, une jeune fille malade, livide, agitée (mais qui chante de façon ténue) et un homme fervent (qui lui aussi entend des voix et se bat avec quelque chose, comme Jacob). Pendant la nuit, Lenz rêve aux habitants de la cabane (les deux femmes plus précisément, à leurs chants) éclairés par une lune aux lueurs étranges et alternées. Au matin, la cabane a de nombreux visiteurs car l’homme est considéré comme un saint aux pouvoirs magiques (deviner l’eau (encore), conjurer les esprits-pouvoirs qui fascinent Lenz en principe). Sera-ce un autre hôte pieux et fervent, un autre Oberlin avec une vielle sourde à la voix de crécelle et une pauvre malade (à la “souffrance indescriptible”) qui chante tout le temps? Non, Lenz craint l’homme (il est impressionné par son apparence ("visage inquiet et perturbé”) et “un ton effrayant” et redoute sa solitude à lui. La compagnie de bûcherons le rassure.


 Il rentre auprès de madame Oberlin. Büchner résume bien des jours et des nuits:la visite chez le saint homme a laissé des traces et c’est au lecteur d’en prendre la mesure (une vielle femme, un saint inquiétant, une jeune femme malade ont des échos dans le texte). Lenz connaît des phases vertigineuses de clarté et de désordre (chaos, grouillement). Ses crises s’amplifient. Des éléments du passé reviennent.
  Il aime rester aux côtés de madame Oberlin (il dessine, peint, lit mais, instable, passe fébrilement d’une activité à une autre) et de son fils: une chanson de servante l’abat. Il demande à l’hôtesse quelle femme oppresse son cœur et affirme que c’est vers elle qu’il doit partir mais ne s’en sent pas le droit (Frederike Brion). À la nuit, il évoque cette femme qui jadis chantait et lui offrait le calme d’un espace réduit où il était comme un enfant. Nous touchons le moment parfait, le point magique, intime qu’il ne retrouve pas dans un espace qui, bien que réduit, étroit, devient blessant et étouffant parce que
loin d’elle. Madame Oberlin ne sait que répondre.
  Les obsessions religieuses s’aggravent. Lenz se sent vide, froid, mort intérieurement et voudrait de Dieu un miracle. Il apprend qu’à Fouday, village voisin, une enfant, Frédérique, est morte. Il jeûne, s’enduit le visage de cendres et va, enveloppé d’un vieux sac, auprès de l’enfant défunte. Il désire un miracle de Dieu puis “il s’affaissa complètement en lui-même, creusant toute sa volonté en un point unique”(j'ai souligné). Il se prend pour le Christ devant Lazare. Il devint presque fou et “repartit comme chassé par quelque chose”. L’identité des prénoms (Frédérique) ne peut que retenir.


Il erre dans la montagne. Il connaît alors une tentation satanique. Il défie Dieu, jure, blasphème, rit d’un rire athée. Il ironise. Il nie. Gelé, tout lui semble vide et creux. Il est toujours au bord de l’abîme avec “devant lui son péché et l’Esprit saint.” La dissociation s'amplifie.


le retour d’Oberlin


  Le pasteur revient plus tôt que prévu:ce qui dérange Lenz...Qui retrouve tout de même une tranquillité à l’évocation des amis vus par son hôte en Alsace mais s’inquiète d’entendre le pasteur l’encourager à retourner vers son père. Il prend l’indication comme un rejet (qui confirme Kaufmann); il se croit condamné à l’errance et ne semble pas entendre le recours à Jésus que lui propose le pasteur. Il interroge Oberlin sur la jeune fille qu’il aurait “assassinée” par jalousie. Oberlin tente de le calmer sans rien savoir de son histoire et l’encourage à retourner à Dieu ("reconvertir") qui peut tout et en particulier compenser le mal. Un peu plus tard, Lenz demande à Oberlin de le flageller: ce dernier le renvoie à nouveau à Jésus. Oberlin ne lui conseille que Dieu le père et un retour vers son propre père. Nous sommes loin des échanges féconds du début de la nouvelle.
  Habituelles mais  plus graves ce sont des crises de nuit avec sorties dans la cour,  cris du nom de Frédérique et des sauts répétés dans la fontaine (l’eau comme lieu et comme tentation de la noyade-fusion). Sa voix bourdonne comme une toupie: voix “creuse, terrible, désespérée”.
  Calme dans son lit, il dit à Oberlin que tout est ennui et qu’il n’a envie de rien, pas même de se tuer. C'est la Négation de tout ce pourquoi Oberlin vit. La crise va  s'empirant. Oberlin vacille. Lenz ne sait s’il rêve ou vit.


 Oberlin doit quitter la maison:Lenz lui apparaît encendré, blessé: il a sauté par la fenêtre et demande à Oberlin le silence.
 Effroi d’Oberlin qui fait appel au maître de Bellefosse pour qu’il prenne soin de Lenz (avec qui on ruse visiblement): Lenz veut aller à Fouday, sur la tombe de l’enfant qu’il voulait (faire) ressusciter… Il a une conduite de grande confusion et Sebastian [Scheidecker] avec ses frères le traque comme un cerf tandis qu’il court dans une direction puis une autre; on le retrouve attaché dans une maison du village. Oberlin toujours affectueux et empathique lui conseille de se calmer et lui demande une nouvelle fois de s’en remettre à Dieu. Lenz lui révèle que la femme dont il parlait avant est morte:une certitude fondée sur des hiéroglyphes…..Ce moment est authentique. On comprend que Büchner en ait été frappé:hormis quelques lettres, Lenz n'écrit pas. Ici il déchiffre.

vers la fin : un bilan pathétique


  C’en est fini du calme et de la tranquillité que lui apportaient la montagne et Oberlin. Il est question d’une “gigantesque fissure”(une faille donc) dans ce monde dont il avait voulu profiter. Lenz ressent un vide effrayant et “pourtant l’inquiète torture du désir de le combler" demeure. "Il n’avait rien.” Il vit une sorte de dédoublement au cœur d’une effroyable solitude. L’angoisse l’habite en compagnie des autres et, seul, il croit devenir un autre. Il connaît des blocages, des suspens. “(…) tout était comme un rêve, froid.” Excepté Oberlin. Il met les maisons sur le toit (rappel de l’ouverture), il habille et déshabille les gens, il commet des farces délirantes. Il se bat mimétiquement avec le chat. La description clinique est effrayante et Büchner insiste sur le duel intime de cet homme avec sa folie. Quand les choses vont un peu mieux, il revient à lui. Mais pas à Dieu.
 Ses crises deviennent diurnes! Il tombe dans le solipsisme et se prend pour Satan. ”C’était le gouffre d’une folie sans espoir de salut, d’une folie pour l’éternité entière.”
 Il s’en remet à Oberlin dès qu’il revient à la conscience. Oberlin qui éprouve une immense pitié et prie pour lui [mais dans le récit d'Oberlin lui-même, sa méfiance envers Lenz est bien plus marquée-sans altérer il est vrai sa pitié.] Un nouveau désaccord éclate:Lenz reproche à Dieu son oubli des souffrances. C’est trop pour Oberlin: c’est une profanation. À nouveau l' esprit qui nie.


  Les tentatives de suicide de Lenz ne le mènent pas vers la mort mais sont un moyen de se retrouver soi-même par la souffrance. Son effondrement est tel que le voir “chevaucher une idée délirante” est presque rassurant.

 Le 8 février, Lenz se sent écrasé par l’air. Oberlin doit s’absenter: Lenz lui confie que le silence de la vallée est pour lui une voix qui l’empêche de dormir (écho mais antithétique de la voix qu'il entendait au début de son séjour). Au retour d’Oberlin, un corps s’est jeté par la fenêtre....

C’est alors le départ vers Strasbourg. Il n'y a plus de chant.

 

 

 

  OBERLIN, son hôte 


incarne sans conteste l’hospitalité, la solidité de la foi, la patience (devant des crises graves, des manifestations déchirantes) et l’écoute attentive. Il encourage ou renforce certains aspects mystiques dans la première partie:son départ vers Lavater en compagnie de Kaufmann a un effet incontestablement néfaste  tout comme son retour précipité-mais le moyen de faire autrement? La tranquillité, la stabilité qu’il apportait à Lenz sont plus rares ou plus fragiles et son encouragement à rejoindre son père n’est pas bien compris.

 

   Oberlin qui l’accueille sans contre-partie, le loge (un temps) en face de chez lui, à l’école, le laisse l’accompagner dans ses épuisantes sorties évangéliques (il semonce, conseille, console) où sa popularité est patente et où, foncièrement mystique (une main invisible le retint sur un pont; une voix lui parla une nuit; Dieu est entré tout entier en lui), il fait pourtant preuve d’un grand souci pratique (“ouvrir des chemins, creuser des canaux, fréquenter l’école”).

  Ce pasteur qui symbolise le calme, la sagesse, l’autorité et qui dans son propre texte ne cache pas sa fatigue, son usure, ses désillusions, de tout évidence connaît un échec. Faut-il aller plus loin avec J-P Lefebvre qui suit certains critiques allemands assez récents? Faut-il voir dans le texte de Büchner une discrète remise en cause du bon pasteur aux vertus pourtant largement connues et (trop?) célébrées? Lisons-le:” L’impossible résurrection de l’enfant mort abolit chez Lenz la perspective mystique d’union avec le divin par le miracle ou par le sermon. Lenz comprend intuitivement qu’il n’est plus de recours chez Oberlin. Et de fait, Oberlin ne comprend pas Lenz et le renvoie, le confie aux gardes bien élevés, mais peu loquaces. Puis consigne cette incompréhension dans un texte de sa main. Lenz progresse vers la grandeur tragique de l’absurde. Oberlin persiste dans une religiosité bonhomme et populaire, mais frustre et quasi superstitieuse, magiquement matérialiste en fin de compte et gouvernée par la nature extérieure : non seulement il n’est pas entré dans le malheur intime de Lenz, mais à mesure que le séjour de celui-ci se prolonge, les initiatives d’Oberlin aggravent plutôt l’état de son hôte qu’elles ne le soulagent.” (j'ai souligné). Il est vrai qu’Oberlin ne pousse Lenz que vers l’exemple du Christ et lui demande de s’en remettre à Dieu avec une foi un peu aveugle. La notion d’absurde ici est tout de même délicate à utiliser et, à aucun moment, la question de la folie n’est envisagée dans le texte autrement que dans ses manifestations. Reste à savoir encore si le discours délirant religieux est effet ou cause...En tout cas, il faut admettre qu'Oberlin ne parle jamais de la crise "satanique" de l'esprit qui nie (ajout éclairant de Büchner) et que la "duplicité" d'Oberlin est bien plus frappante dans l'honnête témoignage qu'il écrivit et que nous possédons.

 

 

LENZ/BÜCHNER

    C’est moins le procès discret d'Oberlin que Lenz (comme lui éloigné de sa région natale et de sa famille et comme lui écrivain précoce) qui retient un temps
Büchner avant qu'il ne l’abandonne assez vite à partir de 1836 pour passer à Woyzeck. À aucun moment il n’est question de jugement mais de restitution au plus juste de la folie, clinique et esthétique allant de concert. Le narrateur le suit, le raconte sur une période d’un peu plus d’un mois en épousant souvent le plus loin possible son point de vue fracturé.
Il reprend des éléments de certains documents (en en modifiant la chronologie (arrivée de Kaufmann) ou la nature (il transforme les phases masochistes mais garde textuellement l'épisode des cravaches)), il en élimine (l'enterrement de la centenaire du village; le suppléant d'Oberlin pendant son voyage;sa blessure au pied), il en ajoute (
la dimension répressive y est plus marquée;les hommes qui gardent Lenz à la demande d’Oberlin sont plus nombreux dans la réalité), il en approfondit (le moment de l'absence d'Oberlin est amplement développé). Surtout il invente un style inédit (qui ne sera sensible que bien plus tard et que seule une analyse de l’allemand peut expliquer) qui dit l’errance et l’errance en soi-même, l’instabilité chronique, les alternances maniaco-dépressives;il rend souverainement les pulsions, les obsessions, les souffrances, les révoltes devant l’impossible unité de Tout parfois ressentie (sur le modèle et de l’eau et la lumière et du chant) et remplacée souvent par le froid, le vide, le resserrement de l’espace:les sauts dans la fontaine ou par la fenêtre cherchant à la fois la fuite punitive et l’effraction qui permettrait l’union purificatrice.

  Büchner n'a pas repris son texte pour des raisons que nous ignorons. Il a sans doute, au cœur de l'écriture et en peu de temps, retraversé tout un âge de la littérature. Pour nous, il est peu de livres qui comme LENZ vous marquent à ce point comme une fracture ouverte à jamais qui tend ensemble le perdu, l'espéré, le disjoint.(5)

 

 

Rossini, juin 2013

 

 

 

NOTES 

 

(1)Nous placerons entre crochets quelques remarques sur la version du véritable Oberlin.

 

(2)L'excellente préface de J-P Lefebvre peut être une aide précieuse.

 

(3)"(...) mais il pensait que ce devait être un sentiment de volupté infinie d'être ainsi touché par la vie profonde de toute forme, d'avoir une âme pour les cailloux, les métaux, l'eau et les plantes; et d'absorber ainsi en soi-même comme en rêve le moindre être présent dans la nature, comme les fleurs absorbent l'air à mesure que croît et décroît la lune."(j'ai souligné). Quand tout est fini et que Strasbourg approche on sera sensible à cette phrase :"Oberlin voulut le couvrir, mais il se plaignit fortement que tout était si lourd, si lourd, qu'il pensait ne pas pouvoir marcher, qu'il finissait par éprouver maintenant l'énorme pesanteur de l'air."( j'ai souligné)

 

(4) Oberlin interrompt cet élan de pensée:" Et il continua de faire parler son être: il y avait en tout une harmonie inexprimable, une tonalité, une félicité qui disposait de PLUS D'ORGANES pour aller saisir les choses hors de soi, résonner, chanter, appréhender, comprendre, mais qui n'en était que plus profondément affectée , en retour; et pareillement, dans les formes inférieures, tout était plus comprimé, plus restreint, mais connaissait aussi en soi-même une quiétude plus grande."( j'ai souligné)

 

(5) On ne saurait négliger ce que Canetti écrivit de Lenz et de Büchner dans son autobiographie (volume III): «(...) cette nouvelle  de Büchner la plus merveilleuse de la prose allemande (...)»

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12 juin 2013 3 12 /06 /juin /2013 06:26

"Les complots en soi, ce n'est pas le problème, Deux Six. Tout le monde conspire contre tout le monde, donc personne n'est perdant. Mais quand il s'agit d'étouffer l'affaire, alors là, c'est le sauve-qui-peut général."

 

              Warner dans LE CHANT DE LA MISSION

 

    Cet opus appartient à la seconde période de Le Carré : le mur de Berlin est tombé, Karla et Smiley sont loin, les blocs s’affrontent autrement et d’autres enjeux apparaissent. L’Afrique fascine Le Carré et il le prouve souvent dans les années 2000. Doit-on s'étonner de la présence de Conrad en exergue?

  LE CHANT DE LA MISSION est un récit haletant fait à la première personne par Salvo, fils d’un Irlandais “devenu missionnaire catholique et d’une villageoise congolaise” et qui vit le jour “derrière les portes verrouillées d’un couvent de carmélites dans la ville de Kisangani.” Peu désiré dans son pays d’origine pour son ascendance douteuse, Salvo sera élevé en pension dans un Sanctuaire du Sacré-Cœur parmi “les Downs moutonnantes du Sussex”. À la fin du roman, on lui fera comprendre qu'il n'est pas non plus Britannique....

 
  Le narrateur Salvo donne au récit un dynamisme, une énergie, une faconde, une ironie assez rares chez Le Carré. Surdoué pour les langues africaines si nombreuses, il est enrôlé par les Services secrets anglais et l’aventure que nous découvrons est concentrée sur quelques jours:sa mission consistant à assister à une réunion secrète dans une île de la mer du nord au cours de laquelle se joue entre plusieurs partis le sort du Kivu et du Congo. Il doit traduire les débats (en feignant de ne pas comprendre certaines langues) pour chacun des dirigeants des camps opposés que les Anglais veulent rapprocher (et duper) et, en même temps, pendant les pauses de la conférence secrète écouter ce que captent tous les micros cachés un peu partout. Le morceau de bravoure du roman se situant au moment où Salvo surprend une torture d’un des personnages importants de la négociation et le plus rétif aux plans britanniques, Haj, qui malgré sa souffrance parvient à entonner le fameux chant de la mission, message "crypté" que Salvo mettra longtemps à interpréter.

  On retrouve évidemment la thématique fondamentale de le Carré et son esthétique romanesque: les manipulations les plus amples (tout peut les servir, à commencer par la presse que notre auteur épingle rudement) comme les renversements d'alliance les plus abrupts; le héros divisé éprouvant dans son corps et son âme les affres de l’Histoire en marche; les enjeux planétaires montrés de façon théâtrale avec une clarté sidérante (le travail de documentation intégré, relevé laisse pantois) et incarnés par des personnages où le vice sert la vertu et la vertu convole en noces sanglantes avec le plus froid machiavélisme:l’idéalisme le plus trempé ne résiste pas longtemps et on se demande où le Carré va chercher autant de force  narrative pour nous défaire de la plus petite illusion. Il lui fallait sans doute une voix comme celle de Salvo pour y parvenir.

  Même si on croit moins à l’échappée rocambolesque du dernier tiers du roman, cette œuvre retient par sa belle histoire d’amour, par la compréhension qu’elle offre des enjeux géo-politiques et des formes hyperraffinées du néo-colonialisme et surtout par l’hymne d’amour à l’Afrique pourtant violée, exploitée, dépossédée, dépecée.

 Reste que le Carré veut être lu sérieusement et donc politiquement: le chant de la mission qui unit le zèbre Salvo et Haj en dit long sur la vérité toujours inextricablement jumelée selon le Carré (1).


 

Rossini, le 12 juin 2013


 

(1) À quand un roman traitant de la Chine?

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9 juin 2013 7 09 /06 /juin /2013 09:19

 

   "Tout était possible. Était-ce vrai, tout était-il possible?"

 


                       L'OURS TRAVERSA LA MONTAGNE (page 389)


  Disons le tout de suite: autant que des motifs ou des compositions, il est des phrases, des subordonnées, des adjectifs, des rythmes qui vous lient à jamais à un auteur. Chez Alice Munro, ce sont des centaines qui vous saisissent et ne vous abandonnent plus. Un exemple de son art?

 

  "Mais Fiona eut son sourire déjeté, décontenancé, rusé et charmant, repoussa sa chaise pour le rejoindre en posant ses doigts sur ses lèvres." Le temps de lecture en est bouleversé: vous devez ressentir, voir, d'un coup, ce que disent "déjeté, décontenancé, rusé et charmant".... Comme on le verra souvent, Munro a inventé l'écriture à fragmentations.

 

   Lisons encore ce paragraphe consacré à des patients, victimes d'Alsheimer: "Les poils des mentons féminins avaient peut-être été rasés jusqu'aux racines, les yeux malades étaient peut-être dissimulés par des caches ou des verres fumés, les propos aberrants étaient peut-être maîtrisés par un traitement médical mais il rstait un GLAÇAGE, UNE RIGIDITÉ HALLUCINÉE, COMME SI LES GENS SE CONTENTAIENT DE DEVENIRS DES SOUVENIRS D'EUX-MÊMES, DES PHOTOGRAPHIES FINALES."( j'ai souligné)

 

  Alice Munro doit être considérée comme un très grand écrivain contemporain. Son œuvre est abondante et ses réussites dans le domaine de la nouvelle incontestables. Hateship, Friendship, Courtship, Loveship, Marriage nous en donne la preuve avec neuf nouvelles d’une longueur à peu près équivalente, le plus souvent rédigées à la troisième personne et offrant une densité que certains romans n'ont pas.

  Tout est frappant chez elle, tout mériterait une longue analyse guidée avant tout par l’admiration.

  Variété

  Elle est telle qu’on a le sentiment de lire plusieurs auteurs à la fois. Variété des époques (rarement datées mais jalonnées parfois de “en ce temps-là”, comme dans cette magnifique page sur les couples jeunes d’autrefois dans CE DONT ON SE SOUVIENT), variété des milieux évoqués (ce qui lui permet parfois la satire (elle sait être cinglante) mais ce n’est pas son objet majeur:souvent des professeurs mais aussi des fermiers, un quartier populaire dans QUEENIE, la famille assez pauvre de la narratrice des MEUBLES DE FAMILLE - avec une page magnifique sur ce qui se dit et ne se dit pas à table, le permis et l'interdit dans certaines classes) et traversés (la narratrice chez Munro peut restituer une journée mais aussi, en peu de pages, une vie entière et montrer des modifications d’une grande densité-dans L'OURS, il lui faut à peine quelques lignes pour faire ressentir admirablement la mue d'un quartier); variété des intrigues (souvent des histoires de couple (constitués, en voie de l'être ou en voie de liquidation...) comme l’indique d’emblée le titre anglais mais toujours originales à partir des bases qu’on pouvait pourtant redouter pour leur platitude); diversité des voix (ainsi celle de QUEENIE, très particulière, ne ressemble en rien à d’autres textes). Au plus commun d'une communauté, au plus plat de destins médiocres, tout est possible chez Munro. Elle est l'écrivain du tournant, du croisement, de l'aiguillage inconnu, de la sortie de route légère ou définitive.

 L’inattendu,

 l’imprévisible sont souvent ce qui dynamise ses récits. Encore faut-il s’entendre...Les liens existant entre les êtres sont souvent familiaux, d’amitié ou d’amour. On conviendra que dans ce domaine rien ne devrait nous surprendre. Mais c’est dans la narration que se cèle l’imprévu. Les récits longs, lents, denses échappent à toute prédictibilité (qui s’attend aux effets de l’enterrement de CE DONT ON SE SOUVIENT ?) (1) Ce qui retient Munro c’est un moment (passer un pont, accompagner quelqu’un d’inconnu, prendre contact pour un service) qui soudain fait écart et engage une modification radicale, éphémère ou durable. C’est l’enchaînement narratif qui vous embarque et vous laisse intranquille: on ne sait où on va, où elle nous mène. Son écriture fait parfois penser à d'immenses plans-séquences. Songeons au RÉCONFORT où il est question d’un suicide, d’une querelle sur le créationnisme…, d’un salon funéraire, de réunions théosophiques, de l’évolution d’un handicap, d’une forme rigide d’intelligence, de la tentation pour un être méprisé par le mort, du jet de cendres non loin de chevaux. Rarement le deuil aura été fouillé de cette façon.


  Regard

 Dans les récits de Munro, rien de douloureux n’est délaissé, tout est regardé en face: elle ne ferme pas les yeux sur la cruauté envers les animaux, sur les maladies (celle de Lewis dans LE RÉCONFORT; la dernière nouvelle évoque sans fard la maladie d'Alzheimer;
la mère dans LES MEUBLES DE FAMILLE devient malade et nous découvrons les réactions névrotiques de la fille:" (...) j'étais devenue une ménagère acharnée, cirant les parquets et repassant même les torchons, tout cela pour tenir à distance une forme de déshonneur (la détérioration de ma mère semblait être un déshonneur exceptionnel qui nous contaminait tous), sur les souffrances, les morts d’enfants, les bassesses, les haines qui se cachent derrière l’amour.

 

 Elle sait comme personne parler de la vieillesse et peu d'écrivains sont soucieux de faire autant état du répugnant, de la nausée et des dégoûts majeurs ou modestes, quelles qu’en soient les causes.

 

 

Notations

  Quelques pages suffisent pour le comprendre:la richesse de Munro est dans un style inimitable, toujours mis au service de l’analyse.

  Au fil des récits, on sera sensible à la richesse des hypothèses, au balancement des peut-être des soit ou des ou bien qui disent les hésitations, les incertitudes, la volonté de comprendre et le risque d'égarement: “Et elle avait eu tort, elle lui avait fait peur. S’était montrée présomptueuse. Il s’était retourné et Polly se trouvait là. À cause de l’affront de Lorna, il s’était lié avec Polly.
  Peut-être pas, malgré tout. Peut-être avait-il changé. Elle se rappela l’extraordinaire dépouillement de sa chamere, la lumière sur les murs. Il pouvait en provenir des versions si modifiées de sa personne, créées sans effort en un clin d’œil. Cela pouvait passer en réponse à une chose qui avait mal tourné, ou la prise de conscience de ne pouvoir mener une chose à bien. Ou rien d’aussi précis, simplement un clin d’œil.

  En outre, on ne peut qu’être étourdi par l’attention prêtée à la moindre réaction (après des querelles "leurs retrouvailles étaient trop pleines de gratitude, trop douces et sottes."), à la phrase la plus apparemment anodine ( "Je ne le fais jamais était tout autre chose. Un autre genre d'avertissement. Une information qui ne pouvait pas la rendre heureuse, bien qu'elle fût peut-être destinée à l'empêcher de faire une grave erreur. La sauver des espoirs erronés et de l'humiliation d'un certain type d'erreur."), à la plus petite impression, au sentiment le plus étrange (“Quelque chose lui était arrivé. Elle éprouvait un sentiment mystérieux de puissance et de plaisir, comme si à chaque pas qu’elle faisait, un message lumineux circulait depuis ses talons jusqu’au sommet de son crâne.”). Aucune inflexion de voix ne lui échappe :“Sa voix-le chevrotement ou gloussement que l’on y entendait-ne ressemblait à aucune de ses voix dont Meriel se souvenait. Elle eut l’impression qu’une trahison était à l’œuvre chez cette vieille femme soudain étrangère.”ou, dans une autre histoire :” Sa voix au répondeur était différente de la voix qu’il avait entendue peu de temps auparavant chez elle. Juste un peu différente dans le premier message, plus dans le second. Un frémissement nerveux là, une nonchalance voulue, une hâte d’en finir et une réticence à quitter.” Ou encore :"Il avait éprouvé de la satisfaction(...).D'avoir entendu dans ses voyelles largement ouvertes et susceptibles cette faible supplique." Comme on le constate ici, elle restitue de façon aiguë de subtiles contradictions (“Une dégradation se profilait Mériel en était bouleversée, vaguement excitée.”) ou, ailleurs, “Elle retenait un gémissement de déception, un cri de désir.”


Rien n’échappe à Munro: la famille chez elle peut être un champ de mines (elle rend sensible à la complexité des codes et des legs psychiques) et présente parfois des ressources parfaites de méchanceté. Munro montre à vif les travers, les arrière-pensées, les rancœurs inavouées, les culpabilités, les distances feintes, les fausses proximités et les accords soudains fervents (“Au bout d’un petit moment, un coup d’œil fut échangé entre Muriel et le docteur , pour savoir si la visite avait suffisamment  duré. Un coup d’œil furtif, étant donné les circonstances, presque conjugal, la mascarade et l’intimité fade se révélant excitante pour ceux qui après tout n’étaient pas mariés.”) Elle met en pleine lumière certaines voies obscures de l’infra-conscience. Dans ce qui semble un équilibre, elle fait retentir des coups mortels, elle descend creuser de petites lézardes.
  Dans l'univers qu'elle restitue, la délicatesse d’un être peut se révéler être une forme supérieure de cruauté. Il y a de l’implacable dans ses pages et certains portraits (celui de ce pauvre Bill, amant d'Alfrida, cette Alfrida et ses dents) sont impitoyables.
    Le couple prend avec elle des dimensions insoupçonnables: on lira avec sidération la force de Munro dans l’analyse de l’incroyable marchandage que narre POUTRE ET POTEAU: la vérité du renoncement d’une jeune femme de 24 ans...Munro sait aussi bien décrire des abandons sensuels sans lendemain (LE PONT FLOTTANT), que des refus d’abandon (CE DONT ON SE SOUVIENT) qui servent  de ”forme économique de gestion affective”. Son ironie interdit souvent le sourire.

 

 

Écrire


  Dans ces nouvelles, quelques jeunes femmes s'acheminent vers l'écriture. Sans en faire à tout prix une clé autobiographique, on devine tout ce que représente ce geste pour Munro: un  arrachement à tous les codes qu'elle peut ensuite restituer dans leur dure humanité et une volonté de capture coupante qui donne une épaisseur au minuscule....À la fin des MEUBLES DE FAMILLE, quittant Alfrida et son amour pour Bill "d'une obstination fangeuse, inopportune, désespérée(...)" la narratrice entre dans un drugstore:"C'était un tel bonheur, d'être seule. (...) D'entendre du fond du magasin les bruits de la partie de base-ball que l'homme qui m'avait servie écoutait à la radio. Je ne pensais pas à la nouvelle que j'allais imaginer sur Alfrida-pas à cela en particulier-mais au travail que je voulais faire, qui REVIENDRAIT PLUS À SAISIR UNE ATMOPSHÈRE DANS L'AIR QU'À CONSTRUIRE DES NARRATIONS. Les cris de la foule me parvenaient comme des battements de cœur, remplis de chagrins. De ravissantes vagues au son cérémonieux, pourvues d'un accord et d'une lamentation lointains ET PRESQUE INHUMAINS.

  C'ÉTAIT CE QUE JE VOULAIS, C'ÉTAIT À CELA QUE JE PENSAIS DEVOIR CONSACRER MON ATTENTION, C'ÉTAIT AINSI QUE JE VOULAIS MA VIE."(j'ai souligné)

 

 

   Capable de révéler la folie et la beauté d'abandon à un instant, de célébrer l'eau (motif visiblement structurant du recueil) comme personne, de mettre en mots douloureux ou agréables l'implicite, Alice Munro est, malgré tout, un écrivain qui ne pardonne pas.


 

Rossini, le 11 juin 2013

 

 

NOTES

 

(1) Accordons que le rapprochement de Lionel et Polly dans POUTRE ET POTEAU ne surprend pas tout à fait.  Reconnaissons aussi que l'effet de lecture d'un grand nombre de nouvelles rend le lecteur plus voyant.

 

(2) Saluons l'écrivain qu'est, à sa façon, la traductrice G. Doze.

 

 

 

 

 

 

 

 

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9 juin 2013 7 09 /06 /juin /2013 05:11

           "Je me demande comment les poètes savent qu'ils ont terminé. Ou les peintres. Comment savent-ils qu'il est temps d'arrêter? Ça me dépasse."

                Mary-Lou, dans  HUIT MILLIONS DE FAÇONS DE MOURIR (1982).

 

 

 

            Écrivain fécond, LAWRENCE BLOCK est également un serial writer. Ses héros récurrents sont tantôt Bernie Rhodenbarr, tantôt Chip Harrison ou, dans l’espionnage, Evan Tanner. Mais le plus connu est Matthew Scudder dont nous lisons le cinquième volume des aventures, HUIT MILLIONS DE FAÇON DE MOURIR (1982).

 

     Matt raconte lui-même son aventure:ancien policier démissionnaire pour avoir tué accidentellement une petite fille lors d’une fusillade, il rend des services sans être à proprement parler un privé. Divorcé d’Anita, il vit en solitaire. Il est cette fois-ci sollicité par une jeune et belle call girl (Kim) qui veut décrocher de son “métier” mais qui, craignant la réaction de son souteneur Chance lui demande d’intervenir auprès de lui pour (contre quelques centaines de dollars) arrondir les angles:aucun problème du côté du mac mais, très vite, elle meurt dans d’affreuses conditions…. Matt fera plus intimement connaissance avec ce Chance distingué et esthète qui le payera à son tour pour découvrir l’assassin et ses mobiles. Il partira de presque rien dans son enquête et profitera de l’aide du policier Joe Durkin et d’un intermédiaire bien utile, Danny Boy. Il frôlera même la mort.

  Nous suivons le récit circonstancié de cette longue et lente enquête. La journée-type de Matt? Le lever, la douche, le rasage; le petit déjeuner avec la  lecture attentive dans le POST des derniers  crimes dans New York (qui possède alors huit millions d’habitants, ce qui explique le titre du roman); ensuite, errance dans certains quartiers, déjeuner (Matt mange beaucoup) et va sans arrêt aux A(alcooliques) A(nonymes) qui tiennent des réunions à toutes les heures du jour et à tous les coins de rue. Sans prendre la parole à ces rencontres (supposées) conditionnantes et libératrices, il écoute sagement d'indigestes (imbuvables plutôt) confessions normatives mais s’agace souvent de l’enthousiasme de commande des repentis. Son autre fréquentation assidue, un corollaire, les bars où il se lance des défis de résistance:tiendra-t-il huit jours? Plus? Vous connaîtrez parfaitement tous les cafés et boîtes de certains quartiers et toutes les bonnes marques de bourbon et whisky. Vous n’aurez pas la patience de compter le nombre de cafés qu’il absorbe. Avec lui vous fréquenterez aussi des call girls de haut vol (l’une est poète):dans ce livre, tout de même, on cite Yeats, Heine, T.S. Eliot, Maupassant, Sylvia Plath et Anne Sexton. Sans oublier Emerson, évidemment, en plein New York.


  Et l’enquête qui lui tient lieu d’échappatoire, d’alcool de substitution? Entêté, grattant force notes dans son carnet, Matt, peu à peu, sur la base d’indices minçolets, avec l’aide de la poétesse et de son commanditaire-protecteur Chance, le collectionneur d’art africain (un beau personnage, un autre solitaire forcené), en jouant avec des lettres et des noms (vert, verres), parviendra à une hypothèse et proposera une induction aussi torturée et rapide que sa déambulation new yorkaise fut nonchalante et fréquentes ses visites des églises pour troncs des pauvres qu'il veut aider quand il a de quoi dans ses poches....
Mélancolique, méthodique, Matt prend son temps, ne nous épargne rien de ses menus ni de ses Coca-Cola et nous balade dans sa ville  en nous lançant dans de fausses pistes et de vrais portraits d’êtres minés à force d’être minables.

Huit millions de morts en sursis:ce n’était pas encore l'heure de Matt Scudder.  Cette fois-ci, il a tenu onze jours sans alcool.


“- Formidable Matt !”


 Il en pleurera. Sa façon d'être engagé dans l’humanité?

 

 

 

Rossini, le 9 juin 2013

 

 

 

 

 

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2 juin 2013 7 02 /06 /juin /2013 06:58



"Erlendur se rappela qu'il était question de neige quelque part dans la Bible, de péchés et de neige, il essayait de se remémorer le passage:bien que vos péchés soient d'un rouge écarlate, ils seront blancs comme neige."   

 

                                  LA VOIX (pages 192/3)

 

 

 

  En 2002 déjà, le commissaire Erlendur vivait en solitaire, loin de sa femme depuis un quart de siècle, accusé d’abandon par ses enfants drogué ou alcoolique:pour toujours, il soigne sa mélancolie en enquêtant...Par hasard et très brièvement, il redevient vaguement sentimental.


  LA VOIX est une aventure où sont en place des obsessions et des qualités que l’on retrouve dans les romans d’A. Indridason:une certaine lenteur dans l’enquête, un regard indulgent sur bien des comportements humains, des portraits assez subtils, de l'humour noir, des passions cuites et recuites dans des familles étouffantes et, formellement comme psychiquement, une obsession du duo. La victime, Gulli (Gudlauger Egilsson) a pu être assassinée par sa sœur ou par une sœur (récemment violée) et un frère junky et tapineur. En parallèle (double construction classique chez lui), nous suivons avec une collègue d’Erlendur une enquête sur violence faite à un enfant par un père ou une mère. Sans oublier deux frères que l’on retrouvera dans ÉTRANGES RIVAGES:Erlendur lui-même et son frère disparu dans une tempête de neige alors qu’il avait dix ans. On ne sera pas surpris de voir se dégager un aveu final avec une scène de reflet dans une vitre...


  On a tué le Père Noël d’un hôtel de luxe. La victime est retrouvée morte dans une cave avec cagibi où elle vivait depuis longtemps (l’antre, la tanière, un des grands lieux indridasonniens).
 

 

   Noël, fête de la Nativité, de l’enfant, de l’enfance. Cette enquête est une plongée dans le monde de l’enfance malheureuse, sacrifiée, martyrisée et jamais guérie. Gulli, la victime, fut une VOIX extraordinaire de beauté et de douleur jusqu’à ce que survienne sa mue en plein concert. De vedette adulée et promise au succès, il sombra dans l’anonymat et vécut mal la haine de son père. Il vivait avec une grande photo de Shirley Temple dans son réduit minable. Dans l’autre affaire, un enfant refuse de parler et de dénoncer celui ou celle qui le roue de coups. De son côté, Erlendur comprend que son refus de prendre des responsabilités en dehors de son métier (ce qui lui reprochent ses enfants) provient de la perte de son frère dont il lâcha la main au cœur de la tempête. Lui-même vit en reclus parmi les livres (le roman cite Hölderlin, Auden…) et passe la semaine de Noël dans l’hôtel de son enquête. Comme par hasard il fait froid, très froid dans sa chambre, le radiateur étant hors de service. Comme d'autres collectionnent tout et n'importe quoi (sacs de vomi ou disques de Gulli), il collectionne les enquêtes.


  Dans un univers où la beauté est absente, une voix possédait une pureté absolue. On tua deux fois celui qui, grâce à cette voix, guidait  les êtres vers leur vérité. On en fit un rebut méprisé et on le tua pour faire de l’argent avec ses disques devenus objets de spéculation chez les collectionneurs. 

  Le livre de l’enfance volée et de la beauté oubliée.

 

  Erlendur hochait déjà beaucoup la tête.

 

 

Rossini, le deux juin 2013

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30 mai 2013 4 30 /05 /mai /2013 07:06

 
  "-Et que lisez-vous?(...)

   -Des livres sur les gens qui se perdent dans le mauvais temps. Sur les décès dans les montagnes. Les gens qui meurent dans la nature. Il existe toute une littérature sur le sujet. Très en vogue à une certaine époque.

   -Des gens qui se perdent dans le mauvais temps? répéta-t-elle?"

 

 

                                LA VOIX (2002) A. Indridason

 

 

 



    Les fidèles d'Erlendur seront heureux de retrouver ce nouvel opus qui le montrera  avec ses cigarettes, son café en bouteille thermos, sa mélancolie et toujours plus loin de sa famille atomisée et tourmentée. Ce retour d’Erlendur apparaît surtout comme un retour sur le passé et sur lui-même dans le décor des fjords de l’est. Les étranges rivages sont aussi psychiques.

Dans ce récit Erlendur n’a pas de mission, aucune enquête ne lui a été confiée. Mû apparemment par la curiosité (qui se révélera vite culpabilité lancinante), il cherche les raisons de la disparition d’une femme, Matthildur, apparemment emportée en janvier 1942 par une tempête de neige d’une violence inouïe. Personne ne l'a envoyé sur les lieux et à aucun moment il ne songe à demander de l’aide ou recommander des sanctions à une bureaucratie qui le désole de toute façon. Son investigation s’appuie avant tout sur un point étrange qui le tarabuste:cette disparition de la jeune femme fut contemporaine d’une autre, plus massive, celle de soldats anglais qui, survivants ou morts, furent tous retrouvés. C’est cette anomalie qui intrigue Erlendour depuis longtemps. Pourquoi la seule Matthildur qui profita des mêmes recherches n'a-t-elle pas connu le sort de tous les militaires anglais?

 

 Le roman d'Indidrason où tout va par deux (deux amis, deux sœurs, deux disparitions, deux tombes, deux cadavres empilés, l'affaire Matthildur est en deux volets) se double d’une enquête plus personnelle, d’une remontée dans la mémoire de l’enquêteur lui-même:dans la tempête disparut aussi son frère cadet Briggi  parti avec une petite voiture rouge dans la main, jouet qu’Erlendur rêvait de s’approprier. Ce jour-là leurs mains se lachèrent pour toujours.


Tout le récit, patient, méthodique converge vers des tanières et des cimetières: des tanières de renard qui, selon le chasseur Boas, engrangent toutes sortes d’objets dérobés;des cimetières qui cachent beaucoup de secrets. En fil rouge, une autre sorte de tanière:Erlendur est venu logé dans l’espèce de métairie de Bekkasel qu’habitaient ses parents et son frère avant le départ pour Reykjavik et il se replie souvent dans ce “squat” pour s’y reposer, dormir, rêver, réfléchir….


Fouiller des tanières, des tombes, des consciences. Exhumer, excaver. Analyser. Dans un décor austère, nous découvrirons un drame presque antique réduit à quelques personnages ainsi que des affects et des motifs classiques comme la jalousie, la haine, le remords. Erlendur creuse les cryptes matérielles et psychiques et révèle des douleurs entre frères ou quasi-frères. L’un des personnages se nomme Jakob....

La progression de l’"enquête" faite à base de rencontres de témoins déjà âgés et parfois frustres est habilement menée. En effet, aux pays des légendes, des trolls, des revenants, la raison doit avancer à couvert, lentement et tombe sur des phénomènes bien humains mais qui pourraient créer des méprises et passer pour surnaturels. Le noir sous la glace et la neige est tel chez Indridason qu'on voudrait croire aux légendes...


Peut-on parler de méthode Erlendur? Rien de révolutionnaire chez lui:on retrouve des caractéristiques présentes dans d’innombrables romans et avec d’autres célèbres enquêteurs: Luc Boltanski n’aura pas à modifier sa thèse (ÉNIGMES ET COMPLOTS). Erlendur est à l’écoute, il laisse parler, hoche beaucoup (trop) la tête en guise de réponse pour laisser son épaisseur au silence; la mémoire d’autres affaires, l’intuition, le hasard comptent évidemment mais dans ce qu’il appelle les strates de l’enquête, l’inconscient tient une place éminente et la réussite de ce roman se situe dans le rêve qui le hante depuis l’enfance et dans la culpabilité qui lui sert d’aiguillon persécuteur mais heuristique.

 

      Tout en donnant quelques vues sur l’Islande aux prises avec le progrès polluant, le narrateur se refuse au pittoresque et propose une avancée patiente qui construit les conditions de possibilité d’une découverte par le lecteur lui-même. Le narrateur qui pratique beaucoup le récit dans le récit et le sommaire vivant (mais assez peu vraisemblable) possède un style sobre (plus que dans d'autres aventures) qui aime les métaphores liées à l’espace et laisse des marges d'incertitudes.

 

  Sous le blanc, des morts, des conflits refoulés, des silences et des confessions qui veulent se libérer. Sans avoir l'air d'y toucher, Indridason nous offre un beau livre sur le deuil et la mélancolie.

 

  Le retour d'Erlendur? Oui, il semble revenu de tout.

  Il est revenu au commencement.

  Relisons Erlendur (1).

 

 

Rossini, le 31 mai 2013

 

NOTE:

 

(1) On l'aura compris: ÉTRANGES RIVAGES est indissociable de LA VOIX.

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21 mai 2013 2 21 /05 /mai /2013 07:35

   Roumain exilé en Hongrie pour des raisons politiques, Adam Bodor publiait en 1999 une Fable très peu linéaire qui évoquait de façon percutante un régime de terreur où l'on sent même "l'odeur d'homme effrayé"....

  Si, après avoir lu de nombreux historiens et écrivains, vous voulez encore découvrir un autre regard sur les caractéristiques et les effets de l’oppression totalitaire dans une ville reculée et située non loin du Danube, c’est LA VISITE DE L’ARCHEVÊQUE (1) qu’il faut lire, même si le titre ne tient pas toutes ses promesses…On y attend l'archevêque comme d'autres Godot.


  Vous entrez dans un monde où certains dorment des mois, voire des années comme le vicaire Periprava (qui, tout de même mourra assassiné avec ...un pic à glace...):vous vivrez un cauchemar dont l'absurde répond à une logique totalitaire..Un seul repère temporel : la Saint-Médard, jour férié......


  Le cadre de la fiction:Bogdanskyi Dolina, petite ville située dans un lieu reculé parmi les contrées forestières du nord, avec au-delà de la frontière, souvent évoquée, une autre cité Ivano Frankovsk. Dans le lointain, on peut parfois apercevoir “les lointaines cimes enneigées du Dobrin”. Le narrateur quand il a de brûlants désirs traverse parfois les cols des Carpates. À cause de crues importantes, cette bourgade a été déplacée géographiquement sur une autre rive.


 Posons tout de suite que dans cet univers où il se passe à peine quelque chose, des mouvements étranges en tout genre traversent tout de même le récit. On transporte, on exhume, on déporte...Même des dollars circulent chez le père Punga, autour du rhum Zénobie....

  Voilà une ville que beaucoup ont fui et où il ne fait pas bon vivre même si dans le passé elle offrait un cadre de vie plutôt agréable avec un tramway et même l’électricité! Il ne reste rien que de la poussière et de la boue. Depuis longtemps cette cité  vit dans un voile sombre qui l’enveloppe auquel s'ajoute une odeur pestilentielle de destruction(2). Les rares visiteurs gardent un mouchoir sur le nez pour survivre… C’est qu’à la sortie, dans le pré Midia, on trouve en expansion la répugnante décharge couronnée de mouettes. Mouettes terribles (on les entend à cinquante kilomètres) à la mesure des odeurs qui portent au sommeil. Les monticules d’ordures peuvent détourner les orages et ces déchets gagnent sur la limite de la ville. Non loin règnent des êtres suspects:blaireaux, licornes, lynx...dangereux, agressifs….
  La ville elle-même étonne aussi:elle a ses “hauts lieux” avec sa gare (quasi-abandonnée, sans restaurant, seulement hantée par des séminaristes qui astiquent sans cesse le carrelage...), avec son impasse Sans-Nom qui mène au séminaire; avec aussi son avenue du 22-février, sa rue des Saints-Académiciens, son église Sainte Zénobie, le débit de vins du père Punga, l’auberge de Hariton Manoukian, la tombe du Voyageur inconnu (après lecture, on rit moins à cet étrange hommage).
Ce qui étonne c’est l’absence visible des  promeneurs anonymes qui font une ville. Tout le monde semble aller par bandes, par groupes, par ethnies.

 

   Grisaille, saleté, misère, contrôle permanent, désertification, usure. Il faut peu de pages pour comprendre que nous sommes jetés dans un odieux régime théologico-militaire (avec deux archimandrites Kostine et Tizmane) qui arrête, enferme, divise, élimine. Faut-il préciser que la ville était jadis cosmopolite ("le débarcadère grouillait continuellement de Hongrois, de Juifs, de Saxons et de Polonais.")?

  On constate tôt l’existence d’un quartier d’isolement à dix minutes à pied du centre:il répond au doux nom d’Isolda. Des gardiens (les chiens de Tiraspol), des barbelés partout (on voit à peine à travers) pour encadrer des malades (pulmonaires) ou de futurs malades (on le devient vite à cause de la poussière que.. même les mouettes fuient) et autres indésirables. Les visites sont rares et une censure du courrier ne laisse rien au hasard. Le parloir n'est seulement fait que pour archidiacres et juges d’instruction. Au crépuscule des  séminaristes (encore eux) se font lanceurs de cailloux sur les malades. Non loin encore, un four à chaux pour contenir les proscrits.

 

  C'est dans cet univers sclérosé, sordide, misérable, terrorisant, divisé en ethnies dressées les unes contre les autres, dérisoirement fondé sur les pouvoirs d'une coiffeuse qui a pignon sur rue et pouvoir sur les faux religieux que vous entrez pour suivre les aventures de Gabriel Ventura racontées par un narrateur qui l'a bien connu. Les épisodes vont d'une fuite de deux vieilles femmes qui seront lapidées à la tentative d'exhumation et de déportation du corps d'un père en passant par l'explosion de l'archevêque Boutine en mille morceaux, sans oublier un demi-frère de Gabriel qui paraît tout-puissant au fond d'une prison qu'il rejoignit volontairement....

 

 Sur un sujet tragique qui a donné lieu à des chefs-d'œuvre, cette Fable sardonique est dans d'une originalité coupante. Elle rapporte  des faits qui semblent invraisemblables mais qui s'imposent comme indiscutables avec la vérité d'une marque au fer rouge.


 Elle relève de l'absurde, de cet absurde que l'Histoire sait fabriquer en série. Un des personnages tragiques de ce livre enseignait significativement professeur la géographie et l'histoire...Il est interné.

 

  Ce roman est à l'image d'une folie rampante, obsédante, engluante qu'il se contente de décrire. Impossible d'oublier la violence (présentée comme naturelle) qui s'acharne dans cette ville ni le sort des sœurs Schenkovitz et de leurs pianos....Impossible d'ignorer la radicale déchétisation de l'homme et de son monde....

 

Rossini, le 28 mai 2013


NOTES


(1) La préface est de F. Fejtö.
(2) Pensons au crépuscule :"À Bogdanski Dolina, le crépuscule dure des heures. Les ordures dégagent de la lumière; ici, il ne fait pas complètement noir la nuit. Bien après que le soleil a sombré derrière la forêt de Pop Sabin, la vapeur gélatineuse couvrant les montagnes d'immondices continue d'éclairer, comme si des vers luisants brillaient à l'intérieur; elle est illuminée d'une incandescence magnétique, on dirait la lueur d'une bénédiction rayonnant confusément au-dessus de la ville, alors qu'à l'entour les prés de Bogdanski sont plongés depuis longtemps dans un noir d'encre."

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18 mai 2013 6 18 /05 /mai /2013 06:46

        L’écrivain suisse de langue allemande Martin Suter a déjà derrière lui de nombreux livres qui lui ont permis de se créer un lectorat fidèle et attentif. Il publia en 2012 LE TEMPS, LE TEMPS, un roman qui devrait encore surprendre.

 Peter Taler employé au service financier chez Feldau & Co (en réalité, comptable, il s'occupe (sans plaisir) des factures)) est veuf depuis un an : inconsolable (d’autant qu’il tarda à ouvrir la porte de leur immeuble au moment où sa femme reçut les coups de feu meurtriers), il vit encore en la compagnie imaginaire de Laura. Comme il a depuis longtemps la sensation que quelque chose ne va pas autour de lui, que quelque chose a changé, chaque soir, il recrée des repas identiques à ceux qu’ils partageaient quand ils étaient encore deux, afin de déterminer par auto-conditionnement la raison de cette impression. 

  Difficile de ne pas songer à FENÊTRE SUR COUR quand on le voit depuis son appartement traquer le moindre indice d’écart dans le quartier par rapport à la journée du meurtre dont on fête le premier anniversaire. Il entre en contact avec un nommé Knupp, vieillard tremblotant qui peu à peu lui envoie des photos prises le jour du crime (elles mettent Peter sur la piste d’un motocycliste) et lui apprend la teneur de son projet fou:veuf lui-même, il souhaite, sur la base de nombreuses photos en sa possession reconstituer à l’identique tous les éléments d’une journée (à l’intérieur comme à l’extérieur de sa maison): le onze octobre 1991. Son but étant de prouver la validité d’une thèse philosophique de Walter W. Kerbeler tenant pour inexistant le Temps. Il suffit selon lui de répéter une journée en tout point identique pour arriver à la démonstration de cette thèse.
  Peu à peu, Peter s’abandonnera à cette folie: il aidera le vieux Knupp en dilapidant son argent et en trompant son agence. Surprise:avec ce passe-temps tueur du Temps devenu obsédant, il découvrira l’assassin de sa femme.
   
  Si le lecteur est patient, s’il accepte qu’on lui raconte dans le plus infime détail tout (absolument tout-il ne manque pas une ampoule, pas un napperon) ce qu’il faut reconstituer dans cette journée de 1991 (à la fin, on se trouve dans les conditions d’un tournage de film:les voitures, les arbres, les lumières, les objets, tout doit être strictement semblable et le narrateur qui se révèle plus bernois que zurichois...ne vous épargne aucune mesure, aucun chiffre, aucune couleur), s’il se laisse prendre par ces Bouvard et Pécuchet peu drôles mais zurichois obnubilés par leur idée fixe (Peter jouant le jeu avec distance et irritation vers la fin), alors il faut admettre que la technique de narration est efficace, que les analepses concernant le couple sont habilement menées (la jalousie rétrospective pour un K inscrit dans l’agenda de Laura) et que le principe de superposition donne lieu à des passages très réussis:le roman allant lentement, lentement (le temps, le temps) d’un élément de décor ayant changé à une pièce manquante concernant un objet qui donne le titre d’un autre film d’Hitchcock …

    Un livre qui, soucieux de restituer une fascination morbide, joue sur vos nerfs, votre impatience, qui multiplie les retards, les délais, semble faire du surplace pour arriver à la répétition presque parfaite. En quelque sorte, le trop-plein troué d’un vide, d'un manque provisoires qui éclairent toute l’intrigue. Un roman dont le  rebondissement de la chute ne s'imposait peut-être pas.

 

Rossini, le 22 mai 2013

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16 mai 2013 4 16 /05 /mai /2013 09:30

  "Comme ça, peut-être, un jour viendra où elle ne partagera plus sa vie entre la cuisine et la boutique. Elle n'est pas bête."


    LA VOIX LA PLUS FORTE. Grace PALEY

 

 

 

 

   Lisons LES PETITS RIENS DE LA VIE (The little disturbance of Man, 1959), le premier recueil de nouvelles de Grace Paley (1922/2007) dont l'ensemble de l'œuvre est admiré par les plus grands.

 

TITRES


  De façon classique, chaque titre appartient à une phrase de la nouvelle. Pourtant, il n’en trahit jamais d’avance le contenu. L’un d’eux revient trois fois dans un seul texte (la dernière fois à la chute). Le titre du recueil provient lui aussi d’une des nouvelles les plus tristes. Un amant déconseille à sa maîtresse Virginia de participer à un concours: ses malheurs dont elle a fait la liste sont à ses yeux des petits riens de la vie et ils ne sont en rien comparables aux vraies souffrances des autres...


MILIEU
   

   Le plus souvent des milieux juifs plutôt modestes, pas forcément croyants ni pratiquants et pas toujours favorables à l’existence de l’état d’Israël. Dans la première nouvelle, on parle de ceux qui vont construire une nation en Palestine. C’est le milieu d'émigrés qui ont fui l'Europe lors "de la grande migration transatlantique" ("Ils ont discuté un moment en yiddish puis se sont perdus dans une mare de russe et de polonais."), son rapport aux États-Unis, qui lui importe. Des gens humbles voire pauvres, parfois des marginaux. Des êtres qui ont besoin de concours dans les journaux pour pouvoir rêver et s'évader de quartiers et d'immeubles où la vie privée est impossible et où le bruit de la promiscuité est invivable ("chaque fenêtre est la bouche d'une mère qui demande à la rue de la fermer, d'aller faire du potin ailleurs, de rentrer à la maison.") On rencontre même deux enfants qui pointent à la cloche, à l'âge de "quatre ans tout au plus."

 

   La misère sociale se mesure quand tel mari se sauve et que les allocs suspectent l'épouse, surtout si elle est honnête. Le désœuvrement des enfants dans la rue ou dans les caves, la fouille des sacs de l'Armée du Salut pour trouver de quoi se vêtir, l'installation d'un climatiseur qui apporte le confort "aux cuisines miasmatiques et aux chambres délétères", tout dit cette rélégation sociale.

 


ATTAQUES

   On ne peut qu’être frappé par la variété des ouvertures de toutes les nouvelles, un des éléments génériques majeurs. Comment oublier un incipit comme “C’étaient deux maris déçus par les œufs” ou bien comme “Une année, à Noël, mon mari m’a donné un balai. C’était pas juste. Personne peut me dire que c’était par gentillesse.” Nous sommes jetés fréquemment in medias res  et,  par exemple, l’ouverture de la nouvelle LE RÔTI ROSE PÂLE est une merveille digne de Nabokov.
  Paley aime faire attendre son lecteur:il n’est pas toujours facile d’identifier rapidement qui est qui (quel est le lien entre Blème et Blafard au départ DES ÉLEVEURS DE GARÇONNETS D’OCCASION) et c’est parfois par des indices ténus que l’on on découvre les  situations: le ténu qui révèle une vie, voilà l’un des objets de son art. Chez elle, la plume soutient Atlas, la larme contient le monde.


    Le retard nous conduit lentement vers la tragédie dans À L’ÉPOQUE QUI FIT DES SINGES DE NOUS TOUS, même si le titre est un indice  indiscutable. Peu à peu, de “problème racial” en “fils barbelés”, “d’expériences sur les animaux” en ”gaz Adoucisseurs de guerre parmi les nations”, on apprend que les parents Teitelbaum ont une boutique d’animaux domestiques où le héros Eddie, leur fils, l’inventeur d’un “ségrégateur de cafards “, travaille et dort avec un singe Itzik qui “ressemblait à l’oncle de M.Teitelbaum qui était mort de juiverie aux cours de l’épidémie de 1940-41”. Un des textes les plus douloureux qu’il soit donné de lire.

 

"AMOUR"

  Les nouvelles mettent souvent en scène des couples  (ou ce qu’il en reste) et, dans l’ensemble, les rapports entre femmes et hommes ne sont pas des plus harmonieux. Il y a bien la belle histoire de Rose qui épouse sur le tard l’ex-Valentino de la Seconde Avenue, Volodya Vlashkine, un célèbre acteur yiddisch mais c’est en se défendant ardemment contre l’influence de sa famille qui complote pour lui faire connaître l’homme qui serait tous les autres, en un mot, l’homme de sa vie.
  Les autres couples sont plus malheureux: LE RÔTI ROSE PÂLE évoque un divorce et un remariage qui ne semble pas idéal;telle mère de JEUNE FEMME, VIEILLE FEMME lit LE MONDE parce que le père de ses enfants était français et avait tout du latin lover. Il est parti, la laissant avec deux filles (Joanna et Joséphine) et elle prétend qu’il est mort dans la résistance...Elle n’est heureuse qu’en travaillant comme serveuse au CAFÉ DE PARIS où les garçons lui apprennent le français depuis la disparition du “héros”. Sa fille Joséphine (bien que très jeune) chipe le caporal Browny à sa tante Lizzy qui se rabat immédiatement sur un lieutenant (aspirant) Sid que la mère chipe à son tour en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Dans UN INTÉRÊT DANS LA VIE, Virginia est abandonnée vers Noël par son mari parti pour rejoindre l’armée et surtout fuir la marmaille. Un voisin d’enfance n’est pas heureux dans son couple et vient chaque jeudi lui rendre visite: elle mesure l’hypocrisie de ce croyant fervent et finit par rêver à son abruti et profiteur de mari enfui on ne sait dans quelle armée.
 Que dire de Faith, la narratrice des ÉLEVEURS DE GARÇONNETS D’OCCASION, épouse de deux maris successifs, copains comme pas deux (Blème le père des enfants (qui bien que vivant à des milliers de kilomètres, ne veut pas entendre parler d’une école confessionnelle catholique et envoie des jouets qui ne correpondent pas à l’âge de ses fils) et Blafard qui ne fait pas grand-chose pour eux tout en donnant des conseils qu'il croit avisés)? Faith émet des jugements de grande qualité (sur la diaspora, sur l'état d'Israël) mais on ne lui demande rien sinon d’être “jusqu’à [s]a date d’expiration, la rieuse servante de l’homme.” Cette même Faith fréquente également Clifford, adulte infantile qui roule les mécaniques, feint de se battre avec Richard et Tonto et ne comprend pas que les enfants de Faith avec lesquels il joue brutalement le détestent au point de le mordre durement...

 Si la jeune Dotty s’en sort assez bien avec ce lézard matamore de Freddy qui rejette “le bonheur Papa-Maman”(LE CONCOURS), dans l’ensemble, Paley, sans militantisme et par une attention prêtée aux plus petits faits et détails, montre les préventions de chaque sexe, les dominations évidentes ou sournoises, la hâte qu’ont les adolescentes (qui selon l'un des pères ne font pas "la différence entre le haut et le bas") de rejoindre un modèle familial qui est pourtant loin d’être exemplaire (le désir de fuir n'est qu'un pas accéléré vers un autre enfermement qui apparaîtra à la première déception, mais il sera trop tard pour infléchir la trajectoire), le poids d’une idéologie millénaire léguée encore parfois par les mères (“Une femme, ça compte ses gosses et ça prend des airs, comme si c’était elle qui avait inventé la vie, mais les hommes, il faut qu’ils réussissent dans la vie. Je sais que les hommes, ils ne se font pas avoir par le bonheur”), l’irresponsabilité d’un grand nombre d’hommes (leur paresse très souvent, leur inconscience (ce Peter uniquement soucieux de son apparence athlétique qui ne comprend rien au don que son ex-femme lui a fait)), ces époux qui fuient leurs enfants en fuyant leurs épouses (et inversement), le sort de quelques femmes reléguées et vouées à une culpabilité double, vis-à-vis à la fois du mari et des enfants. L’une commet un passage à l’acte en jetant un cendrier de verre sur son amant “sans qu’une décision personnelle eût la moindre part dans ce geste”. Il avait osé traiter de “dégueulasse” l’éducation de ses enfants. L'aliénation est montrée de façon brève mais retentissante.

 

  C'est l'étouffoir de la famille et l'amour laminé qui apparaissent fréquemment:Charles qui épousera Cindy pour éviter l' accusation de viol ne laisse pas d'illusion: "À mon avis dans six ou sept ans, ce sera une merveilleuse jeune femme, je lui souhaite bonne chance. Quand on en arrivera là, on sera de parfaits étrangers l'un pour l'autre".Toutefois il faut admettre que dans l'univers que Paley cerne au plus près, univers étroit de destins conformés très tôt, percent des registres et des situations qui ne provoquent jamais la moindre monotonie et ne sombrent en aucun cas dans le misérabilisme:le désespoir côtoie le cocasse, le sarcasme n'interdit pas la tendresse.

 


  Paley restitue parfaitement le courage et le fatalisme de ces femmes en laissant deviner que ce fatalisme a des explications et qu'il suffirait de peu pour retourner ce fatalisme en arme

 

VOIX


    Même si elles finissent par faire système, Paley désire avant tout donner à entendre des singularités et c’est pourquoi elle s’attache à des récits à la première personne: elle a le souci de laisser parler des voix qui ont chacune leur syntaxe et leur vocabulaire. Les personnages sont ce qu’ils font (les hommes, pas grand-chose) mais s’éclairent avant tout par ce qu’ils disent ou cherchent à dire. Elle a l’intelligence de ne pas confondre vulgarité, lourdeur, insignifiance apparente et sottise: elle sait que le passif d’un discours tient à un passé fait de misère, de lésine, de malheurs, à un milieu bousculé, négligé, exploité;
au cœur d’un magma verbal, résonnent soudain des traits d'une grande finesse et même un minable hâbleur nous émeut. Ce n’est pas parce que les négations ont disparu et que le vocabulaire est approximatif que l’essentiel n’est pas dit ou au moins suggéré. Le petit installateur en climatiseur qui, bien que bon lecteur, n’a jamais eu les moyens d’une grande culture a malgré tout des vues de qualité :”La plupart des gens ne sauraient pas quoi faire même avec un million d’années pour réfléchir. Tout le monde ne fait que devenir, pour ainsi dire.”(j'ai souligné) Il faut dire qu'il pense qu'il aurait dû être psychologue:"J'ai de l'oreille." Et quand il évoque juges et avocats de son procès inique il les traite de "bande de naufragés rejetés sur les rives marécageuses de la vie"....


  Cependant sous ces voix originales perce un style vite reconnaissable: nombre de paragraphes présentent une ou deux phrases troublantes, attachantes, cassantes, surprenantes, dérangeantes qui suspendent la lecture pour mieux la solliciter. Derrière un mot ou une modeste proposition, une lointaine perspective prend soudain sa profondeur: quand Charles (trente deux ans) quitte Cindy (quatorze ans) avant de la rejoindre pour un rendez-vous et la voit "en train de fumer une autre cigarette et fixant d'un air rêveur une poutre d'où pendait une vieille maison de poupée avec quatre chambres à l'étage."; quand Faith se retrouvant seule après le départ des deux maris successifs (Blème et Blafard) et l’expulsion de Clifford et qu'elle voit son dernier suçant son pouce “à tout jamais interné”. Ce fils Tonto lui a dit qu’il l’aimait : elle lui a répondu:
“-l’amour, ai-je dit. Oh oui, Anthony, l’amour je connais.” Un destin dans un geste ou un mot. Peter qui ne saisit pas ce que lui offre son ex  entendra sa déclaration d’amour désespéré depuis “un lieu fait pour les enfants bruyants et les parapluies oubliés” .... La jeune fille qui veut quitter la maison à quatorze ans est montrée par rapport à sa mère comme "l'amie qu'elle avait élevée pendant toutes ces années, la confidente qui lui rendait sa jeunesse".

 Et comment oublier ce que dit Virginia:"J'ai poussé un soupir rentré qui s'est terminé en grognement, pour faire fondre un peu de chagrin autour de mon cœur. À mon âge, ça fait comme un anneau d'arthrose." Rappelons qu'elle a vingt-quatre ans et quatre enfants....

 

 

 

   Des petits riens. La jeunesse des filles qui seront broyées, l'amour et la culpabilité des mères pour leurs enfants que fuient les hommes dressés à l'inconséquence et l'immaturité prolongée (l'un d'eux ose dire que l'enfant est un don de Dieu alors qu'il s'accommode d'une tartufferie sans égale); des départs, des stagnations, des replis ("Je me suis servi un café bien chaud dans la salle de séjour et je me suis fait un petit trou douillet dans mon fauteuil, me suis versé un café noirdans une chope blanche avec l'inscription MAMAN, et j'ai fait tomber ma cendre de cigarette dans un cendrier en céramique tourné à la main par Richard"). Surnagent quelques instants gagnés sur la fatigue, l'ennui, la mort. Des professeurs préparent-ils Noël? "C'étaient comme les sonnailles de l'enfance".

 

    Ces petits riens de bonheur durent une demi-heure par an : ils sont autant de pièges.

 

 

Rossini, le 25 mai 2013

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